L'art du jeu vidéo( Télécharger le fichier original )par William Vasseur Université Rennes 2 Haute Bretagne - Master 2 Aires Anglophones 2013 |
C. Le skillIl est intéressant de noter que pour son huitième point, Gaut utilise les termes « artéfact », « performance » et, dans la version originale, « skill » pour désigner la maîtrise technique. Cela pourrait donc s'appliquer au jeu vidéo sur plusieurs niveaux. Ce média est un à mi-chemin entre un artefact conçu par les développeurs et une performance produite par le joueur. La question est alors la suivante : qui détient la maîtrise technique ? Le jeu vidéo est un artéfact complexe nécessitant toutes sortes de compétences. Il faut, entre autres, faire preuve d'imagination pour créer un monde et arranger un gameplay, avoir les connaissances techniques en programmation ; et susciter l'intérêt du joueur (que ce soit via le gameplay, la narration ou l'esthétique). Comme les réalisateurs de cinéma, les concepteurs de jeux vidéo doivent posséder une imagination, un sens de la mise en scène et du suspense hors du commun. Dans les deux cas, ils utilisent des scenarios, cadrages, effets spéciaux, bande-son etc. pour nous faire entrer dans leur univers.346 Pour le game designer Raul Rubio (Deadlight), la manière de produire un jeu « devrait être considérée comme une forme døart ».347 Un jeu vidéo est un délicat mélange de savoirs technique (programmation) et artistique (la musique, l'esthétique, la narration). Il suffit parfois d'un seul élément, d'un détail pour gâcher l'expérience de jeu ; et ce sont ces détails qui distinguent les bons titres des mauvais. Un gameplay trop rigide, un problème de caméra, un bogue, une texture trop grossière et la magie risque de se briser. Le média se complexifie avec le temps, offrant des expériences de plus en plus fortes. Mais plus il se complexifie et plus il faut de compétences. Les ressources humaines et financières nécessaires à une production vidéoludique sont comparables à celles de grosses productions cinématographiques. Il semble évident que les développeurs font preuve d'une haute maîtrise technique et que le développement d'un jeu vidéo n'est pas à la portée de n'importe qui. 346 Jacques, HENNO, Les Jeux Vidéo. Le Cavalier Bleu, idées recues. 2002, p. 23. 347 Raul Rubio, The Deadligh Diaris 1 À Back to the 80s. vers 2min50. 105 On remarquera que le métier de menuisier nécessite également une haute maîtrise technique. C'est une caractéristique que l'Art et l'artisanat ont en commun. Le jeu vidéo est proche de cette frontière, tantôt design,348 tantôt Art. Gaut utilise également le terme de « performance », notamment relatif à la danse ou à la musique. Mais ne peut-on pas également l'appliquer au jeu vidéo ? Le terme « skill » est utilisé par les joueurs pour désigner leur dextérité manette en main. Pour certains, le jeu vidéo n'est pas qu'un passe-temps, mais leur métier. Beaucoup de joueurs professionnels parviennent à vivre de leur passion. Le sport électronique est de plus en plus médiatisé, particulièrement sur Internet où les joueurs « streament » leurs matchs ou leurs entraînements. À l'instar des autres sports, l'e-sport s'est doté de commentateurs spécialisés, de grandes compétitions et de stars. Les titres joués en compétition sont nombreux, mais actuellement il y en a cinq particulièrement populaires : Stacraft II (RTS), League of Legends (MOBA), Shootmania (FPS), Dota 2 (MOBA), et Counter Strike : Global Offensive (FPS).349 Mais que ce soit sur un jeu de stratégie ou de tir, les joueurs professionnels montrent de nombreux talents : précision, rapidité, réflexes, prise de décisions, jeu d'équipe. Un tel niveau de maîtrise ne peut s'acquérir qu'avec un entrainement intensif. Il s'agit bien d'une performance requérant une haute maîtrise. Mais on pourrait dire qu'il s'agit de sport et non d'un Art. Ce débat a commencé bien avant les jeux vidéo, alors dans quelle mesure le sport (ou le jeu) est-il de l'Art ? On pourrait parler des échecs dont le statut artistique est sujet à débat. Comme le souligne Aaron Smuts, lors de compétition aux échecs, il y a deux prix, un pour le gagnant et un pour la plus belle partie. Cette dernière est choisie selon « l'élégance des coups, l'originalité des solutions et la difficulté du jeu ».350 Certains diront que l'élégance n'est qu'accidentelle et que le joueur ne la recherche pas. D'autres répondront qu'elle pèse dans le choix d'une stratégie plutôt qu'une autre. Si l'on considère les échecs comme un Art, il 348 Design désigne ici le travail sur l'aspect extérieur du jeu (son esthétique) tout en gardant comme priorité son aspect fonctionnel, à savoir le jeu. 349 RTS pour Real Time Strategy ; FPS pour First Person Shooter ; MOBA pour Multiplayer Online Battle Arena. 350 www.contempaesthetics.org. Are Video Games Art?. Aaron SMUTS. 106 faudrait considérer tous les jeux de stratégie, ces arguments étant aussi valables pour un jeu comme Starcraft II. Pour Aaron Smuts, les arts du spectacle sont souvent les grands oubliés des philosophies et théories en Art.351 Par exemple, la Danse n'était pas prise au sérieux avant les années 1980.352 Il suggère que le joueur puisse être un artiste performer. Nous avons mentionné les jeux Flower, Rez et Child of Eden où les actions du joueur engendrent des sons, faisant de lui un musicien en herbes. En ce qui concerne l'aspect sportif du jeu vidéo, l'auteur souligne que la performance d'un joueur est normalement jugée en termes de prises de décisions, de précision ou de rapidité et non pour sa qualité esthétique comme la grâce ou la beauté d'un mouvement.353 À noter que ce n'est pas fondamentalement incompatible avec le média. Il se peut qu'un jour un jeu vidéo joué en compétition nécessite une performance artistique de la part des joueurs. Pensez aux jeux de danse utilisant une caméra (comme le KinectTM de Microsoft) ou des jeux de musique.354 Pour Graeme Kirkpatrick, le jeu vidéo est similaire à la danse. Cependant, certains théoriciens réfutent l'aspect discursif du jeu vidéo,355 notamment les « ludologistes » qui ne voient dans le média que le jeu ; contrairement aux « narratologistes », pour qui un jeu vidéo peut être source de sens et de signification. Et pourtant, comme le souligne l'auteur, dans les deux média il y a bien « quelque chose » qui est communiqué. Dans certains jeux, le joueur doit apprendre une série de mouvements pour évoluer dans le monde virtuel. Il prend pour exemple Mirror's Edge (voir Annexe 17) dans lequel le joueur doit évoluer à la manière du « parkour », ce sport urbain rendu célèbre par les Yamakasi. Il voit dans le level design le chorégraphe qui impose et rythme les mouvements du joueur.356 La comparaison n'est pas sans intérêt. Nous avons déjà mentionné le plaisir kinesthésique du jeu vidéo qui est notamment lié aux environnements qui rythment la progression. Mais bien qu'il puisse rappeler la danse, Mirror's Edge ne demande pas une haute maîtrise technique. 351 www.contempaesthetics.org. Are Video Games Art?. Aaron SMUTS. 352 G. KIRKPATRICK, op. cit., p. 122-123. 353 Comme nous l'avons déjà mentionné, les mouvements de certains personnages (comme celui de Journey) ont une esthétique importante, mais ces mouvements sont codés par le développeur et non par le joueur, celui-ci n'a donc qu'une influence relative. 354 Rocksmith est un jeu se proposant d'enseigner à jouer de la guitare, le joueur devant manipuler un véritable instrument. On pourrait imaginer un jeu similaire en multijoueur où la machine note les musiciens selon leur performance. 355 G. KIRKPATRICK, op. cit., p. 120. 356 Ibid., p. 122-123 et 137. 107 Certaines disciplines sportives ne sont pas dénuées d'esthétisme. Pensez aux arts martiaux. Entre danse et combat, les coups peuvent être aussi violents qu'élégants. La maîtrise technique passe par la maîtrise du corps et du mouvement. Les combattants ne recherchent peut-être pas la beauté du geste, mais elle n'en est pas moins présente. On pourrait se demander si certaines performances comme les speed runs, qui consistent à finir le jeu le plus rapidement possible, ne sont pas aussi dotées d'un aspect esthétique. Par exemple toutes sortes de performances sont faites avec les jeux Mario. Il y a de nombreuses speed runs, mais certains s'imposent des difficultés supplémentaires, comme ne ramasser aucune pièce ou ne pas tuer d'ennemis (sauf les bosses qui sont obligatoires). Ces performances sont très impressionnantes, et ces joueurs font bien preuve d'une haute maîtrise technique. Il est possible que les mouvements de Mario puissent rappeler la danse : le personnage semble flotter et répondre aux commandes comme s'il était dirigé par la pensée. Bien que la performance vidéoludique ne soit pas totalement incompatible avec un souci esthétique, il faut reconnaître que ce dernier passe après la performance sportive. À ce stade, la haute maîtrise technique du joueur a souvent pour finalité la compétition. Ses performances ont donc pour but principal l'efficacité et non l'élégance ou la grâce. Si on veut démontrer que le jeu vidéo est un art on considérera plutôt la maîtrise technique des développeurs que la performance sportive du joueur. Cela dit on pourrait parfaitement imaginer un jeu à mi-chemin entre l'art et le sport, basé sur la performance esthétique du joueur : la nature du média le permettrait. Comme aux échecs, reste à savoir dans quelle mesure l'élégance d'un coup rentre en considération dans les décisions du joueur. 108 |
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