3.3 Facteurs
intrapsychiques
Des six familles de facteurs de cette étude, celle-ci est
la plus variée. Les facteurs intrapsychiques comprennent tout ce qui est
interne au fonctionnement psychologique de l'individu. On y retrouve son
éducation, les éléments de son histoire,
l'instruction34(*) qu'il a
reçue, ses croyances, ses souvenirs, ses sentiments, ses
émotions, ses enjeux, ses objectifs, ses mécanismes cognitifs,
ses perceptions... Ces
éléments sont pour la plupart interconnectés
et interdépendants.
Traube (2002) essaye de schématiser ce mélange
complexe sans parvenir à y intégrer tous les
éléments.
Images extraites de Traube (2002) pp.58-59
Émotions et sentiments Commençons par
étudier certaines émotions et sentiments qui
peuvent avoir une influence sur les comportements violents. Parmi celles qui
favorisent l'expression agressive,nous aborderons le sentiment de
dévalorisation, d'impuissance, l'anxiété, la frustration,
la colère, l'orgueil et la fierté. Parmi celles qui permettent
d'éviter l'agressivité, nous étudierons la tristesse,
l'empathie et la compassion. Nous essayerons surtout de bien distinguer le
ressenti intérieur et l'expression, l'actualisation de ce ressenti. La
colère (sentiment élémentaire de
réaction face à un danger ou une menace) est une réponse.
Elle n'apparait qu'après l'apparition d'une menace (qui peut aussi venir
de la personne elle-même) et est liée à l'instinct de
survie. Chez l'être humain cependant, son accumulation, les
mécanismes de dérivation et son utilisation pour des
éléments symboliques vont la détourner de son but
premier (la survie). Ce sentiment est généralement celui qui
précède le plus directement l'agression. Sa gestion va être
un point décisif dans la diminution de la violence. Souvent confondue
avec la première, la frustration amène souvent
à la colère. Elle est définie comme un état
d'insatisfaction induit par le fait de ne pas avoir pu réaliser un
désir. Dès 1939, Dollard et Miller (in Traube 2002) sont
arrivés, après expériences, à la conclusion que la
violence naissait de la frustration. Sans vouloir tomber dans une
causalité simpliste, on ne peut nier l'importance de ce sentiment. Une
quantité considérable de frustration peut naitre d'agressions
subies ou d'autres facteurs externes (cf. chapitres 3.5 et 3.7). En se basant
sur leurs recherches, Berkowitz introduit en 1962 (in Traube 2002),
l'anxiété dans l'équation. Selon lui,
toutes les frustrations ne génèrent pas de pulsions agressives.
Seules celles qui provoquent de l'anxiété vont amener, dans
certains cas, à la violence. Ce « trouble émotionnel se
traduisant par un sentiment indéfinissable
d'insécurité »35(*) pourra provoquer la violence selon l'amplitude de
cette anxiété, selon l'importance de l'évènement
dans l'histoire de l'individu, selon son incapacité à trouver des
stratégies satisfaisantes pour modifier la situation frustrante, selon
le sentiment de danger provoqué par cette insécurité. Le
désir36(*) a aussi une part importante. L'envie de satisfaire un
désir et surtout l'incapacité de pouvoir différer cette
satisfaction va promouvoir l'usage de la violence. C'est ici qu'intervient le
sentiment d'impuissance37(*) à modifier une situation frustrante. Le
désir est là, mais la possibilité de modification absente.
Si on arrive à trouver de l'espoir, à trouver des
stratégies de résolution, la frustration peut se transformer en
énergie positive capable de mobiliser l'individu. Si ce n'est pas le
cas, elle se transforme en énergie destructrice ou en facteur
d'inhibition de l'action et d'apathie généralisée.
L'orgueil38(*) et la fierté39(*) arrivent parfois en
réaction à ce sentiment d'impuissance. Le sujet percevant sont
incapacité fantasme une surpuissance capable d'affronter toutes les
situations. La particularité de ces sentiments est de modifier la
perception du réel. C'est une croyance qui va rendre l'individu
incapable d'évaluer correctement ses capacités et
possibilités. Elle vient masquer le sentiment d'impuissance, mais ne
diminue pas la probabilité d'avoir recours à la violence, bien au
contraire. L'individu n'arrivera pas à penser aux désavantages
que peut avoir son comportement. Le sentiment de
dévalorisation40(*) pourra lui aussi intervenir quand l'individu n'est
pas reconnu, que ses sentiments sont niés ou qu'il pense être
impuissant. Si l'individu ne se considère pas, il aura davantage
tendance à penser qu'il ne vaut pas la peine et à ne pas prendre
en compte les conséquences négatives que peuvent avoir ses actes
sur lui-même (blessure, sanction, emprisonnement...). Ainsi, la violence
semblera plus souvent être une solution adéquate. Il est
impossible de définir précisément quel cocktail de
sentiment peut mener à la violence. Tous ceux cités ici ont un
impact certain, mais ils ne justifient pas à eux seuls le recours
à la violence. (Traube, 2002) La gestion des sentiments a
néanmoins un impact considérable sur la diminution des
comportements agressifs. Tous créent une prédisposition, mais le
recours à la violence n'est jamais systématique. Il existe de
nombreux sentiments qui vont diminuer la probabilité de l'usage de la
violence. Parmi ceux-ci, la tristessepeut être
utilisée comme alternative à la colère. Face à une
frustration, un choix souvent inconscient s'opère entre colère et
tristesse. En termes d'action, cela reviendra à lutter ou à
abandonner. Hahusseau (2006) et d'autres (Goleman, 1999 ; Niel,
1960 ; Dowden et al. 1999) insistent sur l'importance d'accepter ses
sentiments. La colère peut naitre d'un refus d'accepter sa tristesse.
Même si la colère peut amener à l'usage de la violence, la
tristesse n'est pas systématiquement une alternative positive. Elle peut
mener à une inhibition de l'action et à une apathie face aux
difficultés. La colère quant à elle est loin d'être
exclusivement destructrice. Elle peut dans de nombreux cas amener à une
lutte justifiée et une révolte assez saine face à des
injustices par exemple. L'empathie41(*) quant à elle va
s'avérer être un outil formidable pour développer des
interventions. En apprenant à se mettre à la place des autres,
l'individu évalue également l'impact émotionnel de ses
actions chez les autres (Desbiens et Demers in Massé et al., 2006). La
souffrance causée à autrui peut ainsi devenir quelque chose
à éviter. La compassion42(*) viendra donc en
complément pour aider à faire ce choix et ne pas désirer
voir l'autre souffrir. (Traube 2002)
Éducation, représentations et
croyances La violence a une part d'inné, d'inhérent
à l'espèce humaine et à son appartenance au règne
des animaux (homo sapiens : mammifère de l'ordre des primates).
Selon Laborit (1994), l'instinct animal de survie, de prédation, de
compétition et d'angoissedétermine l'agressivité.
Malgré cela, et au-delà des sentiments, l'individu se construit
un système de croyances et une façon de
percevoir le monde fortement liés aux éléments
qu'il a reçu à travers son éducation.
L'usage de la violence est quelque chose qui s'apprend (Traube, 2002 ;
Massé et al. 2006). La famille, les professeurs, les amis,
l'environnement social et les médias vont construire des
représentations chez le sujet. Selon les discours, mais
surtout selon les exemples qu'il observera, la personne va considérer
l'usage de la violence. Chez certains, l'éducation va réellement
façonner une propension à l'agressivité. Si l'individu a
appris qu'être violent ne posait pas de problèmes moraux ou
sociaux, s'il a appris que c'était une stratégie efficace pour
satisfaire ses désirs, s'il a appris qu'il n'était pas
nécessaire d'attendre entre le désir et sa satisfaction, rien ne
l'empêchera d'utiliser la violence sans modération. Cela peut se
faire d'une manière anodine quand, par exemple, des parents
réagissent aux crises de colère d'un enfant en satisfaisant son
désir. L'usage de la violence que la personne va observer ou subir, va
renforcer la croyance qu'être violent fait partie de la normalité.
Le sujet va ainsi reproduire ce comportement. De plus, si les
éléments moraux de son environnement approuvent la violence,
celle-ci aura toutes les chances de faire partie de sa vie. Il est à
noter que les exemples réels auront beaucoup plus d'impact que les
exemples fictifs. Voir des proches se battre ou même voir des
scènes de violence dans un journal parlé aura plus d'impact que
les scènes de guerre d'un film de fiction (Traube 2002).
Chez les enfants comme chez les adultes, les différentes
expériences vécues et l'éducation (sous toutes ses formes)
vont façonner la perception du monde. L'individu pourra
percevoir le monde et les personnes qui l'entourent comme menaçants ou
sécurisants. Les évènements de la petite enfance et la
relation avec la mère auront un impact important (Traube 2002). Si, pour
une raison ou une autre, le sujet considère (à tort ou à
raison) les autres individus ou un groupe d'individus comme menaçant, il
interprètera leurs attitudes, leurs gestes et leurs paroles à
travers un prisme déformant. Il s'attend à ce que les autres
soient hostiles, il interprétera leurs actions comme étant de
nature à lui nuire et pourra réagir agressivement (Vanaubel,
2010). D'un point de vue extérieur, le sujet sera l'agresseur. De son
point de vue et à cause de sa perception déformée, il sera
en train de se défendre. L'orgueil et la fierté, comme nous
l'avons vu, vont également agir comme des prismes déformant la
réalité et amenant plus facilement l'individu à recourir
à la violence.
Instruction et capacités intellectuelles Des
mécanismes cognitifs entrent aussi en jeu. Des
études menées à Philadelphie et à Copenhague ont
mis en avant le lien entre faible QI et usage de la violence. (Krug, Dahlberg,
Mercy,Zwi et Lozano-Ascencio, 2002) D'autres facteurs concordants intervenaient
dans l'étude comme un faible niveau socio-économique. Ross et
Fabiano (1985 in Vanaubel, 2010) ont émis l'hypothèse que les
jeunes étaient agressifs à cause de leur impulsivité. Ils
pensent qu'ils ont de réelles difficultés à mettre un
espace de réflexion entre un stimulus et la réaction à ce
stimulus.
Dans le même registre, de très nombreuses
études ont démontré le lien existant entre
criminalité et niveau d'étude. Les institutions
internationales les plus sérieuses en font une priorité (UNESCO,
OCDE). Même si les mécanismes de cet état de fait sont,
à ma connaissance, encore mal étudiés, le constat est sans
appel : plus un individu à un haut niveau d'étude, moins il
commettra d'actes criminels. (National Office of Literacy and Learning, Human
Resources and Social Development Canada, 2007; UNESCO, 1994; OCDE, 2007; Puech,
2006). Sans vouloir faire le raccourci entre criminalité et violence,
d'autres études (Tardif, 2005) font le même constat entre niveau
d'études et usage de la violence. Je peux émettre plusieurs
hypothèses plausibles. La première étant que l'individu
instruit à généralement une meilleure situation
socio-économique. Cet aspect peut avoir un impact (cf. chapitre 3.7). La
deuxième étant que l'instruction améliore les
capacités cognitives. L'instruction pourrait permettre d'installer un
espace de réflexion entre le stimulus et l'action. Elle pourrait aussi
rendre la personne plus apte à évaluer les situations et à
réfléchir à d'autres façons moins destructrices de
réagir.Mbanzoulou (2000) explique que le fait de réussir une
formation qualifiante est le meilleur moyen d'éviter la
récidive.
Interventions pratiques : revue de la littérature
Il existe plusieurs types d'intervention qui peuvent servir tant
à prévenir la violence qu'à la traiter chez des personnes
qui y ont recours habituellement. Certaines des actions éducatives
présentées ici auraient pu trouver leur place dans le chapitre
4.2 : résultantes intrapsychiques. Et inversement, pour
éviter les répétitions, nous aborderons les pistes
suivantes dans le chapitre 4.2 : apprentissage à différer la
satisfaction, développement moral, dérivation et gestion des
émotions.
Verbalisation Plusieurs types d'intervention (cf.
chapitre 5) vont baser leur action sur une amélioration des
capacités de communication. Parmi celles-ci, l'une des plus
fréquentes est l'amélioration de la capacité à
utiliser la parole pour exprimer ses émotions et ses difficultés
avant que celles-ci n'explosent en action violente. Il est nettement moins
violent de dire « je veux te tuer » que d'essayer de le
faire. Cela permet dans de nombreux cas de faire l'économie de l'action
et de diminuer considérablement la tension intrapsychique. Il y a donc,
selon Dhaene (2012) et Traube (2002), un grand intérêt à
apprendre aux personnes à verbaliser43(*), surtout dans les moments de
tension. C'est un élément de base de plusieurs méthodes
d'apprentissage de gestion des émotions (cf. chapitre 4.2) et la part
fondamentale de presque tous les travaux d'analyse en psychologie. De plus, on
a observé chez les détenus auteurs de crimes violents (Traube,
2002 ;Mbanzoulou, 2000) une pauvreté dans l'utilisation du langage
verbal.
Empathie Nadia Desbiens et Sarah Demers (in
Massé et al., 2006) proposent une intervention permettant de
développer l'empathie. Elles identifient trois
composantes à cette habilité sociale (Feshbach et Feshbach, 1982
in Massé et al., 2006) la reconnaissance du sentiment, l'adoption de la
perspective d'autrui et la réponse émotive. Elles vont travailler
l'écoute active, la capacité d'imagination, des stratégies
d'observation, de compréhension et d'identification des émotions.
La part de leur programme (destiné à l'origine aux enfants)
adaptable pour un public adulte utilise des jeux de rôles dont le but est
d'obtenir une rétroaction. Par exemple, un participant met en
scène une situation où il ressent quelque chose (tristesse,
colère, gène...) et son partenaire, en utilisant l'écoute
active, lui fait part de ce qu'il perçoit en lui (« tu es en
colère ? »). Avec l'habitude, les participants
s'entrainent à reconnaitre et à prêter attention aux
sentiments des autres.
Imagination L'imagination, le
fantasme44(*), permet de
ne pas avoir besoin d'un recours à l'action violente (Traube, 2002).
Tout comme la verbalisation, s'imaginer en train de violenter quelqu'un qui
nous énerve peut permettre de faire l'économie de l'action et de
diminuer considérablement la tension intrapsychique. On a aussi
constaté une pauvreté imaginative chez les personnes
incarcérées (Mbanzoulou 2000). Il est possible de
développer l'imagination en utilisant des activités culturelles
et artistiques. La visualisation, utilisée dans différentes
pratiques de relaxation (Lesouple, 2014), permet également de travailler
l'imagination.
Vécu émotionnel Parmi les interventions
les plus adaptées pour les éducateurs, surtout pour travailler
l'intrapsychique, il est conseillé de traiter et de reconnaitre
le vécu émotionnel du public avec lequel on travaille.
Cela se fait simplement en discutant, en écoutant les
bénéficiaires, mais surtout en acceptant leurs émotions
quelles qu'elles soient. Il est parfaitement humain de ressentir des sentiments
comme la rage, la haine, le dégout, la colère ou la frustration.
Le problème arrive quand ces sentiments sont actualisés de
manière à nuire aux autres (Traube, 2002). L'écoute
active45(*), mais aussi
une observation des bénéficiaires (afin de déceler
d'éventuelles difficultés non verbalisées) permet de
mettre cela en pratique efficacement.
Réflexion Born et Chevalier (in Lepot Froment,
1996) proposent une technique pour apprendre à mettre un temps
entre stimuli et action et améliorer le traitement de
l'information. Elle s'articule en trois attitudes : accepter que
les problèmes fassent partie de l'existence, reconnaitre une situation
problématique quand elle se produit et se rendre compte qu'il est
possible de ne pas réagir immédiatement. Pour cela, 4
étapes d'apprentissage : définir et analyser le
problème rationnellement, produire des pistes de solution, en choisir
une et évaluer son impact. Ils utilisèrent cette méthode
auprès d'adolescents délinquants. J'ai trouvé leur
intervention très pertinente, mais il manquait, selon moi, un
élément faisant défaut dans beaucoup d'interventions
pensées et testées par des universitaires. En voyant la
façon dont ils intervenaient sur le terrain, j'ai remarqué qu'ils
avaient fait peu d'efforts pour adapter leur message au public ciblé.
C'est un élément qui parait anodin, mais qui peut ruiner une
intervention. Si nous n'adaptons pas notre vocabulaire et notre manière
de communiquer, on risque tout simplement de ne pas réussir à
passer notre message. Personnellement, j'essaye de toujours faire cet effort
pour améliorer la réception du message que je tente de faire
passer.
Sport L'utilisation du sport comme
moyen d'évacuer les tensions intrapsychiques n'est plus à prouver
(Pichot, 2005 ; Sempé, Gendron, Bodin, 2007 ; Mbanzoulou,
2000). Il n'est pas indispensable d'utiliser les sports de combat à cet
effet. Ils peuvent en effet avoir un double aspect contradictoire :
apaisant et renforçant la violence. Par contre, tous les sports dits de
frappe (football, tennis, squash...) où un objet est frappé sans
que ce cela exprime une forme de violence interpersonnelle, sont très
efficaces (Traube 2002). Ils permettent de diminuer la tension intrapsychique
et d'exprimer colère et frustration sans nuire à autrui.
Sur le terrain : observations et interventions
personnelles
Vécu émotionnel Une des parties
importantes de notre travail à Kick Off est de traiter et
reconnaitre les émotions ainsi que le vécu de nos
participants. Nous avons, pour pouvoir réaliser cela,
dégagé du temps et de l'espace. Il y a presque toujours un espace
(bureau, terrasse ou cave aménagée avec des canapés) et un
travailleur qui peut se rendre disponible pour avoir une discussion en
privé. Après avoir fait un relevé du journal de bord de la
session 2, j'ai constaté que nous avons relevé une moyenne de 1,2
entretiens spontanés par jour (malheureusement, le journal de bord ne
reprend pas systématiquement ces conversations). Et c'est sans compter
les entretiens individuels prévus dans le planning (un par mois
minimum). Les pauses sont aussi des moments privilégiés pour ces
conversations. La moitié de l'équipe et 72% des sujets
étudiés fument, ce qui ouvre un espace supplémentaire pour
les discussions informelles. Nous sommes également très attentifs
à l'attitude et au non verbal des participants. Nous proposons,
dès que nous observons des contrariétés, un mal-être
ou un énervement, la possibilité d'en parler. Dans ces moments,
nous pratiquons l'écoute active, ne portons aucun jugement sur les
sentiments et les aidons à verbaliser, autant que possible, ces
sentiments. De notre observation, de leurs avis (évaluation du projet
par les participants, avis des sujets 1, 2 et 7 et d'autres participants du
projet), ces discussions leur ont permis de se calmer et d'éviter de
s'énerver. Les sujets abordés parlaient beaucoup de frustration
(vis-à-vis de difficultés personnelles) ou d'énervements
(dans les relations entre participants ou avec l'équipe). Nous avons
considérablement augmenté cet aspect du projet dans la session 2
et espérons pouvoir continuer ainsi dans la session 3.
Réflexion Parmi les difficultés
abordées dans les discussions en privé, de nombreuses
s'associaient d'une recherche de solution. Dans de nombreux cas, l'idée
privilégiée était assez peu réfléchie.
À part chez le sujet 6, nous avons observé chez tous les sujets
des difficultés à mettre un moment de réflexion
entre le stimulus et la réaction. Voici, simplement pour donner
une idée, quelques paroles de participants.
· Sujet 2 « Ou alors, je peux commettre un
vol ». « Si je le revois, je vais le tuer. »
· Sujet 3 « Ah, moi je vais me remettre à
déconner, de toute façon c'est ça qu'ils [justice]
veulent ».
· Sujet 1 « De toute façon je ne sais pas
payer alors à quoi ça sert que j'ouvre la
lettre ? »
· Membre de l'équipe « Je peux t'aider pour
quelque chose ? » Sujet 5 (sérieusement) « Peut
être bien. Trouve-moi une kalach46(*), moi je vais tuer tout le monde ici. »
Nous n'avions pas, à ce moment, connaissance du travail de
Born et Chevalier (in Lepot-Froment, 1996) et pourtant, la méthode que
nous utilisions était similaire. Nous leur apprenions à installer
une analyse du problème et une réflexion pour la
solution. Nous procédions tout d'abord (après avoir fait
la reconnaissance des émotions) en les aidant à rationaliser et
à analyser le problème : qu'est-ce qu'il s'est passé
(faits) ? Qu'est-ce qui t'a posé problème ? Ensuite,
nous leur demandions de penser aux conséquences de la réaction
qu'ils avaient imaginée ou qu'ils utilisaient : que va-t-il
t'arriver quoi si tu fais ça ? Et, troisièmement, nous leur
demandions s'ils pouvaient penser à des solutions plus productives et
efficaces. Ce n'est qu'à ce moment et si le participant n'avait pas
trouvé de solution satisfaisante, que nous apportions des idées.
Progressivement, une partie des participants se sont mis à faire
spontanément cette gymnastique intellectuelle. Selon l'avis et
l'observation de l'équipe, les sujets 1, 2, 3 et 7 ont
démontré une amélioration de la capacité de penser
avant de réagir. Toujours selon l'avis et l'observation de
l'équipe, ce sera durable pour le sujet 7 qui avait déjà
commencé à acquérir cette compétence avant de
participer au projet.
Sport L'utilisation du sport a
été prévue dès la genèse du projet Kick Off.
De toutes les activités qui avaient été prévues au
départ, c'est la seule (avec l'embellissement du quartier cf. chapitre
3.7) qui a été gardée. Les participants font un
après-midi de sport toutes les deux semaines (une fois par semaine en
session 1). Nous pratiquons essentiellement la boxe, mais aussi le football, le
fitness et d'autres sports. Le but de cette activité est double :
d'une part, elle vise à évacuer les tensions et d'autre part
à remettre les participants en bonne condition physique. Aucun des
sujets n'a mentionné dans l'évaluation l'effet apaisant de
l'activité sportive (seul un autre participant l'a fait). Ils ont par
contre parlé de l'effet revigorant qu'avait cette activité. Nous
ne sommes pas en mesure d'évaluer l'effet de cette activité sur
les comportements violents. Nous faisons confiance aux différentes
études menées sur le sujet. Par contre, nous avons disposé
dans la cave de nos locaux un sac de boxe accessible par les
participants quand ils le désirent. Ils peuvent l'utiliser (et
l'utilisent) afin de se calmer s'ils sont énervés. Ce sac a
été utilisé au moins une fois par tous les sujets sauf le
sujet 4 (à l'exception du sujet 6 qui est parti avant son installation).
Nous avons pu donc constater l'efficacité de ce procédé.
Lors de la session 1, nous avons remarqué que les participants se
moquaient de celui qui allait utiliser le sac quand il était
énervé. Ce type d'attitude était vraiment
inadéquat. Se moquer de quelqu'un au bord de l'explosion est une
attitude très risquée. Aux sessions 2 et 3, j'ai donc
insisté (en leur expliquant pourquoi) auprès des participants
pour qu'ils ne fassent pas cela. Ils ont respecté cette injonction. De
plus, comme la cave était souvent utilisée en session 2, le fait
que quelqu'un descende ne paraissait pas inhabituel. Quand nous percevions
qu'une personne était en train d'utiliser le sac, nous attendions un peu
et puis l'un de nous allait parler avec lui. Seul un point nous a
questionnés quant à l'utilisation de ce sac. Deux des
participants se sont blessés les mains à force de frapper dans ce
sac tellement leur colère était importante. Une fois, un membre
de l'équipe a dû arrêter l'un deux. Ils ont cela fait
malgré la disponibilité de gants et de bandages faits pour la
boxe. L'hypothèse que j'émets est que, d'une certaine
manière, ils désiraient souffrir ou se blesser.
Instruction En tant que responsable de la remise
à niveau de la session 2, j'ai pu observer que les participants avaient
un faible niveau d'instruction. D'après les tests
réalisés avec eux, ils avaient un niveau de français et de
mathématique équivalent (sujets 4, 5 et 6) ou inférieur
(sujets 1, 2, 3 et 7) à celui un enfant de 6ème
primaire. Ils possédaient tous leur CEB47(*) et certains avaient leur CESI48(*). Les sujets 1, 2, 4, 6 et 7
n'avaient pas d'adresse email et ne savaient pas comment utiliser ce moyen de
communication indispensable aujourd'hui à une recherche d'emploi. Dans
le projet Kick Off, il est prévu de faire de la remise à
niveau en utilisant une pédagogie différente de celle
utilisée dans les écoles classiques. En effet, ils ont tous eu
une relation plus ou moins compliquée avec les institutions scolaires et
peuvent facilement se bloquer quand nous utilisons des pédagogies
classiques. Nous utilisons donc des pédagogies actives.
Le but de la remise à niveau que nous faisons avec eux est de les
réhabituer à utiliser l'écrit, les ordinateurs et à
calculer afin que leurs lacunes dans ces domaines ne soient pas un obstacle
pour pouvoir commencer une formation. L'un des buts du projet est de pouvoir
ramener les participants vers le circuit classique de formation. Il est
prévu dans le projet Kick Off de pouvoir accompagner ceux qui le
désirent pour passer leur CESS49(*) via le Jury Central. « Les jurys, une
filière alternative d'épreuves, vous permettent d'obtenir un
diplôme en dehors des voies traditionnelles. Chaque année, les
communautés organisent des sessions d'examens pour l'enseignement
fondamental, l'enseignement secondaire (général, technique,
artistique et professionnel) et pour certaines filières de
l'enseignement supérieur non-universitaire. »50(*)Aucun des participants n'a,
jusqu'à aujourd'hui, désiré y avoir recours. Pour faire
cette remise à niveau, nous utilisons quatre moyens différents.
Il y a d'abord un projet d'écriture. Les participants
écrivent ensemble un petit livre sur des sujets décidés
démocratiquement. Dans ce livre, chaque participant écrit une
partie du texte. Ils commencent par choisir un sujet, ensuite ils font des
recherches. Ils se mettent à écrire le texte sur papier puis avec
un ordinateur.Ils choisissent des illustrations sur internet et l'équipe
les aide à corriger le texte. Tous ont été très
impressionnés par le résultat obtenu, mais certains ont eu du mal
à trouver un intérêt à cette démarche.
Imagesextraites du livre produit par le projet de remise
à niveau de la session 2
Deuxièmement, nous profitons des chantiers que nous
réalisons avec eux pour faire des exercices de calcul ancrés dans
la pratique de terrain. Il faut par exemple mesurer et calculer la surface d'un
mur pour connaitre la quantité de peinture à acheter. Il faut
faire un calcul de proportion afin d'adapter une recette de cookies pour
pouvoir en produire une centaine.
Troisièmement, en faisant leur CV et leurs lettres de
motivations, ils travaillent leurs compétences en informatique et en
français.
Pour finir, selon leurs demandes, nous réalisons des cours
particuliers dans certains domaines. Durant la session deux, plusieurs
participants (4 dont le sujet 1 et 2) ont fait des demandes pour travailler
l'écriture, les pourcentages, la formulation de phrases, le calcul
écrit... Nous avons pu répondre à leur demande en
utilisant les pauses et le moment de l'arrivée le matin pour entrainer
ces compétences. Cela s'est avéré efficace, mais fatiguant
pour le membre de l'équipe qui s'en occupait. Il n'était pas
possible, quand l'activité était plus intense, de s'en occuper.
Pour la session 3, nous avons donc décidé d'utiliser le temps
consacré aux entretiens individuels pour faire cela. En effet, ce temps
(un après-midi par semaine) était plus que suffisant pour que les
référents puissent s'entretenir avec les participants dont ils
étaient responsables. Ainsi, nous pourrons pour la remise à
niveau, réaliser des accompagnements plus individualisés.
Valeurs Pour clôturer ce chapitre, je parlerai
de ce que nous avons perçu de leur éducation et de leur
système de valeurs. C'est bien évidemment un
élément individuel qui est différent chez chaque sujet
étudié et pour chaque comportement. J'ai eu l'impression de
pouvoir quand même dégager trois types de fonctionnement par
comportement. Pour la plupart, un apprentissage des règles
légales et des habitudes sociales positives avait été fait
à un moment de leur vie. Ils avaient plus tard décidé
d'agir à l'encontre de cet apprentissage. Cela avait pour
résultat qu'ils se trouvaient à plusieurs moments dans un dilemme
à devoir faire un choix entre une attitude ou l'autre (sujets 7, 4, 2 et
3). Pour d'autres, l'apprentissage n'avait pas été fait ou ils
avaient appris, dès leur plus jeune âge, que le comportement
asocial (comme l'usage de la violence) était positif. Cela se marquait
assez fort chez le sujet 2, qui ne considérait pas l'usage de la
violence comme problématique jusqu'à ce qu'on lui montre les
conséquences de ses actes. Chez le sujet 1, le non-respect des
règles financières ou administratives paraissait normal. Il
expliquait, par exemple, dans un entretien d'embauche qu'il avait
falsifié son certificat de bonne vie et moeurs, et ce, sans que cela lui
paraisse inadéquat. Quand nous leur posions des questions, il
apparaissait que cela avait fait partie de leur éducation. Le
troisième type de fonctionnement (sujets 3 et 6) se repère chez
des sujets qui ont des valeurs morales clairement définies (en
opposition avec les valeurs acceptées par la société) et
qui, dès que c'est nécessaire, savent feinter avec adresse les
valeurs morales socialement acceptées. Pourquoi faire cette distinction
en 3 modes de fonctionnement ? Parce qu'une intervention peut avoir un
excellent effet sur l'un et pas sur l'autre. À un moment de la session
2, nous avons observé que le sujet 7 (fonctionnement 1)
commençait à dériver à nouveau vers des
comportements criminels. Dans un entretien individuel, son
référent lui a fait part de cette observation et des
conséquences qui pouvaient en découler. Le sujet 7 a
été immédiatement d'accord avec ce rappel à l'ordre
et a retrouvé un comportement dans la légalité. Le sujet 7
était en train d'hésiter entre des valeurs opposées, il
fallait juste pousser un petit peu pour que la balance penche du
côté des valeurs socialement acceptées. Pour le sujet 2
(fonctionnement 2), nous avons dû lui faire "découvrir" ce que ces
comportements violents pouvaient causer comme dommage (surtout à
lui-même). Avec le sujet 1 (fonctionnement 2), nous avons essayé
un recadrage classique (comme avec le sujet 7). Nous nous sommes heurtés
à une totale incompréhension de sa part. Ce qui nous semblait
logique (ne pas mentionner des actes illégaux dans un entretien
d'embauche) ne l'était pas pour lui. Il s'est mis en colère. Avec
les sujets 3 et 6 (fonctionnement 3), les interventions se sont
avérées beaucoup plus compliquées à mettre en
place, car il nous était difficile de savoir si le sujet feintait ou
était sincère. Personnellement, j'étais très
heureux quand j'arrivais à avoir avec eux une conversation que je
percevais comme sincère. C'est quelque chose que mes trois
collègues sont arrivés à faire beaucoup mieux que moi
(avec les sujets 3 et 6entre autres). Peut-être s'agit-il simplement
d'affinités ou d'aversions interpersonnelles. Malgré cela, je
suis actuellement à la recherche de techniques qui pourraient me
permettre d'avoir des relations plus aisées avec les participants. Je me
demande si, personnellement, je ne fonctionne pas un peu comme eux avec des
comportements qui manquent de sincérité. C'est un
élément auquel je prête maintenant une attention toute
particulière. J'espère pouvoir l'améliorer.
* 34 Je vais ici séparer
l'instruction de l'éducation. L'instruction est ce qui concerne
l'apprentissage des savoirs tandis que l'éducation est ce qui concerne
l'apprentissage des comportements et des croyances.
* 35 Larousse.fr
Dictionnaire de Français : Anxiété. En ligne
http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/anxiété/4369
consulté le 2 mars 2014
* 36 « Tendance vers
un objet connu ou imaginé ; prise de conscience de cette
tendance. » (Le Petit Robert de la langue française 2014)
* 37 « Manque de
puissance, de moyens suffisants pour faire quelque chose » (Le Petit
Robert de la langue française 2014)
* 38 « Opinion
très avantageuse, le plus souvent exagérée, que quelqu'un
a de sa valeur personnelle aux dépens de la considération due
à autrui. » (Le Petit Robert de la langue française
2014)
* 39
« Caractère d'une personne qui se croit supérieure aux
autres, s'enorgueillit d'avantages réels ou supposés. Attitude
arrogante. »(Le Petit Robert de la langue française 2014)
* 40 « Diminution de
la valeur. »(Le Petit Robert de la langue française 2014)
* 41 « Faculté
de s'identifier à quelqu'un, de ressentir ce qu'il ressent. »
(Le Petit Robert de la langue française 2014)
* 42 « Sentiment qui
porte à plaindre et partager les maux d'autrui. Humanité,
sensibilité. »(Le Petit Robert de la langue française
2014)
* 43 « Exprimer,
extérioriser au moyen du langage » (Le Petit Robert de la
langue française 2014)
* 44 « Production de
l'imagination par laquelle le moi cherche à échapper à
l'emprise de la réalité. » (Le Petit Robert de la
langue française 2014)
* 45
« L'écoute active est un concept développé
à partir des travaux du psychologue américain Carl Rogers. Elle
est également nommée écoute bienveillante. Initialement
conçue pour l'accompagnement de l'expression des émotions, elle
est opérationnelle dans les situations de face-à-face où
le professionnel écoute activement l'autre. Elle consiste à
mettre en mots les émotions et sentiments exprimés de
manière tacite ou implicite par l'interlocuteur. L'écoute active
est plus fine que la reformulation en ce qu'elle ne se limite pas à dire
autrement ce qu'une personne vient d'exprimer, mais de décoder la
dimension affective généralement non
verbalisée. » (Wikipédia (2013) Écoute
active. En ligne http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89coute_active
consulté le 20 mars 2014)
* 46 Diminutif de kalachnikov,
fusil mitrailleur russe (AK47)
* 47 Certificat d'Études
de Base. Délivré à la fin des six années
d'études primaires
* 48 Certificat d'Études
Secondaires Inférieures. Délivré après 3
années d'études secondaires
* 49 Certificat d'Études
Secondaires Supérieures. Délivré à la fin des
études secondaires
* 50 Portail Belgium.be
informations et services officiels. En ligne
http://www.belgium.be/fr/formation/enseignement/jury_central/ consulté
le 6 mars 2014
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