23 Selon la définition des concepts du recensement de
la population donnée par l'INSEE, un immigré est une personne
née étrangère à l'étranger et
résidant en France. Les personnes nées françaises à
l'étranger et vivant en France ne sont donc pas comptabilisées.
Certains immigrés ont pu devenir français, les autres restent
étrangers. Les populations étrangères et immigrées
ne se confondent pas : un immigré n'est pas nécessairement
étranger et réciproquement, certains étrangers sont
nés en France (essentiellement des mineurs). La qualité
d'immigré est permanente : un individu continue à appartenir
à la population immigrée même s'il devient français
par acquisition de la nationalité. C'est le pays de naissance, et non la
nationalité à la naissance, qui définit l'origine
géographique d'un immigré.
Comme nous l'avons dit - selon l'INSEE (2010) - vivent sur
Montpellier 5160 personnes immigrées de plus de 55 ans qui sont
nées dans un pays du Maghreb. En effet, sur les immigrés de cette
tranche d'âge, vivant à Montpellier : 3358 sont nés au
Maroc, 1368 en Algérie et 434 en Tunisie. Il est important de noter que
sur les 4726 Algérien-e-s et Marocain-e-s de plus de 55 ans vivant
à Montpellier, 2904 sont des hommes et seulement 1904 sont des femmes.
Cette tranche d'âge est ainsi marquée par une
surreprésentation masculine que l'on ne trouve pas chez les autres
tranches d'âge, notamment la plus jeune. Cette surreprésentation
est d'autant plus marquante chez les personnes nées au Maroc. En effet,
sur les 3358 individus de plus de 55 ans nés au Maroc, 2135 sont des
hommes et 1223 sont des femmes. Parmi ces personnes, certaines sont
arrivées en France récemment, au cours des 10
dernières années, à un âge déjà
avancé24. Cependant, la grande majorité fait partie de
la génération d'immigrés arrivée - via le
système de contrats pour les hommes et via le regroupement familial pour
les femmes - durant les Trente glorieuses.
Toujours selon l'INSEE (2010), 2607 immigré-e-s
né-e-s au Maroc, en Algérie ou en Tunisie seraient à la
retraite ou en préretraite, sur la commune de Montpellier. Chez ces
retraité-e-s ou préretraité-e-s immigré-e-s
nord-africain-e-s de Montpellier, il y a aussi une surreprésentation
masculine. Cette dernière est aussi particulièrement importante
chez les « natifs du Maroc » dont 1207 sont des hommes et seulement
399 sont des femmes, sur un total de 1606 retraité-e-s ou
préretraité-e-s né-e-s au Maroc.
Concernant cette surreprésentation masculine chez les
immigré-e-s Nord-Africaine-s âgé-e-s de plus de 55 et/ou
retraité-e-s et préretraité-e-s, il y a d'autres
données à prendre en compte telle que la surreprésentation
féminine dans le type d'activité dit « femmes ou hommes au
foyer ». En effet, sur les 3145 immigré-e-s nord-africain-e-s de
plus de 15 ans qui sont dans ce type d'activité, 3042 sont des femmes et
seulement 103 sont des hommes. Les « femmes au foyer » qui
n'ont jamais ou très peu pratiqué d'activités
professionnelles déclarées n'ont donc pas de retraite ni
de préretraite.
Cela explique en partie le faible taux de femmes
immigrées nord-africaines qui sont en retraite ou en préretraite.
Cependant, il est possible de confirmer la spécificité masculine
de la population immigrée âgée nord-africaine, marocaine en
particulier (2/3 des « né-e-s au Maroc » de plus de 55 ans
sont des hommes). Ces chiffres laissent aussi entrevoir le fait que beaucoup
d'hommes immigrés âgés nord-africains sont seuls.
Nous n'avons pas trouvé de données INSEE sur les
ménages immigrés montpelliérains constitués d'une
seule personne, ou sur le nombre d'hommes (immigrés) dont la femme et
les enfants sont restés dans le pays d'origine. Cependant, nous avons pu
nous procurer certaines données d'Adoma (ex Sonacotra). L'organisme -
national - gère
24 Il est important de noter que plusieurs femmes de plus de
55 ans que nous avons rencontrées, sont venues seules pour rejoindre
leurs maris et sont passées par une phase « sans papiers » de
plusieurs années avant d'être - pour certaines -
régularisées.
Le reste de la population étudiée ici vit dans
les quartiers populaires de la ville et plus particulièrement à
La Paillade (où se trouve déjà le foyer Le
Bosquet) et à Figuerolles-Gambetta. A Montpellier, se
trouve également une petite pension de famille - avec
22 chambres occupées principalement par de vieux migrants
maghrébins seuls - également gérée par la nouvelle
Adoma, (ancienne Sonacotra) et qui se situe dans le quartier de
Figuerolles-Gambetta.
Les quartiers populaires de La Paillade et de
Figuerolles-Gambetta, quant à eux, connaissent - comme beaucoup de
quartiers populaires - un niveau de précarité supérieur au
reste de la ville : plus de chômage, plus de personnes vivant en dessous
du seuil de pauvreté, plus de personnes dépendantes des minimas
sociaux étatiques. Le paysage social et urbain de ces quartiers est :
26 Rappelons ici que les personnes vivent seules dans des
chambres qui font, en général, 9m2. En effet, au foyer
Le Bosquet, sur les 177 chambres, 141 font
9m2. Le foyer Pére Soulas est
construit sur le même modèle.
En effet, pour les personnes âgées isolées
qui sont au centre de notre étude, les quartiers de Figuerolles-Gambetta
et de La Paillade constituent des « pôles » autour desquels se
structure la sociabilité de proximité de ce groupe d'individus.
Si tel peut être le cas pour l'ensemble de la communauté
maghrébine de Montpellier et de sa région, cela est
d'autant plus vrai pour ces personnes retraitées contraintes au
célibat et à un mode de vie particulier.
D'une part, ces pôles de sociabilité s'organisent
autour des marchés quotidiens qui ont lieu dans ces quartiers et autour
des bars, cafés et petits restaurants familiaux qui s'y trouvent. Les
célibataires contraints vont y manger le couscous du vendredi pendant
que les familles le préparent et le mangent ensemble à la
maison.
D'autre part, ces pôles de sociabilité se
structurent autour des nombreux commerces de proximité que comptent ces
quartiers populaires : boucheries halal, primeurs, coiffeurs, bazars,
téléboutiques (pour communiquer par téléphone,
à moindre prix, avec le pays d'origine).
Ces derniers ont une certaine importance, notamment pour ceux
qui ne savent pas lire, écrire et/ou parler le Français
et qui n'ont personne dans leur entourage pour les aider dans ces
démarches. A Figuerolles-Gambetta se trouvent également deux
établissements
27 La Caisses d'Assurance Retraite et de la Santé au
Travail est un organisme du régime général de la
Sécurité Sociale ayant une compétence régionale.
Les retraités du domaine de l'industrie et du BTP dépendent de la
CARSAT pour leur retraite et pour les éventuelles aides de
compléments de retraite. Les ouvriers agricoles eux dépendent de
la MSA.
28 La Mutualité Sociale Agricole est l'organisme de
protection sociale des salariés et exploitants du secteur agricole en
France. Les ouvriers agricoles retraités dépendent de cette
MSA.
bancaires marocains (Banque Chaabi et Attijariwafa Bank) qui
proposent des services bancaires en direction de la communauté marocaine
tels que la possibilité de transférer facilement l'argent - de la
retraite - vers le Maroc, ou encore des assurances pour le
rapatriement des corps, en cas de décès.
Ainsi, si le quartier de Figuerolles-Gambetta ou de La
Paillade ne constituent pas déjà le lieu de
résidence, le fait de s'y rendre - en tant qu'immigré
nord-africain montpelliérain - se fait pour diverses
raisons qui souvent se cumulent entre elles : faire des provisions ou des
achats spécifiques, rencontrer des amis, de la famille ou de nouvelles
personnes, parler et entendre sa langue maternelle, faire des démarches
administratives, manger certains plats du pays d'origine, boire un
verre, téléphoner au pays.
De cette manière, le quartier Figuerolles-Gambetta
notamment, de par son positionnement en centre ville et ses
spécificités sociales et urbaines est « le quartier arabe
» de Montpellier, tout comme Barbès l'est pour Paris, La
Guillotière, pour Lyon et Saint Michel pour Bordeaux. La Paillade quant
à lui, est un quartier comparable à tant d'autres quartiers de
nombre de villes françaises.
A l'origine et au centre de ce projet de recherche, se
trouvent les permanences de la section montpelliéraine de
l'Association des Travailleurs Maghrébin de
France, l'ATMF29.
Celles-ci sont consacrées à l'information,
l'écoute et l'orientation sanitaire et sociale des immigré-e-s
nord-africain-e-s âgé-e-s et/ou retraité-e-s.
Ces permanences qui se font à Montpellier depuis 2011 -
avec plus ou moins de succès, selon le nombre de bénévoles
disponibles - ont été le lieu d'une importante série de
discussions collectives et de demandes concernant les droits sociaux, les
problèmes vécus par les retraité-e-s et le logement. Dans
ces discussions, le public est souvent constitué d'anciens travailleurs
des secteurs du bâtiment, de l'industrie et de l'agriculture, dont la
trajectoire migratoire a été construite par un processus
systémique qui continue d'agir aujourd'hui.
Ainsi, les personnes qui viennent à ces permanences ont
toutes des difficultés dans l'accès à leurs droits
sociaux et à la libre circulation. La grande majorité est venue
en France dans le cadre des systèmes de contrat et de
recrutement décrits précédemment. Lorsqu'il s'agit de
retraités, leurs revenus sont souvent très faibles, avec une
forte dépendance aux aides sociales et à l'administration, ils
sont de ce fait, exposés à l'arbitraire qui peut en
découler.
Aux soucis - liés à la nature et au poids de
tout ce qui est administratif en France - qui touchent l'ensemble des personnes
qui sont souvent amenées à avoir affaire aux administrations,
s'ajoutent des problèmes de compréhension de la langue
française qu'elle soit écrite ou parlée, et
l'indifférence des services publics, pourtant au fait de ces
problèmes, face à de telles situations.
Dès lors, les démarches administratives de ce
groupe de personnes tournent vite au parcours du combattant. Ainsi, les
personnes âgées immigré-e-s nord-africain-e-s qui
viennent aux permanences, sont souvent isolées, parce qu'elles
n'ont personne dans leur entourage qui pourrait les aider dans leurs
démarches administratives.
La méthode de travail de cette étude repose sur
une enquête qualitative, visant à examiner de façon
approfondie d'une part, les échanges que nous avons eus avec les
personnes qui se sont présentées aux permanences tenues
au sein de l'association et leurs récits de vie, d'autre part.
Cette étude a pour but de mener à bien une investigation
sur la
trajectoire des migrant-e-s nord-africain-e-s
âgé-e-s et isolé-e-s de Montpellier et sur leurs
mobilités ou immobilités à l'échelle transnationale
et locale.
Nous considérons que ces anciens, à la fois
travailleurs « célibatérisés » et à la
marge, travailleurs postcoloniaux (Nord-Africains) et travailleurs du
bâtiment, de l'industrie ou de l'agriculture, ont une trajectoire
commune. Ainsi, les informations individuelles que nous avons
recueillies concernant la trajectoire migratoire et les mobilités /
immobilités ont une portée et une signification collectives.
De cette manière, sont identifiées les personnes
isolées qui constituent notre échantillon : les personnes seules,
dans le sens ou leur famille est dans le pays d'origine, ou encore les couples
dont le reste de la famille (les enfants adultes maintenant) habite dans le
pays d'origine. Avec ces personnes isolées, l'investigation a
été approfondie après présentation du
projet de recherche et consentement de la personne à y participer.
La méthode de travail est alors passée à
une phase de collecte d'informations spécifiques qui s'est faite
à travers des récits de vie et/ou des entretiens
semi-directifs. Les informations recherchées portent
sur l'expérience des personnes : le projet migratoire, le
parcours géographique et ses étapes, le lien entre
mobilité, travail - parcours professionnel - et logement - parcours
résidentiel -, le poids du statut de «
célibatérisés ».
Soulignons que parmi les personnes que nous avons pu
interviewer, celles qui ont accepté l'entretien
enregistré sont celles qui ont des problèmes d'accès aux
droits, nécessitant un suivi sur le long terme, avec un
accompagnement - que nous avons effectué
- Nous avons aussi pris conscience de la complication, dans le
cadre de notre recherche, de faire la distinction entre ce qui relève de
la trajectoire de l'ensemble des travailleurs ouvriers des secteurs de
l'agriculture, de l'industrie et du bâtiment, et ce qui relève de
la spécificité de la trajectoire des travailleurs nord-africains,
et plus particulièrement de ceux d'entre eux qui sont «
célibataires géographiques ». Ceci peut faire
l'objet d'une recherche beaucoup plus vaste.
Dans cette partie consacrée aux résultats de
notre enquête de terrain, nous allons décrire la globalité
de la trajectoire des groupes caractérisés et analyser leurs
mobilités/immobilités au regard des notions de politique,
d'espace et de société. Rappelons tout d'abord nos objectifs de
départ qui sont d'une part, la caractérisation des
champs politiques, spatiaux et sociaux qui encadrent et structurent la
migration du groupe étudié ici, et d'autre part, l'analyse des
mobilité/immobilité de ces populations au regard de ces
notions d'espace, de société et de pouvoir
politique.
En enquêtant à Montpellier auprès des
personnes âgées, nées en Afrique du Nord et
isolées d'un point de vue familial et géographique, nous
avons pu, malgré la grande
hétérogénéité de cette population,
dégager et caractériser les deux trajectoires dominantes qui se
présentent comme suit :
§ La trajectoire de l'homme venu en France au
cours des années 1960, 1970 ou 1980. Il a été
recruté dans le pays d'origine, via le système de contrat et a
travaillé en tant qu'ouvrier agricole, travailleur du
bâtiment et des travaux publics, ouvrier de l'industrie ou
mineur de fond. Selon la carrière professionnelle, les revenus
perçus en tant que retraité, varient mais aussi,
l'état de santé et les mobilités liées
à ces deux variantes (nature et montant des revenus et état de
santé). Dans ce groupe de travailleurs migrants, isolés, les
trois quart des individus rencontrés sont mariés mais ils ne
résident pas avec leurs familles car le plus souvent30,
celle-ci vit dans le pays d'origine.
Dans ce premier groupe, comme nous l'avons dit, il y
a une grande hétérogénéité. En
effet, selon le pays de naissance mais surtout, selon le corps de métier
et la nature des contrats (CDI ou CDD (de plus de 6 mois) avec congés
payés réglementés, ou contrat de 6 mois
renouvelable chaque année avec obligation de rentrer dans le pays
d'origine les 6
30 De plus en plus de vieux migrants Nord-Africains ne
résident plus avec leur famille alors que celle-ci vit en France. En
effet, les enfants grandissent, constituent leur propre foyer (parfois dans une
autre ville), et le couple (ou le/la Veuf/veuve) se retrouve ainsi
isolé, avec de rare contacte avec le reste de la famille.
48
autres mois de l'année), les trajectoires
diffèrent. Cependant, le statut - matrimonial -
de « travailleur célibatérisé » puis de
« retraité célibatérisé » façonne,
au fil du temps, une trajectoire globale qui est celle du « travailleur
immigré isolé » qui devient « retraité
immigré isolé ».
Ce processus, comme nous l'avons dit, résulte
de conditions de précarité sociale - dépendance
aux aides sociales conditionnées à la résidence) et
sanitaire (état de santé nécessitant une présence
régulière en France - mais aussi du «
différentiel de développement » puisque dans les
pays d'origines où se trouve le reste de la famille
nucléaire, il y a une dépendance économique
- de cette dernière - ainsi qu'un
système de santé payant.
§ La trajectoire de la femme qui dans un premier temps
est restée dans le pays d'origine pour s'occuper seule des
enfants et/ou d'un parent vieillissant et malade. Puis, une fois que
les enfants ont grandi, que le parent vieillissant est mort et que le mari seul
en France commence à avoir de sérieux problèmes de
santé, qu'il ne peut pas rentrer au pays pour cause de revenus
conditionnés à la résidence en France et/ou de
système de santé trop cher là-bas, alors la femme,
seule, rejoint son mari et l'accompagne dans ses vieux jours.
Elle passe souvent par une période de
clandestinité, sans papiers, avant d'être «
régularisée » ou non. Ce second groupe, dans un contexte de
surreprésentation masculine chez les immigré-e-s
âgé-e-s nord-africain-e-s est très minoritaire mais
néanmoins présent. La trajectoire de ces femmes avec celles de
leurs conjoints - jusque-là «
travailleurs/retraités, immigrés isolés » -
laisse apparaître le schéma d'une trajectoire de
« couple retraité immigré isolé ».
1. Le contexte géopolitique : le
référentiel de la trajectoire
Comme nous l'avons dit, dans le groupe des immigré-e-s
nord-africain-e-s âgé-e-s et isolé-e-s de Montpellier, il
existe une grande diversité de situations et une réelle
hétérogénéité. Cependant, cette migration,
et ses modalités ont été fixées par un cadre
politique, juridique et administratif bien précis. Avant de parler des
lois qui ont régi le processus migratoire, et de leur perception par les
premier-e-s concerné-e-s, puis des administrations et du rapport,
notamment actuel, à l'administration en tant que personne
49
âgée à la retraite, nous tenons à
rappeler que toutes ces personnes, qui ont actuellement plus de 60 ans, sont
nées en Afrique du Nord pendant la période coloniale.
Dans notre guide d'entretien, nous n'avons pas fait figurer
le thème de la situation coloniale, ni celui de la
décolonisation. Cependant, lors des échanges concernant les
conditions de recrutement ou encore le contexte de l'émigration pour la
France - en faisant le lien - certaines personnes parlaient
spontanément de souvenirs d'enfance avec des militaires français
qui patrouillaient et contrôlaient le village et la région, mais
encore des souvenirs de punitions infligées par ces derniers, de la
contrainte au travail forcé, des bombardements de l'aviation et des
guerres de libération.
Ces mêmes personnes parlaient également de
l'élite « nationaliste » au pouvoir après
l'indépendance et de la manière avec laquelle elle a
perpétué l'oeuvre coloniale en entretenant le
fossé entre riches et pauvres, villes et campagnes, lettrés et
illettrés. L'une d'entre elles s'est exprimée ainsi
:
Allal el Fassi31 est passé dans notre
village, il a fait le tour de toutes les campagnes du Maroc, il disait aux
gens: « Apprenez à vos enfants à lire et écrire
l'Arabe ». Les gens en l'écoutant étaient très
enthousiastes, mais ce qu'ils ne savaient pas c'est que lui, ses enfants
apprenaient le français et dans les meilleures écoles du pays. Il
voulait que les enfants de paysans apprennent l'Arabe pour finir
fkih32 pendant que les siens ont des postes importants et
contrôlent le pays maintenant.33
Ces propos que nous avons recueillis auprès d'un
Marocain de la région de Meknès - qui a étudié
jusqu'au baccalauréat et a travaillé dans la fonction publique en
tant qu'infirmier avant de venir travailler en France en 1972 - expriment une
conscience aiguë de l'enseignement élitiste qui continue de
caractériser le Maroc dans la production de ses élites. En effet,
le Maroc a recours à deux types d'enseignement : l'enseignement public
qui produit des cadres moyens et de plus en plus de
diplômés chômeurs et l'enseignement
31 Homme de l'élite politique et
économique marocaine, Allal El Fassi (1910 - 1974) est la figure la plus
emblématique du nationalisme marocain. Il a été leader du
parti de l'Istiqlal (l'indépendance en arabe),
dont il est aussi l'un des idéologues depuis sa création.
Allal El Fassi a fortement influencé la vie politique et
sociale marocaine pendant plus d'un demi-siècle.
32 Les fkihs sont les enseignants des écoles
coraniques. L'école coranique souvent plus accessible que l'école
publique (en termes de distance) fut pendant longtemps la seule porte ouverte
vers l'alphabétisation pour les enfants des campagnes en Afrique du
Nord. Les fkihs sont payés par les communautés qui y envoient
leurs enfants. Au Maroc, ils n'ont été reconnus comme
fonctionnaires que récemment.
33 Propos tenus lors d'une discussion après
l'entretien 2.
50
privé, dominé par les missions
étrangères, française et américaine notamment,
d'où provient l'essentiel des cadres supérieurs et dirigeants du
pays, dans le public comme dans le privé.
Ces propos montrent aussi que cette personne a
également conscience d'avoir été piégée par
l'arabisation de l'enseignement, imposée par les nationalistes -
au pouvoir - de l'époque et probablement par
l'échec de son projet d'éducation non seulement personnel
mais aussi de ses enfants. Ceux-ci sont, sans doute,
aujourd'hui dans une situation similaire à celle qui a
été la sienne lors de son départ en immigration ou tout au
mieux diplômés du supérieur mais
chômeurs.34
La personne citée ci-dessus - qui sait lire,
écrire et parler le Français et l'Arabe et qui parle
également le Tamazight - est l'une des rares personnes
rencontrées ayant été à l'école et
à être titulaire du baccalauréat. En effet, si le
système éducatif marocain contribue à reproduire un
système élitiste - donc d'exclusion -, il est durant les
décennies qui suivent l'indépendance, concentré dans les
villes et inexistant dans les campagnes. C'est dans ces conditions
marquées par le remplacement de l'administration coloniale par une
élite nationale que le système de contrat
s'institutionnalise : « Pour venir en France, à chaque
contrat, c'est l'O.N.I.35, à chaque contrat, c'est l'Office
National d'Immigration et le bureau est à Casablanca à Aïn
Borja, tout le Maroc passe par Aïn Borja », précise notre
interlocuteur (E2).
Au Maroc, l'O.N.I. a un grand pouvoir et c'est aussi le cas
en Algérie et en Tunisie. Les accords migratoires signés entre
ces pays et la France, au cours des années 1960 fixent,
réglementent et institutionnalisent les flux avec des sélections
basées sur les principes de contingentement et de contrôle
médical. Ces accords migratoires sont principalement
négociés en termes de migration de travail, avec des flux de
main-d'oeuvre allant de l'Afrique du Nord vers les
différents secteurs d'activités de l'économie
française, sur le territoire français.
34 L'enseignement public au Maroc est reconnu pour
être en inadéquation totale avec le monde du travail ce qui est
l'un des facteurs à l'origine du chômage des jeunes
diplômé-e-s marocain-e-s ayant fait
l'université au Maroc.
35 Nous rappelons ici que l'ordonnance de
1945 et son décret d'application du 26 Mars 1946 créent l'Office
National de l'Immigration (ONI), lui donnant le statut d'établissement
public à caractère administratif et le chargeant de
toutes les opérations de recherche, de sélection et
d'acheminement des travailleurs étrangers en France. En 1988, l'ONI
devient l'Office français des Migrations Internationales
(OMI)
51
Selon le secteur d'activités et/ou selon le pouvoir et
les besoins du demandeur de main-d'oeuvre, « du client
»36, les méthodes de recherche et de sélection
des travailleurs varient. Les personnes avec qui nous avons pu mener un
entretien37et celles avec qui nous avons eu des discussions
informelles, confirment cette institutionnalisation et cette différence
de méthode entre :
- Les recrutements pour le compte des grandes
sociétés du public ou du privé (les houillères du
Nord-Pas-de-Calais, Renault, Citroën et autres grosses boîtes du
bâtiment de l'agriculture ou de l'industrie) où les recruteurs -
« ceux qui cherchent et vérifient la force/santé les yeux et
tout », (E1). - faisaient le déplacement au niveau de
chaque petite ville et chaque grand village. Les recruteurs s'installaient
directement dans les bureaux de l'administration locale pour
sélectionner massivement en procédant à « plusieurs
visites médicales »38.
Le passage par Casablanca se faisait en dernier,
c'était pour « la dernière visite médicale
»39 avant le départ en bateau pour la France. Pour les
individus sélectionnés, les contrats étaient d'une
durée relativement longue, à l'instar des mineurs pour
qui il s'agissait de contrats de 18 mois. De plus, la prise en charge - par
l'O.M.I. - était totale : « du bled à la mine ».
- Les recrutements pour le compte d'entrepreneurs
- plus ou moins - petits. Il s'agissait principalement, d'exploitants
agricoles en quête de main-d'oeuvre saisonnière. Les
critères physiques de sélection sont un peu moins «
contraignants » dans le sens où les candidats ne subissent qu'une
seule visite médicale, sans passer entre les mains des recruteurs. En
effet, les contrats sont directement distribués par les autorités
locales marocaines, ou bien envoyés par un proche, déjà en
France qui sert d'intermédiaire entre le patron et le
futur ouvrier.
Les propos qui suivent en témoignent :
Si tu as quelqu'un en France, il t'envoie un contrat, sinon les
patrons envoient les contrats à l'OMI au
36 Rappelons ici l'entretien retranscrit du film
« Mémoires d'immigrés » où Joêl Dahoui,
recruteur pour L'O.N.I au Maroc dit : « Le
sélectionneur doit fournir un produit de valeur pour la personne qui a
sollicité son service ».
37 Entretiens : E1, E2 et E3
38 Mot clefs recueillis auprès de mes
interlocuteurs lors de discutions informelles.
39 Idem.
52
Maroc et l'OMI les distribuent aux caïdats40.
Tu pars chez eux au bureau, au caïdat dont tu dépends et dés
que tu tiens ton contrat tu pars à Aïn Borja. C'était des
contrats de 6 mois renouvelables chaque année, tu restes en
France 6 mois et tu rentres au Maroc 6 mois et l'année
d'après tu fais la même chose. Pour chaque contrat, il
fallait passer par Aïn Borja pour la visite médicale. Si c'est bon,
ils te donnent un billet gratuit pour venir en France, là où tu
es recruté (E3).
Ou encore : « C'est mon beau frère qui m'a
amené à Cavaillon avec un contrat d'un an », (E2)
Toutes les personnes rencontrées et arrivées en
France pendant la période allant des années 1960 aux
années 1980 ont émigré pour travailler et leur venue en
France s'est faite à travers ce système de contrat ou de
recrutement. Ce système passe par plusieurs étapes clefs qui sont
: l'obtention d'un contrat de travail, la ou les visites médicales qui
valident ou non ce contrat - en vérifiant la
qualité de la force de travail - et l'obtention du
passeport dans des délais qui ne dépassaient pas la
validité du contrat, ce qui à l'époque était assez
compliqué.
S'ajoutaient à cela les va-et-vient vers la ville la
plus proche ou vers Casablanca, Alger ou Tunis, où se trouvent les
bureaux de l'O.M.I., et vers les capitales - Rabat pour le
Maroc - où sont centralisées certaines
administrations. Ainsi, ces démarches constituent un réel
parcours du combattant. C'est particulièrement le cas pour les personnes
illettrées qui ont été recrutées massivement et/ou
pour les nombreuses personnes qui n'avaient jamais quitté auparavant
leur village et son mode de vie.
Cette étape du recrutement constitue ainsi une
première épreuve qui conditionne déjà le mode de
relation entre les employeurs et les employés. En effet, il s'agit d'un
parcours où à chaque étape franchie se pose
immédiatement le problème de l'étape suivante. Ainsi, en
rentrant dans un système qui entretient le sentiment d'exposition au
« risque de na pas être pris »41, «
d'être empêché de partir en France »42, les
personnes se trouvent dans une position de subordonné qui marque
d'emblée les relations entre ces travailleurs migrants et leurs
employeurs, d'une part, mais aussi avec la société
française, d'autre part. De plus, ce système de subordination est
légitimé par le rôle de sous-traitant docile joué
par les autorités locales, soumises à la toute puissance de l'OMI
au service du
40 Échelon locale de la division
administrative du pouvoir marocain. Il s'agit de l'échelon juste au
dessus de la municipalité ou de la commune rurale.
41 Mot clefs recueillis auprès de mes
interlocuteurs lors de discussions informelles.
42 Idem
53
patronat français.
Une fois cette étape du recrutement passée,
étape qui rappelons-le donne droit à un contrat de travail qui
faisait office de visa d'entrée et de séjour en France, le
parcours se poursuivait ainsi :
A cette époque, il n'y avait ni
récépissé, ni visa, ni carte de séjour,
c'était le contrat et les 6 mois renouvelables chaque
année qu'il ne fallait pas dépasser [...] si tu t'arranges avec
le patron, et qu'il t'ajoute 6 autres mois, là tu fais tes
papiers, il fallait au minimum 1 an de travail consécutif et tu a droit
à tes papiers, ce n'était pas la carte de
résidence de 10 ans, c'était une carte séjour de 1 an
d'une part et une carte de travail d'autre part. (E3)
Ainsi, la présence en France était
conditionnée par le travail. De plus, la catégorie de
métier et la localisation de l'employeur figurant sur le premier contrat
déterminaient et fixaient la localisation géographique du
travailleur et sa catégorie socioprofessionnelle pour les années
suivantes.
En effet, l'obtention d'un titre de séjour, en cas de
prolongement du premier contrat de 6 mois, était conditionnée par
le contrat, et si la carte de séjour permettait une libre circulation
sur le territoire français, la carte de travail quant à elle -
obligatoire pour pouvoir travailler - limitait la possibilité de travail
à la catégorie de métier et au département figurant
sur le contrat, avec une possible extension aux départements voisins
ayant les mêmes besoins en main-d'oeuvre. Comme en
témoigne notre interlocuteur (E3) : « Moi, j'avais une
carte de travail pour travailler dans l'agriculture dans le Gard ».
Ce n'est qu'au bout de quelques années, 3 en
théorie43, de présence en France avec un titre de
séjour - le temps passé avec les contrats de 6 mois renouvelables
chaque année n'étant pas pris en compte - que
ces travailleurs migrants ont pu faire la demande d'une carte de
résidence de 10 ans donnant le droit de travailler sans restrictions, ni
géographiques ni socioprofessionnelles. Les personnes rencontrées
ont mis en moyenne 7 ans avant l'obtention de cette carte. Une fois encore, la
résidence est conditionnée par le fait de travailler. L'obtention
de cette carte de 10 ans marque néanmoins un changement dans le
rapport au travail et à l'espace, avec une possibilité de
« choix » plus large comme l'expriment ces propos
: « A chaque fois j'ai plus fait des CDI, uniquement des CDI.
Quand
43 Pour l'obtention de la carte de résidence de 10
ans, la durée de présence en France fixée à trois
ans (avec un titre de séjour) est loin d'être une
condition suffisante : la préfecture devait également
être convaincue de « l'intégration » du
requérant dans la société française,
intégration essentiellement analysée en termes de travail stable
(contrat stable, de longue durée) et de montant des revenus.
54
ça ne convenait pas ou que ce n'était
pas bien stable, je trouvais un autre travail et je m'en
allais.», (E3). Ou
encore : « Quand j'ai eu mes papiers, j'aurais dû me sauver,
chercher une usine ou du bâtiment, j'aurais dû aller à St
Etienne, aller à Lyon, aller à Paris, mais je ne connais
ni le parlé ni rien, je me contentais juste de demander du travail aux
patrons, allant de celui-là à celui-ci et voilà ! »,
(E2)
Ce dernier témoignage tenu par un ancien travailleur
agricole questionné sur les raisons du faible montant de sa retraite,
montre - outre le fait que la carte de résident permet de se «
sauver » - que le retraité actuel a mis
du temps avant de comprendre le fonctionnement du système - qui
régit le travail et les cotisations pour la retraite - dans lequel il a
évolué en France.
Ce témoignage marque ainsi la différence de
statut entre, d'une part, l'ouvrier agricole au contrat saisonnier et
précaire, et d'autre part, l'ouvrier de l'industrie et du bâtiment
au contrat et au statut plus stables et plus valorisants. En effet, les
contrats de 6 mois renouvelables, en termes de droit du salarié sont
à l'époque ce qu'il y a de plus précaire et de plus
flexible, à coté du statut de travailleur sans papiers qui
commence à être de plus en plus présent.
Ce type de contrat qui, comme nous l'avons dit, place le
travailleur migrant cherchant à stabiliser sa situation administrative,
dans une position de subordonné, ce type arrangeait
particulièrement les exploitants agricoles qui profitaient pleinement de
la situation, comme en témoignent ces propos : « Je restais 4 mois,
5 mois et je partais au Maroc. Je revenais pour les asperges, après je
repartais et je revenais pendant les vendanges »(E3). Et surtout :
La première fois [...] A Cavaillon j'ai
travaillé 14 jours et le gaouri44 m'a mis en
arrêt de travail. Il m'a dit : « trop tard », parce que
je suis arrivé trop tard du Maroc [...] le travail était fini. Je
suis allé à Orange, [...] J'ai refait un contrat d'un an
là-bas toujours dans l'agriculture. J'ai travaillé
là-bas 2 ans avant de pouvoir retourner au pays [...] on
était 70 à dormir dans le hangar et à travailler
dans ce même mas chez le même patron [...] Après
Salon-de-Provence, je suis allé dans le 04 à Manosque, j'ai
travaillé là-bas 4 ans chez un gaouri. Il avait un
contremaître tunisien, quand il y avait du travail difficile, ils
appelaient les Arabes [...] Le patron m'a laissé travailler
jusqu'à l'été, et puis ça y est, le travail
agricole était fini, j'ai dit au gaouri : « je vais partir en
vacances et je reviens » et il m'a dit `Ok !'. Je suis parti, lui,
il m'a envoyé une lettre de licenciement [...] On
travaillait ainsi 1 an, 2 ans, 3 ans chez chaque patron, on ne s'arrêtait
pas beaucoup [...] On est resté comme ça en travaillant à
gauche à droite, jusqu'à l'âge de la retraite. ,
(E2).
44 « Gaouri » veut dire étranger blanc dans le
parler familier en Afrique du Nord. Ce mot, héritage de la colonisation,
s'emploie souvent pour désigner les Européens en
général. Ici il désigne les puissants patrons.
55
Ces propos montrent que si à l'époque, le besoin
de travailler - pour ses « enfants
», (E2 et E3) - et de stabiliser
sa situation administrative45, amène à accepter les
conditions de travail et de logement, toutefois, les témoignages
insistent aujourd'hui sur la violence que constitue la politique qui a
encadré la migration et les conditions de son déroulement en
France, notamment en ce qui concerne le droit du travail et au logement mais
aussi le regroupement familial. Cela est d'autant plus notoire que ce processus
se poursuit actuellement, une fois l'âge de la retraite atteint.
« Nous, on travaillait du congé au congé.
Maintenant qu'on a vieilli, on ne va pas aller se poser avec nos enfants ?
», interpelle notre interlocuteur, (E2).
Pour certaines personnes, le regroupement familial n'a pas
été fait pour des raisons de « mentalité
», comme l'explique ici notre interlocutrice dans E1 :
« Mais c'étaient des paroles en l'air tout ça [...]
Il disait que les garçons vont se marier avec des
françaises et qu'ils vont rester perdus ici [...] mon
mari a une mentalité bizarre », (E1) ou à cause de
stratégies personnelles ou familiales qui laissent entrevoir une vie
active transnationale qui sont aussi à l'origine du non
regroupement familial : « On n'allait pas non plus tous laisser
tomber là-bas, y a un peu de terre, y a un peu d'olives, il y a un peu
de têtes de bétail. », (E3). Mais aussi des raisons
affectives : « Moi je reste avec ma mère
», (E1) ; Et : « J'ai ma mère qui est toujours vivante
jusqu'à maintenant, je ne pouvais pas la laisser toute seule. »,
(E3).
Cependant, le regroupement familial est
sévèrement conditionné et beaucoup de personnes
rencontrées et isolées actuellement n'ont pas pu mener au bout
cette procédure, faute de travail stable, d'entrée d'argent
suffisante et/ou de logement convenable :
Je n'ai pas pu le faire, je n'arrivais pas à trouver
de travail stable. Quand je travaillais 2 ou 3 mois chez un patron, que je
sentais que c'était une personne bien, je lui demandais :
`Monsieur, faîtes-moi plaisir, je voudrais ramener ma famille.
Il me répondait : « Non, non, non, non, non ! » Et pour les
patrons suivants, c'était la même chose. Je voulais faire
le regroupement familial mais ce n'était pas possible. Au bout d'un
moment je me suis fatigué et j'en ai eu assez [...] Je
me suis fatigué en essayant d'amener les miens mais rien,
maintenant ils ont grandi. », (E2)
45 Ici, nous parlons de la situation administrative qui,
d'une part, est celle du migrant titulaire d'une carte de séjour de
courte durée (1an) conditionnée par le fait d'avoir un contrat de
travail, et d'autre part, celle du travailleur célibataire
géographique qui vise le regroupement familial. Rappelons que le
regroupement familial est lui aussi conditionné, notamment par le fait
de travailler. Le travailleur migrant célibataire géographique se
retrouve ainsi pris par une double contrainte - mise en place
par la politique migratoire française - qui accentue son
assujettissement au travail.
56
Ce statut de célibataire géographique marque
jusqu'à maintenant les rapports à l'administration et les
rapports à l'espace et aux (im)mobilités dans leurs
modes d'organisations contraints et entre « ici et là-bas ».
La personne avec qui nous avons mené un entretien (E1), qui est venue en
France pour rejoindre son mari malade (E1) est passée par une phase sans
papiers de 3 ans avant d'être
régularisée.
Une fois à la retraite, son mari a fait une demande de
regroupement familial pour qu'elle puisse venir mais en vain. Toutes les
personnes âgées que l'on peut qualifier de «
célibataires géographiques » - dans le sens où il n'y
a pas de rupture « voulue » avec leurs familles restées au
pays - ont un problème lié à la résidence en
France. En effet, lorsque celle-ci conditionne la perception des
revenus et/ou l'accès à la santé, la résidence
devient vite une contrainte.
Au cours des permanences que nous avons effectuées
à La Paillade et à Figuerolles, nous avons constaté la
faiblesse des montants perçus pour la retraite46 qui sont de
400 euros /mois en moyenne. Ainsi, beaucoup d'anciens travailleurs
migrants sont dépendants des aides sociales telles que l'ASPA
qui est soumise à une condition de résidence en France de 6
mois.47 : « Même maintenant qu'on est à la
retraite, on n'a pas le droit de dépasser 6 mois parce que
sinon c'est l'ASPA qui est supprimée. », précise mon
interlocuteur (E3) ; ou :
Ils veulent qu'on reste ici jusqu'à ce qu'on meure
[...] Comment tu peux rester là 6 mois sans travailler ni rien ? Tu
restes là, tu ne vois pas tes enfants ni rien. Et toi t'es là, tu
restes là. Pourquoi ? Pour que tu gaspilles leur argent ici même.
Mais pour que tu les gaspilles avec tes enfants, NON ! Tu vois ? [...]
Nous, on travaillait du congé au congé. Maintenant qu'on
a vieilli, on ne va pas aller se poser avec nos enfants ? On reste ici
jusqu'à qu'ils viennent nous prendre pour la morgue. Ce n'est
pas possible ! Regarde, depuis que je suis jeune, depuis 1972, je suis
en France. Là on est en 2014 et ils veulent encore que je reste
là. Mange ou ne mange pas, habite ou n'habite pas, dors ou ne dors pas,
tes enfants là-bas et toi ici ! Ce n'est pas possible ça !,
(E2).
Ainsi, outre l'invariant que constitue le statut - social et
administratif - de célibataire géographique, on note que les
anciens travailleurs migrants rencontrés sont passés par
différentes étapes du statut administratif, qui correspondent
à autant de phases de leur parcours. Ces étapes peuvent
être résumées ainsi :
46 Nous rappelons ici que ces « petites retraites »
sont la conséquence du système des contrats saisonniers qui se
combinent avec le statut de travailleur migrant originaire d'anciennes
colonies que l'on vire en premier.
47 Les aides sociales soumises à la condition de
résidence en France sont : la Couverture Maladie Universelle (CMU), la
Couverture Maladie Universelle Complémentaire (CMUC), l'Allocation de
Solidarité aux Personnes Agées (ASPA), l'Allocation
Supplémentaire d'Invalidité (ASI), et les prestations
familiales.
57
- Le statut de travailleur saisonnier : c'est avec ce statut
que sont arrivés - durant les années 1960, 1970 et 1980 - pour la
première fois en France, tous les hommes rencontrés lors de cette
enquête. Ce statut est déterminé par le système des
contrats. Ce sont les contrats qui autorisent l'entrée et la
présence en France généralement pour une durée de 6
mois renouvelables chaque année. Ces contrats sont signés dans
les pays d'origines où l'O.M.I française organise les
recrutements.
- Le statut de travailleur en séjour en France : ce
statut est accessible si le migrant, présent en France avec le statut de
saisonnier, décroche un contrat de travail d'un an minimum. Ainsi, le
migrant se présente à la préfecture avec son contrat de
travail et fait son changement de statut. Ce statut de séjournant en
France donne droit à une carte de séjour d'une durée d'un
an ou de 3 ans, selon la durée du contrat, renouvelables à
condition qu'il y ait à chaque fois un nouveau contrat de travail. Avec
ce statut, le travail est soumis à une autorisation, avec une liste de
métiers sous tension48, selon la région. Ainsi le
travailleur migrant se voit délivrer une carte de travail qui restreint
le choix du métier à exercer et de la région où il
sera exercé, ainsi que le montre l'exemple de l'entretien 3 qui
avait une carte de travail d'ouvrier agricole dans le Gard, ou encore l'exemple
de l'entretien 2 qui lui aussi avait une carte de travail d'ouvrier
agricole mais cette fois pour le Vaucluse.
- Le statut de résident : après plusieurs
années - 7 ans en moyenne pour les personnes
rencontrées - passées avec le statut de
travailleur en séjour en France, le travailleur migrant fait une demande
pour la carte de résident de 10 ans. La délivrance de cette carte
est soumise à l'appréciation des préfets qui jugent de la
bonne intégration ou non des personnes. Cette carte de résident
permet de travailler sans restrictions - législative du moins -
géographique et socioprofessionnelle. Ce qui n'était pas
le cas jusque-là.
- Le statut de retraité : comme nous l'avons dit, les
étapes citées ci-dessus ont été
48 Les métiers sous tension sont les
professions qui, à cause des problèmes de manque de
main-d'oeuvre qu'elles rencontrent, sont ouverts à tous
les étrangers. Contrairement aux candidatures dans les autres
métiers, les travailleurs étrangers qui sollicitent auprès
de l'administration une autorisation de travail pour l'une de ces professions
ne peuvent se voir opposer à leur demande l'absence de recherche
préalable de candidats déjà présents en France ou
encore la situation de l'emploi. La liste des métiers sous tension,
définie - jusqu'à maintenant - par les ministères du
Travail et de l'Intérieur varie selon la conjoncture et selon la
région. Dans les années 1960, 70,80, elle comprenait
principalement les métiers d'ouvrier agricole, de manoeuvre et OS de
l'industrie et d'ouvrier du BTP.
58
communes à tous les vieux hommes rencontrés.
Cependant, selon le parcours professionnel, le statut de retraité va
varier. Nous distinguons ainsi entre les petites retraites qui sont
dépendantes des aides sociales et notamment à l'ASPA qui est
conditionnée par la résidence en France 6 mois de l'année
et les retraites, disons convenables et non concernées par la condition
de résidence, pour la perception des revenus en tous cas, car ne
dépendant pas de l'ASPA.
Le statut de travailleur migrant célibataire
géographique ainsi décrit, nous allons maintenant nous
intéresser à l'espace tel qu'il a été cadré
par cette condition administrative de célibataire
géographique dans le cadre d'une migration internationale.
2. L'espace : vecteur et cadre de la
trajectoire
2.1 Territoire de départ :
Nous avons vu dans les parties précédentes
comment les recrutements de travailleurs ont été organisés
et institutionnalisés en Afrique du Nord durant toute la
période d'après-guerre, jusque dans les
années 1980. Ces recrutements ont constitué un cadre pour une
grande partie des flux de personnes allant de l'Afrique du Nord vers la France.
Les témoignages cités précédemment montrent le
rôle de sous-traitant docile joué par les autorités
locales dans l'institutionnalisation de ce système de recrutement massif
de main-d'oeuvre pour le compte du patronat
français.
Ces témoignages (E1, E2 et E3) montrent
également la manière avec laquelle les territoires de
départ que nous analysons ici - dans un premier temps -
à l'échelle du grand ensemble régional : Afrique
du Nord, ont été considérés comme des territoires
réservoirs d'une main-d'oeuvre flexible et
malléable, vers lesquels on s'oriente selon les besoins :
« Je revenais pour les asperges, après je repartais et je
revenais pendant les vendanges [...] je travaillais 6 mois et je
rentrais au Maroc 6 mois », se souvient notre interlocuteur (E3).
Cette organisation spatiale du travail entre territoire
français - territoire de production - et territoire de départ -
territoire réservoir de main-d'oeuvre - a assuré
de nombreux avantages à l'économie Française, mais aussi
aux élites politiques et économiques en place en Afrique du
Nord.
En effet pour l'économie française, le fait de
disposer d'une réserve de main-
59
d'oeuvre étrangère et à
l'étranger a permis une mutation de la structure
professionnelle49 à un coût avantageux. Les
anciens travailleurs que nous avons rencontrés, sont tous arrivés
en France alors qu'ils étaient de jeunes adultes, constituant ainsi une
force de travail toute prête à l'utilisation.
De plus, le système de contrat ne prévoit
aucune indemnité chômage ou autre revenu minimum, puisque lors
des périodes d'arrêt de travail, les travailleurs
saisonniers sont retournés dans le pays d'origine donc à
l'étranger. Pour la même raison, la famille vivant dans
ce pays d'origine ne perçoit durant cette première phase de
contrat 6 mois renouvelable chaque année, aucune prestation sociale du
type allocations familiales.
Par la suite, une fois passés au statut de
résident, les travailleurs saisonniers ont droit à une allocation
pour leur famille et leurs enfants, mais celle-ci est largement
inférieure à celle perçue par les travailleurs dont la
famille réside en France. Ainsi, à la question «
touchiez-vous des allocations pour vos enfants au Maroc ? », notre
interlocuteur de l'entretien 2 a répondu : « Oui, j'en
touchais quand je travaillais mais ce n'était rien
comparé à ce que touchent les parents en France.
C'était versé au Maroc, en dirhams. ». La
précision : « quand je travaillais », apportée dans ce
témoignage est là pour rappeler le fait qu'une fois à la
retraite, les célibataires géographiques sont
considérés comme des personnes seules, sans conjointe et sans
enfants, y compris si ces derniers sont mineurs. Ainsi, pour cette
catégorie de personnes, le montant des aides sociales attribuées
aux personnes âgées est calculé comme s'il
s'agissait de personnes seules et sans charge familiale.
Pour les élites en place en Afrique du Nord, cette
migration massive qu'elles contribuent à organiser, constitue une
véritable soupape de sécurité économique mais aussi
politique. En effet, les contextes algérien, marocain et tunisien au
cours des décennies qui ont suivi les « indépendances »
sont marqués par bon nombre de problèmes sociaux50 et
les
49 En effet, l'abondance de main-d'oeuvre
étrangère considérée comme non qualifiée a
permis, par la promotion des travailleurs et travailleuses nationaux ,
de faire face aux besoins de main-d'oeuvre qualifiée. Ainsi,
cette mutation dans la structure professionnelle s'est faite sans
pénurie au niveau des qualifications inférieures et donc sans
incidence sur la structure des coûts de production.
50 Nous parlons ici du bas niveau de vie, en
particulier dans les campagnes où l'agriculture et les revenus sont
dépendants du climat. Ainsi, à chaque sécheresse, l'exode
rural atteint des pics d'intensité et les paysans partent pour les
bidonvilles autour des grandes villes où là sévissent
aussi le chômage et la misère.
60
pouvoirs en place, depuis ces « indépendances
», sont de plus en plus remis en question et considérés
comme illégitimes. Ainsi, l'exportation des chômeurs et des
paysans et la fabrication d'un territoire - de départ -
réservoir de main-d'oeuvre ont été
encouragés par les autorités locales dans le but de
maintenir la paix sociale et de réduire - de
façon simpliste car à court terme - les
problèmes liés à l'exode rural, au chômage et
à la misère.
Rappelons-le, quasiment toutes les personnes
rencontrées sont nées en milieu rural. Parmi elles, les
montagnards du Sud-est marocain et les paysans de la région de
Meknès sont surreprésentés à Montpellier.
Ainsi, malgré le fait qu'il n'y ait eu aucun critère
d'origine géographique mis en avant dans notre enquête
- excepté celui d'être originaire d'Afrique du
Nord - il se trouve que les personnes avec lesquelles nous
avons mené un entretien enregistré (E1, E2 et E3) sont toutes
originaires de cette région de Meknès.
Cependant, au cours des permanences, et tout au long
de notre travail d'enquête, nous avons observé que dans
leur grande majorité, les personnes rencontrées sont originaires
de zones rurales situées dans des régions
délaissées depuis la période coloniale telles que les
montagnes du Sud et du Sud-est marocains, le Rif, la Kabylie, la Tunisie de
l'intérieure des terres, etc.
Beaucoup ont pratiqué l'agriculture avant de venir en
France - c'est le cas des personnes de l'entretien 2 et 3
- et certains disent clairement être venus suite
à une incapacité d'assurer une vie décente à leurs
enfants : « En 85, 86, 87 il y avait la sécheresse au
Maroc. C'était donc pour des raisons économiques.
J'avais à ce moment-là 3 enfants, qui sont nés en 73, 82
et 84 », (E3). Ou encore : « Moi, j'ai laissé mes enfants au
pays, je ne sais pas s'ils ont mangé, s'ils ont bu ou je ne sais quoi.
», (E2).
Les revenus perçus en France par le jeune travailleur
migrant d'alors, originaire de la campagne, permettaient
souvent de mettre un peu d'argent de côté, de se marier et
Les diplômé-e-s chômeurs et
chômeuses, pour défendre leurs droits s'organisent en
coordination. Ils et elles sont ainsi au centre de bon nombre de mouvements
sociaux en Afrique du Nord. Ce qui fait d'eux et d'elles les cibles de la
répression policière et bon nombre d'entre eux/elles croupissent
dans les prisons marocaines, algériennes et tunisiennes. Rappelons ici
que la détresse psychologique dans laquelle se trouvent ces
chômeurs et chômeuses a poussé certains d'entre eux
à s'immoler par le feu. C'est notamment ce qui a
contribué au déclenchement en 2010 des grandes
révoltes populaires en Tunisie - et dans bon nombre de pays d'Afrique du
Nord et du Moyen orient -.
61
d'assurer la migration de sa famille vers la ville la plus
proche pour l'accès à l'école et aux
autres services de la ville où s'installait ainsi la femme qui
élevait seule les enfants. « Avant de venir en France je
vivais à la campagne où j'étais paysan. Après
être venu en France, je me suis marié et on a
habité en ville, à Meknès où mes enfants sont
nés. », (E2).
La maison en ville constitue ainsi un «
quartier général » (E1) par lequel les membres
de la famille restés à la campagne peuvent transiter avant une
installation définitive pour eux aussi. Ils peuvent encore y venir pour
profiter temporairement des services de la ville et particulièrement y
poursuivre des études dans les lycées et les universités
mais aussi des loisirs comme le montrent les propos de notre interlocutrice
dans l'entretien 1 qui, rappelons-le, est une dame dont la maison -
où elle a élevé seule ses enfants
jusqu'à ce qu'ils soient financièrement indépendants,
pendant que son mari travaillait en France - est
à Meknès :
Oui Meknès, dans la ville, pas dans la campagne. La
capitale ismaïlienne, c'est là-bas notre quartier
général [...] Plusieurs membres de la famille
sont venus étudier chez moi, les enfants de mon oncle [...] notamment
celui dont je t'ai parlé qui est devenu pharmacien
[...] il venait s'amuser, il ne venait pas me voir
(rire). Il allait à la piscine et il sortait tout le temps...,
(E1).
Il y a ainsi un exode rural qui se fait en parallèle
et suite à la migration en France. Au Maroc par exemple, il existe
actuellement autour de certaines grandes villes, des banlieues où se
retrouvent majoritairement les familles d'émigrés. C'est
le cas de Aït Melloul, grande banlieue d'Agadir où
ne se sont installées en grande majorité que des familles
d'émigrés de l'Anti-Atlas, ou encore de Toulal, banlieue
de Meknès où se sont établies les familles
d'émigrés de l'Atlas, du Rif et des autres campagnes
avoisinantes.
Cependant, les villes et les quartiers populaires
où s'installent les familles d'immigrés partis en France
et/ou les familles ayant connu l'exode rural, se caractérisent -
malgré les services - par de forts taux de
chômage et de précarité. La jeunesse, faute de moyens et
d'emplois stables, a du mal à quitter la maison familiale et à
être indépendante financièrement. Le grand nombre de
diplômés chômeurs - et le sort qui leur ait
réservé51-
51 Les diplômé-e-s chômeurs et
chômeuses, pour défendre leurs droits s'organisent en
coordination. Ils et elles sont ainsi au centre de bon nombre de mouvements
sociaux en Afrique du Nord. Ce qui fait d'eux et d'elles les cibles de la
répression policière et bon nombre d'entre eux/elles croupissent
dans les prisons marocaines, algériennes et tunisiennes. Rappelons ici
que la détresse psychologique dans laquelle se trouvent ces
chômeurs et chômeuses a poussé certains d'entre eux
à s'immoler par le feu. C'est notamment ce qui a
62
fait perdre tout espoir en l'école.
L'immigration vers l'Europe paraît alors être l'unique
solution pour beaucoup de jeunes qui aujourd'hui encore tentent
coûte que coûte leur chance, très souvent au péril de
leur vie, comme le montrent les drames de l'immigration clandestine et
autres naufrages de « pateras » dont les médias se
font régulièrement l'écho.
Les propos qui suivent témoignent de ces
problématiques liées au territoire de départ que vivent
notamment les enfants du travailleur puis du retraité immigré
:
Tu vois tes fils à 20 ans, 25 ans, ils n'ont
rien à faire à part manger, dormir et c'est tout ! Ils
ne trouvent rien à faire [...] J'en ai un, il est sorti de
l'école en 5ème, il ne voulait pas
étudier. Mais lui ça va, il s'est
débrouillé ; il est en Italie il travaille et il
est indépendant [...] Mon fils qui est en Italie, il est venu
d'abord en France. Il est allé chez sont père.
Son père a voulu le ramener au Maroc. Mais il lui a dit qu'il ne voulait
pas y retourner [...] Il a arrêté l'école en
5ème au Maroc, il ne voulait plus étudier [...]
Même s'il était très jeune, il était
débrouillard. Il est parti en Italie. Il a fait ses papiers
là-bas, en ce moment il fait des démarches pour la
nationalité. Il travaille et il a deux petites filles. (E1).
Cet autre interlocuteur, conscient de la dépendance
financière des familles restées au pays, vis-à-vis des
revenus perçus en France par le travailleur puis le retraité,
exprime ici son inquiétude et son impuissance :
Mes enfants [...] je leur envoyais toujours 400 ou 500 euros.
Maintenant, je ne leur envoie que 300€, c'est quoi
300€ ? Il y a le loyer de la maison au Maroc. J'ai juste
un fils qui travaille, je ne sais même pas s'il donne de
l'argent à sa mère ou pas, les 3 autres enfants ne travaillent
pas [...] 300€ ! Avec ça il faut choisir entre
manger, louer la maison, payer l'électricité et l'eau
[...] Je touche 600€, j'envoie à mes enfant 300€ il me reste
300€ [...], (E 2)
Ainsi le territoire de départ - en
proie, à l'exode rural, au chômage et à la
précarité - est souvent perçu par l'immigré comme
une charge à assumer et comme un rappel permanent de la raison de sa
présence en France. En effet, ce territoire de départ semble
être celui d'une double dépendance/contrainte :
celle du travailleur/retraité qui se sent responsable et lié
à ce territoire et celle de sa famille restée au pays dont les
conditions de vie dépendent des revenus de ce même
travailleur/retraité.
Dès lors, le territoire de départ peut
être caractérisé à différentes
échelles imbriquées entre elles :
- Au niveau micro-local : il y a le village
et la campagne d'origine. Celle-ci se situe le plus souvent dans des
régions marginalisées depuis longtemps et se caractérise
par une petite paysannerie pauvre. Ce territoire de départ est
marqué par un contexte de
contribué au déclenchement en 2010 des grandes
révoltes populaires en Tunisie et dans bon nombre de pays d'Afrique du
Nord et du Moyen orient.
63
misère, constitue le principal réservoir de
main-d'oeuvre et renvoie au point de départ de
l'émigration des années 1960-1980 vers la
France. En effet, la grande majorité des personnes rencontrées
sont originaires du milieu rural et sont venues en France, en partant de leur
village d'origine.
- Au niveau local : il y a l'exode rural -
qui est aussi dû au contexte de misère qui règne
dans les campagnes - et le passage de la famille de l'immigré
vers la ville qui se trouve à proximité, vers la
capitale régionale. Le territoire de départ prend ainsi une
dimension régionale et ce d'autant plus que la connexion entre la ville
de résidence de la famille nucléaire et le village d'origine
reste très forte du fait des visites régulières des
membres de la famille. L'immigré qui rentre pour les vacances passe
ainsi par la ville où se trouve la famille nucléaire et aussi par
le village d'origine situé plus ou moins à proximité. A
cette échelle, le territoire de départ se caractérise par
des quartiers populaires et des banlieues où réside la famille de
l'immigré. Le chômage et la précarité y sont tels
que beaucoup de familles restent dépendantes des revenus du travailleur
immigré en France et actuellement de ceux du retraité
immigré.
- Au niveau global des grands ensembles régionaux :
l'Afrique du Nord constitue un territoire de départ
marqué par l'héritage colonial et par la
domination néocoloniale. En effet, il s'agit d'un territoire
réservoir de main-d'oeuvre pour les secteurs
d'activités de l'économie française. Ces derniers y
organisent, avec la complicité des autorités locales, des
recrutements massifs et institutionnalisés qui conditionnent et cadrent
les déplacements et les flux. Ainsi, le territoire de départ
apparaît comme un territoire d'enfermement
qu'il est difficile de quitter, comme un territoire-prison. Le
contexte de misère sociale qui y règne favorise cette migration
massive et la prolonge dans la durée.
2.2 Territoire de circulation :
Selon le pays d'origine et le statut du migrant -
premier contrat où le billet est payé par
l'employeur et les modalités du trajet fixées par les
employeurs français et l'O.M.I, retraité et vacancier contraint
par le travail et/ou l'administration - le territoire de
circulation, sa perception par le migrant et ses points de passage varient. Il
y a des points de passage obligatoires que toutes les personnes
rencontrées ont empruntés au moins une fois. C'est le cas
des ports de Tanger, d'Alger, de Tunis, d'Algésiras, de Sète, de
Marseille
64
65
ou de Toulon qui constituent des lieux de transit
caractéristiques par l'intensité des flux qui les traversent
depuis des décennies.
Pour les immigré-e-s âgé-e-s marocain-e-s
rencontré-e-s, qu'ils/elles aient été recruté-e-s
par le système des contrats, ou qu'ils/elles soient venues en France via
le regroupement familial, tous et toutes sont passé-e-s par « la
route de Aïn Borja »52 : « A chaque contrat c'est
l'Office National d'Immigration et le bureau est à Casablanca à
Aïn Borja, tout le Maroc passe par Aïn Borja , tout le Maroc, de El
Hoceima, de Nador du Sahara, tout le monde passe par Aïn Borja »,
(E3).
Si pour le regroupement familial, la venue en France est
organisée et prise en charge par les familles elles-mêmes, le
système des contrats organise quant à lui, la venue des
travailleurs. La prise en charge est totale et le parcours balisé :
« Ils te donnent un billet gratuit pour venir en France, là
où tu es recruté », (E3). Ainsi, les travailleurs marocains
vont - en masse - prendre le train de la gare
de Casablanca à la gare de Tanger qui se trouve à l'entrée
du port.
Ensuite, après le passage par des contrôles
douaniers sévères, c'est le bateau jusqu'à
Algésiras - où il y a de nouveau, l'étape de la
douane -, puis le train jusqu'à Madrid où les migrants sont
divisés selon la région géographique où ils vont
travailler. Ceux qui partent pour le Sud-ouest et l'Ouest de la France,
prennent le train pour Hendaye et on leur donne « une étiquette
« Hendaye » pour les marquer »53.
Ceux qui vont travailler dans le Sud et l'Est de la France
prennent le train pour Barcelone, Perpignan, Montpellier, etc. A partir des
gares, les travailleurs migrants se dispersent. Pour beaucoup d'entre eux qui,
rappelons-le, quittent leur campagne pour la
52 Ce terme retranscrit de l'entretien 1
est largement utilisé par les Marocain-e-s de France pour
désigner les parcours géographiques mais aussi administratifs qui
sont ceux du regroupement familial et des recrutements via le système
des contrats. La grande majorité des Marocain-e-s vivant actuellement en
France sont venus via le système des contrats - c'est
le cas des hommes venus au cours des années 1950, 60, 70 et 80 -
ou via le regroupement familial - c'est le cas des
femmes et des enfants en bas âge -. Ces deux démarches sont
centralisées par l'Office Français des Migrations
Internationales (O.M.I.) dont le bureau marocain est à
Aïn El Borja.
53 Propos recueillis auprès d'un
interlocuteur lors de discussions informelles concernant la
première venue en France.
première fois, ce voyage qui dure au moins quatre
jours, constitue un choc psychologique et culturel lié au fait de se
retrouver dans un milieu complètement étranger par son
système de fonctionnement et du fait de la langue : « A la gare de
Casablanca, il y avait des gens, les pauvres, qui étaient
complètement perdus, les patrons venaient les chercher à la gare
», (E3). Pour les travailleurs saisonniers du système des contrats,
la circulation entre Maroc et France se fait ainsi pour chaque voyage : «
Tu restes en France 6 mois et tu rentres au Maroc 6 mois et
l'année d'après tu fais la même chose, pour chaque contrat,
il fallait passer par Aïn Borja », (E3).
Par la suite, les travailleurs qui sont maintenant des
résidents en France, d'un point de vue administratif car ils disposent
de la carte de résident valable 10ans, travaillent à longueur
d'année. Au niveau local et régional - français -
ces travailleurs circulent de ville en ville et de région en
région pour trouver du travail. Cette circulation se fait souvent en
fonction des réseaux de connaissances et elle est motivée
uniquement par le fait de trouver un travail et un pied-à-terre le plus
facilement possible.
Certaines personnes rencontrées ont ainsi
résidé, entre 1 et 5 ans, dans plus de 7 villes
différentes, et dans plus de 4 régions différentes :
« Une fois que j'ai obtenu mon titre de résidence de 10 ans je suis
allé partout en France pour travailler avec les entreprises du
bâtiment. », témoignent ces propos recueillis lors de
discussions informelles ou encore ceux qui suivent.
Pour Marseille, je connaissais des gens de chez moi. Je suis
allé chez eux pour le travail. Ils ont demandé à leur
patron et ils m'ont fait travailler avec eux là-bas
jusqu'à ce que le travail soit fini et j'ai cherché encore.
Je suis venu à Nîmes chez des gens de chez moi aussi.
J'ai trouvé un travail avec eux. Des connaissances du pays. (E2).
Ainsi, pendant les périodes de travail, les retours au
pays se font selon les congés54. Il faut que ces derniers
soit assez longs car le voyage - qui se fait maintenant en voiture ou en car -
dure 4 jours à l'aller et 4 jours au retour : « A
cette époque, pas d'autoroutes en
54 Soulignons ici que plusieurs travailleurs
rencontrés - sous différentes pressions
décrites précédemment et liées au besoin de
travailler - acceptaient des contrats tacites avec leurs
employeurs qui ne toléraient aucune absence longue. Ainsi, ces personnes
enchaînaient 2 voire 3 ans de travail (avec une semaine de repos, de
temps en temps) sans aucun respect du code du travail : « J'ai
travaillé là-bas 2 ans avant de pouvoir retourner au pays »,
dit notre interlocuteur (E2)
66
Espagne »55, et les routes marocaines ne sont
guère mieux. Les personnes interviewées (E1, E2 et E3) sur les
retours pendant cette période de travail, parlent toutes avec
précision du temps accordé à ce retour au pays : «
Je ne dépassais pas un mois par an. Si j'avais
dépassé le mois le patron me disait de partir »,
(E2). Ou encore : « Quand mon mari travaillait, il passait avec nous 25
jours pas an et il revenait ici, en France pour travailler », (E1).
Si les congés sont plus ou moins les
mêmes pour l'ensemble de la classe ouvrière, cette
contrainte de 5 semaines pour les travailleurs célibataires
géographiques marocains s'ajoutant aux 10 jours (aller/retour) de
traversée56, au mauvais état des routes, à leur
dangerosité57, à la barrière de la langue,
notamment en Espagne, et à la confrontation aux douaniers espagnols puis
marocains, cette contrainte fait que le trajet des vacances est vécu
comme un parcours du combattant. Il faut faire vite. La traversée se
fait sans aucun arrêt - ou du moins les arrêts sont limités
à de courtes pauses pour manger ou faire ses besoins -, donc
sans penser ou s'autoriser à s'arrêter en route pour de vrais
moments de repos ou de tourisme, faute de temps mais aussi de
moyens.
Les vacances sont ainsi faites pour visiter la famille. Tant
que la santé le leur permet, les célibataires
géographiques font le voyage en voiture ou en car, avec des
collègues dans la même situation de célibat. En effet, les
familles voyagent généralement entre elles, dans la grande
voiture familiale et le billet d'avion à l'époque est tout
simplement hors de prix. Une fois à la retraite et une fois que «
la santé ne suit plus », pour rentrer au
pays, les vieux célibataires géographiques prennent l'avion dont
le prix des billets est plus abordable de nos jours, particulièrement en
ce qui concerne les vols entre le Maroc et la France : « Quand je pouvais
conduire, je prenais la voiture, maintenant que la santé ne suit plus,
je pars en avion. », (E3).
Ainsi, le territoire circulatoire est balisé,
limité et marqué par des contraintes administratives,
matérielles, sociales - on rentre pour voir la famille
- et psychologiques
55 Propos recueillis auprès
d'un interlocuteur lors de discussions informelles concernant les
retours effectués au pays.
56 Traversée d'une partie de la France
et d'une partie du Maroc.
57 Les grandes migrations d'été -
où les Marocain-e-s d'Europe retournent au pays, en voiture -
sont le théâtre de nombreux accidents de la route mais
aussi de vols dont sont victimes ces personnes, de nuit comme de jour,
notamment sur les aires de repos.
67
qui ne permettent pas une véritable liberté de
circulation. Même si on bouge, on est en vase clos, c'est toujours le
même itinéraire dont on ne peut sortir : soit la route de l'Est
via Barcelone, soit la route de l'Ouest, via Hendaye. Le trajet est vécu
comme étant un parcours du combattant qu'il faut suivre le plus
rapidement possible, en espérant ne pas avoir de soucis avec les
différentes douanes, ni d'accident ou de problèmes de
voiture, ni d'autres types d'ennuis. On peut dire aussi que circuler entre le
territoire de départ et le territoire d'arrivée et de
résidence rappelle constamment à celui/celle qui y circule, sa
condition d'immigré/émigré. Cette circulation est alors
paradoxalement non pas le signe d'une liberté mais plutôt d'un
enfermement dans ce qui s'apparente à un territoire à la fois
physique et symbolique marqué par la contrainte.
2.3 Territoires d'arrivée et de résidence
:
Nous avons vu dans les parties précédentes les
conditions et le statut qui marquent la venue en France des personnes
rencontrées. Les témoignages évoquent des
« gens complètement perdus », (E3),
ce qui laisse percevoir le choc psychologique et culturel que la venue en
France a pu susciter. Le fait que les recrutements organisés en Afrique
du Nord ciblaient particulièrement le milieu rural et ses populations
paysannes au mode de vie différent est pour partie, à
l'origine de ce choc.
En effet, du point de vue de l'organisation sociale
par exemple, dans ces campagnes - et c'est d'autant plus vrai à
l'époque des années 1930, 1940 et 1950, à laquelle sont
nées les personnes rencontrées - dominent une
organisation tribale mais aussi une économie paysanne traditionnelle.
Celle-ci est basée sur le travail collectif et l'entraide
où tout le monde se regroupe pour les grands travaux agricoles,
dans le champ de l'un puis celui de l'autre. La culture est orale et
l'imaginaire est nourri par un environnement riche.
Partant, l'arrivée sur le territoire
français - qui se caractérise par une urbanisation
avancée, par une organisation du travail fondée sur le couple
patron /salarié et par un système institutionnel et administratif
centralisé et où tout se fait par écrit -
cette arrivée impose alors un mode de vie différent,
impliquant des comportements autres, étrangers, voire étranges,
pour le nouvel arrivant.
Mais c'est aussi dans la nature paternaliste de ces
recrutements qu'il faut également chercher une explication au
choc subi par le travailleur migrant. En effet, en programmant
68
la prise en charge d'une bonne partie de la condition
immigrée : le voyage jusqu'en France et parfois même
l'hébergement et en mettant en place des pratiques condescendantes
: soumission aux visites médicales du candidat au départ
et sélection de celui-ci sur la base de sa seule force physique, ces
recrutements ont conditionné le rapport entre le travailleur migrant et
le reste de la société française le plaçant ainsi
dans une position de subordonné.
Cette position de subordonné - qui conditionne
l'accès au territoire d'arrivée - est entretenue, par la
suite, par le statut de travailleur saisonnier puis celui de travailleur en
séjour qui conditionne le fait de résider en France à
l'obtention d'un contrat de travail. Le territoire d'arrivée et de
résidence est par conséquent un territoire où il faut
travailler et sur lequel on n'est pas sûr de rester. Il
apparaît alors comme un territoire où le travailleur
migrant est en sursis.
« Si tu t'arranges avec le patron [...] là tu
fais tes papiers, il fallait au minimum 1 an de travail consécutif.
», (E3). Ce témoignage montre bien la situation dans laquelle se
trouve le travailleur migrant : il faut « s'arranger
» avec le patron pour pouvoir vivre sur le territoire
français. Ainsi, avec les contrats et les titres de séjour
provisoires, le territoire de résidence est un territoire où l'on
doit sans cesse négocier et surtout, faire des concessions, notamment au
patron si on veut y rester.
Ce rapport au territoire est producteur de
conséquences importantes sur le rapport aux droits de ces travailleurs.
En effet, il est difficile de penser à de bonnes conditions de
travail et de logement si l'on n'est pas sûr de rester, si la
première priorité est de « faire ses papiers
», en gardant coûte que coûte son travail.
Cette situation vis-à-vis du statut sur le territoire
français qui a été celle de tous les travailleurs migrants
nord africains rencontrés - qui sont venus en France
entre les années 1960 et 1980 - a permis aux patrons de disposer
d'une main-d'oeuvre encore plus travailleuse que les
autres et surtout plus docile et moins revendicatrice face aux injonctions qui
lui étaient faites. « Après Salon-de-Provence, je suis
allé dans le 04 à Manosque, j'ai travaillé là-bas 4
ans chez un gaouri58, il avait un contremaître tunisien,
58 « Gaouri » veut dire « étranger
blanc » en langage courant d'Afrique du Nord. Ce mot, héritage de
la colonisation s'emploie souvent pour désigner les Européens en
général. Ici, il est utilisé pour désigner le
puissant patron.
69
quand il y avait du travail difficile, ils appelaient les Arabes.
», (E2).
Le rapport au travail de ces migrants en quête de
stabilité dans leur statut administratif, est marqué par un
mélange particulier - un aspect paradoxal - entre
précarité et sécurité. Le sentiment de
sécurité est produit par le fait de percevoir un revenu pour soi
et pour la famille restée au pays, mais aussi et surtout par le fait de
disposer de contrats de travail qui permettent un changement de statut et/ou au
moins un maintien sur le territoire.
Ce sentiment de sécurité est aussi entretenu
par le modèle paternaliste suivi par les patrons qui logent souvent leur
travailleurs, c'est particulièrement le cas des ouvriers agricoles,
comme le montrent les entretiens E2 et E3. Le sentiment de
précarité quant à lui, est tout simplement le produit d'un
constat personnel fait sur sa propre condition de vie.
Ainsi, les témoignages font ressortir le paradoxe
évoqué ici, qui a pour conséquence une dépendance
particulièrement forte vis-à-vis des patrons, comme le montre ces
échanges :
Je suis venu en France [...] la première fois,
[...] j'ai travaillé 14 jours et le gaouri m'a mis en arrêt de
travail [..]. Il ne voulait plus me faire venir travailler
déjà là-bas au pays mais mon beau frère lui a
demandé de me laisser juste venir avec le contrat et que lui
s'occuperait de me trouver où travailler [...] Je suis
allé à Orange où j'ai refait un contrat d'un an. J'ai
habité chez le gaouri dans le mas, il nous a donné un logement,
mais il avait beaucoup de travailleurs. [...] on était 70 à
dormir dans le hangar et à travailler dans ce même mas
chez le même patron. Le logement, c'était un logement de
zoufri59 et c'est tout !
- C'était comment ? Des lits superposés ?
Comment?
- Non, non ! Qui se souciait de toi, toi qui connais juste le
contrat et c'est tout. Quel lit ? Il nous a donné un hangar beaucoup
plus grand que cette pièce, avec deux garages, un où on a
installé des paillasses et l'autre, on y cuisinaient et on y mangeait,
puis on allait dormir à côté. Je suis resté 5 ou 6
ans chez ce patron et dans ce logement [...] Les patrons, y en a qui te donnent
un hangar, y en a qui te donnent un vieux logement. Ils ont toujours
donné des logements, même si c'étaient de mauvais logements
mais qu'est-ce que tu veux faire les Arabes, c'est ça !
- Comment ça ?
- Les patrons, ils s'en fichent des Arabes, les
Arabes... Ils te donnent du travail et ils te disent : « tiens,
fais comme tu veux ici et habite !, (E2).
« En 1972, je suis venu par contrat de travail
de l'Office National d'Immigration. [...] De 1972 à 1979, je
logeais gratuitement, dans le domaine agricole, chez le patron.
On vivait à 4 ou 5 dans un F2.»60, (E3).
59 Terme utilisé en Afrique du Nord pour
désigner un ouvrier célibataire sans attache familiale, vivant
seul, par extension : menant une vie dissolue.
60 Notons ici que cette personne a pu obtenir une
carte de résidence de 10 ans, au bout de 7 ans de travail et de logement
dans le même domaine, avant de retourner au Maroc « pratiquer
l'agriculture » pendant 10 ans moins deux mois ce qui lui a permis de
revenir en France via cette carte de résidence « pour cause de
sécheresse au Maroc ».
70
Ainsi, comme nous l'avons dit, le rapport au territoire est
producteur de conséquences importantes sur le rapport aux droits de ces
travailleurs. Ces derniers, du fait de leur statut administratif
précaire et instable sur le territoire, sont sans cesse dans une
position subalterne vis-à-vis des patrons. Leur priorité
étant de passer à un statut de résident qui donne droit
à une carte valable 10 ans, les travailleurs migrants sont prêts
à fermer les yeux sur les mauvaises conditions de travail et de
logement.
Cette situation se prolonge après l'obtention du
statut de résident pour ceux qui souhaitent faire le regroupement
familial. En effet, là aussi, la résidence en famille sur le
territoire français est conditionnée par un travail stable. Les
personnes rencontrées, qui n'ont pas pu réussir leur regroupement
familial, ont dû se résoudre à vivre seules sur le
territoire français. Ce territoire constitue maintenant -
depuis quelques années déjà - un
cadre dans lequel on travaille, dans lequel on réside à
l'année et, aujourd'hui, dans lequel on sent qu'on ne pourra
jamais vivre en famille, avec ses enfants :
« Je voulais faire le regroupement familial, mais rien !
Au bout d'un moment je me suis fatigué et j'en ai eu assez [...]
Je me suis fatigué en essayant de les ramener mais en vain !
Maintenant ils ont grandi. Tu vois, la situation n'est pas terrible ! »,
(E2).
Une fois à la retraite, le problème n'est plus
de stabiliser sa situation administrative et de consolider son enracinement en
faisant venir sa famille. Maintenant, la résidence est une condition
à laquelle on doit se soumettre, une obligation. En effet, pour les
vieux célibataires géographiques, la présence sur le
territoire de résidence est contrainte par la situation
financière et/ou par les problèmes de santé : Les petites
retraites sont dépendantes d'aides sociales soumises à la
condition de résidence et les malades doivent consulter et être
hospitalisés en France où les soins sont pris en charge
contrairement au pays d'origine.
« A chaque fois, je vais, je viens. A chaque fois, je
vais, je viens ! Même maintenant qu'on est à la retraite,
on n'a pas le droit de dépasser 6 mois parce que sinon c'est
l'ASPA qui est supprimée. Donc je reviens à cause de ces papiers,
tout le monde revient à cause de ces papiers. », (E3).
Et sur la nécessité de se soigner en France, la
même personne continue :
J'ai des hospitalisations pour des problèmes de
santé. Au Maroc il n'y a rien. Moi j'ai des problèmes de
santé [...] j'ai un défibrillateur, avec une
pile, ici je suis suivi, un suivi médical, en cardiologie et en
pneumologie, les deux [...] Ah, oui ! Je suis obligé de revenir à
chaque fois. Chaque fois que je ne me sens pas bien, je reviens. Je ne pars pas
d'ici avant d'avoir pris mes rendez-vous. Et tous les vieux que tu vois ici ne
reviennent que pour leurs problèmes de santé, sinon ils n'ont
rien à faire ici., (E3).
71
Ou encore : « Le médecin m'a dit que si je voulais
vivre je ne devais pas partir au Maroc, si j'y vais, je ne dois pas tarder.
», (E2)
Ainsi, la présence sur le territoire est vécue
comme une contrainte. L'unique « avantage » qu'il y a à
résider en France seul et malade est le fait de pouvoir se soigner ou du
moins être suivi par des médecins pour des maladies souvent
incurables. Les vieux migrants organisent ainsi comme ils peuvent leur
séjour entre ici et là-bas, entre territoire de résidence
qui n'est plus vraiment le lieu de résidence à l'année
mais le lieu de résidence administrativement parlant, et
territoire de départ/d'origine qui redevient de plus en plus un
lieu de résidence, sans pour autant l'être
totalement :
- Comment organisez- vous votre année ?
Je fais moitié-moitié. L'essentiel,
c'est que je ne dépasse pas 6 mois de l'année,
là-bas. Donc je passe 2 mois ici et je pars 2 mois
là-bas. Je fais des va-et-vient quoi ! Et dès que j'arrive
à 6 mois passés hors de France je ne bouge plus, jusqu'à
ce que vienne l'année d'après, (E3).
Ou :
Arrivé à la retraite, il n'a pas pu rentrer
définitivement parce que sinon il lui prenait l'argent de sa retraite.
Quand il a commencé à tomber malade, il venait au Maroc pendant
l'année, et notre fille le ramenait en France pendant
l'été, pour voir les médecins et tout [...] Quand la
maladie de mon mari s'est aggravée, le médecin lui a dit
de choisir : soit il reste ici, soit il rentre au Maroc, mais pas de
va-et-vient !, (E1).
Ou encore, toujours sur la condition de résidence pour
la perception de l'ASPA :
« Ils veulent qu'on reste ici jusqu'à ce
qu'on meure [...] Comment peux-tu rester là 6 mois sans
travailler ni rien. Tu restes là tu ne vois pas tes enfants ni rien. Et
toi t'es là, tu restes là. Pourquoi ? [...] On reste ici
jusqu'à qu'ils viennent nous prendre pour la morgue. Ce n'est pas
possible ! [...] Regarde, depuis que je suis jeune, depuis
1972 je suis en France. Là on est en 2014 et ils veulent encore que je
reste là. », (E2).
En somme, on peut dire que tous les territoires que nous
avons tenté de saisir jusque-là : territoires de
départ, de circulation, d'arrivée et de résidence
s'avèrent être marqués par la
contrainte et sont anxiogènes pour les travailleurs immigrés
nord-africains âgés et isolés auprès desquels nous
avons mené notre enquête.
72
3. Aspects sociaux: une trajectoire globale
3.1. Les cadres sociaux de la trajectoire : causes de
l'émigration et imaginaire migratoire
3.1.1 Le cadre social de l'émigration
Nous avons déjà souligné que les
personnes âgées qui font l'objet de cette
étude, sont toutes nées à la période coloniale.
Nous avons également rappelé comment le colonialisme a
transformé les territoires colonisés, d'un point de vue
économique, politique, social et culturel, contribuant ainsi à
creuser un fossé entre, d'une part, les régions qui
représentent un intérêt économique -
et dans lesquelles serons construites des routes, des lignes de chemin
de fer, des écoles, etc. - et d'autre part, les régions
délaissées. Un fossé s'est également
installé entre les colons et l'élite locale
collaboratrice, d'une part et les paysans et le petit prolétariat des
villes, d'autre part.
Ce contraste dans le paysage social du territoire de
départ sera par la suite entretenu par les élites nationalistes
au pouvoir, notamment à travers la mise en place d'un
enseignement élitiste qu'elles encourageaient, comme l'a si
bien fait remarquer la personne de l'entretien 3 en parlant de Allal el
Fassi qui partait faire la promotion de l'arabisation de l'enseignement dans
les campagnes marocaines. Le territoire de départ est donc,
comme nous l'avons dit, marqué par un contexte de misère sociale,
notamment dans les campagnes qui se vident en raison de l'exode rural et/ou les
départs vers l'étranger.
Ainsi, toutes les personnes rencontrées sont
nées dans le milieu rural et/ou font partie de la première
génération à avoir grandi en ville. Beaucoup pratiquaient
l'agriculture avant de venir en France, en tant que petits paysans, «
fellahs ». C'est le cas des personnes de l'entretien 2 et de l'entretien
3. Dans son témoignage, cette dernière montre, d'une part, la
dépendance de la condition de « fellah » aux aléas
climatiques et d'autre part, combien la précarité de cette
situation pousse à l'émigration. En effet, questionnée sur
les raisons de sa venue en France, la personne répond : « La
sécheresse ! En 85, 86, 87, il y avait la sécheresse au Maroc.
C'était donc pour des raisons économiques.
J'avais à ce moment-là 3 enfants, qui sont nés en 73, 82
et 84. », (E3).
Dans ce témoignage, la personne fait clairement le
lien entre l'émigration vers
73
laquelle elle a été poussée, sa condition
de « fellah » - dont les revenus dépendent du climat -
et ses enfants, laissant ainsi comprendre la difficulté voire
l'impossibilité d'assurer une vie décente - d'un
point de vue matériel et économique - pour sa famille et pour
elle-même. La migration paraît ainsi comme la solution à ce
problème. Cependant, il est à noter que cette personne parle ici
des raisons de sa deuxième venue en France, faite en 1989 après
une tentative de réinstallation au Maroc qui a avorté pour les
raisons que nous avons évoquées précédemment. La
première venue, quant à elle s'est faite en 1972, avant le
mariage et les enfants. A propos de cette première venue, cette personne
déclare : « Ce sont les amis et les copains qui m'ont poussé
à venir en France. », (E3).
Ici, c'est le réseau social et le rôle qu'il a
joué dans cette migration qui sont mis en avant. Parmi les personnes
rencontrées, plusieurs sont venues en France « poussées
» par ce réseau social et/ou familial, et notamment par les membres
déjà présents en France. Outre le soutien technique
qu'il fournit - contrat de travail,
attestation d'hébergement, avance des frais liés
à l'émigration, etc. - pour faciliter la venue en France du
migrant, ce réseau alimente l'imaginaire d'une France,
idéalisée comme un territoire-Eldorado, où les conditions
matérielles seraient bien plus avantageuses que celles qui existent dans
le territoire où vivent les candidats au départ. Ces derniers
ayant un profil jeune et étant en quête d'indépendance
financière - qui permette de construire sa propre maison et de «
fonder une famille » - sont donc
particulièrement sensibles au discours porté par les copains du
même âge, qui travaillent en France.
Ainsi, plusieurs personnes rencontrées se sont
mariées et ont eu leur premier enfant dans la période qui a suivi
l'arrivée en France. C'est le cas de la personne de
l'entretien 3 qui est venue en France en 1972 - «
poussée par les copains » - et qui a eu
son premier enfant en 1973. D'autres témoignages montrent aussi
clairement le lien entre venue en France, indépendance
économique, mariage et enfants : « Avant de venir en France, je
vivais à la campagne où j'étais paysan.
Après être venu en France, je me suis marié, on a
habité en ville, à Meknès où mes enfants sont
nés. », (E2).
Cependant, notons qu'il arrive que le réseau
social, et plus particulièrement familial, empêche
l'immigration d'avoir lieu, c'est notamment le cas pour les femmes qui - dans
une organisation sociale patriarcale - se voient souvent attribuer le
rôle de la personne qui reste avec les parents vieillissants, qui
éduque les enfants et qui garde la maison familiale. Ainsi, à la
question pourquoi n'y a-t-il pas eu de regroupement familial, la
74
personne de l'entretien 3 répond qu'il agissait d'un
choix sans toutefois préciser s'il était
individuel ou collectif : « En 1979, mon père est mort.
J'ai ma mère qui est toujours vivante jusqu'à maintenant, je ne
pouvais pas la laisser toute seule. C'était la seule raison. Ma femme,
mes enfants et ma mère vivent ensemble jusqu'à présent.
», (E3).
Ce statut social de femme au foyer célibataire
géographique, dans le pays d'origine, dans lequel se retrouvent les
femmes, est assigné pour partie, par la politique migratoire
française sexiste. En effet, les recrutements organisés et
massifs visaient principalement et même uniquement les hommes, et le
regroupement de la famille rendu possible tardivement61 et en
restant soumis à des conditions strictes, constituait pour la grande
majorité des femmes nord-africaines la seule possibilité
- légale - de venir résider en
France62. Par ailleurs, notons qu'il y a la «
mentalité bizarre », évoquée par notre
interlocutrice (E1) de certains maris qui décident de façon
unilatérale, qui intervient pour beaucoup dans le cantonnement de ces
femmes au statut de femme au foyer célibataire géographique,
statut qu'elles n'ont - dans ce cas - en rien décider d'occuper. Ainsi,
la personne de l'entretien 1 questionnée sur la venue en France de son
mari et sur les raisons du non regroupement familial répond:
Mon mari est venu en France au moment où mon dernier
fils [...] n'avait même pas 40 jours. Il me l'a laissé, il n'avait
même pas 40 jours. J'ai 4 enfants, et avec ce dernier ça fait 5
enfants. (...) Non, non, il n'a pas voulu le faire, (le
regroupement familial) si au moins il avait ramené les garçons !
Je lui ai dit, que ce n'était pas la peine de me prendre moi, « moi
je reste avec ma mère, prends au moins
l'aîné, et après les autres ! ». Mais
il n'a pas voulu, il disait que les enfants vont devenir mauvais et qu'ils vont
faire ceci et cela... Mais c'étaient des paroles en
l'air tout ça ! (...) Il disait que les garçons
vont se marier avec des françaises et qu'ils vont rester ici perdus.
Comme si on est bien là ! (au Maroc) Qu'est-ce que tu
veux mon garçon, mon mari a une mentalité bizarre ! Il ne voulait
pas. Je lui ai dit [...] C'est moi qui en ai souffert, ce n'est pas lui ! [...]
Qu'est-ce que tu veux ! , (E1).
3.2 La condition sociale de l'immigration
Nous avons montré dans la partie
précédente comment le statut de célibataire
géographique, dans son rapport au territoire, place le travailleur
migrant - qui cherche à résider avec sa famille
- dans une situation de subordonné qui marque le rapport au droit de
ce dernier. Ainsi, outre les concessions qu'il fait aux
patrons pour des raisons décrites
61 Le regroupement familial n'a été rendu
possible qu'au milieu des années 1970, de plus, pour que ce dernier ait
lieu, il fallait que le mari en France ait le statut de résident (statut
que les personnes rencontrées ont mis en moyenne 7 ans à avoir).
De ce fait, la femme du travailleur migrant reste elle aussi un long moment
dans le statut de célibataire géographique (en supposant que le
regroupement familial ait lieu).
62 Ainsi, pour venir en France en tant que femme, il vaut mieux
être une femme mariée.
75
précédemment, liées au statut sur
le territoire ou au désir d'entrer dans les critères de
travail stable en vue du regroupement familial, le travailleur
célibataire géographique est soumis à des contraintes
spécifiques, du fait de son statut.
Ainsi, la personne de l'entretien 2 témoigne de deux
accidents du travail consécutifs qui se sont produits sur le lieu de
travail et qui ont engendré deux opérations au dos. Selon la
personne qui a subit ces deux accidents, ces deux opérations et les
séquelles physiques que tout cela a laissées, elle aurait
dû percevoir une pension d'invalidité.
Cependant, ça n'a pas été le cas. La
personne explique cela par le fait qu'elle ne sache ni parler, ni
écrire, ni lire le Français pour pouvoir défendre ses
droits, ainsi que par la discrimination dont elle a le sentiment
d'avoir été victime : les gens de l'administration
« n'aiment pas les Arabes », (E2). Notre
interlocuteur a également expliqué ce qu'il
considère comme une injustice par le fait que les enfants
soient au pays et que cela ne permet pas, ne laisse pas le temps d'entamer une
action en justice :
Ils m'ont payé mon mois de convalescence, mais je n'ai
pas eu le droit à l'invalidité. Je me suis dit si je reste comme
ça sans travailler, mes enfants ne vont pas vivre et tout et tout.., ils
n'auront rien à manger donc je dois retourner travailler. Ils ne
m'ont rien donné, je suis retourné travailler avec la
douleur [...] Si c'était l'un des leurs, ils lui
auraient donné son droit, parce que eux ils savent parler, et en plus
ils ont leur lieu où habiter, manger et boire, jusqu'à ce qu'ils
aient leurs droits. Moi, j'ai laissé mes enfants au pays, je ne sais pas
s'ils ont mangé, s'ils ont bu ou je ne sais quoi. Et je ne sais pas ici
ce que je vais leur dire, je ne suis ni lettré ni rien. Je me dis, c'est
mieux si je meure, c'est mieux !, (E2).
On comprend aussi, à travers ces propos que la famille
et les enfants restés au pays constituent un poids et une
responsabilité qui sont à la seule charge du travailleur migrant.
En effet, la famille ne perçoit que de petites allocations -
symboliques - versées par l'état français dans le
pays d'origine. Quant à ce dernier, il ne donne lui aussi que des
minimas sociaux symboliques qui ne permettent en rien de vivre dignement. La
femme au foyer restée dans le pays d'origine et les enfants sont ainsi
totalement dépendants des revenus du travailleur puis du
retraité.
S'agissant de la condition sociale de la femme
célibataire géographique restée dans le pays
d'origine, comme nous l'avons dis, celle-ci est la plupart du temps,
totalement dépendante des revenus de son mari travailleur en France. En
effet, hormis le fait que l'organisation sociale patriarcale du pays
d'origine assigne aux femmes le rôle de s'occuper du foyer,
cette situation est confortée par l'absence totale du mari et par la
présence des enfants. La femme subit donc seule les contraintes que peut
constituer le fait d'élever des
76
enfants, avec tout ce que cela implique et représente,
contraintes auxquelles s'ajoute souvent la prise en charge d'un membre de la
famille vieillissant et malade.
Je n'ai jamais travaillé, j'ai travaillé pour
mes enfants. J'étais femme au foyer [...] je m'occupais de mes enfants
qui étaient encore à l'école et de ma mère
qui était malade [...] Mon mari est venu en France au
moment où mon dernier fils [...] n'avait même pas 40
jours. Il me l'a laissé il n'avait même pas 40 jours. J'ai
4 enfants, et avec lui ça fait 5 enfants [...] Non, je n'étais
jamais venue le voir, avec les enfants en bas-âge, comment
voulais-tu que je fasse ? [...] (Le regroupement familial) il
n'a pas voulu le faire C'est moi qui en ai souffert, ce n'est pas lui ! Tu vois
tes fils à 20 ans, 25 ans, ils n'ont rien à faire, à part
: manger, dormir et c'est tout, ils ne trouvent rien à faire ! ,
(E1).
Souvent, - une fois que les enfants ont
grandi - ce n'est que lorsque le mari vieillit et commence
à comprendre que sa santé nécessite un suivi
médical régulier - et donc une présence
régulière voir totale en France - que ce dernier
tente un regroupement familial pour amener sa conjointe qui va l'accompagner
dans ses vieux jours.
Se posent alors le problème des revenus et des
conditions du regroupement familial qui font que la femme passe souvent par une
« phase sans papiers » :
- Quand vous êtes venue en France, c'était la
première fois que vous veniez à l'étranger ?
Oui, c'était la première fois, je suis venue
pour mon mari. [...]
Quand la maladie de mon mari s'est aggravée, le
médecin lui a dit de choisir : soit il reste ici, soit il rentre au
Maroc, mais pas de va-et-vient !
- Donc racontez-moi votre venue à Montpellier ?
A cette époque comme je te l'ai dit, j'allais et je
revenais avec le visa. J'emmenais mon mari au Maroc, je devais revenir au Maroc
parce qu'à l'époque, j'avais ma mère qui
était malade. Quand ma mère est morte, on est revenu en France
avec mon mari, et j'ai « brûlé »63 le visa.
Quand le visa était encore valable, j'ai déposé le dossier
à la préfecture pour la résidence, Ils me l'ont
refusé. J'ai redéposé un autre dossier, ils me l'ont
encore refusé. Je suis restée 3 ans sans papiers. Alors, j'ai
pris un avocat. Mon mari a essayé de faire le regroupement familial pour
moi, mais ils lui ont dit qu'il ne touchait pas assez d'argent. Ils lui ont dit
qu'il faut toucher plus que 1000 euros. Mon mari voulait me ramener par la
route de Aïn Borja mais ça ne s'est pas fait [...]
Pourquoi tu crois que je suis ici moi ? Je suis là pour lui !
(E1).
C'est ainsi que se forme la situation sociale du couple
isolé de vieux migrants. Dans ces couples, le mari, ancien travailleur
célibataire géographique, est souvent dans un état de
santé très dégradé, dû le plus souvent aux
conditions de travail. Ainsi, c'est la femme qui prend tout en charge, les
démarches administratives, le fonctionnement du foyer : ménage,
courses, préparation des repas et le mari alors physiquement
dépendant.
Je change mon mari, je le lave, je lui rase le visage, je
prépare le petit déjeuner, je lui mets le masque pour la
respiration, je lui branche l'oxygène, et après tout ça je
sors. S'il y a des papiers à faire, je sors sinon, je fais ce
que j'ai à faire, je fais le ménage, je lave le linge, je range
la maison et voilà ! Pour les courses, ce n'est pas un problème,
il y a tout ici, il y a le marchand de légumes. (E1).
63 « Brûler le visa » signifie ne pas
respecter les délais de séjour qu'il impose sur le territoire
français.
77
Pour ce qui est des travailleurs célibataires
géographiques qui deviennent - seuls - retraités
célibataires géographiques, les petites
retraites et/ou la condition de résidence, liée à la
perception des aides sociales ou aux soins médicaux, marquent leurs
conditions sociales. Ainsi, malgré les
hétérogénéités -
liées au montant des revenus perçus pour la retraite -
constatées au sein de ce groupe, toutes les personnes rencontrées
sont dans une détresse psychologique liée à la solitude.
Pour les petites retraites, la détresse psychologique est encore plus
grande. Celle-ci est principalement le fait de :
- La solitude qui est le résultat de la
dépendance aux aides sociales et de la condition de résidence 6
mois de l'année sur le territoire français pour la perception de
ces aides. Il s'agit ici principalement de l'allocation dite de
Solidarité aux Personnes Agées (ASPA)
qui comme nous l'avons dit, complète le montant de la retraite pour
qu'il arrive à la somme de 791,99 euros par mois. Les personnes
rencontrées qui ont droit à l'ASPA touchent en moyenne des
retraites de 400 euros/mois. Nous avons vu des personnes qui avaient mois de
150 euros de retraite. Ainsi, on peut dire que ces personnes sont totalement
dépendantes de cette aide sociale, puisque quand bien même elles
rentreraient dans leur pays d'origine, elles ne pourraient pas vivre dignement
avec de tels revenus. Il leur faut donc rester en France, seules, 6 mois de
l'année. Pour les personnes rencontrées, cette condition pour la
perception des revenus est vécue comme un supplice vecteur
d'ennuis et de solitude. Les témoignages laissent
paraître ces souffrances psychologiques :
Comment peux-tu rester là 6 mois sans travailler, ni
rien ? Tu restes là tu ne vois pas tes enfants ni rien. Et toi t'es
là tu restes là. Pourquoi ? [...] J'habite seul [...] Je rentre
dans ma chambre juste pour dormir et le matin je sors. [...] Oui,
je sors le matin, je reviens à midi ou bien des fois je reste
à Plan-Cabane jusqu'à l'après-midi et je
rentre. Je reste sur Plan-Cabane à regarder et c'est tout. Pour passer
la journée et après je prends le bus et je rentre. (E2).
- Le second vecteur de détresse psychologique est
lié aux faibles montants des revenus perçus en tant que
retraité et donc au faible montant des revenus transférés
à la famille restée au pays. Cette faiblesse des revenus,
liée au fait de ne plus travailler - outre les conditions
matérielles extrêmement difficiles - est lourde de
conséquences pour l'image de soi. En effet, la perte de la justification
et de la légitimité de la présence en France liée
au travail provoquent une profonde remise en question de
l'identité et la faiblesse des montants
transférés porte atteinte au statut de chef de famille, comme le
laissent entendre ces propos :
78
Mes enfants, avant quand je travaillais [...] je leur envoyais
toujours 400 ou 500 euros. Maintenant, je ne leur envoie que
300€, c'est quoi 300€ ? Il y a le
loyer de la maison au Maroc. J'ai juste un fils qui travaille, je ne sais
même pas s'il donne de l'argent à sa mère
ou pas, les 3 autres enfants ne travaillent pas. Avant je leur envoyais de
l'argent, maintenant je ne trouve pas quoi leur envoyer.
300€, avec ça il faut choisir entre manger, louer
la maison, payer l'électricité et l'eau. Et moi ici, il ne me
reste rien. Je touche 600€, j'envoie à mes enfants
300€, il me reste 300€. Et
voilà, il n'y a rien, je n'ai même pas assez d'argent pour aller
voir ma famille ! (E2).
Ainsi, le territoire d'arrivée constitue dans un
premier temps - au début du parcours migratoire - un point de chute au
sens propre où on arrive dans un lieu mais aussi pour cette population,
avec un vrai choc psychologique et culturel lié au fait de se retrouver
dans un milieu complètement étranger. Au fil du temps, des
contrats et des titres de séjour qui se renouvellent, le territoire
d'arrivée devient territoire de résidence : un cadre dans lequel
va se faire le parcours professionnel, résidentiel et aussi de vie.
Cependant, ce cadre de vie où l'on vit seul, sans possibilité de
ramener ses enfants, restera marginal.
Au cours de la relecture de nos entretiens, nous nous somme
rendu compte à quel point les termes « Ici » et «
là-bas » - souvent utilisés par les chercheurs et les
chercheuses qui travaillent sur les thématiques liées à
cette migration - sont des termes qui reviennent
régulièrement dans la bouche même des premier-e-s
concerné-e-s. On peut même dire que ce sont les principaux termes
utilisés par ces dernier-e-s pour désigner respectivement le
territoire d'arrivée/de résidence, et le territoire de
départ. Outre le fait que les entretiens et les discussions aient eu
lieu sur Montpellier, donc « ici », ces termes désignent des
représentations sociales de territoires sans nom mais familier et en
même temps vagues mais comportant un imaginaire bien précis.
Ainsi, la comparaison se fait sans cesse entre « ici » par rapport
à « là-bas » et vice-versa : «
Là-bas si tu vas dans une administration, que tu as
besoin d'un papier ou de quelque chose d'autre, ils te répondent comme
ici ? », (E1).
Les sentiments de colère et de détresse aussi
sont exprimés en décrivant des situations par « ici »
et « là-bas » : « Ils veulent encore que je reste
là. Mange ou ne mange pas, habite ou n'habite pas, dors
ou ne dors pas, tes enfants là- bas et toi ici
! Ce n'est pas possible ça ! », (E2).
Ou encore des sentiments d'appartenance :
« Mais ici en France, il n'y a personne qui en parle. Les plaintes et tout
ça viennent de Hollande et de Belgique et nous ici les gens de France,
on ne fait que suivre [...]. Mais ici en France, on ne fait que les suivre.
», (E3).
79
De plus, la liste des verbes utilisés pour marquer le
déplacement entre « ici » et « là-bas » est
réduite. En effet, c'est soit « partir » soit « rentrer
» soit « aller » soit « venir ». Ces verbes
décrivent quant à eux, les représentations sociales du
territoire de circulation et des trajets marqués par les
différentes contraintes décrites précédemment.
Outre les aspects que nous venons d'évoquer,
il y a également la condition de l'immigré venu des anciennes
colonies qui est liée aux représentations de cette
communauté de migrant-e-s dans la société
française. Ces représentations jouent un rôle important
dans les trajectoires sociales.
4. Les (im)mobilités au regard des notions
d'espace, de société et de politique
Dans ce qui précède, nous avons tenté de
décrypter le référentiel politique ainsi que le cadre
spatial et social de la trajectoire des immigré-e-s âge-e-s
nord-africain-e-s rencontré-e-s à Montpellier. Ainsi, en
utilisant les témoignages de ces personnes nous avons essayer d'analyser
les territoires - de départ, de circulation, d'arrivée et de
résidence - de manière à montrer la façon avec
laquelle ces territoires sont imbriqués à toutes les
échelles. La mobilité étant le lien transversal entre ces
différents territoires et entre les différents paramètres
politiques, spatiaux et sociaux qui cadrent la trajectoire globale, le but de
notre analyse va être dès lors de faciliter la lecture des
mobilités propres au groupe des personnes, objet de notre recherche.
Dans le cadre de la migration internationale qui est celui de
la migration qui nous occupe ici, les mobilités sont à lire
à différentes échelles et au regard des notions de pouvoir
politique, d'espace et de société. Ayant
abordé ces mobilités sous l'angle de la trajectoire globale, nous
nous intéresserons particulièrement à la part
d'immobilité dans ces présupposées mobilités
- de la migration internationale - mais aussi à
l'ancrage des migrant-e-s âge-e-s et isolé-e-s
rencontré-e-s à Montpellier. Le croisement à
différentes échelles sera ainsi fait entre une trajectoire
globale spécifique - qui est celle des migrant-es
nord-africain-e-s âgé-e-s et isolé-e-s -
et la pratique de la mobilité/immobilité. Nous
organiserons ainsi cette partie en fonction des étapes clef de la
trajectoire. Nous ferons la distinction entre la trajectoire du travailleur
immigré célibataire géographique puis celle du
retraité, d'une part, et la trajectoire de la femme au foyer,
célibataire géographique puis en couple
isolé, d'autre part.
80
4.1 : Les (im)mobilités du travailleur puis
retraité migrant célibataire géographique :
4.1.1 : L'étape que constituent
l'arrivée et les débuts de l'enracinement en France :
Pour ce qui est de la période d'arrivée en
France des travailleurs migrants célibataires géographiques
actuellement à la retraite, qui rappelons-le sont venus via le
système des contrats de travail au cours des années 1960, 70 et
80, nous pouvons dire que la mobilité non seulement au niveau
international mais aussi au niveau local faisait partie des clauses du contrat.
En effet, le système des contrats et de recrutement tel qu'il a
été conçu, a ciblé une main-d'oeuvre
laborieuse, disponible et prête à être très
(im)mobile entre les pays, les régions, les secteurs
d'activités et les entreprises. Ainsi, pour cette première
phase qui correspond à celle de l'installation ou des premiers
va-et-vient, nous pouvons précisément distinguer entre
:
- Les travailleurs saisonniers qui restent quelques
années dans ce système de contrat de 6 mois renouvelable chaque
année. La pratique de la mobilité se fait donc à un niveau
international et dans le cadre du contrat de travail à savoir : des
déplacements tous les six mois entre le lieu d'origine et le lieu de
travail, déplacement qui se font principalement par train et qui sont
totalement pris en charge par l'O.M.I.
Ces contrats de 6 mois renouvelables chaque année
- avec un retour obligatoire au pays à la fin de chaque
contrat - constituaient pour certains, une mobilité « choisie
» voire avantageuse, du moins en apparence : « Donc je travaillais 6
mois et je rentrais au Maroc pendant 6 mois, je pratiquais la chasse à
l'époque et les randonnées, j'ai fait tout le Maroc. »,
(E3).
- Les travailleurs qui sont immédiatement sortis de ce
système des contrats O.M.I. Ainsi, la plupart des hommes ont
cherché à renouveler leurs contrats avec leur patron ou à
en faire un nouveau en se trouvant un autre patron afin de stabiliser leur
situation administrative en passant du statut de travailleur saisonnier au
statut de travailleur séjournant en France. Ils ont entamé de la
sorte leur enracinement sur le territoire français. Les personnes
rencontrées ont ainsi mis deux ans en moyenne avant de changer de statut
et de retourner sur le territoire de départ auprès de leur
81
famille.
Dans ce cas de figure, la mobilité telle que
définie par les contrats (O.M.I.) constitue une contrainte
imposée dont on cherche à s'affranchir. Cependant, cet
affranchissement passe par une phase d'immobilité, à
l'échelle internationale, qui elle aussi, est vécue
comme une contrainte car elle impose une longue séparation avec la
famille et le territoire de départ.
Au niveau local, cet affranchissement peut se traduire par
une pratique de la mobilité qui se fait pour le motif de se trouver un
contrat de travail avec obligation que ce soit dans la même région
et dans la même catégorie socioprofessionnelle que le premier
contrat. Souvent cette mobilité au niveau local s'organise
socialement via le réseau social et familial comme le montre le
témoignage ci-dessous ainsi que toutes les phases de la pratique de la
mobilité, décrites précédemment.
Je suis rentré en France, j'ai
travaillé 7 et 7 : 14 jours, puis le travail s'est
terminé. Je suis allé à Orange, c'est là-bas que
travaillait mon beau frère. J'ai refait un contrat d'un an,
là-bas toujours dans l'agriculture. J'ai
travaillé là-bas pendant 2 ans avant de pouvoir retourner au
pays. J'ai attendu d'avoir mon
récépissé et je suis parti au pays en vacances ;
j'y ai passé un mois et je suis revenu.
J'ai retrouvé mon beau frère qui
m'a dit que mes papiers étaient prêts et je les
ai récupérés et j'ai continué le
travail. (E2).
4.1.2 : L'étape du travail avec le statut de
séjournant en France
Pour les travailleurs migrants séjournant64
en France, la mobilité géographique et socioprofessionnelle est
conditionnée par la carte de travail : La circulation peut se faire
librement sur le territoire français et entre ce dernier et le
territoire d'origine, mais le travail est quant à lui, limité
à une région et à une seule catégorie de
métier. Ainsi, comme nous pouvons le constater, les personnes de
l'entretien 2 et 3 sont restées dans le même
département et dans la même catégorie socioprofessionnelle
: l'agriculture, durant toute cette période.
En effet, la personne de l'entretien 2 qui lors de sa
première venue en France est arrivée à Cavaillon
(Vaucluse) où elle est restée 14 jours, est ensuite allée
à Orange (Vaucluse). Elle y aurait passé entre 3 et 5 ans avant
d'aller ensuite à Salon-de-Provence dans les Bouches du Rhône,
département voisin où il y avait la possibilité
d'extension de la carte de travail car il y avait les
mêmes besoins agricoles que ceux du Vaucluse. La
64 Nous utiliserons ce terme pour désigner les
personnes titulaires d'un titre de séjour de courte durée (1 an
ou 3 ans) pour leur qualité de titulaire d'un contrat de travail.
Contrat qui rappelons-le doit être de la durée d'une année
au minimum.
82
mobilité - régionale - entre ces
différentes villes s'est faite pour le motif que constituent le travail
et la nécessité d'avoir un contrat de travail pour changer de
statut - et passer à celui de résident -
ou au moins se maintenir en renouvelant son titre de séjour.
La personne de l'entretien 3, quant à elle, est
restée 7 ans dans le lieu de première arrivée, dans la
petite ville d'Aigues-Mortes, où elle a travaillé chez le
même patron par qui elle était aussi logée,
« dans le domaine ». Notons que cette
personne a immédiatement quitté ce travail et le territoire
français après l'obtention de son statut de résident et de
la carte de résidence valable 10 ans qui
l'accompagne.
Ainsi, pour ce qui est de cette période de
séjour en France, la pratique de la mobilité au niveau du
territoire de résidence se caractérise par les contraintes
liées au statut, qui limitent les lieux et les catégories de
métier. La mobilité de ville en ville se fait pour trouver un
travail. De plus, les travailleurs logent sur les lieux de travail, ce qui
restreint à ce lieu de travail, la pratique de la mobilité
quotidienne. A l'échelle internationale, les mobilités durant
cette période sont aussi soumises aux contraintes du statut. Il faut
enchaîner les contrats d'un an pour renouveler les titres de
séjour et il arrive qu'un contrat se présente directement
à la suite de l'autre. De plus, les patrons ont le pouvoir de refuser
toute absence longue. Les vacances au pays sont ainsi repoussées
à l'année d'après, et l'immobilité
est vécue comme une contrainte que l'on estime supportable grâce
à l'espoir d'un changement de statut.
4.1.3 : L'étape de la résidence : un
enracinement administratif
Le statut de résident représente un tournant
dans la pratique des mobilités pour le travailleur mais aussi pour le
migrant. Ce statut renouvelable tous les 10 ans permet en effet de se projeter
un petit peu plus sur le long terme. Il permet également une circulation
plus libre car sans restriction concernant la catégorie de métier
et la région où l'exercer. Ainsi, la personne de l'entretien 3
comme nous l'avons dit, a tenté une réinstallation au Maroc.
Cette tentative aura duré 10 ans moins 2 mois : juste le temps de
revenir en France, trouver un travail et renouveler ce statut.
Pour les autres personnes rencontrées, ce tournant
dans la pratique des mobilités est tout aussi flagrant : « Une fois
que j'ai obtenu mon titre de résidence de 10 ans, je suis allé
83
partout en France pour travailler avec les entreprises du
bâtiment. »65
Cependant, cette mobilité reste conditionnée
par le travail qui donne une légitimité à la
présence du travailleur sur le territoire français aux yeux de
l'administration française, mais aussi aux yeux du travailleur lui
même. Il faut subvenir aux besoins de la famille restée au pays.
Le seul changement effectif, c'est la possibilité d'une mobilité
sociale et géographique qui s'inscrit dans le passage du métier
d'ouvrier agricole - mal rémunéré et
instable - à celui d'ouvrier du bâtiment ou de
l'industrie qui représente une sorte d'aristocratie ouvrière
comme le décrit le témoignage de la personne de l'entretien 3 qui
parce qu'elle est restée « immobile » durant
toute sa carrière au poste d'ouvrier agricole, a le sentiment
d'avoir raté quelque chose :
- A votre arrivée à la retraite, vous avez peu
de cotisations, comment expliquez-vous cela ?
- C'est l'agriculture, ça ne donne pas beaucoup. On a
travaillé, travaillé beaucoup mais l'agriculture, ça ne
donne pas beaucoup, si tu veux une bonne retraite, il faut que t'ailles dans le
bâtiment ou à l'usine. Je me suis fait avoir à cette
époque, mais quand j'ai eu mes papiers, j'aurais dû me sauver,
chercher une usine ou du bâtiment, j'aurai dû aller
à Saint-Étienne, aller à Lyon, aller à
Paris, mais je ne connaissais ni le parlé ni rien, je demandais juste
aux patrons, à celui-là, à celui-ci et voilà !
(E2).
Pour certains, cette mobilité sociale a lieu, et sa
pratique se fait avec plus de liberté, tout en restant
conditionnée au travail. Ainsi, la personne de l'entretien 3
affirme qu'après son retour du Maroc et le renouvellement de la
carte de résidence, elle n'a plus signé que des CDI
c'est-à-dire ce qu'il y a de plus stable dans les contrats de
travail. De plus, cette même personne ajoute : « Quant
ça ne me convenait pas et que ce n'était pas bien, je trouvais un
autre travail et je m'en allais. » (E2).
Pour ce qui est des mobilités au niveau transnational,
hormis la personne de l'entretien 3 et sa tentative de
réinstallation au Maroc, les travailleurs sont soumis aux 5
semaines de congés payés. La mobilité entre lieu de
travail et lieu de résidence de la famille se pratique donc avec
des contraintes liées au temps, mais aussi à l'organisation
sociale : le travailleur rentre voir sa famille au pays et cela
correspond pour lui à des vacances. De plus, cette
mobilité est perçue par le vacancier, par le trajet qu'elle
implique, comme étant une contrainte à dépasser rapidement
dans l'espoir que tout se passe bien. Ce statut de résident,
nécessaire pour commencer la démarche de groupement familial,
65 Propos recueillis lors de discussions informelles.
84
constitue pour les travailleurs qui souhaitent la
présence de leur famille auprès d'eux sur le territoire
français, une étape de plus qui les place dans une position de
subordination vis-à-vis des patrons et du travail. Cette position de
subordination marque également la pratique des mobilités entre
mobilité contrainte et mobilité concédée.
4.1.4 : L'étape du regroupement familial et de
son échec : un enracinement
raté
Je n'ai pas pu le faire, je n'arrivais pas à trouver
de travail stable. Quand je travaillais 2 ou 3 mois chez un patron, que je
sentais que c'était une personne bien, je lui demandais : «
Monsieur, faîtes- moi un plaisir, je voudrais ramener ma famille. ».
Il me répondait : « Non, non, non, non, non, il te faut un bon
logement, il te faut, si ! Il te faut ça, l'état ne va pas te
laisser ! ». Et dans le mois je me faisais virer, on me disait que «
ça y est, il n'y a plus de travail ! ». Et pour les patrons
d'après, c'était la même chose.
[...] Je voulais faire le regroupement familial, mais rien !
Au bout d'un moment, je me suis fatigué et j'en ai eu assez. (E2).
Ainsi, pour cette personne, l'immobilité constitue une
sécurité. Dans le sens où le fait de rester quelque temps
chez un patron lui permet d'introduire l'envie de passer en CDI, lui aussi
vecteur d'immobilité, dans le but de rentrer dans les critères du
regroupement familial qui exigent notamment ce CDI. Cette immobilité
prête à être concédée dans un espoir de
réussite du regroupement familial est par la suite transformée en
mobilité contrainte liée au fait de se faire licencier.
L'échec du regroupement familial marque un changement
dans la perception des lieux de la mobilité. En effet, si le travailleur
est célibataire géographique depuis longtemps déjà,
le fait de se rendre compte que le regroupement familial n'aura jamais lieu
ancre ce dernier dans la situation de célibataire géographique
sans attaches familiales en France.
Le lieu de résidence est ainsi perçu comme un
lieu de grande solitude. Solitude que l'on continue à supporter
uniquement pour le travail et les revenus dont dépend la famille. Le
territoire de départ aussi change dans la perception du migrant,
celui-ci est non seulement le lieu d'origine mais aussi le lieu où se
trouve et où vont rester ancrés ses enfants et sa famille, sans
possibilité aucune de regroupement. Il faut choisir entre revenus dont
dépendent le travailleur et sa famille, et retourner vivre auprès
de cette famille. Cette situation se poursuit jusqu'à la retraite.
85
4.1.5 : L'étape actuelle : le statut de
retraité célibataire géographique :
Dans l'entretien que nous avons mené
avec notre interlocuteur (E2), on peut prendre la mesure de
l'étape actuelle :
- Où est votre famille ?
- Ma famille est toujours à Meknès [...]
à Meknès où mes enfants sont nés. Je me suis
fatigué en essayant de les ramener mais en vain ! Maintenant, ils ont
grandi.Tu vois, la situation n'est pas terrible ! [...] Quand j'ai eu ma
retraite, j'en ai eu assez, ce que je touchais de la M.S.A., ça
n'était pas terrible. Je suis allé chez eux, j'en ai eu assez, je
leur ai dit : « je vais rentrer définitivement au pays.
Voilà les papiers ! Transférez-moi l'argent de ma retraite au
pays ! ». Ils m'ont dit : « on va te couper l'ASPA ! ». Je leur
ai dit : « c'est combien ? ». Ils m'ont dit : «
300€ ». Je leur ai dit : « coupez-la ! Combien
j'aurai de retraite ? ». Ils m'ont dit : « t'auras tant...
». Je leur ai dit : « ça y est, donnez-moi ma
retraite et le complément de retraite ! » [...] J'en avais
assez, quand je suis parti au Maroc, je ne recevais pas ma retraite, alors je
suis revenu ici [...] Ils veulent qu'on reste ici jusqu'à ce
qu'on meure [...] Comment peux-tu rester là 6 mois sans
travailler, ni rien ? [...] Si je travaillais, d'accord !
Je partirais, je laisserais le travail 1 mois ou 2 et j'irais chez mes
enfants et je reviendrais travailler [...] Maintenant qu'on a vieilli,
on ne va pas aller se poser avec nos enfants ? On reste ici jusqu'à
qu'ils viennent nous prendre pour la morgue [...] tes enfants
là- bas et toi ici ! Ce n'est pas possible ça !
», (E2).
Ce témoignage montre bien ce que nous avons fait
remarquer précédemment. En effet, le travailleur
célibataire géographique, une fois à la retraite, perd
l'une des raisons qui lui faisait supporter son immobilité dans le
territoire de résidence, à savoir le travail. En effet, ce
dernier, par le statut de travailleur et les revenus qu'il permet,
légitimait l'immobilité, la rendait supportable et organisait
socialement la pratique de cette (im)mobilité.
Ainsi, ce travailleur récemment retraité,
décide de renoncé à 1/366 de ses revenus et de
rentrer de manière définitive au Maroc, auprès de sa
famille. Cependant, cette décision sera vite remise en question par le
fait que l'argent de la retraite, qui normalement devait être
transféré au Maroc, continuera à être versé
mais en France67. Le retraité revient donc à sa
situation de retraité célibataire géographique au bout de
5 mois passés au Maroc. Maintenant, il ne perçoit plus l'A.S.P.A.
car il lui manque un papier de la préfecture qui
66 En effet, en décidant de rentrer au Maroc, cette
personne perd son droit à l'ASPA qui était de 300 euros. Cette
personne qui touche 450 euros de retraite plus 150 euros de complément
de retraite perd ainsi prés de 1/3 de ses revenus en ne résidant
plus en France.
67 Ici, la personne, pour des raisons de mauvaise
compréhension du système bancaire et de tout ce qui relève
des questions administratives, n'a pas modifié le numéro du
compte sur lequel devait être transféré l'argent de la
retraite. Il lui faudra 5 mois - passés au Maroc sans revenus - pour
réaliser que l'argent est toujours versé sur son ancien compte,
en France. De plus, la M.S.A. qui verse cette retraite et qui a demandé
à la personne de signer un papier déclarant qu'elle
renonçait à la perception de l'A.S.P.A. n'a pas
jugé bon de vérifier si cette retraite était bien
transférée au Maroc.
86
prouve sa présence en France depuis 10 ans au moins.
Cette personne est venue en France en 1972.
La situation décrite ici et le témoignage de la
personne qui vit cette situation nous éclairent sur le fait que la
condition de résidence de 6 mois de l'année en France pour la
perception de l'A.S.P.A. est vécue par le retraité
célibataire comme étant une immobilité très dure
à supporter. En effet, la personne concernée perçoit cette
immobilité comme une attente de la mort. Le territoire de
résidence - lieu de la pratique de l'immobilité
- est ainsi perçu comme un lieu où on attend la mort, seul, un
lieu où l'on reste « jusqu'à qu'ils viennent
nous prendre pour la morgue ».
Par ailleurs, la situation que nous avons décrite
illustre la teneur des problèmes administratifs auxquels sont
confrontées ces personnes âgées, souvent illettrées
et ayant du mal à comprendre le système administratif et son
fonctionnement. Cette situation montre également que la réponse
des administrations aux problèmes vécus par ces personnes, est
froide, inadaptée, sans dialogue possible et que le moindre
problème peut aboutir à la perte d'une partie des revenus tant
que dure le contentieux entre les deux parties.
Ce rapport aux administrations et les problèmes
liés à la perception de certains revenus, constituent en grande
partie ce qui cadre les déplacements et donc la pratique de la
mobilité des personnes rencontrées au niveau de la ville de
Montpellier, mais aussi au niveau international. Ainsi, à la question
« pour quel motif sortez-vous ?», la personne de l'entretien 3
répond : « Pour voir les amis, les rencontrer et voir aussi les
autres personnes qui connaissent un peu le fonctionnement de
l'administration, etc. », (E3)
Ou encore à propos du temps passé avec sa
famille, une fois à la retraite : « Même maintenant
qu'on est à la retraite, on n'a pas le droit de dépasser 6 mois
parce que sinon, c'est l'A.S.P.A. qui est supprimée. Donc je reviens
à cause de ces papiers, tout le monde revient à cause de
ces papiers. », (E3).
Ainsi, la mobilité internationale de ces personnes se
fait à une intensité fixée par l'administration
pour la perception des revenus et au niveau local, la pratique de la
mobilité se fait pour motif de démarches administratives
à régler ou à clarifier en se renseignant de part
et d'autre, auprès des personnes susceptibles de
connaître « un peu le fonctionnement de l'administration
».
87
Cette dimension administrative de la mobilité chez ce
groupe de personnes est tout à fait prégnante. Certaines
personnes ont passé des mois voire des années à
régler un problème, avec des aller retours réguliers entre
les différentes administrations telles que Préfecture,
MSA, CARSAT, CAF, etc. Il s'agit principalement de problèmes liés
à la perception de l'ASPA et aux conditions de résidence que
celle-ci impose. L'autre motif qui fixe la pratique de la
mobilité est celui de l'accès à la santé. En effet,
les personnes perçoivent, à juste titre, le territoire d'origine
donc de départ, comme étant un territoire où
« il n'y a rien » concernant la
prise en charge de la santé. Ainsi, au niveau international, la
mobilité entre territoire d'origine et territoire de
résidence se pratique selon le rythme imposé par les
visites médicales et les hospitalisations :
Je continuerais à venir, déjà parce que
j'ai des hospitalisations pour des problèmes de santé. Au Maroc,
il n'y a rien. Moi, j'ai des problèmes de santé [...] ici
je suis suivi, un suivi médical en cardiologie et en pneumologie, les
deux [...] Ah, oui ! Je suis obligé de revenir à chaque
fois. Chaque fois que je ne me sens pas bien, je reviens. Je ne pars pas d'ici
avant d'avoir pris mes rendez-vous. Et tous les vieux que tu vois ici ne
reviennent que pour leurs problèmes de santé, sinon ils n'ont
rien à faire ici. (E3).
Pour ce qui est du rapport à l'administration
ou de l'accès à la santé de ces personnes
âgées, ceux-ci sont les mêmes que ces personnes soient
retraitées célibataires géographiques, ou femmes
responsables de couples isolés. En effet, ces rapports fixent la
pratique des mobilités aussi bien au niveau local de la ville qu'au
niveau global.
4.2 : Les mobilités des femmes au foyer
célibataires géographiques puis des couples isolés dont le
mari est dépendant physiquement
Nous ne disposons que d'un seul témoignage
enregistré et retranscrit (Entretien 1) qui témoigne de la
trajectoire globale de ces femmes au foyer célibataires
géographiques dans le pays d'origine. Celles-ci viennent en France par
la suite pour accompagner leur mari dans leurs vieux jours. Cependant, nous
avons rencontré et échangé avec plusieurs personnes qui
rentrent dans ce cas de figure et qui ont plus ou moins la même
trajectoire globale.
Ainsi, le témoignage retranscrit décrit des
réalités générales sur cette catégorie de
personnes et sur les étapes clefs de leur trajectoire dans la mesure
où nous ne prenons en compte que les étapes qui ont un lien avec
la migration internationale du mari ou de la personne elle-même.
C'est cette étape que nous allons croiser avec les pratiques de la
mobilité.
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4.2.1 : Le départ du mari ou l'enracinement dans
la situation de femme au
foyer
Le départ du mari pour la France -
avec le statut de travailleur migrant - constitue
pour la femme, un tournant dans le statut social et dans la
réalité des pratiques de la mobilité. En effet, celle-ci
se retrouve femme au foyer célibataire géographique, elle est
seule à s'occuper des enfants - voire même d'un ou
d'une proche malade - et à affronter
les aléas de la vie quotidienne :
Mon mari est venu en France au moment où mon
dernier fils [...] n'avait même pas 40 jours. Il me l'a
laissé il n'avait même pas 40 jours. J'ai 4
enfants, et avec lui ça fait 5 enfants. [...]
- Vous veniez voir votre mari à l'époque où
il était à St Étienne ?
Non, je n'étais jamais venue le voir, avec les
enfants en bas âge, comment voulais-tu que je fasse ?
[...]
- Pourquoi il n'a pas voulu ?
- Demande-lui [...] C'est moi qui en ai souffert, ce
n'est pas lui ! Tu vois tes fils à 20 ans, 25 ans, ils n'ont
rien à faire, à part : manger, dormir et c'est
tout, ils ne trouvent rien à faire ! (E1).
La pratique de la mobilité est conditionnée par
la présence des enfants en bas âge et se fait donc sous forme
d'immobilité contrainte. Pas possible de circuler autant au niveau
international que local : « avec les enfants en bas âge, comment
voulais-tu que je fasse ? ».
De plus, le témoignage de la personne de l'entretien
3, en expliquant sa solitude dans la souffrance - face au spectacle quotidien
des enfants qui grandissent et qui se retrouvent confrontés au
chômage - décrit la représentation qu'elle a du lieu
où se pratique l'immobilité : il s'agit d'un lieu douloureusement
anxiogène.
Ainsi, la femme de migrant célibataire
géographique se retrouve claustrée dans le rôle -
immobilisant - de femme au foyer célibataire
géographique. Cette situation dure jusqu'à
l'indépendance, plus ou moins précaire des enfants, et
jusqu'à ce que le mari retraité commence à avoir des
problèmes de santé qui le rendent dépendant.
4.2.2 : Quand mon mari a commencé à tomber
malade
La période où le mari fraîchement
retraité pense à une réinstallation définitive
auprès de sa famille - dans le pays d'origine -
laisse vite place à celle ou le couple commence des
aller-retours entre ce pays d'origine et le pays où le mari a
travaillé.
En effet, les faibles revenus dus notamment à la
suppression de l'ASPA - et la condition de santé - du
mari particulièrement - allant en se dégradant, font que le
couple
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évalue cette pratique de la mobilité entre
« ici » et « là-bas » comme étant la
meilleure. Souvent - c'est le cas de la personne de l'entretien 3 et de
son couple - cette pratique de la mobilité est
contrainte par la présence d'un proche malade resté dans le pays
d'origine. Une fois que cette contrainte n'est plus, le couple entame alors une
pratique de l'immobilité sur le territoire français.
Arrivé à la retraite, il n'a pas pu rentrer
définitivement parce que sinon il lui prenait l'argent de sa retraite.
Quand il a commencé à tomber malade, il venait au Maroc
pendant l'année [...] A cette époque comme je te l'ai
dit, j'allais et je revenais avec le visa. J'emmenais mon mari au Maroc, je
devais revenir au Maroc parce qu'à l'époque, j'avais ma
mère qui était malade. Quand ma mère est morte, on est
revenu en France avec mon mari, et j'ai « brûlé
» le visa. (E1).
Ce témoignage montre toutes les étapes
décrites précédemment : de la tentative avortée de
retour définitif du mari, à l'immobilité du couple sur le
territoire français. La femme conforte cette immobilité en
entrant dans la clandestinité - suite aux refus des
demandes de titre de résident faites à la préfecture
- et en « brûlant »
le visa. Visa qui jusque là ne lui permettait que de cours
séjours de 2 mois maximum en France. Ainsi, on voit ici que
l'hyper-mobilité a été vécue comme une contrainte
et l'immobilité - installation en France -
comme étant la meilleure option car il y a la maladie du mari
qui est prise en charge et son ASPA qui lui est versée, de plus les
époux ne vont pas vieillir chacun de son côté,
malgré le statut de « sans papiers » : « Je venais, je
restais 20 jours, je rentrais, je restais 2 mois puis je retournais à
Fès au consulat pour le visa et je revenais ici ; il fallait
quand même pointer au consulat. C'était dur pour moi.
», (E1).
Ainsi, la période de clandestinité due au refus
de régularisation de la préfecture dure plus ou moins longtemps
selon les personnes rencontrées et selon l'arbitraire des
préfectures. Si la personne est régularisée, elle retourne
alors occasionnellement au pays d'origine où sont restés
les enfants, et où se trouve l'ancienne maison familiale. Cependant,
l'état de santé du mari allant en s'aggravant,
l'immobilité au niveau du pays de résidence devient de
plus en plus grande. Là aussi, s'amorce le même processus
où l'on compare les deux lieux de la mobilité, à savoir le
territoire de résidence et le territoire de départ. Le premier
est perçu comme étant un lieu d'immobilité contrainte mais
nécessaire à la survie, par la perception des revenus et
l'accès aux soins. Le second, quant à lui, est perçu comme
un lieu dans lequel on aimerait bien retourner, sauf que les
conditions - vitales - ne sont pas réunies pour
envisager ce retour.
- Et si les revenus que vous avez maintenant
étaient totalement versés au Maroc, Qu'est-ce que vous
feriez ?
90
- Oui, mais là, on touche 1000 euros, si on part au
Maroc, ils ne vont pas nous verser 1000 euros. Ils ne vont pas les verser. Et
puis, il y a les médicaments, les médecins,
l'ambulance, tout ça, qui va te le payer au Maroc ? Tu
vois, il y a des dépenses. Si tu appelles l'ambulance pour aller
à l'hôpital, l'aller et le retour. Qui va te la payer ? Si tu
appelles le médecin, pour combien il va faire le déplacement et
venir à la maison? L'autre médecin lui aussi, pour combien il va
venir à la maison ? Ici, il y a deux médecins qu'on n'a pas
à payer. Il y a le médecin pour les poumons, et l'autre, pour le
coeur qui viennent ici à la maison. Tout ça, ils
vont te le payer au Maroc ? Pourquoi tu crois que je suis ici moi ? Je suis
là pour lui ! Ici quand même, quand il y a une urgence, je les
appelle, y en 10 qui viennent : un qui tient par là, l'autre, par
là, un qui lui met ceci, l'autre qui lui met cela... Il
est tombé au Maroc, on a appelé l'ambulance, ils
ne sont venus qu'une fois que mon mari a commencé à suffoquer,
tellement il a attendu. On aurait dit qu'ils allaient venir d'un autre pays,
pas de la ville où toi tu es ! », (E1).
Ainsi, on peut voir que la personne saisit bien les raisons
de son immobilité sur le territoire de résidence. Cette
immobilité se vit tous les jours via les mêmes fonctionnements que
ceux décrits pour les retraités célibataires
géographiques. Il s'agit d'une mobilité pratiquée
uniquement dans le cadre de démarches administratives ou
d'hospitalisation et une immobilité liée à la condition de
dépendance physique du mari.
« -Pouvez-vous me décrire vos déplacements,
les raisons de ces déplacements ?
-Si je reçois des papiers, je sors, si je ne
reçois rien, pas de papiers à faire, je ne sors pas. S'il y a
quelque chose qui est liée aux médicaments, au
médecin, à l'hôpital, alors je sors régler
ça. Sinon, je ne vais pas me balader alors que je n'ai rien à
faire. [...]
-Pouvez-vous me décrire vos journées ?
-Je change mon mari, je le lave, je lui rase le visage, je
prépare le petit déjeuner, je lui mets le masque pour la
respiration, je lui branche l'oxygène, et après tout ça je
sors. S'il y a des papiers à faire, je sors sinon, je fais ce
que j'ai à faire, je fais le ménage, je lave le linge, je range
la maison et voilà ! Pour les courses, ce n'est pas un problème,
il y a tout ici, il y a le marchand de légumes. », (E1).
La pratique de la mobilité des immigré-e-s
Nord-africain-e-s âgé-e-s et isolé-e-s rencontré-e-s
sur Montpellier varie selon les échelles d'analyse et selon les
étapes de la trajectoire. Ces étapes comme nous les avons
décrites sont principalement marquées par les différents
statuts administratifs occupés par les migrants. Cet aspect
administratif - qui relevait du pouvoir politique -, en s'imbriquant avec des
aspects sociaux et spatiaux de la trajectoire constitue le cadre dans lequel
vont être pratiquées les (im)mobilités.
Ainsi, dans un contexte de migration internationale
organisé via des systèmes et des mécanismes - nous parlons
ici du système des contrats ou encore des étapes fixées
par l'administration concernant le séjour et la résidence en
France -, la pratique de la mobilité est contrainte tout au long de la
trajectoire migratoire. De plus, dans un contexte de précarisation
croissante des populations, les personnes rencontrées se vivent comme
« piégées » sur des
territoires, prisonnières de leur situation sociale et de leur statut
administratif.