V.2. De l'émergence de la question d'agriculture
urbaine durable
ØAgriculture
urbaineØ est une expression qui semble assez
paradoxale au premier abord la ville étant
définie en dehors de l'agriculture. Pourtant, l'association de ces deux
termes a priori antinomiques désigne une pratique bien
réelle et qui prend sa source au coeur d'anciennes
civilisations. Des fouilles archéologiques ont ainsi
révélé de vastes systèmes agricoles (réseaux
d'irrigation, systèmes de rotation des cultures, potagers et vergers) au
sein d'importantes zones urbaines, qu'ils s'agissent de cités grecques
du IVème siècle avant J.C., de villes
fortifiées de l'Europe médiévale ou de métropoles
aztèques datant de plus de quatre mille ans ( Oboulo.com, 2008). Il y a
4000 ans, dans les villes semi désertiques de perse, une forme
d'agriculture intensive y était pratiquée et elle utilisait les
déchets de la communauté comme terreau (Vijoen A., et al. 2005,
p.IX).
5 On entend par agriculture durable une agriculture
qui, dans ses processus de développement, est économiquement
viable, socialement vivable et qui préserve les ressources
écologiques, pour le présent et pour le futur (notion de
solidarité intergénérationnelle issue du rapport Bruntland
« Our Common Future » de 1987).
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En 1600, des citadins d'Angleterre ont
été incités à cultiver en ville afin de contrer une
possible invasion espagnole. L'idée fut reprise lors des deux guerres
mondiales alors que les gouvernements américain et britannique ont fait
pression sur leurs citoyens pour que ceux-ci transforment tous les espaces
inutilisés de la ville en « Victory Garden » afin de
supporter l'effort de guerre (Keven Boutin , 2009).
En 1943, deux ans à peine après le début
de la guerre, 20 millions de jardins de la victoire produisaient 30 à
40% des légumes consommés dans le pays. Des milliers de terrains
abandonnés en ville étaient défrichés et
cultivés collectivement par les habitants du quartier. Le Bureau de la
Défense Civile encourageait et habilitait ces initiatives, mais ce
phénomène se mettait en place sans cela parce que les citoyens
qui n'étaient pas au front voulaient participer à l'effort de
guerre, et le jardinage était, finalement, une façon très
agréable de servir la patrie (Chip WARD, 2009).
Désignant ainsi une pratique ancestrale, l'expression
est cependant récente. On accorde à Pierre Vennetier, par son
enquête sur l'agriculture urbaine au Congo à la fin des
années 1950, le mérite d'avoir ouvert ce domaine d'étude
et la création de l'expression en question. Ce chercheur utilise en
effet le terme de « vie agricole urbaine » en 1961.
Si certains auteurs affirment que c'est depuis les
années 1970 que le terme d'agriculture urbaine est clairement
utilisé, d'autres comme Pierre Donadieu et André Fleury avancent
que le terme d'agriculture urbaine, utilisé par le Programme des Nations
Unies pour le développement (PNUD), semble avoir été
inventé à la fin des années quatre vingt pour rendre
compte de processus émergents dans les villes pauvres de la zone
tropicale (Donadieu et Fleury, 2004, p.18). Les tenants des années 1970
partent sans doute du constat que c'est depuis la fin des années 1970
que l'agriculture urbaine progresse dans bien des régions du monde. En
effet, durant cette période, on rapporte une résurgence de
l'agriculture urbaine dans les villes comme Bogota, Madrid, Moscou, New York,
Vancouver et dans beaucoup d'autres coins du globe ((Vijoen A. et al. 2005,
p.IX). Une enquête des Nations Unies conduite dans 20 pays à
travers le monde et les bibliothèques en 1991-1993 conclus qu'un nouveau
système alimentaire urbain était en train d'émerger
(idem).
La reconnaissance de l'agriculture urbaine comme
activité productive a démarré de façon très
fragmentée: un chercheur intéressé ici, un projet de
développement là. C'est vraiment à partir de 1990 que
cette reconnaissance s'est étendue, grâce à
l'émergence rapide d'un maillage plus
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cohérent à
différentes échelles (Nasr J., De Bon H., Dubbeling
M.. 2005). Le processus de transformation, y compris divers
efforts de mise en réseau (certains plus aboutis que d'autres) sera
opéré à travers la mise place de deux centres de
ressources et têtes de réseaux (UAN et RUAF) ainsi que le
rôle important de soutien du CRDI canadien et du gouvernement hollandais.
Ensuite, d'autres réseaux plus régionaux seront
créés: en Amérique latine et Caraïbe, le
réseau AGUILA a été le premier à apparaître
comme tel; en Asie du sud, le réseau est une des composantes d'un projet
axé sur l'approvisionnement des villes; enfin au Moyen Orient et en
Afrique du Nord, le réseau passe actuellement à l'état
émergent, avec une phase d'incubation.
De 1975 à 1985, les autorités d'au moins 22 pays
( 10 en Asie, 6 en Afrique et 6 autres en Amérique latine ) appuyaient
dans ce domaine des initiatives qui visaient à fournir des terrains et
autres intrants pour la production, des initiatives d'aide technique, de
production et de distribution de denrées alimentaires domestiques, de
phytotechnie en arboriculture et de zootechnie en élevage de petits
animaux, de remplacement des importations alimentaires, de nutrition et de
distribution, d'entreposage et de conservation d'aliments ( Wade, 1987, p. 38-
41 cité par Mougeot, 2005).
Malgré l'essor qu'elle connaît et sa prise en
compte croissante tant par des programmes internationaux, des travaux de
recherche, des politiques publiques ou encore des associations visant à
la promouvoir, force est de constater que ce type d'agriculture reste dans le
domaine de l'informel et doit faire face à nombre de
préjugés et de contraintes. Beaucoup de villes ont probablement
fourni les moyens d'encouragement et les terrains d'essai grâce auxquels
on a puisé les innovations de systèmes agricoles plus intensifs
et plus productifs. Par contre, d'autres l'ont harcelé même en
période de crise alimentaire (Mougeot, 2005).
De plus, il est à noter un point central, des
différences fondamentales existent au sein de l'agriculture urbaine
selon qu'elle est pratiquée dans le « Nord » ou dans le «
Sud ». Ces différences font référence aux formes
mêmes que prend cette agriculture, mais avant tout au rôle de
celle-ci. Tandis qu'au « Nord », à l'époque
contemporaine, elle connaît un essor surtout en tant que pratique
récréative pour répondre à un besoin grandissant de
nature de la part des citadins, en lien avec la place croissante des
préoccupations environnementales dans les sociétés
occidentales (agriculture d'agrément) ; au « Sud », elle
relève souvent avant tout de
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la simple survie en particulier dans les
villes pauvres de la zone tropicale où un jardinage à
finalité nourricière s'est développé ( agriculture
de crise).
Plus tard, de nouvelles fonctions relationnelles recomposant
son lien à la ville lui seront reconnues. Des formes originales seront
développées (agriculture de toit en Amérique du Sud ou en
Asie ou fermes urbaines en Amérique du Nord). Des finalités de
convivialité de quartiers, d'insertion sociale (de malades, de
réfugiés, de délinquants, etc.) ou parfois plus politiques
comme à New-York (green guerillas) et des objectifs particuliers,
propres au groupe social concerné lui seront attribués.
C'est pourquoi la production alimentaire urbaine est devenue
une industrie complexe et florissante. Selon le PNUD (1996 cité par
Donadieu P., 2003 ), 800 millions de personnes sont, surtout pour des raisons
alimentaires, directement concernées par l'agriculture urbaine, ainsi
que 200 millions d'agriculteurs, souvent à temps
partiel.
Dans un récent rapport (CESE, 2004, cité par
Peltier, 2006), le Conseil économique et social européen a pris
position pour l'intégration de la question de l'agriculture urbaine et
périurbaine dans le cadre de la préparation de la nouvelle PAC
pour 2007-2013. L'European conference on city and countryside organisée
le 21 octobre 2004 à La Haye a permis le croisement des
différents réseaux et l'adoption de la motion PURPLE19 (idem).
Deux lignes s'en dégagent : une ligne « pays du
Nord » soucieux plutôt d'une agriculture entrepreneuriale,
adaptée à la « nature en ville » et assurant un
entretien des espaces ouverts à des coûts raisonnables; une ligne
« pays du Sud » plutôt soucieux d'une agriculture familiale, de
promouvoir les produits de qualité et l'identité culturelle de
l'agriculture périurbaine.
Au coeur même de la justification de la promotion de ce
changement d'attitude, il y a les indications qui se multiplient sur la
contribution qu'apporte l'agriculture urbaine à la
sécurité alimentaire des villes.
Cependant, un des changements les plus remarquables de ces
évolutions, sera l'inversion des valeurs traditionnelles. L'agriculture
prend un sens urbain très fort. Le maintien de son espace est devenu si
nécessaire qu'il doit devenir durable (Fleury A. et Donadieu P.,
2004).
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Récemment haïssable pour ses
défauts (FAO, 1996, cité par SEBUHINJA, 2009) :
- pollutions et autres nuisances spécifiques à
l'agriculture ;
- ponction des ressources naturelles (terre, eau, sol, etc.)
;
- risques pour la santé (eau potable, contamination par
le plomb, hygiène);
- détérioration écologique (usure des
sols, risque de contamination de la nappe phréatique);
- besoins en infrastructures ou adaptation des
équipements;
- criminalité due aux vols ;
- conflits sociaux dus à une utilisation mixte des
terres,
elle a entrepris la reconquête de son image : elle
apprend à être productive sans nuisances. La totalité de
ses productions doit être reconnue, et pour cela, elle doit tirer un
profit de la production d'un bien rare, le paysage (Fleury A. et Donadieu P.,
2004, p.14).
Ce sont les problèmes alimentaires mais aussi de
création d'emplois et de revenus et d'amélioration du cadre de
vie que vivent des millions de citadins à travers le monde qui ont
favorisé la réflexion sur l'intégration de l'agriculture
à la ville (AWA, 2007).
Deux facteurs ont cependant joué en faveur de la
réinsertion de l'agriculture dans la logique urbaine (Roland Vidal et
André Fleury, 2009) :
- Le premier est que, dans les pays de vieille culture agraire
comme en Europe du Nord-Ouest, ou en Amérique du Nord (Nouvelle
Angleterre, Nouvelle France), l'agriculture reste une constituante essentielle
de l'identité nationale ; ainsi, à Ottawa, la ceinture de verdure
rend hommage à l'eau, à l'agriculture et à la forêt
comme éléments fondateurs du pays. Il en est de même en
France où son retrait, matérialisé par la friche, est
néanmoins davantage vécu comme un recul de la civilisation que
comme retour de la nature.
- Le second facteur, d'émergence récente, est la
conscience croissante du coût environnemental de la distance de
l'approvisionnement alimentaire, avec un nouveau mot-clé, le compte des
food-miles. Ce concept, apparu en Amérique du Nord, voudrait
mettre en avant le fait que la protection de l'environnement passe aussi par
une réduction de la distance, mesurée en miles, que
parcourent les aliments avant d'arriver dans l'assiette des consommateurs.
Forts de ce constat, les praticiens de l'agriculture urbaine ont
mis alors au point ou adapté une diversité remarquable de
systèmes de production et de techniques de sélection de cultures.
Ce
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qui leur permet en principe de tirer le
meilleur parti possible du climat, de la topographie et des autres contraintes
ou atouts d'ordre géographique de la trame urbaine. De la sorte,
l'agriculture est devenue un bien et un service commun aux citadins et c'est
ensemble qu'espaces cultivés et espaces bâtis participent au
processus d'urbanisation et forment le territoire de la ville. Elle combine les
traits de l'agriculture et le développement de la ville. Sa mise en
valeur en zone urbaine suppose donc la remise en cause de certaines pratiques
de l'aménagement urbain.
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