L'art du jeu vidéo( Télécharger le fichier original )par William Vasseur Université Rennes 2 Haute Bretagne - Master 2 Aires Anglophones 2013 |
ConclusionSi le créateur d'oeuvre interactive choisit le labyrinthe expressif de l'interactivité, c'est parce qu'il n'a pas d'autre moyen pour communiquer ce qu'il veut faire passer.357 Aujourd'hui, beaucoup de jeux vidéo sont les objets mercantiles d'une industrie culturelle qui tend à s'homogénéiser. Ces titres visent le divertissement avant tout. Ils mettent donc en avant leur gameplay, l'aspect esthétique est souvent réduit à un simple outil marketing. Cela s'explique en partie par l'histoire des jeux vidéo. La technologie a permis l'élaboration de mécaniques de jeu efficaces bien avant qu'elle n'ait permis des graphismes et une esthétique de qualité. Donc les développeurs se sont concentrés sur le jeu avant toute chose. Par définition, un jeu vidéo est ludique. Combien de fois aura-t-on lu que le jeu vidéo n'est pas un art parce que « ce n'est qu'un jeu » ? Pourtant tous les Arts ont commencé par être un passe-temps avant de gagner leurs lettres de noblesse. Il aura fallu des années d'essais et d'erreurs avant que les médias ne gagnent en complexité. Les premières notes jouées au tambour n'étaient-elles pas qu'un simple divertissement ? L'écriture n'était-elle pas qu'un outil avant de devenir source de plaisir ? Le cinéma n'était-il pas vu comme une technique sans potentiel artistique au début du XXème siècle ? En cela, le jeu vidéo ne déroge pas à la règle. Il s'inscrit dans cette logique. De simple divertissement, il est devenu une industrie lucrative, et il devient progressivement quelque chose d'autre de plus significatif. Cette « tradition » de voir le jeu vidéo comme un simple jeu tend à changer avec le temps. Les développeurs et les joueurs ont mûri. La demande se diversifie et l'évolution technologique donne de plus en plus de possibilités aux développeurs. Ainsi, quelques pionniers voient en ce média plus qu'un simple challenge pour le joueur. Il devient une nouvelle façon de s'exprimer et de susciter de l'émotion. Profitant de la mutation que l'industrie subit depuis quelques années, les studios indépendants ont pu s'épanouir et innover. Kellee Santiago et Jenova Chen (thatgamecompany) ont su utiliser le potentiel artistique du média. Ils favorisent l'émotion et les sensations en mettant l'esthétique au coeur de leur production (au lieu du challenge). Ils ont dévoilé une facette méconnue du jeu 357 J.P. BALPE, op. cit., p. 172. 109 vidéo avec des titres poétiques comme Flower et Journey. D'autres développeurs comme David Cage s'inspirent du cinéma et adoptent une approche plus centrée sur la narration. Là encore ce n'est pas le challenge qui importe, mais la connexion émotionnelle du joueur avec le jeu. Il y a quelques années, certains éléments (comme l'histoire, l'esthétique, la musique et l'implication des acteurs) paraissaient superflus aux développeurs. Ceux-ci ne se souciaient que du gameplay. De nos jours, ils tiennent compte de chaque aspect constituant un jeu vidéo. Par exemple, les scénaristes, les acteurs et les musiciens sont intégrés de plus en plus tôt dans le développement d'un jeu.358 Lorsqu'ils sont sollicités trop tard, ils devaient s'adapter au mieux à un produit déjà terminé, d'où une certaine limite à leur contribution. De nos jours ils peuvent avoir un impact très tôt sur la direction que doit prendre le jeu. Les musiciens, acteurs et scénaristes participent à la création d'un tout. Leur travail ne constitue plus un « ajout de dernière minute ». Les développeurs ont pris conscience qu'ils ne créaient pas un jeu mais une expérience. Le célèbre critique de cinéma Roger Erbert a déclaré que par nature les jeux vidéo ne pouvaient pas être de l'Art. Il soulève notamment le problème de la narration. Au cinéma, il est difficile de rendre compte de la profondeur des personnages. En littérature, il est difficile de rendre dynamique les scènes d'action.359 Par contre, développer l'esprit d'un personnage est la force de la littérature, tout comme l'est l'efficacité des scènes d'action au cinéma. Pourtant, ces médias sont communément considérés comme de l'art, malgré qu'ils soient imparfaits. De ce point de vue, le jeu vidéo cumule les forces des deux, puisqu'il est capable de rendre dynamiques des scènes d'action tout comme il peut permettre une certaine profondeur dans les personnages. De plus, le joueur ne rentre pas forcément en conflit avec la narration. Il revient aux développeurs de le manipuler et le motiver à faire avancer l'histoire comme ils le souhaitent. Bien sûr, il y a un risque d'échec. Mais en cas de réussite, l'implication du joueur fait que l'oeuvre a parfois un impact plus important sur lui. 358 Tom Bissell cite notamment l'exemple de Mass Effect dont le script contient 300 000 mots. T. BISSELL, op. cit., p. 112. 359 T. BISSELL, op. cit., p. 215. «Of course, every medium has its weaknesses. The great weakness of the novel, for instance, is the action sequence, which is why many great novelists--Graham Greene comes to mind-- allow big, showy moments to occur offstage. Films frequently, struggle with representing the inner world of their characters.» 110 Pour signifier, il faut qu'il y ait résistance, effort à comprendre, risque et danger, c'est-à-dire engagement de l'intellect [...].360 On pourrait penser que le jeu vidéo se doit d'offrir la plus grande interaction possible au joueur. Mais ce n'est pas parce que le média peut offrir une grande interaction qu'il faut le faire : tout dépend de ce que visent les développeurs. Ce n'est pas parce qu'il y a 88 notes sur un piano que chaque morceau doit toutes les utiliser ; et ce n'est pas parce qu'une peinture n'utilise pas toutes les couleurs qu'elle est « incomplète ». Les jeux vidéo peuvent avoir des rythmes et des formes très variés. Ils doivent être considérés pour ce qu'ils sont et non comme ce qu'ils pourraient ou devraient être. Aaron Smuts s'oppose directement aux théories de Roger Erbert puisqu'il écrit que rien dans la nature du média ne lui enlève son potentiel artistique. Il est même parfaitement apte à procurer de l'émotion via la narration interactive.361 Regardons à nouveau la liste de Gaut avec des exemples de jeu vidéo respectant ses critères:
360 J.P. BALPE, op. cit., p. 76. 361 www.contempaesthetics.org. Are Video Games Art?. Aaron SMUTS. «[...] nothing inherent to the video game rules out its artistic potential, here the arousal of emotions through an interactive narrative. It should be clear that a strong case can be made that most expressive theories of art would have to include video games if they include film and literature.»
111
On constate donc que le jeu vidéo respecte la plupart de ces critères. Il semble difficile de refuser le statut d'Art à un artéfact simplement parce qu'il est un jeu vidéo. Autrement dit, le média permet l'Art, tout comme le cinéma, la peinture et la littérature. Grant Tavinor écrit que ce n'est pas un Art tout à fait comme les autres.362 Mais chaque Art, chaque média n'est-il pas distinct des autres ? Et quel serait l'intérêt du jeu vidéo s'il ne proposait rien de différent ? L'aspect novateur du média est son interactivité. Pour Nic Kelman : L'interactivité du jeu lui assigne sans nul doute une place à part : elle métamorphose la notion de récit, qui n'a plus du tout le même sens que dans la littérature ou au cinéma. Mais elle ne la ramène pas pour autant au rang du pur divertissement. La manière de raconter une histoire, de la percevoir et de la comprendre, en ressort totalement transformée, et peut-être aussi notre attitude envers l'art.363 Le jeu vidéo serait donc un Art aussi particulier qu'un autre. Nous avons déjà mentionné que l'Art est multiple. Et cette diversité se retrouve dans le nombre de combinaisons possibles avec les dix points de Gaut. Le fait que le joueur puisse personnaliser son expérience gène ceux qui pensent que cela dénature le travail de l'auteur. Mais chacun apprécie une oeuvre d'Art à sa manière, l'expérience est toujours personnelle quel que soit le média. La rencontre avec l'art est affaire d'interprétation, et dans cette situation de communication nous ne sommes pas seuls à jouer. Des objets nous sont proposés avec certaines intentions, certains contenus, certaines significations. Pour une raison ou pour une autre, nous nous y intéressons. Nos raisons peuvent être bonne ou mauvaises, biaisées ou exactes. Tout l'intérêt de la situation est dans le jeu, à tous les sens du terme, qu'elle nous permet : jeu avec notre propre identité et celle des autres, jeu avec notre compréhension et nos erreurs, jeu avec notre recherche, ses échecs et ses recommencements [...].364 Nous avons mentionné plusieurs jeux respectant un ou plusieurs des critères de la liste de Gaut. Il n'y a guère que le neuvième point qui semble encore résister, mais la considération 362 G. TAVINOR, op. cit., p. 193. «Videogames may be art, but at the very least they are distinctive art'.» 363 N. KELMAN, op. cit., p. 310. 364Citation de l'auteur Yves Michaud extraite de JP. BALPE, op. cit., p. 80. 112 du média évolue rapidement depuis peu. Mais cela ne signifie pas que chaque jeu vidéo soit de l'Art. La plupart des titres vidéoludiques n'ont pas de prétention artistique. Mais pour certains jeux qui ont cette prétention, leur refuser le statut d'Art simplement à cause du média utilisé est incohérent. Bien qu'il y ait encore de la résistance, nous avons vu que le jeu vidéo permet l'Art. Apprécier la qualité artistique d'un jeu en tant qu'oeuvre d'art restera tout à fait subjectif. Selon Tavinor, certains jeux respectent plus la liste de Gaut que certaines oeuvres avant-gardistes.365 Ces titres devraient donc être considérés comme de l'Art. Par exemple on peut tout à fait argumenter que Braid respecte tous les points de la liste avec pour seul exception le neuvième critère (appartenir à une forme d'art établie).366 Il faut reconnaître que ces jeux sont une minorité noyée dans une masse de produits culturels. On pourrait se demander pourquoi les jeux ont mis autant de temps à servir de moyens d'expression. Cet essor est lié aux progrès technologiques qui offrent à présent plus de possibilités aux développeurs que par le passé. Le jeu vidéo est aussi un produit mercantile qui est donc sujet aux contraintes liées aux lois du marché. La production, le financement, la créativité, l'innovation, les plateformes, les interfaces et les outils d'immersion sont tous des éléments en mutation constante, à tel point que même les analystes ne savent à quoi ressemblera l'industrie dans cinq ans. Un autre point est que, même si cela tend à disparaitre, le média souffre encore d'une mauvaise réputation.367 Si le cinéma peut se permettre d'aborder des sujets délicats comme le viol, un jeu vidéo ne le pourrait pas sans risquer un véritable scandale médiatique.368 Ce qui explique pourquoi la sexualité est une des thématiques encore peu abordées dans les jeux vidéo. Mais le changement est en marche, on peut par exemple citer le jeu Catherine (sorti en 2012) salué par la critique et qui pose des questions morales au joueur autour du thème de la sexualité. 365 G. TAVINOR, op. cit., p. 195. «Videogames seem to share more of the cluster of properties, expression of emotion, and stylistic and obvious virtuosic achievements À than do some instances of modern avant-garde art that seem bereft of such qualities.» 366 Il se peut donc que Braid respecte les dix points dans un avenir proche. 367 Pour le député Bernard Debré, les « jeux hyper violents » seraient en partie responsables de la mort de l'étudiant Clément Méric. www.gizmodo.fr. L'agression de Clément Méric incombe... aux jeux vidéo, selon Bernard Debré. 06/06/2013. 368 L'exemple de Tomb Raider illustre bien ce propos, même s'il n'y a pas de viol à proprement parler. www.jeuxvideo.fr. Tomb Raider : la scène de « tentative de viol », faux débat qui fait jaser. 14/06/2012, par Benoît. 113 Une fois le statut de la création artistique redéfini pour ce médium, il sera alors possible pour chacun d'en apprécier la qualité artistique intrinsèque, comme cela a déjà été le cas pour le cinéma, ou la photographie.369 Le jeu vidéo sort doucement de son adolescence pour devenir un Art plus adulte. Le média a ses propres contraintes mais aussi son propre potentiel. Les développeurs ont de plus en plus les capacités de faire plus qu'un simple jeu. Tout comme La Nuit étoilée de Van Gogh est bien plus qu'un peu de peinture sur une toile, certaines oeuvres vidéoludiques sont plus que de simples jeux. Pour moi les jeux ont le potentiel d'être ce que j'appelle la forme d'art prédominante du XXIème siècle [...] Je pense qu'on en est au point où était le cinéma en 1905.370 369 S. GENVO, op.cit., p. 76. 370 Citation du game-designer Chris Hecker (Spore, SpyParty). Minecraft: The Story of Mojang. 2 Player Productions, vers 29min. «[...] in my opinion, games have the potential to be, what I call, the preeminent art form of the 21st century [...] I figure we're about where films was in 1905.» 114 Chronologie 1952 : Alexander S.Douglas crée OXO (un jeu de morpion sur ordinateur) dans le cadre de sa thèse en Computer Science à l'Université de Cambridge. 1958 : William Higinbotham invente Tennis for Two sur oscilloscope. 1962 : Space War. 1972 : Pong. Sortie de la première console : l'Odyssey. 1978 : Space Invaders Les jeux commencent à prendre de la couleur. 1979 : Zork (jeu d'aventure textuel). 1980 : Pac-Man. 1983 à 1992 : Troisième génération de console (systèmes 8-bits) Gros succès commercial pour la Nintendo Entertainment System (NES ou Famicom), les jeux vidéo commencent à entrer en masse dans les foyers. La guerre économique entre Sega et Nintendo commence. 1987 à 1996 : Quatrième génération, (systèmes 16-bits) Les jeux deviennent de plus en plus complexes. 1993 à 2002 : Cinquième génération (systèmes 32 et 64 bits). La PlayStation (Sony) conquit un très grand public, notamment grâce à un argument de vente de taille : l'utilisation du support CD. C'est aussi la période où les premiers jeux véritablement en 3D apparaissent. Certains jeux (comme Metal Gear Solid) essayent de copier le cinéma, le support CD permet une plus large utilisation des cinématiques ainsi que l'utilisation de musiques de meilleure qualité. 2002 : Gabe Newell sort son service Steam. 1998 à 2006 : Sixième génération (128bits). Les jeux adoptent le format DVD. La Dreamcast sera la dernière console de Sega, malgré des jeux et une technologie en avance sur ses concurrents. La PlayStation 2 de Sony sera la console de jeu la plus vendue de l'Histoire pendant des années. Microsoft lance sur le marché la Xbox, tandis que la GameCube de Nintendo rencontre un succès modéré. 2005 : Septième génération. Nintendo lance la Wii et ses contrôles novateurs utilisant la reconnaissance de mouvements. La console rencontrera un très gros succès. Sony et Microsoft ont choisit de mettre en avant la puissance de leurs consoles avec respectivement la PlayStation 3 et la Xbox360. Cette période marque le début de la standardisation de la Haute Définition (HD). 2012 : Huitième génération de consoles, avec la Wii U de Nintendo qui innove encore une fois avec l'introduction du gameplay asymétrique : le joueur a une tablette avec un écran en plus de l'écran de télévision. 115 2013 : Annonce de la PlayStation 4 de Sony et de la Xbox One de Microsoft. 116 |
|