D'un point de vue microéconomique, on
s'intéresse essentiellement au comportement de la firme, en particulier,
sa gestion de la main d'oeuvre par la relation croissante entre le salaire et
la productivité. On se préoccupe surtout de l'introduction de
l'effort dans la fonction de production et de ses conséquences sur le
profit de la firme. Dans ce qui suit, le salaire représentera une
variable de protection sociale et l'effort une variable de productivité
du travail.
A : Une mise en exergue du modèle
sociologique du salaire d'efficience
Le modèle sociologique introduit et
développé par Akerlof (1982, 1984) tente d'expliquer la relation
croissante entre salaire et productivité en s'appuyant sur des concepts
sociologiques. L'idée de départ mise en avant par Akerlof est de
montrer que si la firme fait un « cadeau » à ses
employés en leur versant un salaire supérieur à celui du
marché, les individus lui donneront aussi en échange un «
cadeau » en augmentant leur effort de manière
conséquente.
Dans son exemple (« les cash posters »), le don de
l'employeur est de fixer une norme d'effort faible, de ne pas
réprimander les gens qui fournissent un effort inférieur à
cette norme et de ne pas descendre à un niveau de salaire minimal. Le
contre don des travailleurs est de fournir un effort au dessus de la norme. Les
filets de sécurité sociale offerts par les firmes sont alors vus
comme un échange de dons contre dons : ils instaurent un climat de
confiance au sein de la firme et chaque travailleur qui a le sentiment
d'être bien traité adopte une stratégie
coopérative.
A ce stade de l'analyse, une question semble se poser :
puisque l'effort n'est pas mesurable, contrairement au salaire ou aux
prestations sociales reçues, comment et pourquoi les individus
peuvent-ils montrer à la firme leur bonne foi en augmentant leur niveau
de productivité ?
Akerlof suppose que l'effort d'un individu dépend des
normes de travail du groupe auquel il appartient. Les firmes ont
intérêt à établir des normes de productivité
inférieures au
18
niveau moyen pour que les travailleurs se sentent bien
traités. L'effort est perçu par référence à
la norme moyenne du groupe16.
B : Effet direct des sentiments de
sécurité sociale sur la productivité
Le sentiment d'être bien traité
éprouvé par les travailleurs au sein de la firme peut
dériver de la couverture sociale qu'ils en bénéficient.
Ainsi, la protection sociale se caractérise par l'existence d'un
système de solidarité contributif et redistributif, qui socialise
une partie des revenus dans le but d'accroître le niveau de
sécurité des travailleurs à l'égard des risques
pouvant affecter leurs capacités à se procurer des revenus. En
retour, les travailleurs seront plus productifs.
La firme peut, bien sûr augmenter la norme du groupe de
travail et donc l'effort moyen en offrant un salaire supérieur («
cadeau »). En échange, les individus fourniront un niveau d'effort
supérieur à celui fixé par la norme (« retour de
cadeau »). Evidemment ce type d'argumentation repose sur une certaine
moralité, et une loyauté de la part des individus. Carmichael
(1990) pense que « les travailleurs se sentent obligé de
fournir l'effort correspondant au surplus de salaire ou de
sécurité sociale car il est moins coûteux pour eux de
fournir ce supplément d'effort que de le rendre sous forme
pécuniaire ».
En somme, les salaires élevés ne constituent
pas seulement un moyen de soutenir la demande. Ils améliorent aussi, du
côté de l'offre, la productivité. Des salariés bien
payés sont plus productifs, en meilleure santé, moins
stressés. La perspective de pouvoir toucher un bon salaire incite aussi
à faire des efforts de formation qui seraient négligés en
cas d'incertitude trop forte sur les revenus futurs.
I-2-2 : Le choix du niveau de productivité
comme résultant du degré de couverture sociale et des risques du
travail
Il sera question de montrer ici que l'effort est une variable
de décision individuelle et que chaque agent va choisir son niveau en
fonction des avantages (degré de couverture sociale) et des
inconvénients (insécurité du travail). Cette partie
permettra d'expliquer la relation protection sociale - productivité
outre les sentiments sociologiques présentés ci-dessus. Ainsi, on
présente une extension de la fonction de production de la firme (A) et
la
16 Dans l'exemple des cash posters d'Akerlof, le
niveau d'effort est observable pour chaque individu, mais ce qui est important
c'est sa valeur relative par rapport au moyen du groupe.
19
formalisation de la relation entre une variable de protection
sociale et une variable de productivité du travail (B).
A : Une extension de la fonction de
production de l'entreprise
Dans la présentation microéconomique
traditionnelle d'une entreprise, on associe à chaque vecteur de facteurs
de production un autre vecteur représentant les quantités de
biens produites (Cahuc et Zylberberg, 1996). On considère, pour
simplifier, une entreprise ne produisant qu'un seul bien à, partir du
seul facteur travail. L'ensemble des possibilités techniques est alors
représenté par une fonction de production F associant
à chaque quantité L de travail, un volume
F(L) de produit.
Cette manière de décrire la contribution du
facteur travail au processus productif ne le distingue en aucune manière
des autres facteurs de production. Elle suppose qu'à l'instar des
services rendus par une machine, la production d'une heure de travail est
parfaitement déterminée lors que l'individu a été
en quelque sorte « mis en marche ».17 En
réalité, chaque employé a la possibilité de moduler
considérablement l'intensité et l'efficacité de son
travail, ces variations pouvant d'ailleurs s'accompagner dans le cas
échéant de sanctions ou de récompenses.
Cette intensité peut désigner « l'effort
» et que l'on note le plus souvent par e . Dans une entreprise de
L personnes, la fonction de production devrait alors
s'écrire
F(e,..., ei1
,., eL) où ei désigne
l'efq<fort du i éme employé.
Dés l'instant où l'effort devient une variable
de décision individuelle, chaque agent va donc choisir celui-ci en
fonction du degré de couverture sociale et de l'insécurité
liés au travail qu'il exerce. Les éléments pouvant
intervenir sont nombreux : il peut s'agir de la valeur du salaire actuel, du
montant des risques professionnels, du sentiment de justice qu'engendre telle
ou telle politique de protection sociale, voire même de
l'atmosphère général de l'entreprise. La figure (1.1)
ci-dessous illustre une fonction d'effort d'un individu.
17 Zylberberg et Perrot (1989) : « Salaire
d'efficience et dualisme du marché du travail », Revue
Economique, n°1, janvier, pp. 5-20.
20
Figure 1.1 : La fonction d'effort d'un
individu
![](Protection-sociale-et-croissance-economique-au-Cameroun7.png)
e* = e(w*)
e
A
A
w
*
e(w)
w
Source : Cahuc et Zylberberg, (1996)
Sur ce graphique, le point A correspond au point où la
courbe d'effort moyen (la première bissectrice) coupe la courbe d'effort
marginal. Ce point de coordonnées (w*, e*=e(w *)) est un point optimum
du point de vue de la firme puisqu'il correspond au salaire efficient (w*) que
doit verser la firme afin de maximiser son profit. A ce niveau de salaire,
correspond un niveau d'effort (e* = e(w*)) qui n'est pas forcement l'effort
maximum que peuvent fournir les travailleurs, mais celui-ci entraîne un
profit maximum (Cahuc et Zylberberg, 2004).
B : Formalisation de la relation entre une
variable de protection sociale et une variable de productivité du
travail
Cette formalisation est une approximation de celle
effectuée sur la relation salaire - effort (voir Cahuc et Zylberberg,
1996). La caractérisation de la fonction d'effort
présentée ci-dessus permet d'écrire la fonction de
production de l'entreprise comme
suit : F(e1
(w1),..., ( ),., ( ))
e i w i e L w L .
Contrairement à la représentation usuelle, l'ensemble des
possibilités techniques n'est plus indépendant
du système de rémunération. Cela signifie que les
données concernant la technologie proprement dite demeurent bien entendu
nécessaires, mais elles ne suffisent plus à appréhender le
déroulement complet du processus de production. La conséquence
principale de cette représentation est que le travail joue
désormais un rôle différent des autres facteurs de
production, puisqu'il faut maintenant ajouter la description
21
précise des mécanismes
d'incitations18permettant aux employés de décider
des niveaux d'effort qu'ils fourniront.
Afin de bien comprendre les implications de cette
représentation du processus productif, on considère une
entreprise où les L employés sont identiques, de sorte
qu'à l'équilibre ils perçoivent tous le même salaire
w . On suppose encore que les efforts individuels se combinent de
manière additive, la fonction de production prend alors la forme
F(Le (w )) et l'on qualifiera de travail
efficace, noté Le, la quantité
Le (w) .
La problématique est la suivante : quel est le salaire
que la firme i va verser aux individus de manière à
maximiser son profit, en sachant que l'effort dépend positivement du
salaire ? En d'autres termes : quel est le niveau de protection sociale que la
firme i va assurer aux individus de manière à maximiser
son profit, en sachant que la productivité du travail dépend
positivement du niveau de protection sociale ?
Pour résoudre cela, quelques hypothèses doivent
être faites :
- l'effort des individus dépend positivement du
salaire versé par la firme :
ei = e(wi)
avec e'>0 et e»>0
On a aussi : e(0) < 0 : aucun effort positif ne
peut être obtenu à un taux de salaire nul ; de même
e(1) =1 : l'élasticité de e par rapport à
wi diminue lorsque le taux de salaire
augmente.
- la fonction de production associe à une quantité
de travail efficace, e(wi )
.Li , le
niveau de production de la firme Qi tel que
Qi = Fi
(e(wi )L)i avec
Fi' (L) > 0 et Fi "
(L) < 0 . La firme va donc choisir un couple salaire - emploi qui
maximise son profit, d'où :
Maxði = Fi
(e(wi )Li) -
wiLi ( E1 . 1)
Les conditions de premier ordre donnent :
F i ' (
e(wi)Li) .e' (
wi)-1 = 0 ( E1 .2 )
F i ' ( e ( w i ) L
i ). e ' ( w i ) - w i =
0 ( E1 .3 )
La résolution des équations ( E1
.2) et ( E1.3) donne :
w e w i * ' ( *) =
i 1 ( E1 .4)
i
e(w *
18 Il s'agit entre autre des filets de
sécurité sociale offerts par les firmes aux travailleurs.
22
Cette résolution correspond au point de la fonction
d'effort ou la tangente passe par l'origine dans la figure ci-dessus. La
condition ( E1 .4) est connue sous le nom de condition
de
Solow (1979). Elle indique que
l'élasticité de la fonction d'effort doit être égale
à l'unité pour le salaire optimal.
En effet l'entreprise a intérêt à
accroître le coût du travail en assurant une protection sociale
à ses employés tant que les gains de productivité sont
supérieurs au surcroît de coût. L'entreprise peut
accroître l'efficacité du travail de plus de 1%. En revanche, si
le salaire est supérieur à w i *, elle
accroît l'efficacité du travail de moins de 1% en augmentant le
salaire
de 1% (Zylberberg et Perrot, 1989).
Il ressort de ce modèle de Solow que si on
considère le salaire comme une mesure de protection sociale, on peut
dire que la protection sociale influence positivement la productivité du
travail. La théorie du salaire d'efficience prend d'autant plus
d'importance, dans les pays, que leur principal atout réside
précisément dans la productivité des travailleurs.
Néanmoins, l'absence de protection sociale expliquerait pourtant
certaines pertes en gain de productivité selon le concept du «
capital santé ».