Colin FAY
|
Université Européenne de Bretagne - Rennes 2
UFR ALC
MASTER 2 COMMUNICATION Parcours EPIC
|
|
Média, support, temporalité :
le cas des pure-players de
presse.
FAY Colin
Sous la direction de : Jean-Luc Bouillon
Septembre 2014
Page 1 sur 99
Colin FAY
Page 2 sur 99
Note de confidentialité
Le corpus de cette version est anonymisé. Cette
version est destinée à la diffusion.
Page 3 sur 99
Colin FAY
Note de confidentialité 2
Introduction 5
1. Mise en perspective 5
1.1. Contexte général 5
1.2. Présentation générale du
corpus 7
1.3. Présentation des actants du corpus
10
1.4. Limite de l'accès au corpus 11
2. Internet, médias, territoires. 12
2.1. Média et territoire 12
2.2. L'information overload et l'économie de
l'attention 14
2.3. Territoire et enjeux territoriaux 16
2.4. Particularités du corpus 17
3. Médias et temporalité :
périodicité, flux, sédimentation. 18
3.1. Singularité du Pure-player 18
3.2. De la periodicité au flux-sédimentant.
19
3.3. Flux et pertinence 21
1. Écrire 23
1.1. Les signes passeurs 24
1.1.1. Les signes passeurs 24
1.1.2. Créer des signes passeurs 26
1.1.3. Tension des signes passeurs 28
1.2. Logique de parcours 30
1.2.1. Construire un récit 30
1.2.2. Contextualiser le parcours 32
1.2.3. Fragiles récits 35
1.3. De l'auteur au narrateur 37
1.3.1. Signatures 37
1.3.2. Écriture et légitimité
39
1.3.3. Tension et dissolution de la figure
écrivante 41
2. La présence continue 43
2.1. Présence continue, longue traine, trace
44
2.1.1. L'effet longue traine 44
2.1.2. Trace 48
2.1.3. Trace, écriture, lecture 51
2.2. Présence continue et interaction
54
2.2.1. La place des RSN 54
2.2.2. RSN et temporalité 57
2.2.3. Tension des RSN 60
2.3. Présence continue et mort de l'auteur
62
2.3.1. La « mort de l'auteur » 62
2.3.2. RSN et horizons d'attente 64
2.3.3. La tension du répondant 66
3. Vitesse 68
3.1. Le mythe 68
3.1.1. Cadre général 68
3.1.2. Le mythe de la vitesse 70
3.1.3. L'illusion de l'immédiat 73
3.2. Vitesse et écriture 76
3.2.1. Délégation de l'écriture
à la technique 76
3.2.2. Le choix des signes 79
3.2.3. L'écriture automatique 81
Page 4 sur 99
Colin FAY
3.3. Vitesse et information 83
3.3.1. Les source 83
3.3.2. La tentation du copier-coller 85
3.3.3. Double temporalité 87
Conclusion 89
Limites 92
Quelle valeur ajoutée ? 93
Ouverture 95
Bibliographie 96
Page 5 sur 99
Colin FAY
Introduction
1. Mise en perspective
1.1. Contexte général
D'après les chiffres d'une enquête menée
par l'INSEE en 2012, trois personnes sur quatre auraient accédé
à Internet au cours des trois mois précédant
l'enquête (contre une sur deux en 2007). Au sein de ces derniers, 79%
auraient accédé à Internet tous les jours ou presque, et
40% via Internet sur appareils mobiles -- chiffres en constante
évolution ces dernières années (Enquête INSEE
Première publiée en Juin 2013). Au sein de ce contact avec
Internet, les réseaux sociaux numériques (désormais
abrégés RSN) sont des dispositifs qui sont devenus centraux dans
les dynamiques communicationnelles depuis le début du XXIème
siècle. Facebook, Twitter, Google +, LinkedIn -- pour ne citer qu'une
infime partie d'une liste qui s'amplifie chaque jour -- sont devenues des
plateformes utilisées de manière quotidienne par de nombreuses
organisations et individus. Par exemple, en juin 2013, le nombre d'utilisateurs
quotidiens de Facebook se chiffrait mondialement à 699 millions. Ce
même chiffre rapporté au mois monte à 1,15 milliard
d'utilisateurs actifs1. En France en 2012, on comptait environ 26
millions d'utilisateurs actifs de Facebook (se connectant au moins une fois par
mois), ce qui représente plus d'un internaute sur deux, et utilisant le
réseau en moyenne 5 heures par mois2, dont 16,4 millions
l'utilisant tous les jours 3.
Nouvel outils, nouvel espace, mais aussi nouvel environnement
économique, le numérique se développe de manière
exponentielle depuis les années 1990, créant de nouveaux usages
et de nouvelles pratiques, et est à l'origine de transformations
d'anciens et de l'émergence de nouveaux médias. C'est à un
type précis de ces nouveaux médias que nous allons nous
intéresser dans ce travail : les pure-players de presse,
c'est-à-dire les médias de presse dont la production de contenu
passe uniquement par une plateforme numérique, i.e. sans
équivalent ou pendant print physique. En plein développement
depuis 2007, et potentiel renouveau pour sortir de la crise qui touche la
presse (« les nouveaux médias en ligne américains ont
généré près de 5.000 emplois en quelques
années » annonce l'AFP le 26 Mars 2014, d'après une
étude publiée par le Pew Research Center, alors que les emplois
dans les médias traditionnels ont diminués de 6,4 %. En 2013, 681
points de vente de journaux ont fermé), le pure-player est pourtant
un
1
http://www.prnewswire.com/news-releases/facebook-reports-second-quarter-2013-results-216805531.html
2
http://www.zdnet.fr/actualites/facebook-en-france-26-millions-d-utilisateurs-actifs-plus-de-5-heures-par-mois-39774160.htm
3
http://www.blogdumoderateur.com/chiffres-facebook-france-aout-2013/
Page 6 sur 99
Colin FAY
modèle dont il faut appréhender les nouvelles
formes et les nouvelles normes4 : son statut uniquement
numérique lui confère un nouveau rapport à la fois
à l'écriture et à la temporalité, et y voir les
normes de la presse pré-numérique (que nous appellerons «
presse traditionnelle ») crée un décalage, un jeu, voire
même parfois une inadéquation dans les enjeux et dans les
pratiques des nombreux actants, en particulier sur la valeur à apporter
à l'information et au travail. Avec le numérique émergent
de nouveaux rapports à l'écriture et à la
temporalité, et de ce fait de nouvelles pratiques de lecture et de
nouveaux mythes (au sens où l'entend Barthes, 1957) qui se rencontrent
sur le territoire d'écriture sur lequel évoluent journalistes,
organisations et lecteurs, ainsi que de nouveaux rapports à la valeur du
travail dans l'organisation.
Bien que de nature hétérogène quant
à leurs lignes éditoriales, ce sont des dispositifs unis autour
d'une dynamique commune : leur pérennité repose sur une
continuelle production d'écrits5 sur les dispositifs
numériques, écriture continue et interactive, et créatrice
de nouveaux rapports à la lecture et au temps. L'utilisateur du
réseau, qu'il soit scripteur ou lecteur Ñ et bien souvent les
deux Ñ se trouve devant un potentiel qui lui est subjectivement infini
(bien que possédant une limite matérielle finie) : Internet
s'impose selon un niveau d'échelle dans lequel le lecteur a face
à lui des possibilités de lecture qui dépassent le temps
d'attention qu'il peut y accorder, et le scripteur peut toujours avoir
accès à une quantité de récits à raconter
qui est supérieure au temps qu'il peut accorder à
l'écriture. Comme l'écrit McLuhan (1968:25-26) :
« les effets d'un médium sur l'individu ou sur la
société dépendent du changement d'échelle que
produit chaque nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-même,
dans notre vie. (...) Le "message" d'un médium ou d'une technologie,
c'est (ce) changement d'échelle, de rythme ou de modèle qu'il
provoque dans les affaires humaines. »
Ainsi, au delà du contenu, les pure-players
journalistiques sont des nouveaux dispositifs, de nouveaux supports, qui sont
créateurs de nouvelles normes d'écritures, de lectures et de
temporalité. Comme le rappelle Debray (1991:169), « les formes de
diffusion déterminent la nature du diffusable. » C'est pourquoi
« le support est peut-être ce qui se voit le moins et qui compte le
plus. » (ibid:195)
4 Comme le souligne Marion (1997:79) : « il
convient donc d'appréhender au mieux le potentiel spécifique d'un
média. Ce potentiel est régi notamment par les
possibilités techniques du support, par les configurations
sémiotiques internes qu'il sollicite et par les dispositifs
communicationnels et relationnels qu'il est capable de mettre en place.
»
5 Nous utiliserons ici, sauf indication contraire,
le terme d'écriture au sens large du terme, i.e. toute action de
production de signe(s), c'est-à-dire selon la définition qu'en
donne Leroi-Gourhan (1964:261), en tant qu'elle est « l'aptitude à
fixer la pensée dans des symboles matériels ».
De la même façon, le terme de lecture
référera à toute activité de visualisation de cette
écriture.
Page 7 sur 99
Colin FAY
1.2. Présentation générale du
corpus
Nos réflexions seront illustrées par une
étude d'un pure-player de presse (désormais abrégé
PP). Ce site est une plateforme médiatique qui est financée par
la marque M, et dont l'activité est de proposer tout au long de
l'année du contenu informationnel en rapport avec les musiques actuelles
: sorties d'albums, interviews, soirées concerts, etc. L'équipe
est composée d'un rédacteur en chef (qui est également
scripteur), d'un rédacteur fixe et de plusieurs pigistes et
rédacteurs externes intervenant de manière plus ou moins
régulière. PP étant géré par la même
équipe que le magazine T, des rédacteurs de ce dernier s'invitent
régulièrement sur PP. En même temps que ce pure-player, PP
est une plateforme promotionnelle physique, en ce sens que la marque s'invite
dans certains festivals et événements musicaux6.
Selon D'almeida (2001), il existerait deux formes de rapports
d'une entreprise aux médias : « en dehors d'elle ou crées
par elle » (88), et donc deux formes de présence médiatique,
une « s'accompli(ssant) par la prise de parole et par l'installation dans
les médias » (ibid:136), et une par « création de
médias spécifiques entièrement (...) voués à
la promotion de l'entreprise » (ibid:155). Cependant, une telle
distinction devient indécidable avec PP, puisqu'étant à la
fois un média presse à part entière, employant
rédacteurs professionnels et pigistes externes à la marque, mais
en même temps une plateforme créée par la marque dans un
enjeu de promotion de l'entreprise, bien que cette promotion se fasse par un
biais détourné, indirect, car il n'y a sur PP aucune
référence explicite à la marque, aucune promotion faite
directement pour cette dernière, mais non plus pour aucune autre marque
concurrente7.
C'est dans l'aval de la marque et dans l'architexte du site
qu'il faut lire la dynamique promotionnelle de PP : la marque garde tout droit
de regard sur le contenu de la plateforme, et donne son aval pour toute
écriture par un pigiste. Le rédacteur chef ainsi que le
rédacteur fixe possèdent une certaine autonomie
d'écriture, ne nécessitant pas l'aval de la marque, mais pouvant
à posteriori recevoir la désapprobation pour un article
jugé non adapté à la plateforme. Le contrôle des
contenus est ainsi, implicitement et en dernière instance, laissé
à la marque : les écritures d'articles, lorsqu'elles ne sont pas
contrôlées par la marque directement, le sont implicitement par le
biais du rédacteur chef. C'est également lui qui sert de
médiateur entre les pigistes et la marque, les pigistes envoyant leurs
propositions de sujets au rédacteur chef qui juge ou non des sujets
aptes à être proposés à la marque pour validation.
Le rédacteur en chef, via son expérience de la plateforme, en
vient donc à préjuger de la pertinence ou non d'un sujet / d'un
événement à se voir raconté sur PP.
Ainsi, puisque « considérer les organisations
économiques comme des lieux de production de récits suppose que
l'on s'interroge sur le principe de publicité des
6 Cette présence physique sur des festivals et concerts
est bien sûr un élément crucial de la marque, mais ne
concernant pas directement le volet médiatique de l'organisation, nous
ne nous focaliserons pas sur ce point dans notre travail. Nous y ferons
cependant référence.
7 Le rédacteur en chef parle même de
« plateforme promo «alibi« pour M, qui vend un produit
destiné aux majeurs. » (échange par mail)
Page 8 sur 99
Colin FAY
entreprises et, par là, sur les médiations
langagières et symboliques mises en oeuvre » (D'almeida,2001:44),
nous devons prendre en compte ces médiations langagières et
symboliques de PP, que l'on peut retrouver dans l'architexte de ce
média. L'architexte du site est pensé pour faire la promotion de
la marque, sans pour autant directement la rendre visible : la couleur choisie
pour PP est la couleur également choisie dans toutes les
déclinaisons de la marque, autant publicitaires que produits ou
même sur le site officiel, couleur que l'on retrouve dans le nom
même de la plateforme. Le logo est également pensé pour
rappeler le logo de la marque, sans pour autant directement le reprendre : on
retrouve le symbole, mais la mise en forme n'est pas la
même8.
Pourtant, le nom de la marque n'est cité à aucun
endroit sur PP, sans pourtant que l'affiliation ne soit tenue pour
secrète : le troisième résultat Google pour PP (recherche
effectuée le 11/10/13) affiche un résultat « PP est un
projet artistique dédié aux musiques actuelles initié par
M. ». Le même jour, la première recherche associée
proposée par Google était « PP M ». La même
recherche répétée au mois le 04/08/14 révèle
cette même affiliation, mais au 5ème rang des résultats de
recherche. Les mêmes tendances se révèlent via les moteurs
de recherche Bing et Yahoo.
Ainsi la marque se retrouve-t-elle présente dans le
pure-player, tout en laissant cette présence se dérober : elle se
suggère sans jamais directement se présenter, elle encadre le
site, le forme et le norme, sans se présenter explicitement en tant
qu'acteur actif des dynamiques du pure-player. Ainsi, PP se trouve dans une
forme inédite de dynamique marketing de la marque. Elle devient une
plateforme détournée d'interaction entre la marque et son public,
démarche marketing via internet faite de manière plus diffuse,
plus participative, avec un accent mis sur la proximité (notamment sur
les RSN).
D'un point de vue économique, la marque emploie la
société DD, société d'actionnaires finançant
plusieurs magasines print et web, et basée sur Paris. C'est cette
société qui gère la répartition du budget
donné par la marque. DD possède notamment également le
magazine T, dont les bureaux de rédaction sont les mêmes que ceux
de PP, les actants du premier étant en interaction spatiale continuelle.
Également, se trouvant employé par la même
société, le rédacteur chef de PP est aussi Webmestre
éditorial du site de T9, gérant la ligne
éditoriale du site ainsi que rédigeant des articles pour ce
dernier. Les rédacteurs de T interviennent régulièrement
sur PP. Les deux magazines possédant une même ligne
éditoriale, les contenus peuvent parfois entrer en résonance,
bien que T se place dans une optique moins grand public que PP, et plus
axé sur un contenu uniquement musical, ne partageant pas la ligne «
lifestyle » empruntée par PP. Également, T s'axe sur un
contenu musical plus pointu, plus spécialisé.
8 Il est intéressant de noter que, bien que
le design du site ai changé de design entre le début et la
conclusion de ce travail (entre 2013 et 2014), la charte graphique est
restée inchangée : on retrouve toujours la couleur, ainsi que la
déclinaison du logo de la marque.
9La situation décrite couvre la
période d'étude du corpus (Septembre 2013 - Juin 2014). En
juillet 2014, le webmestre a quitté son poste. La restructuration de
l'équipe est en cours à l'heure de la clôture de ce
travail, restructuration prévue pour septembre 2014.
Page 9 sur 99
Colin FAY
Ce site est pertinent à notre étude pour
différentes raisons. Tout d'abord, ce site est adossé à
une organisation, qui a défini une ligne éditoriale et se
réserve un droit de regard sur l'ensemble des publications sur le site,
en tant qu'il est une plateforme promotionnel, et donc financé par sa
dynamique publicitaire, adossé à des enjeux organisationnels
promotionnels. Avec cette dynamique promotionnelle, on se retrouve bel et bien
dans l'économie de l'attention (que nous développerons un peu
plus bas) : les pure-players musicaux et culturels sont nombreux
(professionnels ou bénévoles), et l'enjeu derrière la
plateforme est d'amener les lecteurs à venir occuper au maximum le
territoire, y passer le plus de temps et visiter le plus de pages, ainsi qu'en
dernier recours à intervenir dans la construction même du
territoire, en participant à l'écriture via commentaires ou en
partageant sur leurs propres profils sur les RSN. En même temps, les
enjeux organisationnels de PP ne se situent pas dans une lignée sujette
à controverse : le contenu informationnel se référant
à la musique et à la culture de manière
générale, il existe peu de sujets « sensibles » ou
potentiellement sujets à polémique. En d'autres termes, la
lecture et les réactions ne sont jamais (ou très peu) dans
l'affectif direct. Également, en tant que plateforme d'écriture
musicale, on retrouve un double rapport à la temporalité :
à la fois de la temporalité très courte, pour les news,
voir pour les « directs » durant les soirées/concerts, mais
à la fois des articles à temporalité plus longue, sur des
thèmes particuliers. Enfin, ce site vise principalement un public
relativement jeune, principaux utilisateurs des RSN, et doit donc avoir une
pratique stratégique du territoire.
PP se manifeste sur trois RSN : Facebook, Twitter et
Instagram, ainsi nous nous focaliserons dans cette étude sur ces trois
RSN (en plus des pratiques sur la plateforme en tant que telle). Cela est
d'autant plus pertinent que ces trois RSN sont représentatifs des deux
modes de pratiques : Facebook en tant que rapport qualitatif (poster peu
Ñ et le « diluer » temporellement Ñ pour beaucoup
d'interactions, visant donc plutôt le rapporté que le «
direct »), et Twitter en tant que rapport quantitatif (poster beaucoup
avec peu d'interactions n'a pas d'impact algorithmique, et vise le direct, le
« sur le vif »), Instagram s'installant à mi-chemin de ces
deux pratiques, mais en proposant quant à lui une production quasi
exclusive d'images. Nous verrons ces deux types de temporalité par la
suite de ce travail.
Page 10 sur 99
Colin FAY
1.3. Présentation des actants du corpus
Comme l'écrit Souchier (1998:139) « il convient de
considérer un texte à travers toute sa matérialité,
(...) à travers tous ces éléments observables qui, non
contents d'accompagner le texte, le font exister. » Ainsi, afin
d'étudier le territoire qu'est le media numérique PP, il convient
d'en considérer tous les actants qui entrent en action, que ces actants
soient humains ou non-humains.
Dans les actants humains, plusieurs niveaux d'actions et
d'interactions sont à considérer : la plateforme, à
l'image du fonctionnement d'un média de presse, possède des
actants écrivant les textes. Ces actants, sur PP, sont le
rédacteur en chef, un rédacteur fixe ainsi que l'appel à
des pigistes externes ainsi qu'à des rédacteurs de T. La
structure architextuelle du site (c'est-à-dire la conception du
squelette technique du site) a été confiée à un
actant extérieur. La marque possède un actant interagissant avec
l'équipe rédactionnelle, surveillant la publication de contenu
ainsi que donnant son aval pour les propositions des pigistes. Le
rédacteur chef et le rédacteur fixe partagent le même
bureau, sont spatialisés dans les mêmes locaux. La communication
avec le reste des actants (pigistes et marque) passe par des mails, faisant de
PP une organisation spatialement disloquée, créant des enjeux de
synchronisation. La dernière catégorie d'actants sur la
plateforme est le public des lecteurs, pouvant interagir directement sur la
plateforme ou sur les RSN.
Les actants non humains (ou supports) sont au nombre de six.
Le premier est la plateforme en elle-même, plateforme accessible depuis
l'url du site à tout lecteur désirant accéder au contenu
des textes. Cette plateforme est en lien étroit avec le second actant
non-humain appelé backoffice, accessible uniquement au rédacteur
en chef ainsi qu'aux différents rédacteurs, nécessitant un
profil particulier crée sur celui-ci. Le backoffice est une interface
Wordpress, permettant divers réglages sur le site ainsi que la
création de textes-articles. Le troisième actant non-humain, qui
est un groupe d'actants, sont les divers plateformes de RSN empruntées
par PP. Le quatrième actant non humain sont les boîtes mails :
hormis le rédacteur fixe et le rédacteur en chef qui cohabitent
dans le même bureau, le reste des échanges entre actants humains
se passe par mails. Puis, une catégorie d'actant non-humain regroupe les
dispositifs de veille informationnelle mis en place par les différents
actants écrivants afin de surveiller les flux d'actualités sur le
thème développé par la plateforme. Les mails sont
également utilisés comme dispositif de veille, les actants
écrivants recevant les nouvelles des différents actants du milieu
musical. Enfin, les textes rédigés (ou articles) sont les
derniers et principaux actants non-humains.
Page 11 sur 99
Colin FAY
1.4. Limite de l'accès au corpus
L'accès au corpus nous a été quelque peu
limité. En effet, la communication avec la rédaction fixe ne
s'est faite que par mail. En tant que pigiste, et donc en tant
qu'observateur-participant, notre accès s'est trouvé restreint
par la coupure spatiale qui existe entre la rédaction fixe et les
pigistes, la première située à Paris, et nous à
Rennes.
Une rencontre avec le rédacteur en chef a eu lieu au
tout début de notre travail en tant que pigiste, en juin 2013. C'est la
seule rencontre que nous avons eu en direct. Le reste de la communication se
fait par mail. Une majeure partie des informations sur l'entreprise sont issues
de cette rencontre avec le rédacteur en chef. Le reste provient des
informations disponibles sur internet, acquises via le backoffice du site, ou
provenant des échanges par mail avec le rédacteur en chef, seule
personne avec qui nous avons interagit. Qui plus est, ce premier
rédacteur en chef que nous avons rencontré n'est plus aujourd'hui
en poste chez PP. Nous n'avons jamais rencontré la personne qui viendra
la remplacer. Nous avons seulement échangé avec cette personne
par mail.
La communication par mail a souffert de certaines limites.
Principalement car la non réponse est difficilement interprétable
: les piges se faisant sous la forme de proposition, il est complexe de savoir
si une non-réponse équivaut à un sujet qui ne convient pas
à la ligne éditoriale, ou si le budget n'est pas suffisant pour
accepter l'article, ou même si le rédacteur en chef n'a pas vu le
mail, ou s'il l'a vu et proposé à la marque qui l'a
refusé. Également, le travail a été ponctué
par un changement de rédaction en chef au cour de notre recherche, sans
annonce de la part des actants du média vers les pigistes.
Cette complexité d'accès à l'information
illustre les difficultés de synchronisation dans cette forme
organisationnelle : au-delà de notre étude de corpus, nous avons
à faire face à des pigistes qui connaissent peu l'entreprise pour
laquelle ils travaillent, à la fois par un manque de retour sur leur
proposition que par un manque de contact direct avec l'ensemble de
l'équipe. Notre position d'observateur-participant en tant que pigiste
est révélatrice d'une complexité organisationnelle de
cette forme de travail.
Page 12 sur 99
Colin FAY
2. Internet, médias, territoires. 2.1.
Média et territoire
Internet 10 , en tant que tel, représente un
milieu dans lequel peuvent naître des médias, il est un «
méta-média », un média de médias. Nous
suivrons la définition d'un média dans le sens par lequel
l'entend McLuhan, c'est-à-dire comme une construction technique qui est
un « prolongement de nos sens » (1968:74) : avec Internet,
aujourd'hui, deux de nos sens peuvent être prolongés et
amplifiés de manière potentiellement infinie Ñ nous
pouvons potentiellement tout voir, et tout entendre. Nos autres sens pourront
bientôt se voir également prolongés par de nouvelles
technologies de présence à distance qui promettent un avenir
où nous pourrons tout toucher, des prototypes de
périphériques de smartphones diffusant de l'odeur sont
déjà sur le marché, et il y a fort à parier qu'il
en sera de même pour le goût.
Internet Ñ en tant que dispositif permettant le
prolongement des sens Ñ présente des possibilités de
création de médias, mais Internet n'est pas un média
per se, c'est un milieu dans lequel peut se produire l'apparition par
la création de nombreuses formes de médias, en tant que
construits par l'homme, afin de faire la médiation par le symbole entre
lui et une ou des expérience(s) événementielle(s) dont il
ne peut avoir l'expérience sensorielle directe11, par le
biais de représentation et de constructions symboliques, via des
dispositifs d'extension et de prolongement de ses sens. L'analyse du placement
des médias dans leur milieu, des constructions territoriales au sein du
milieu qu'est Internet est cruciale, puisque l'un comme l'autre sont des
vecteurs d'influence sur les rapports au monde. Comme le souligne Debray
(1991:30), « tel ou tel stock d'idées ne peut pas survivre dans
n'importe quel milieu, par n'importe quel médium. » Ainsi un
nouveau milieu, de nouveaux supports et de nouveaux médias sont-ils des
points cardinaux pour faire naitre et pérenniser de nouveaux paradigmes
spatio-temporels chez les actants du et des média(s), par leur impact
sur les dynamiques d'interactions symboliques12.
C'est au sein de ce prolongement en puissance de nos sens que
doivent se placer les organisations médiatiques de presse
numérique, qu'elles doivent créer leur territoire. Créer,
faire apparaître et faire durer un média sur le web, c'est lui
créer un territoire au sein de cet immense milieu qu'est
Internet, apposer des
10 Il existe effectivement une différente
fondamentale entre Internet et le web. Cependant, cette différence
n'était pas pertinente pour notre propos, nous avons choisi de ne pas
faire la différence entre ces deux termes, et d'utiliser invariablement
l'un ou l'autre de ces termes.
11 Nous suivons ici Adelmo Genro Filho « who claims that
journalism is a human activity that makes it
feasible to society every day knowing what happens inside her
own. » (cité dans de Carvalho,2012:169) Également :
« un événement va être rapporté,
raconté, avec une part inévitable de subjectivité dans la
vision comme dans la narration, à un récepteur qui n'a pas
été témoin de cet événement originel. »
(Lits, 2008:11)
12 Ce que souligne également Debray
(1991:156) « Un milieu historique se produit et se reproduit à
travers sa production symbolique. »
Colin FAY
« marques qualitatives », des « matières
d'expression » (Deleuze & Guattari, 1980:387-388) qui vont être
créatrices du territoire du média. L'écriture est
fondamentale pour le pure-player, en tant que cette dernière est le
mouvement créateur du territoire, par ce qu'il est à la fois flux
et sédimentation de traces13. C'est ce territoire qui permet
« la distance critique entre deux êtres de même espèce
: (de) marquer ses distances » : il permet d' « assure(r) et
rêgle(r) la coexistence des membres d'une même espèce, en
les séparant, mais il rend possible la coexistence d'un maximum
d'espèces différentes dans un même milieu, en les
spécialisant. » (ibid, 393-394) En d'autres termes, pour un
média de presse, créer son territoire est apposer des marques
qualitatives qui permettent à l'organisation de se distinguer du reste
des organisations de son « espèce » au sein du ou des
milieu(x) dans lesquels elle existe, mais aussi des autres «
espèces » avec qui elle entre en interaction (les
lecteurs-internautes et toutes autres parties prenantes).
Le territoire est cette apposition de marques qualitatives qui
ne deviennent constitutives du territoire que lorsqu'elles acquièrent un
caractère temporel et différentiel : un territoire, en tant que
système de marques qualitatives, n'existe que parce qu'il est pertinent
temporellement, et que parce qu'il permet de faire une différence entre
celui qui le porte et les autres au sein du ou des milieu(x) dans lequel il
existe, c'est-à-dire qu'un média « n'a d'existence ni de
signification seul, mais seulement en interaction avec les autres
médias. » (McLuhan,1968:45) C'est son caractère temporel qui
en fait une construction mouvante, insaisissable, en perpétuelle
transformation. Le définir est déjà le transformer, le
borner est déjà changer ses frontières.
Page 13 sur 99
13Nous reviendrons sur ces points par la suite.
Page 14 sur 99
Colin FAY
2.2. L'information overload et
l'économie de l'attention
Ainsi, tout média n'a d'existence qu'en interaction
avec les autres médias. Cependant, les médias journalistiques,
qui se sont développés depuis leur origine selon un modèle
économique basé sur la publicité (l'étude Pew 2014
révèle que « le secteur des médias dépend
encore beaucoup de la publicité, qui génère près de
70 % de s(onÉ) chiffre d'affaire annuel », AFP, mercredi 26 mars
2014) doivent avec internet faire face à deux nouveaux concurrents
venant remettre en cause ce modèle économique antérieur :
à la fois les fournisseurs d'accès qui deviennent des supports
publicitaires mais n'ont pas à fournir de contenu14, mais
aussi aux sites proposant de l'information gratuitement, gérés
bénévolement. Face à ces nouveaux concurrents, les
stratégies territoriales deviennent de plus en plus importantes : par
une facilité d'accès tout autant que par la facilité de
partage, qui donne toute la pertinence à ce que l'on appelle depuis
Simon (1969) l'économie de l'attention, Internet crée une
immensité d'information, un « information overload »
(Simon, 1969:9)15, et l'attention devient une ressource rare,
c'est-à-dire que « la richesse d'information crée une
pauvreté de l'attention, et le besoin d'allouer cette attention de
manière efficiente. » (ibid:7, notre traduction) Les internautes
ont à portée de clic une immensité de sources
d'informations, un potentiel d'accès à des territoires plus
important que ce que leur temps allouable d'attention leur permet, et sont
eux-même à même de partager l'information avec une
simplicité à portée de tous. C'est pourquoi l'attention se
place au centre de ces nouvelles dynamiques du web :
« economies are governed by what is scarce, and
information, especially on the Net, is not only abundant, but overflowing. We
are drowning in the stuff, and yet more and more comes at us daily. That is why
terms like "information glut" have become commonplace, after all. Furthermore,
if you have any particular piece of information on the Net, you can share it
easily with anyone else who might want it. »
(Goldhaber,1997)16
L'expansion de l'économie de l'attention ne peut pas se
lire qu'au travers du spectre de la quantité d'informations produites
et/ou transmises. En effet, les caractéristiques des supports sont
également des facteurs de ce diptyque information overload /
économie de l'attention. Les supports se présentent de plus en
plus petits et mobiles tout autant qu'ils sont de plus en plus rapides, ce que
présageait déjà Debray (1991,218) : « toujours plus
de monde a accès à toujours plus d'information car toujours plus
légère et mobile », bien avant l'avénement des
smartphones, du haut débit et de l'internet mobile. Ainsi, les
barrières matérielles (temporelles et physiques) d'accès
à l'information s'effondrent, cet accès se faisant dans une
immédiateté et d'un même point : le temps de connexion
à un site hébergé près de soi est sensiblement le
même que celui de connexion à un site à l'autre bout
14 Étudier les médias de
Presse, cours de M2 EPIC, Le Moenne C. et Étudier les
communications organisationnelles, cours de M2 EPIC, Le Moenne C.
15 Aussi : « What counts most is what is most scarce
now, namely attention. » (Goldhaber,1997) et « There is
something else that moves through the Net, flowing in the opposite direction
from information, namely attention. » (ibid)
16 Également : « This is the world
of scarcity. Now, with online distribution and retail, we are entering a world
of abundance. And the differences are profound. » (Anderson,2001)
Page 15 sur 99
Colin FAY
du globe, le temps et la spatialité du mouvement
d'accès se dissous dans un mouvement qui est devenu celui de
l'information qui vient à l'utilisateur, plutôt qu'un utilisateur
qui va à l'information17 Ñ sommairement, le
modèle du média physique dans lequel le lecteur va chercher son
journal / magazine a laissé la place sur internet à un journal
qui vient au lecteur via ses dispositifs connectés. Même si avec
la télévision ou la radio le contenu vient à celui qui le
consomme, cette venue du contenu reste limitée par des contraintes
spatiales.
Cette dynamique d'information venant à l'utilisateur
s'exemplifie encore plus avec les RSN : sur ces derniers, les modèles de
Fil d'actualités (caractéristique de la majeure partie des RSN et
centre moteur de Twitter et Facebook) sont créateurs de dynamiques
d'informations envoyées aux lecteurs. Un profil écrivant envoie
un texte sur le réseau pour que ce dernier apparaisse dans les Flux
d'actualités auto-rafraîchis des lecteurs. En rafraîchissant
le Fil d'actualités, c'est l'information qui vient au lecteur et non
plus le lecteur qui va à l'information Ñ flux d'actualités
dépendants du support, puisque certains (notamment Facebook) sont
gérés par des algorithmes d'aide à l'attention, et si ces
algorithmes ne sont pas présents, ils répondent quoi qu'il en
soit à des règles spécifiques au RSN. Ainsi, quel que soit
le point de départ de l'écrit, il vient s'unifier dans l'espace
du Fil d'actualités. Il en va de même lorsque le lecteur va vers
le média : quel que soit le média, l'accès à son
territoire sur le RSN prend un temps de connexion semblable, peu importe le
média, la temporalité et la spatialité se trouvent
neutralisées.
Ainsi les lecteurs ont-ils un potentiel d'accès plus
grand que leur temps d'attention. L'attention, avec ces processus, est devenue
la ressource rare, et la concurrence plus affutée. L'enjeu majeur des
médias devient de capter et de garder cette attention des internautes,
puisque l'on passe « d'une économie matérielle de la
rareté et de biens propriétaires à une économie de
l'abondance dite `immatérielle' de biens ouverts, souvent gratuits.
»18 Dans ce modèle, il devient fondamental d'être
visible et d'être vu, car « dans le monde numérique, comme
dans celui qui l'a précédé, c'est toujours la
visibilité qui fait l'audience » (Sarino, 2007:20), et c'est
l'audience qui fait la richesse en attention. Comme le souligne David Eun,
responsable des partenariats de contenus chez Google à New York : «
Les internautes vous paient avec le temps qu'ils passent sur vos contenus, ils
vous paient avec leur attention. C'est cette attention, que les annonceurs
veulent ». (Janvier 0819 ) Le temps est devenu une ressource
rare, un enjeu stratégique pour les organisations médiatiques.
Capter le lecteur, construire une audience et la conserver, c'est capter de son
temps d'attention au maximum. Or, comme le soulignent Fogel & Patino
(2005,27) : « Internet offre une diffusion vers la terre entière,
mais ce gain d'influence se paye d'un moindre contrôle du temps.
»
17 « Là où je devais aller à la
trace, c'est elle, désormais, qui vient à moi. (É) Le
monde vient à moi en temps réel, sur mon écran (É).
Il y a alors coïncidence, toutes coordonnées spatiales
neutralisées, entre l'événement ou le document, sa saisie,
son traitement et sa réception. » (Debray,1991:217)
18Histoire et anthropologie de
l'Internet, cours de M2 EPIC, Serres A.
19 cité dans Histoire et
anthropologie de l'Internet, cours de M2 EPIC, Serres A.
Page 16 sur 99
Colin FAY
2.3. Territoire et enjeux territoriaux
Il devient donc central, du point de vue des organisations
médiatiques de presse, de faire converger les internautes vers leur
territoire, de capter l'attention des lecteurs Ñ c'est-à-dire
leur temps d'interaction Ñ au sein de leur territoire. L'attention est
un phénomène peu quantifiable, difficilement bornable, calculable
uniquement par le nombre de pages visitées sur le territoire, ainsi que
sur les quantités d'interactions sur les RSN. En quoi cette attention
est-elle valeur pour l'organisation ? Cette valeur se manifeste au travers de
deux enjeux territoriaux.
L'attention est créatrice de valeur monétaire.
Pour un média journalistique, support publicitaire, l'attention
crée une audience, et une audience des statistiques pour vendre de la
pub, directement (par encart publicitaire), ou indirectement, par partenariat
avec des marques ou autres organisations (publishing ou campagne
médiatique). Par exemple, un CMS comme WordPress offre la
possibilité d'un compteur d'affichage du nombre de vues d'une page, mais
aussi du nombre d'affichage des encarts publicitaires, ainsi qu'un compteur du
nombre de clics sur ces encarts. L'attention devient un enjeu de poids dans les
négociations monétaires20. C'est également
cette attention qui va présenter pour le média un poids
concurrentiel : c'est parce qu'il récolte une valeur attentionnelle
élevée qu'il va pouvoir continuer à (co)exister au sein du
milieu numérique, voir distancier ses concurrents. Aussi, l'attention
possède, dans une certaine mesure, une influence sur les comportements.
Goldhaber prend l'exemple de la conférence qu'il est en train de
prononcer, en posant une question et en demandant aux répondants de
lever la main. Avoir l'attention de son public lui permet d'influer sur des
gestes qu'ils accomplissent21. Sans attention, il n'aurait pu faire
réaliser ce geste : l'attention est légitimité. Avoir une
large attention permet de justifier auprès du public d'une
légitimité de la parole de l'organisation, en s'imposant dans
l'univers symbolique des lecteurs.
Les enjeux territoriaux sont de ce fait centraux dans
l'organisation médiatique, tout particulièrement les
organisations professionnelles engageant des fonds monétaires dans la
construction de leur territoire Ñ i.e. en engageant des acteurs
professionnels pour construire un territoire et des marques territoriales
à haute valeur attentionnelle, c'est-à-dire un territoire avec
lequel les lecteurs engageront un temps d'interaction relativement
élevé. Le territoire doit de fait avoir une dynamique double :
avoir une visée de public large tout en paraissant centrée sur le
lecteur individuel, construisant artificiellement l'illusion d'un territoire
pensé pour un lecteur unique, alors qu'il vise un spectre d'audience
large, autrement dit : « anyone who speaks or writes or seeks
attention in any way has to become something of a success in the special
rhetoric of persuading listeners, readers, and so on, that he or she is meeting
their individual needs, when in fact some of these needs have been artfully set
up in advance. » (Goldhaber,1997)
20 « If you have a lot of attention, you are a star
of one sort or another, and we all know that these days stars generally have
little trouble obtaining money in large amounts, (...) they can often influence
their publics or bankers to cough up many millions more. »
(Goldhaber,1997)
21 « What just happened? I had your attention and I
was able to convert it into a physical action on some of your parts, raising
your hands. It comes with the territory. That is part of the power that goes
with having attention. » (Goldhaber,1997)
Page 17 sur 99
Colin FAY
2.4. Particularités du corpus
PP est donc bel et bien animé par les stratégies
de dynamiques territoriales définies plus haut : comment créer le
territoire du pure-player ? Avec quelles marques qualitatives, quelles
signatures, dans quelles temporalités ? Quels stratégies
d'occupation de ce territoire choisir ? Quels récits choisir ? Comment
faire converger au maximum les lecteurs potentiels ? Comment les amener
à venir dans ce territoire, à y rester au maximum, et à
participer à l'extension de celui-ci, au sein de l'infini du milieu
qu'est Internet ? Comment se positionner au sein de la temporalité en
flux, et faire face aux tensions et aux divergence dans les pratiques
professionnelles ? Comment utiliser la technique et les mythes pour faire face
à la nécessité de la recherche d'une pertinence temporelle
combinant rapidité et présence continue ?
Cependant, le corpus que nous allons étudier
présente des particularités Ñ comparativement aux autres
pures-players Ñ qu'il est important de souligner.
D'abord, le rapport aux statistiques est singulier : PP ne se
centrant que sur la promotion d'une seule marque, il n'y a pas d'autres encarts
publicitaires sur le site vers d'autres marques. Il s'agit donc de créer
une audience, mais à but uniquement tourné vers le média,
pas vers la vente d'encart publicitaires. L'économie de l'attention se
porte donc plutôt vers l'influence symbolique de la marque, en
particulier lors de l'association à des événements
musicaux, lors de la nomination de scène lors de festival, voire
d'événements particuliers liés directement au
média. Ainsi, la dynamique attentionnelle est différente d'un
média autre qui cherche une audience pour valoriser la vente d'espaces
publicitaires.
De ce fait, cette convergence au sein du territoire, qui est
nécessaire dans une économie de l'attention, ne peut se passer
d'une compréhension des pratiques de création et d'occupation de
ce territoire. C'est une réflexion autour de ces trois dynamiques de
création, d'occupation et de convergence de et dans le territoire de
l'organisation médiatique de presse numérique que nous
proposerons dans ce travail, en restant animé par l'idée que ces
dynamiques ne sont ni uniquement techniques, ni uniquement idéelles,
c'est-à-dire « mettre en rapport l'univers technique avec l'univers
mythique » (Debray,1991:40), « réconcilier la culture avec sa
matérialité » (ibid:66), et ainsi proposer une
réflexion autour de la place normative qu'occupent les artefacts
techniques tout autant que les mythes (au sens de Barthes 1957) des
différents actants dans ces rapports au territoire.
Page 18 sur 99
Colin FAY
3. Médias et temporalité :
périodicité, flux, sédimentation.
« Le Concorde traverse l'Atlantique en trois heures et
demi, mais il faudra toujours quinze jours pour lire Guerre et Paix»
Régis Debray, Cours de médiologie
générale.
3.1. Singularité du Pure-player
Nous suivrons dans ce travail la définition canonique
de ce qu'est un pure-player. Un pure-player, dérivé de
l'expression anglaise pure-play, renvoie à une organisation se
spécialisant dans une seule activité. Son « activité
» (play) est de ce fait « uniforme, homogène » (pure).
Les médias en ligne ont cette caractéristique
d'une activité homogène, à l'inverse des autres
médias (que nous appellerons par commodité « médias
traditionnels »), lui valant l'appellation de pure-player. En effet, les
deux formes de médias partagent tous deux l'activité
première de création d'écrits (production et mise en page)
autour de l'information. Ce qui distingue le pure-player des médias
traditionnels est le fait que les pure-players ne fournissent pas le support de
lecture ou de diffusion. Les pure-players ne fournissent qu'une seule
activité, l'écriture, qu'ils virtualisent par la suite, et c'est
aux lecteurs d'actualiser les écrits sur des supports qui leur
appartiennent22. Ainsi, les pure-players ont une activité
détachée de tout support, en ce sens que le support de lecture
n'est pas exclusif ou dédié au média, ni produit par
lui.
Pour clarifier la singularité, si nous prenons
l'exemple des médias traditionnels, nous pouvons voir qu'ils sont bel et
bien liés aux supports qui les reçoivent : les médias
télévisuels doivent produire une activité de diffusion
vers les postes de télévision, et sont donc limités sur le
nombre de poste pouvant les recevoir. Les journaux et magazines papiers sont
imprimés sur un certain nombre de supports et sont donc liés au
nombre de supports existant. Il en va de même pour la radio23.
Ces formes canoniques de médias sont donc dépendantes du support,
de la durée de vie du papier, du nombre de télévisions
branchées, de la quantité de postes de radio en marche, etc. La
singularité du pure-player est qu'il n'a aucune dépendance aux
supports, il n'en produit pas et ne diffuse pas à destination d'un
support dédié ou prédéfini. Un pure-player produit
de l'écrit virtuel, pouvant être actualisé sur une
pluralité de supports, et sur un nombre potentiellement infini de
supports, une quantité potentiellement infinie de fois : smartphone,
ordinateurs, tablettes, peuvent actualiser sur eux-même un nombre infini
de pages d'un ou de plusieurs pure-player(s), le partager et le diffuser. La
singularité d'un pure-player est donc cette absence de présence
quantifiable de support, et des contraintes qui peuvent y être
liées.
22 Nous verrons dans la suite de ce travail plus en
détail ce qu'est la virtualisation et l'actualisation des textes dans
les pure-players.
23 Nous excluons volontairement, à titre
d'exemple, le fait qu'aujourd'hui la plupart des médias
développent leur activité sur le web également, devenant
des plurimédias, à ne pas confondre avec un pure-player.
Page 19 sur 99
Colin FAY
3.2. De la periodicité au
flux-sédimentant.
Selon Ricoeur (1983), l'expérience humaine du temps
n'est possible que par le processus de mise-en-intrigue, c'est-à-dire
par la construction d'un récit qui s'inscrit dans une
traditionnalité, cette dernière se manifestant par la dialectique
entre l'innovation et la sédimentation (Ricoeur, 1983 : 133).
La sédimentation est l'ensemble des règles, des
normes présentes qui influencent l'écriture et qui sont dues
à l'accumulation des manifestations passées d'écriture.
C'est l'ensemble du cadre architextuel qui encadre l'écriture. En effet,
« tout texte est placé en abîme dans une autre structure
textuelle qui le régit et lui permet d'exister » (Souchier, 2003 :
23), toute nouvelle écriture sur un territoire s'inscrit dans et vient
participer à la sédimentation. Cette sédimentation est
l'accumulation des traces passées, la mémoire, qui vient
configurer à la fois les souvenirs et les horizons d'attente du lecteur,
mais aussi l'écriture du narrateur, conscient de s'inscrire dans cette
sédimentation. Mais ces normes ne sont pas absolues, puisque
l'innovation est toujours présente, en tant qu'autre volet de la
traditionnalité. En effet, bien que s'inscrivant dans une forme de
sédimentation, « ce qui est produit (...) est toujours une oeuvre
singulière. » (Ricoeur, 1983 : 134) Autrement dit, ce qui est
produit est toujours nouveau, ce n'est pas une reproduction mais bel et bien un
production à part entière. Au sein de cette archistructure
architextuelle qui se sédimente à travers le temps, toute
nouvelle production est unique, innovante, et susceptible à long terme
de bouleverser les règles auparavant établies.
Les deux volets de la traditionnalité ne sont bien
sûr pas indépendants l'un de l'autre. Comme le souligne Ricoeur
(1983 : 134-135) « une oeuvre (...) est une production originale, une
existence nouvelle dans le royaume langagier. Mais l'inverse n'est pas moins
vrai : l'innovation reste une conduite gouvernée par des règles :
le travail de l'innovation ne nait pas de rien. » Ce statut paradoxale de
l'écriture se manifeste bel et bien dans les médias : toute
écriture sur un média est à la fois une écriture
nouvelle, originale, mais pourtant reste contrainte par le cadre qui s'est
précédemment sédimenté sur la page, i.e. «
nous ne sommes jamais en position absolue d'innovateurs, mais toujours d'abord
en situation relative d'héritiers. » (Ricoeur,1985:399-400)
Ainsi, la dualité sédimentation / innovation est
présente dans toute écriture. Cependant, les médias
journalistiques sur Internet transforment le fonctionnement de la
temporalité des médias traditionnels, et viennent repenser cette
dualité. Avec Internet, plus qu'un bouleversement des frontières,
c'est les temporalités qui sont bouleversées. En effet, la
temporalité s'est déplacée d'une logique de
périodicité, c'est-à-dire avec distribution de la presse
papier à intervalles régulières24, à une
logique en flux : le système de pré-production de l'information
n'est plus dépendant des systèmes de presse et de distribution,
les nouveaux médias numériques « s'attaquent aux anciens
médias écrits en proposant les mêmes services en faisant
l'économie de la production ou de la distribution. » (Sarino,
2007:6) L'innovation ne se manifeste plus selon une régularité
périodique temporelle dictée par les contraintes
matérielles de production, « Internet est libre
24 Ce qui n'est pas sans impacter la profession de
marchand de presse.
Page 20 sur 99
Colin FAY
de tout ça. Il n'y a pas d'heure. »
(Assouline,2007:73) Les contenus peuvent naître à tout moment,
sans contrainte matérielles de temporalités. Avec le net, «
les désirs ou les idées, pour ne rien dire de l'actualité,
ne viennent pas deux fois par semaine, c'est tout le temps ou rien »
(ibid:69) Créer un territoire numérique, déposer des
marques territorialisantes, c'est écrire, coder, produire au sein de ce
flux. Le média crée son territoire dans ce flux, dans ce
mouvement qui n'est plus périodique.
La temporalité n'en est plus la même : avec le
numérique, l'innovation des médias devient processuelle, en
perpétuel changement, en mouvement25. Ce continuel mouvement,
créateur d'une forme d'éphémérisation du
présent, d'une recherche de l'instantanéité26,
remet la maîtrise du temps au coeur des stratégies
médiatiques, d'autant plus que la recherche de
l'instantanéité dans le flux se retrouve confrontée
à un rapport particulier au contenu, dû aux supports. Alors que
dans les supports traditionnels le contenu et de fait la sédimentation
est limité dans le temps et l'espace, le web est créateur d'une
forme de temporalité et de spatialité infinies, où le
contenu n'a plus ni lieu ni temporalité propre. Ce qui est
créateur d'une forme de sédimentation infinie, une
hyper-sédimentation : les contenus innovants ne se chassent pas les uns
après les autres mais au contraire s'empilent en se stockant sur le
réseau, en tant qu'ils sont déposés au sein du flux mais
restent comme trace, « le web actuel (étant) devenu presque
hypermnésique. » (Ertzschied&al.,2013:1) Ainsi les pratiques du
web manifestent-elles une forme de paradoxe du point de vue de la
temporalité : en même temps que le présent tend à
s'éphémériser par une recherche de vitesse d'innovation au
sein du flux, raccourcissant les temporalités des contenus de plus en
plus, l'éphémérisation est contredite par une
hyper-sédimentation, une dynamique d'« hypermnésie » du
contenu qui se stocke par trace, jouant la tendance vers les deux
extrémités du prisme temporel, comme le souligne Merzeau (2009:7)
: « c'est tout le paradoxe de cette logique : elle indexe la valeur sur
l'actualité, tout en provoquant un développement sans
précédents de métadonnées. »
Ainsi, l'écriture existe aux deux
extrémités du prisme spontanéité /
éternité, elle se veut à la recherche d'une
spontanéité, directe, sur le vif, et pourtant sa
pérennité est devenue quasi éternelle : la mémoire
n'est plus dans l'humain mais sur le réseau même, toute
écriture devient virtuellement permanente, et chaque nouvelle
écriture, bien que spontanée, est prise dans une toile de
rapports qu'elle entretient avec toutes les écritures qui l'ont
précédées. Tout texte devient une trace, et « toutes
les données que nous générons (...) nous poursuivent de
leurs marques indélébiles. » (Damien & Mathias,
2009:10)
25 Étudier les médias de Presse, cours
de M2 EPIC, Le Moenne C. et Étudier les communications
organisationnelles, cours de M2 EPIC, Le Moenne C.
26Fondements épistémologiques des
communications stratégiques, cours de M2 EPIC, Le Moenne C.
Page 21 sur 99
Colin FAY
3.3. Flux et pertinence
En d'autres termes, l'objectif stratégique d'un
média est de trouver la pertinence temporelle : dans une économie
de l'attention gouvernée par la surcharge informationnelle, il faut
être le plus pertinent ; les lecteurs sont face à une abondance de
sources d'information, et ne liront pas l'information sur une
multiplicité de source, mais sur la plus saillante à leur
attention. En d'autres termes, il faut capter le « moment opportun »
au sein du flux, le kairos de chaque événement
d'écriture27, faisant de chacun de ces
événements une source de réflexions stratégiques
sur la temporalité de l'événement : quel est le moment
propice, pertinent, au dépôt de l'information mise en forme au
sein du flux temporel ? Est-il plus opportun de retarder ce moment en prenant
le temps de mettre en forme l'information en ajoutant de l'information ou
est-il plus opportun de choisir la stratégie de la rapidité
d'action ? Questions qui entourent les enjeux stratégiques de
l'organisation médiatique.
Avec internet, cette pertinence temporelle revêt une
double dimension : dans son pan continuum, processuel, le territoire se
construit par une présence continue, qui permet d'accumuler un capital
attentionnel, en même temps qu'il nécessite de composer avec les
algorithmes des RSN, que nous pourrions qualifier d'algorithmes d'aide à
l'attention28. Dans son pan événementiel, le
territoire doit composer entre rapidité et valeur ajoutée. Comme
le souligne Goldhaber (1997) : « it is hard to get new attention by
repeating exactly what you or someone else has done before, this new economy
(of attention) is based on endless originality. » En d'autres termes,
dans l'information overload et l'économie de l'attention, les
acteurs ne veulent pas recevoir une redondance d'information ou de contenu,
mais au contraire allouer de manière optimale leur attention et donc
leur temps d'interaction avec les contenus. Deux solutions se présentent
aux créateurs de territoires : la rapidité, en d'autres termes
être premier sur l'information, ou une forte valeur ajoutée, i.e.
une originalité de mise en récit de l'information au sein du
milieu. Les pure-players optent généralement pour une
stratégie mêlant les deux approches : la rapidité
(être le premier à voir le mail envoyé par l'attaché
de presse, le premier à voir l'information circuler sur un profil d'un
RSN, etc.), qui reste relativement aléatoire, l'information étant
diffusée à une masse, les chances d'être le premier sont
minimes et s'étendent à une courte période
(exceptés les négociations d'exclusivités de diffusion
d'information, et encore les chances que cela reste une exclusivité sur
une longue période sont très faible, le copier-coller faisant
légion et son coût est quasi-nul). La valeur ajoutée,
c'est-à-dire une originalité de la mise-en-récit de
l'information, prend de son côté du temps mais également
des connaissances sur le sujet traité, mais peut être un motif de
captation de l'information. Ces deux rapports à
l'événement restant encadrés par la pertinence sur le plan
processuel : une information relayée sur une page Facebook peut
être
27 Comme le souligne D'almeida (2001:70) « la
réussite professionnelle passe par la maitrise du kairos »
28 La question des constructions algorithmiques
d'aide à l'attention n'est pas sans poser de question : « les
logiques d'inscriptions de traces sont en effet influencées par les
industries de la recommandation, faisant peser le risque de passer du
rêve d'une mémoire sans contrainte à une mémoire
sous contrainte. » (Ertzschied&al.,2013:2)
Page 22 sur 99
Colin FAY
rapide et / ou avec beaucoup de valeur ajoutée, si
l'algorithme PageRank ne joue pas en faveur de la page, il y a peu de chance
pour capter l'attention, et beaucoup pour que cette dernière soit
capté par un autre média.
Cependant, ce passage de la périodicité au flux
soulève de nouvelles questions quant aux rapports entre les actants du
système, puisque la coordination, la synchronisation entre actants
devient centrale. Ainsi, les rythmes des différents actants doivent
concorder, se répondre, se compléter, dans des organisations
disloquées dont les membres ne sont pas continuellement présents
et/ou dans le même lieu géographique. Cependant, les rythmes et
les pratiques de travail traditionnels ne concordent pas à une logique
de flux, logique de flux qui peut être synchronisée aux
médias par les outils techniques.
Ainsi, dans un contexte d'information overload,
comment le numérique, dans sa matérialité et ses supports,
ou plutôt dans leur non-existence, et dans les mythes qui les
accompagnent, configure-t-il l'existence du territoire Ñ en tant qu'il
est marque dans la temporalité Ñ, et en quoi le passage d'une
temporalité en périodicité à une temporalité
en flux soulève-t-il un certain nombre de questions vis-à-vis des
pratiques professionnelles ?
Page 23 sur 99
Colin FAY
1. Écrire
Comme le souligne Marion (1997:82), « chaque média
induit des parcours de lecture ». Ce parcours de lecture, c'est la
captation de l'attention par le mouvement de lecture traversant un ou plusieurs
territoire(s). Ce parcours, c'est l'écriture qui va l'influencer,
puisqu'en tant que mouvement premier, « écrire n'a rien à
voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des
contrées à venir. » (Deleuze & Guattari,1980:11) Ainsi,
c'est l'écriture qui cartographie les parcours à venir au sein du
territoire du média, puisque l'écriture, étant «
communiquer quelque chose à des absents » (Derrida,1971), est le
tracé des chemins laissé à des futurs lectures qui ne sont
pas encore présentes, elle est construction d'une carte pour que les
lecteurs empruntent ces parcours par le futur, elle est mouvement virtuel.
Du fait que c'est elle qui justifie des temporalités de
lecture, i.e. des parcours de l'attention, l'écriture Ñ dans son
acceptation large de dépôt de signes matériels venant faire
se supplanter l'oeil à l'oreille (McLuhan,1968) Ñ a une impact
sur les dynamiques territoriales du média. En effet, l'écriture
n'est significative que parce qu'elle est mouvement : mouvement
d'écriture du scripteur vers le dépôt du texte, qui se
pérennise dans le mouvement de lecture. Ce sont ces deux mouvements qui
sont les parcours attentionnels des deux catégories d'actants : les
scripteurs et les lecteurs. Écrire est, pour le scripteur,
définir un parcours, « décri(re) en succession tout ce que
la parole contient d'implicite et d'immédiat » (McLuhan,1968:101),
créer un parcours virtuel que le lecteur choisit ou non de suivre, sur
lequel il choisit ou non de laisser son attention.
C'est pourquoi il devient indispensable d'analyser ces
parcours, ces mouvements d'écriture et de lecture, d'autant plus qu'en
tant que parcours au sein d'un flux, ils sont instables, toujours
renouvelables, constamment en changement. Ce sont ces parcours écrits
qui vont capter ou non l'attention, et les différentes composantes de
leur création doivent être comprises pour capter au mieux cette
attention : quels sont leurs rythmes, quels sont les noeuds de passage de cette
écriture dans le flux ? Que change l'écrit d'écran dans ce
rapport au mouvement de lecture dans le parcours, i.e. comment s'effectue la
logique de succession ? Quelle légitimité s'accorde sur ces
parcours, et en quoi les territoires numériques fragilisent-ils les
figures traditionnelles de l'auteur ? C'est à ces questions que nous
répondrons dans cette première partie.
Page 24 sur 99
Colin FAY
1.1. Les signes passeurs
1.1.1. Les signes passeurs
Dans l'économie de l'attention, il devient fondamental
de faire converger les lecteurs au sein du territoire, de capter leur attention
et de la garder, i.e. faire venir le lecteur dans le territoire et l'y
conserver en le faisant naviguer entre les différents espaces
d'écriture du territoire. Capter et garder l'attention i.e. initier des
parcours de lecture d'une temporalité maximale à
l'intérieur du territoire relève des dynamiques d'une nouvelle
forme de signes : le signe passeur. Un signe passeur est un « signe
outils, (...) qui donne accès aux multiples modalités du texte
» (Souchier,2003:23), signe d'une importance cruciale dans le territoire,
puisque ce sont des « signes pleins (É) qui permettent de
représenter dans un texte actuel un texte virtuel, (É)
intégr(és) à une construction et à un contexte,
indépendamment desquels ils n'ont aucun sens. » (Davallon &
Jeanneret,2004:50) Ce sont les signes qui permettent de passer d'un texte
à un autre, d'un écrit à un autre, de gestualiser par
clic29 le parcours dans le territoire, en suggérant dans un
parcours actuel la virtualité d'un autre parcours
accessible30. Ils sont la manifestation du « virtuel (É)
comme stricte partie de l'objet réel » (Deleuze, 1968:269). Ils
s'inscrivent dans une construction et un contexte ; ce sont des signes dans une
double dynamique lors de leur production, et sont accord tacite entre le
scripteur et le lecteur : ce sont à la fois des traces d'usage et des
usages anticipés (Davallon & Jeanneret,2004) qui permettent de
matérialiser dans l'écrit « le passé et le futur dans
le présent, par le biais de la mémoire et de l'attente »
(Ricoeur, 1983:26), la mémoire étant la trace d'usage et
l'attente l'usage anticipé. En effet, les signes passeurs signifient que
le scripteur a fait l'usage du parcours, qu'il y est lui-même
passé, il est une trace du mouvement du scripteur lors de la
construction. En même temps, ils sont suggestion, anticipation,
virtualisation du parcours de lecture, et ne se révèlent qu'en
contexte, lors de la lecture.
Ce sont ces signes qui opèrent la virtualisation de
l'écrit. Ce sont eux qui font se manifester l'autre texte en tant que
puissance d'existence. Avec le numérique, le texte n'est plus «
ici, sur le papier, occupant une portion assignée de l'espace physique
» (Lévy,2007:5), mais une virtualisation du parcours, une
actualisation en puissance contenue dans le signe passeur. Le texte est devenu
virtuel, en puissance, entièrement déterritorialisé,
« hors-là ». C'est seulement l'utilisateur qui va, en cliquant
sur les signes passeurs, « produire ici et là des
29 « Le geste de cliquer (É) est une lecture qui
n'est ni simplement intériorisée, ni oralisée, mais
gestualisée » (Jeanneret,2007:42)
Ainsi la lecture devient-elle active puisque c'est le lecteur
qui s'investit, en cliquant, dans la construction de son propre parcours.
30 Il ne faut en effet pas concevoir le virtuel
comme l'irréel, mais bien comme la potentialité d'actualisation.
Le virtuel est l'actuel en puissance, en d'autres termes, dans notre cas, le
signe passeur fait naître la possibilité d'actualisation d'un
texte dans le texte actuel, l'autre texte est virtuellement contenu dans le
texte présent par le signe passeur.
« Le virtuel ne s'oppose pas au réel, mais
seulement à l'actuel. Le virtuel possède une pleine
réalité, en tant que virtuel. » (Deleuze,1968:269)
« Le virtuel, (É) n'a que peu d'affinité
avec le faux, l'illusoire ou l'imaginaire. Le virtuel n'est pas du tout
l'opposé du réel. C'est au contraire un mode d'être
fécond et puissant, qui donne du jeu aux processus de création,
ouvre des avenirs, creuse des puits de sens sous la platitude de la
présence physique immédiate. » (Levy,2007:2)
Page 25 sur 99
Colin FAY
événements d'actualisation textuelle, de
navigation et de lecture. Seuls ces événements sont
véritablement situés. » (Lévy,2007:5) Ces
événements situés sont l'actualisation, la mise en
visibilité par le lecteur sur son propre support du texte
virtualisé par les scripteurs du média.
Ces signes passeurs ont un caractère particulier : ils
sont à la fois des signes en tant que tels, porteurs d'une
volonté de signification, mais en même temps ils interagissent
avec d'autres espaces en ce sens qu'ils virtualisent ces derniers, permettant
le mouvement d'un espace à l'autre par clic. Ils sont reconnaissables
parce qu'ils sont mis en relief au sein de l'écriture : couleur
différente, statut différent saillance par construction
technique ou tout simplement conventionnellement reconnus comme étant
des signes permettant de passer saillance sémantique (par exemple, une
adresse url est conventionnellement reconnue comme telle, même si
celle-ci n'est pas mise en avant en tant que telle dans le texte.
Également, faire référence à un autre lieu du
territoire, voir à un autre média / site indique une trace
d'usage et une anticipation d'usage). En d'autres termes, ils manifestent une
« conjonction (É) entre le sémiotique et le technique »
(Davallon & Jeanneret,2004:52)
Ils se rencontrent également dans l'architexte
numérique : barres de menus, barres d'adresse, favoris, historique,
etc., inhérents au navigateur mais aussi au système informatique
utilisé : menus, barre des tâches, boutons pour réduire ou
fermer le navigateur, indicateurs de performance de la machine, etc. Ainsi
nombre d'actions se présentent comme parcours virtuel, même en
dehors du territoire du média. Le territoire du média, bien que
construit par ses actants, s'entoure d'un nombre de signes passeurs qui ne
dépendent pas de lui mais qui peuvent influer sur les parcours : le
lecteur souhaitant ne plus prêter attention à l'écrit
possède sur la même surface de support la possibilité
d'accès à de nombreux autres espaces, personnalisés et
personnalisables, et de fait indépendants de la construction du
scripteur du média (retour en arrière, clique sur un favori ou
fermeture de la fenêtre, etc.). Ainsi la possibilité de
combinatoire de parcours est partiellement l'oeuvre de la matrice
laissée par le scripteur, mais elle est aussi indépendante de la
construction du territoire du média.
Page 26 sur 99
Colin FAY
1.1.2. Créer des signes passeurs
Produire des signes passeurs est fondamental pour un narrateur
qui souhaite déplacer le lecteur vers et dans le territoire
médiatique sur lequel il écrit, i.e. l'y faire converger et l'y
garder. Ces signes coordonnent le mouvement de lecture d'une manière
extrêmement simplifiée : une simple adresse url sur un
réseau social est un signe passeur qui permet d'accéder en un
seul mouvement à la page à laquelle souhaite amener le scripteur.
Produire des signes passeurs sur la plateforme médiatique est
également important : cela permet de faire le lien entre un article
présent et d'autres articles passés, pour l'inscrire dans la
logique de la continuité du récit, mais aussi garder le lecteur
sur le territoire : ce sont ces signes qui permettent la construction du
parcours au sein des territoires. Le numérique ne possède plus
cette idée fondamentale du mouvement de lecture de « tourner la
page », il n'y a plus de contact physique direct avec un objet
structuré en pages qui contraint, d'une certaine manière, le
lecteur à une lecture linéaire. Au contraire la lecture est
construite par le geste de clic du lecteur, participant activement à
l'actualisation du texte, texte qui « occupe "virtuellement" tout point du
réseau », et c'est le lecteur qui vient « produire ici et
là des événements d'actualisation textuelle, de navigation
et de lecture. » (Lévy,2007:5) En d'autres termes, le scripteur
déposant une marque territoriale vient déposer un texte virtuel
actualisable à tout point du réseau auquel il est relié.
C'est la lecture qui va être créatrice de cette actualisation
textuelle par mouvement de parcours, une lecture qui pourrait virtuellement
capter l'attention du lecteur à l'infini : posés de
manière stratégique, les signes passeurs pourraient
virtuellement, dans l'absolu, garder le lecteur sur le territoire pour tout son
temps de lecture, grâce à un signe passeur renvoyant à un
autre lieu du territoire sans perdre l'attention, renvoyant à un autre
texte reliant un autre texte, dans une boucle potentiellement interminable.
C'est parce que la logique est en flux Ñ flux dont l'existence est
possible par les signes passeurs Ñ que cette échelle de captation
d'attention est possible. Un journal ou un magazine papier, même en
captant l'attention maximum de son lecteur, ne pourra la capter que sur la
matérialité de ses pages. Un média numérique,
savamment rodé, peut toujours distendre les limites d'un texte, d'un
récit, de son contenu, pouvant capter à une échelle
immense l'attention à l'intérieur de son territoire. Par exemple,
sur PP, l'intégration de signes passeurs renvoyant vers d'autres pages
du territoire est faite quasi systématiquement.
Ce sont ces signes passeurs qui structurent la
temporalité du parcours, la construction de son mouvement, et en dernier
recours la mise-en-intrigue. Qui plus est, leur place au sein du RSN ou encore
au sein de l'article étant à tous niveaux (haut, milieu ou bas de
page), la lecture s'en trouve refigurée d'une manière
différente : la « fin de la page » ne se trouve plus
détentrice du pouvoir de signifier qu'il faut se déplacer vers
une autre page, la structure fondamentale de la page en est bouleversée,
le scripteur et l'architexte déposant des signes passeurs à tous
les niveaux. Mais ces signes passeurs ne sont pas dépendants uniquement
du narrateur : la plateforme numérique en produit par elle-même :
sur certaines plateformes se manifestent des rubriques telles que « sur le
même sujet » ou encore « articles conseillés »,
produits par calculs algorithmiques des affinités d'un article avec un
autre (bien que les caractéristiques soient laissées par le
narrateur, ce n'est pas lui qui effectue le classement ou les suggestions). Il
en va de même, comme
Page 27 sur 99
Colin FAY
c'est le cas par exemple sur PP, pour les rubriques «
articles les plus lus », ou encore en bas d'article « on vous
conseille » : c'est le dispositif qui va, de manière automatique,
placer l'article en tant qu'article intéressant uniquement sur la base
du nombre de lectures d'un article ou en fonction de calcul automatiques
d'affinité, les actants humains du média n'ayant aucune
intervention sur ce classement. On retrouve la même chose sur les RSN :
toutes les suggestions d'aide à la sérendipité sont des
calculs d'affinités entre un utilisateur et un autre, en fonction des
interactions qu'un utilisateur entretient avec d'autres utilisateurs ou avec
d'autres pages. Ainsi la technique s'empare-t-elle d'une capacité de
virtualisation automatique, indépendante de toute action des actants
humains du médias.
Sur PP, les écrits sur les profils Facebook et Twitter
relient à des liens vers les écrits de la plateforme. Tous ces
écrits sur les RSN sont composés (en plus du lien vers le site)
d'une photo et/ou d'un texte (systématiquement les deux sur Facebook),
ces deux derniers étant majoritairement des photos et des textes
différents de ceux présents sur la plateforme, tout en restant
bien sûr dans la thématique de l'article vers lesquels ils
renvoient (les photos des artistes diffèrent, les photos d'articles
thématiques également, les textes sur les RSN sont plus
succincts, tout en restant analogues). Ainsi le symbolisme et la
thématique de l'article premier influence-t-il l'écriture sur le
RSN, mais en même temps cette écriture reste originale : elle en
diffère assez pour ne pas être la même mais pourtant pas
assez pour qu'elle soit non reconnaissable. Ce phénomène est
imputable au fait que l'écriture sur les RSN a la finalité
profonde de construire la passerelle vers les écrits sur la plateforme,
ce qui peut se constater par la présence régulière sur les
RSN des déictiques ici ou encore maintenant
précédant tout juste le lien vers la plateforme. Pourtant
l'ici et le maintenant ne se réalise qu'une fois l'action
d'actualisation textuelle effectuée, en d'autres termes une fois le
signe passeur cliqué.
Page 28 sur 99
Colin FAY
1.1.3. Tension des signes passeurs
Nous voyons ainsi que la création de signes passeurs
relève d'un mouvement de virtualisation, c'est-à-dire la mise en
virtualité de matrices de parcours attentionnels. Cependant, ces
mouvement de virtualisation que sont les signes passeurs révèlent
des tensions dans les pratiques professionnelles.
Pour être optimalement efficaces, l'utilisation des
signes passeurs nécessite une connaissance approfondie du territoire :
alors qu'ils réduisent les temporalités à néant
(pouvant faire appel à des points à distances temporelles
entièrement différentes dans le même mouvement), ils
doivent renvoyer de manière pertinente à un autre point du
territoire, en même temps qu'ils doivent être maximalement
présents. Il faut donc pour le scripteur avoir une connaissance
approfondie du reste du territoire, ce qui peut se trouver complexe dans des
organisations disloquées, ou employant des scripteurs ponctuels. Ce
temps de création de signes passeurs chez les scripteurs ponctuels peut
être relayé par un scripteur connaissant très bien le
territoire (par exemple le rédacteur en chef, ou un journaliste fixe de
longue date). Cependant, cette action prend du temps, un temps dont la valeur
se doit d'être envisagée, puisque rajoutant de l'action de travail
de secrétariat de rédaction à celui qui ajoute, sans que
son nom n'apparaisse dans le résultat final. Cet ajout d'action, en plus
de dissoudre la signature de l'ajoutant dans le texte du scripteur premier, est
une activité professionnelle à la valeur difficilement
quantifiable. Cette connaissance est également complexifiée par
la recherche de l'instantané dans l'innovation : trouver d'autres
points, construire des virtualités par signes passeurs nécessite
du temps, du renvoi, de la lecture, et peut venir en tension avec la recherche
de la rapidité. C'est une pratique, sur PP, effectuée par le
rédacteur en chef, qui viendra ajouter des liens vers d'autres pages du
territoire à la suite de l'écriture d'un pigiste.
Les signes passeurs peuvent également être une
distraction à l'attention, un bruit dans le parcours. Pour exemple,
l'encart publicitaire se revêt d'un paradoxe : alors qu'il est source de
revenu monétaire, il peut être à l'origine d'une
échappée de l'attention, et donc provoquer une perte de gain
attentionnel, en détournant le parcours de lecture et en faisant quitter
le territoire du média, actualisant un parcours qui se détourne
de celui envisagé par le scripteur. On voit donc une tension se
développer dans le signe passeur publicitaire : il faut capter
l'attention dans le territoire pour livrer de l'audience publicitaire, mais en
même temps la publicité est un détournement virtuel de
l'attention. Le signe passeur en tant qu'il est trace d'usage peut
revêtir la même dynamique : le lecteur, soudainement
interpellé par une trace de passage, peut décider de quitter le
territoire pour rejoindre l'autre territoire que ce signe virtualise.
Sur PP (qui ne possède pas d'encart publicitaire), la
distraction peut venir d'un potentiel détour ne permettant pas la
poursuite de lecture de l'article en question : un signe passeur en
début d'article peut faire dévier le parcours du lecteur qui va
actualiser une nouvelle page. Cependant, PP fait le choix de ne produire que
des signes passeurs renvoyant à son propre territoire, ce qui permet de
continuer à capter l'attention en son sein, même si le parcours
suit une matrice de
Page 29 sur 99
Colin FAY
lecture non linéaire. Lorsque l'article en question
aborde un sujet qui est extérieur à un sujet déjà
traité dans PP, le texte ne contient pas de signe passeur, ou alors ke
rend peu saillant.
Lors de la création du signe passeur, il est
préférable d'écrire en pleine lettres le contenu de la
page à laquelle on renvoie plutôt qu'un déictique, à
cause des contraintes des moteurs de recherche : si une page B renvoie à
une page A traitant de x, il est préférable de produire
un signe passeur dans B contenant en plein explication le contenu de A,
plutôt qu'user un déictique, afin d'optimiser les recherches dans
les moteurs : cette pratique optimise les chances qu'un lecteur cherchant x
dans un moteur ait en résultat la page A ou la page B, plutôt que
seulement la A au cas où B ait usé d'un déictique.
Pourtant, l'effet de lecture d'un déictique diffère d'une pleine
écriture. De plus, une tension se trouve dans la reconnaissance par le
lecteur : il faut que le signe passeur soit techniquement identifiable par le
lecteur, et non pas sémantiquement. En d'autres termes, le moteur de
recherche contraint à préférer une construction de
saillance technique plutôt que de saillance sémantique. Les signes
passeurs doivent ainsi trouver une forme qui soit assez saillante pour
être reconnue, mais pas trop saillante pour ne pas être intrusive.
Le signe passeur doit donc combiner avec justesse une saillance technique et
une saillance sémantique : ils doivent faire sens en même temps
qu'ils doivent être reconnus comme signes passeurs.
Enfin, malgré tous les dynamiques de construction du
scripteur, le lecteur reste celui qui va avoir le dernier mot : c'est lui qui
va ou non actualiser le parcours. Alors qu'avec le papier, il existe peu de
possibilité de parcours territoriaux Ñ même relire
plusieurs fois le même article, ou les articles dans le désordre,
les pages de la fin au début ou aléatoirement reste un parcours
à l'intérieur du territoire Ñ, et que les noeuds pour
quitter le territoire ne sont pas contenu dans lui même. Le média
numérique présente de manière lisse un nombre infini de
matrices de parcours, et de signes passeurs faisant quitter le territoire tout
autant que pouvant l'y garder. Ce sont ainsi des traces à double
tranchant, pouvant si elles sont bien maitrisées servir la captation du
parcours tout autant que le desservir si elles sont lésées.
De ce fait, d'une certaine manière, le parcours de
lecture échappe au scripteur. À tous les scripteurs. Comme
l'écrivait Barthes (1966 : 14) : « à cha(que) points, une
alternative, donc une liberté de sens, est possible ». Cependant,
la nature de ce choix a changé : avec le numérique, c'est le
lecteur qui choisi la structuration du récit, le narrateur ne fait que
lui proposer des choix. Par exemple, un narrateur se référant
à un de ses écrits antérieurs propose au lecteur d'y
accéder pour comprendre le récit présent. Il virtualise un
récit, un parcours de lecture, laissant aux lecteurs la
possibilité de l'actualiser ou non. Rien n'impose au lecteur d'y
accéder3 1.
31 Autrement dit, « facteurs du texte, nous
voyageons d'un bord à l'autre de l'espace du sens en nous aidant du
système d'adressage et de pointeurs dont l'auteur, l'éditeur, le
typographe l'ont balisé. Mais nous pouvons désobéir aux
instructions, prendre des chemins de traverse, produire des plis interdits,
nouer des réseaux secrets, clandestins, faire émerger d'autres
géographies sémantiques. » (Lévy, 2007:11)
Page 30 sur 99
Colin FAY
1.2. Logique de parcours
1.2.1. Construire un récit
Comme l'écrit Graham Green, « une histoire n'a ni
début ni fin, on choisit arbitrairement un moment dans une
expérience pour regarder vers le passé ou le futur. »
(cité dans Fogel & Patino,2005:41) L'histoire, ou plus
précisément le récit, est l'élément qui va
structurer le parcours, porteur du symbolisme structurant la logique du
mouvement, bornant son début, guidant son cours et pointant sa fin.
C'est parce qu'il s'accorde à la logique d'un récit qu'un lecteur
va avancer dans son parcours, ou y mettre fin s'il ne s'y accorde plus. Cette
logique d'intrigue, par laquelle « nous re-configurons notre
expérience temporelle confuse, informe, et, à la limite, muette
» (Ricoeur,1983:12), est l'actualisation concordante par la lecture d'une
logique portant le déplacement, « l'invention de l'ordre »
(ibid:79), le tracé d'une ligne créant l'intelligible au sein de
l'épisodique, créer l'unité dans le discontinu : suivre un
récit.
Nombreuses sont les définitions et les approches du
récit, tant sur le plan de l'étude narrative que de l'approche
des organisations. Ricoeur (1983:9-10) le définit comme «
l'invention d'une intrigue qui est une oeuvre de synthèse de
l'hétérogène, (...) une nouvelle congruence dans
l'agencement des incidents, (...qui) prend ensemble et intègre dans une
histoire entière et complète les événements
multiples et dispersés et ainsi schématise la signification
intelligible qui s'attache au récit comme un tout.» Le récit
est ainsi une composition symbolique, significative, qui permet de rendre
appréhensible le disparate de l'action humaine, une activité
mimétique de représentation symbolique de l'action. Le
récit est un arrangement qui va « réduire le désordre
de l'événement en constituant autour de lui une matrice
d'intelligibilité. » (Arcquembourg,1996:33) Il est une construction
active, fluctuante, d'un système de représentation rendant
intelligible le disparate des événements, et ayant un
caractère profondément pragmatique : un récit n'est
récit que s'il est actualisé par la lecture, et en retour, le
récit influence l'action, en tant qu'il est abductifs,
c'est-à-dire à la source de « constru(ction) des
hypothèses nouvelles » (Lorino,2005:208). Le récit, en tant
qu'il est logique guidant le déplacement, est créateur d'horizon
d'attente, et influence la construction du sens, guidant les mouvements de
déplacements, les décisions de guidage du parcours.
La place du récit dans un média est centrale.
L'activité centrale d'un media de presse est la création d'un
contenu écrit : il est récit rapporté, en ce sens qu'un
article, ou un écrit plus général, est cette production
symbolique permettant de rendre préhensible aux lecteurs une action
humaine, un événement qui se situe en dehors de la portée
de leur sens. C'est par cette configuration symbolique de l'action humaine que
scripteurs et les lecteurs saisissent ce qui n'est pas à leur
portée. Le média de presse est une création continuelle de
récits, incluant et s'incluant dans des polyphonies de récits :
un article Ñ et par extension tout écrit Ñ est un
récit en soi, mais il se manifeste comme portée par d'autres
lignes de récits plus grandes que lui, qui le dépassent
temporellement, structurellement, et spatialement.
Page 31 sur 99
Colin FAY
Selon Barthes (1966), il existe deux formes de rapport entre
les unités d'un récit : la conséquence et la
consécution. La consécution correspond à une suite dans la
temporalité, sans forcément que deux unités qui se suivent
ne possèdent de rapport logique l'un avec l'autre. La
conséquence, quant à elle, signifie qu'une unité
s'enchaine après une autre indépendamment de la
temporalité des deux unités. En d'autres termes, il s'agit,
respectivement, « du temps et de la logique » (Barthes, 1966 : 12).
Pour une captation de l'attention, l'optimal est d'arriver à structurer
une lecture suivant un parcours déplaçant la consécution
au parcours et imposant la conséquence au récit. Toute suite
d'actions est consécution, puisqu'elles se suivent dans le temps, la
lecture étant suite d'actions, elle revêt un caractère
consécutif. Mais ces actions de déplacements peuvent être
profusion de lignes, de parcours abrégés, de bifurcations et de
départs. En effet, « une temporalité interne et
structurée par les déplacements continus se met en place pour
nécessiter une forme de recherche infinie, tout comme le besoin de la
construction d'archives liant les contenus disponibles en réseau et
leurs usages » (Doueihi, 2010:62) En d'autre terme, un parcours peut se
construire de manière illogique, mettant à la suite des
épisodes qui n'ont aucun lien, voir qui se contredisent logiquement.
Le récit est la création symbolique qui va
permettre la mise en place de la consécution et de la
conséquence. De par sa nature même, tout parcours est
consécution, peut importe la logique qui le porte : tout parcours est
passage d'une unité à une autre, l'une après l'autre, donc
temporellement consécutive. Le coeur du récit numérique
est de garder la consécution du parcours, c'est-à-dire la suite
d'épisode les uns après les autres, mais en lui faisant suivre
une conséquence Ñ i.e. une logique Ñ au niveau du
récit. En d'autre terme, il est nécessaire pour le récit
de s'axer sur un avancement par conséquence, venant se fixer sur le
parcours qui est fondamentalement consécution. Ainsi, la captation de
l'attention par le récit passe par cette application de la
consécution au parcours et de la conséquence au récit,
récit qui doit suivre une logique pour pouvoir être suivi.
Pour le média captant l'attention il s'agit, en
disloquant la temporalité des différentes unités, d'amener
le parcours à travers une intrigue passant dans divers épisodes
s'enchainant logiquement, laissant les signes passeurs dicter une logique de
conséquence dans laquelle s'axera le parcours. Il faut créer du
rapport logique, qu'importe les temporalités réelles. Cette
logique, c'est le récit. « Par sa structure même, le
récit institut une confusion entre la consécution et la
conséquence, le temps et la (É) logique. »
(Barthes,1966:12)
Page 32 sur 99
Colin FAY
1.2.2. Contextualiser le parcours
C'est quand il est lu que le texte prend sa pleine dimension.
Le texte existe pour en bout de course être lu, compris,
interprété. Il termine lorsque se manifeste « l'intersection
du monde du texte et du monde de l'auditeur / lecteur. » (Ricoeur,
1983:137) C'est donc lorsqu'il est lu, lorsqu'il fait sens pour un lecteur, que
le texte trouve toute sa pertinence, puisque c'est « l'acte de lecture qui
accompagne la configuration du récit et sa capacité à
être suivi. » (ibid:145) Or un récit suivi au sein du
territoire médiatique est une captation d'attention. Le texte se doit
d'être reçu comme compréhensible par le lecteur, s'adaptant
aux divergences de parcours possibles, pour ne pas qu'il quitte le territoire
ou qu'il y interagisse de manière négative. En d'autres termes,
il doit faire sens, pour pouvoir être suivi.
Il est clair que « l'espace du sens ne préexiste
pas à la lecture. C'est en le parcourant, en le cartographiant que nous
le fabriquons, que nous l'actualisons. » (Lévy,2007:11) La
construction du sens, dépendante de la contextualisation du texte, se
trouve disloquée par le numérique : elle dépasse la
structure matérielle du texte, la contrainte de l'entourage physique
dans lequel est inscrit le texte. La contextualisation n'est plus
limitée, mais diffuse, virtuelle, illimité, insaisissable. Et
pourtant, c'est cette contextualisation constructrice de sens qui engendre la
réalisation pleine du texte.
La logique de récit a toujours été au
coeur des activités médiatique. Mais le numérique
transforme les échelles de cette création d'une ligne
d'intelligibilité parcourant divers épisodes. D'abord, parce que
le récit s'est virtualisé, en ce sens qu'elle n'est plus acquis
passif mais bel et bien potentialité. Le contexte entourant un texte
s'est lui aussi massivement virtualisé. Comme le souligne Lévy
(2007:12), « le lecteur d'un livre ou d'un article sur papier est
confronté à un objet physique sur lequel une certaine version du
texte est intégralement manifestée. (...) Le texte initial est
là, noir sur blanc, déjà réalisé
complètement. (...) D'emblée, le lecteur sur écran est
plus "actif" que le lecteur sur papier : lire sur écran c'est commander
à un ordinateur de projeter telle ou telle réalisation partielle
du texte sur une petite surface brillante. » Aussi, lire est devenu geste,
action portée sur l'objet pour projeter l'évolution de
l'épisodique, construction active et poursuite logique d'une intrigue,
d'un récit porteur de signification. Le numérique est la
virtualisation des récits, plus qu'il n'est proposition. Lire, c'est
actualiser des parcours virtuels, en ce sens qu'en même temps que
s'actualise le parcours se transforme le récit, le sens, la perception
de la réalité. Le récit n'est plus une probabilité.
Il n'est plus une proposition, une possibilité que le lecteur choisit ou
non de suivre. Le récit est construit par le lecteur qui ne le suit plus
passivement. La ligne du parcours n'est plus aux mains du scripteur mais bien
entre celles de celui qui lit, en ce sens que le récit et la lecture,
avec la virtualisation des parcours, se co-construisent selon les dynamiques
qui sont les leurs. La lecture, le récit ne suivent plus un parcours
proposé, mais les deux s'auto-alimentent.
Ainsi, les frontières bornant les récits se sont
complètement éclatées. Les parcours amenant à un
texte sont d'une potentialité infinie et propres à chaque
lecteur. Alors qu'avec un journal ou un magazine papier les chances sont
grandes pour que le lecteur, avant d'avoir lu un article, ait lu l'article le
précédant dans le journal, ou celui le succédant, avec le
numérique, le texte précédant une lecture est
Page 33 sur 99
Colin FAY
imprévisible, d'autant plus aux vues de l'importance
des RSN. La logique qui guide la construction d'un fil d'actualité pour
un lecteur dépend de ses préférences couplées
à la force algorithmique des RSN en question : la logique de
hiérarchisation du fil d'actualité, et donc le contexte entourant
un texte, est insaisissable Ñ tout en même temps que le lecteur
fait balancier entre le média et le RSN. Et ce mouvement n'est pas
anodin, puisque « lorsque vous avez cliqué, c'est un autre texte
qui apparait, et cela, qui est logistique, n'est nullement indifférent
à ce qui va faire sens, référence, autorité. »
(Jeanneret,2007:44)
Reléguant la logique au parcours, la mise-en-intrigue
en est glissée : celle proposée par le scripteur est virtuelle,
c'est le lecteur qui en dernier lieu actualise une mise-en-intrigue. On voit
glisser la contextualisation de l'écrit, et de ce fait
l'événement : la contextualisation, ailleurs laissée au
scripteur qui devait la mettre à disposition du lecteur, est
suggérée par le scripteur et c'est au lecteur de l'actualiser ou
non. Ainsi l'événement est-il lu dans une intrigue qui
dépend de chaque parcours, dans une logique qui suit chaque lecture. Le
contexte proposé, la logique suggérée, peut être
suivie ou non.
Si nous prenons pour exemplifier un article sur PP, il est
difficile de savoir si le point d'entrée de lecture va être venu
d'un RSN (et donc contextualisé par l'ensemble des écrits sur le
RSN : commentaires d'utilisateurs, partages, likes, mais aussi autres
publications entourant), ou venu d'un autre article du territoire, aux vues de
l'importance des signes passeurs présents sur le site. Par exemple, si
l'on prend un article posté le 22.05.14. Cliquant sur le premier signe
passeur, nous passons à un article du 19.04.14. Répétant
la même opération, nous arrivons à une page du 29.07.13.
Ainsi, nous voyons d'abord comme le signe passeur permet d'annihiler la
barrière temporelle du récit : nous passons aussi rapidement de
mai 2014 à avril 2014 que d'avril 2014 à juillet 2013. La
contextualisation s'opère dans des frontières qui
s'étendent très largement.
Prenons un autre exemple, avec un article posté
07.10.13, sur un artiste (DA). Cet article affiche deux ping-back,
c'est-à-dire que deux articles ultérieurs peuvent renvoyé
à cet article du 07.10 : un du 20.11, parlant d'un autre artiste (EA),
et un du 11.10, de la catégorie « Social » du site, et
abordant l'artiste en question (DA). Nous voyons donc déjà deux
possibilités, internes au territoire, de contextualisation du
récit (les possibilités externes étant l'arrivée
depuis un post sur un RSN, ou autre forme de partage). Un fois sur cet article
du 07.10, un signe passeur propose de renvoyer vers une autre artiste (MJC),
vers un article « Album de la semaine », daté du 02.09.14. Cet
article renvoie à un autre post précédemment publié
le 30.07.13. Cependant, ce dernier fait partie d'une série
thématique, formule adoptée par PP pour proposer des articles sur
un thème, en cinq épisodes, généralement sur le
court d'une semaine. Ces articles ont en fin de page des signes passeurs vers
les autres articles de la même série. Ainsi, on voit donc qu'un
récit, premièrement pensé comme une série
thématique suivant la logique de ce sujet, poursuivant l'intrigue
lancée par un scripteur, peut se trouver court-circuité par les
signes passeurs venus se placer plus tardivement sur le territoire : ici, la
logique amenant au milieu de la série est aussi valable que celle qui
serait entamée en partant du début du récit. On voit par
cet exemple que le récit, pensé en 5 épisodes, peut
être rejoint en milieu de course.
Page 34 sur 99
Colin FAY
Un récit médiatique Ñ sous toutes ses
formes, qu'il soit numérique ou traditionnel Ñ dépasse les
simples bornes du texte, puisque convergé depuis des
éléments le précédant, mais aussi s'entourant d'un
contexte. Or ce contexte n'est plus actualisé directement, mais
virtualisé par signe passeur32. Cet entourage d'autres
épisodes du récit, c'est le scripteur qui le propose, laissant
des signes passeurs, volontairement ou délégués à
la machine. Il virtualise des intrigues. C'est au lecteur d'actualiser les
intrigues qui suivent la logique qui porte son récit depuis le
commencement de son parcours. Ainsi le mouvement du parcours répond-il,
déconstruit par la nature de la structure des signes, à une
logique qui lui est propre.
Les deux exemples cités plus haut servent à
illustrer la complexité de la contextualisation d'un écrit
précis : d'abord, l'épisodique (et donc le consécutif),
peut être perturbé par un parcours logique (suivant des
conséquences). Ensuite, ces exemples illustrent bien le
débordement temporel conséquent à l'utilisation de signes
passeurs et à la permanence virtuelle des récits passés :
le passage d'un article à un autre est indépendant de la
temporalité qui les séparent, et un article peut-être
potentiellement invoqué dans tout article futur, si la logique existe.
Au delà d'un parcours intérieur au territoire, les signes
passeurs peuvent renvoyer à l'extérieur de leur territoire. Or un
lecteur arrivant sur un territoire C depuis un territoire A aura un contexte
qui peut différer d'un lecteur venu d'un site B. Le contexte est
influencé par le ou les site(s) antérieur(s) sur le(s)quel(s) le
lecteur se trouvait, forgeant une mémoire et un horizon d'attente
dépendant du site d'où il vient, influant donc la lecture sur le
site C de manière différente si ce dernier vient de A ou de B.
On voit donc les frontières de la contextualisation,
mais aussi du parcours, s'éloigner et devenir floues : il est complexe
d'évaluer quel parcours a amené un lecteur face à un
écrit, ce qui rend le récit fragile.
32 Par cela, nous entendons qu'un article sur
papier inscrivait en lui ses éléments de contexte minimaux. Un
article numérique au contraire virtualise ces éléments de
contexte par des signes passeurs.
Page 35 sur 99
Colin FAY
1.2.3. Fragiles récits
La transformation du récit imposée par le
numérique est l'abolition d'une relative stabilité des bornes du
récit. Dans un média papier, télévisuel,
radiophonique, les récits rapportés ont un début et une
fin : le début et la fin du journal, de l'émission. Dans un
média numérique, les bornes du récits sont constamment
déplacées. Virtuellement, elles sont inatteignables. On ne sait
plus où le récit commence, et il est à tout moment
susceptible de changer de fin. Comme l'avance Tisseron (2012) : « lorsque
l'écran s'allume, il devient possible de faire des allers et retours, de
faire jouer sa mémoire visuelle pour naviguer dans des contenus, et donc
d'annuler le temps. » Le même texte numérique peut se trouver
recontextualisé, reborné à tout moment, ce par
l'apparition des signes passeurs (on peut faire un rappel à un texte
passé à tout moment, ou insérer un lien vers un texte
ultérieur une fois le premier événement d'écriture
terminé), mais aussi par les réactions actives, en flux, qu'ont
les lecteurs d'un média Ñ commentaires ou partages sur les RSN,
ou commentaires sur l'article lui-même, insérant au sein
même de la page écran une échappée du récit,
un nouveau point de fuite vers une fin non prévue par le scripteur.
Aussi, comme l'écrit Lévy (2007:5) : « la
virtualisation met le récit à rude épreuve : unité
de temps sans unité de lieu, continuité d'action malgré
une durée discontinue ». Alors que nous traiterons des tensions
naissantes que provoque la continuité d'action dans une durée
discontinue dans la suite de ce travail, nous devons d'abord nous pencher sur
celles naissant de l'unité de temps sans unité de lieu, et sur ce
qui en fait un point travaillant les pertinences des récits.
D'abord, la validation par le rédacteur en chef en
devient insaisissable pour les différents acteurs. Subissant
eux-même l'information overload, les rédacteurs en chefs
doivent aussi faire le tri parmi une immensité d'informations. En
même temps il devient difficile pour les attachés de presse ainsi
que pour les pigistes de connaître la raison d'une non réponse,
d'une non publication d'une information : est-ce parce que le rédacteur
en chef n'a pas vu passer le mail (nouveau moyen de communication
privilégié), ou est-ce que le sujet proposé n'est pas
pertinent pour le média ? Lorsqu'un média ne fonctionne plus en
périodicité (pas de date butoir réelle pour rendre un
article), il n'est pas simple pour un acteur de connaitre la pertinence ou non
de son récit. La synchronisation par mail permet à la fois de
fonctionner en flux Ñ on peut envoyer de l'information à tout
moment Ñ, mais à la fois sa non unité de lieu la rend
source d'instabilité : est-ce que l'envoi n'a pas atteint son
destinataire en temps et en heure, ou est-ce que l'information n'est tout
simplement pas pertinente au média ? Ainsi, tout actant souhaitant
envoyer de l'information pour validation Ñ que ce soit un journaliste au
rédacteur en chef, ou un attaché de presse à tout actant
écrivant sur le média Ñ, se retrouve dans une situation
complexe face à ce qu'il saisit comme logique de récit du
média. La raison de l'acceptation ou de la non acceptation d'un
récit échappe à celui qui le propose, la synchronisation
par mail, ainsi que la non imposition d'une échéance claire,
laisse ce dernier dans la méconnaissance et dans l'expectative : le
sujet va-t-il être validé ou non ? Et si oui, quand ? Si non,
l'explication reste bien souvent le silence.
Page 36 sur 99
Colin FAY
La temporalité en flux travaille également les
possibilités de ciblage faites par le média : en effet, un
média traditionnel connait précisément le profilage de ses
lecteurs, quel public il possède, quel tranche de son public lit quelle
édition ou encore quel type de récit, quelles pages sont
préférées par qui et quel jour. Cependant, ce type de
profilage n'est plus possible dans une temporalité en flux : il est
impossible de savoir quand va être reçu le texte, à quel
moment va être affiché au lecteur un article, même si le
média partage sur ses RSN l'article à un moment donné
précis. Un RSN comme Facebook n'affiche pas directement et par
défaut ce qui vient d'être publié, mais effectue le tri et
propose la lecture de liens jugés pertinents par l'algorithme.
Également, l'interaction d'un lecteur avec un post peut faire remonter
le texte dans le fil d'actualité de ses contacts. Cependant, cet
interaction se faisant toujours en flux, elle peut réapparaitre à
des moments divers durant le temps de vie du post.
Également, à tout moment peut apparaître
un élément dans le milieu qui vient remettre en question le
récit au sein d'un territoire : discréditer une histoire, la
contredire, avancer d'autres éléments pertinents, toutes ces
actions d'influences extérieures peuvent venir à exister à
tout moment. La veille en devient d'autant plus complexe puisqu'elle est
permanente, elle n'est plus soumise à la périodicité des
sorties des autres actants du milieu. Or il est impossible pour un média
numérique d'effectuer cette veille permanente ; la tenue d'une revue de
presse liée aux temporalités périodiques est
dépassée, la surveillance du milieu devrait être continue
pour être efficace, ce qui ne tient pas dans le cadre d'une
activité professionnelle liée à des temporalités
cadrées, d'autant plus dans un contexte où chaque actant a
déjà à effectuer le tri dans l'information
overload des éléments qui viennent à lui.
Ainsi les dynamiques d'écriture d'un pure-player
rendent-elles complexe la création de récit : à la fois
les bornes du récit sont mouvantes, toujours changeantes, en même
temps que le récit se trouve dépendant de sa pertinence
temporelle. Il devient complexe pour tous les actants de juger de la pertinence
ou non de leur envoi d'information, que ces actants soient les journalistes,
les pigistes, le rédacteur en chef ou même les attachés de
presse. Les récits deviennent instables, virtuels en ce qu'ils sont de
continuels problématisations qui viendront être
actualisées, et réactualisées constamment. Les
récits numérique sont à l'opposé du spectre des
récits figés, puisque s'inscrivant dans le flux, ils sont en
permanence susceptibles d'être modifiés.
Page 37 sur 99
Colin FAY
1.3. De l'auteur au narrateur
1.3.1. Signatures
Mais « qui écrit ? » Qui vient poser ces
« marques territoriales », qui « deviennent expressives
(É) lorsqu'elles acquièrent une constante temporelle et une
portée spatiale qui en font une marque territoriale, ou plutôt
territorialisante, `une signature'. » (Deleuze &
Guattari,1980:387-388) ?
Il est crucial de considérer ce « qui ». Nous
avancerons que sous ce « qui » se place une identité
numérique signée. Signée, car pour l'identification de la
source de l'écrit, il est nécessaire que « dans les
énonciations écrites, l'auteur appose sa signature »
(Derrida,1971), ce que font les noms et pseudos sur les dispositifs
numériques. Cette marque signée, ce n'est pas l'oeuvre d'un
auteur : sur un même territoire, différents auteurs peuvent
écrire sous la même signature, et un même auteur peut
utiliser différentes signatures dans un même territoire, -- voire
deux signatures sur deux territoires -- : ils peuvent écrire en leur nom
mais aussi en celui de l'organisation médiatique. Ces deux
manifestations de signatures s'exprimant dans leur plénitude sur le RSN
: l'écrit est signé du nom du média sur le RSN, alors
qu'une fois le signe passeur activé est atteint un texte sous lequel a
signé un actant scripteur. En même temps, plusieurs actants
peuvent venir intervenir sur le même écrit, par correction, ou par
renvoi vers un article antérieur par signes passeurs, ou par « ping
back » : le ping back vient ainsi apposer de nouveaux signes sur l'article
sans pourtant que celui qui l'a rédigé n'effectue d'action
d'écriture, sans même changer la signature de celui qui a
écrit le texte.
La signature, c'est ce symbole qui transforme un auteur en
narrateur. Comme le souligne Barthes (1966:19), « narrateur et personnages
sont essentiellement des `êtres de papiers', l'auteur (matériel)
d'un récit ne peut se confondre en rien avec le narrateur de ce
récit. », en d'autres termes « qui parle n'est pas qui
écrit, et qui écrit n'est pas qui est. » (ibid:20) Cette
distinction est importante à faire en auteur et narrateur. En effet, un
auteur, en tant que personne physique, peut être une pluralité de
narrateurs ; c'est en signant sous divers signatures qu'il existe en tant
qu'entité racontant, écrivant un récit. Ces
différentes identités narratives ont une influence sur les
façons d'écrire : à la fois un auteur écrivant sous
différentes signatures sur le même territoire doit s'adapter aux
différentes identités qu'il prend, mais en même temps un
auteur écrivant sur différents territoires doit savoir quel ton
adopter selon le territoire sur lequel il écrit. Le pigiste est
l'exemple de cette seconde pluralité de tons, car un pigiste recevant
une information ou ayant fait une recherche sur un sujet ne peut pas proposer
le même récit à tous les territoires sur lesquels il
écrit, si tant est qu'il écrit sur plusieurs.
Un peu plus loin, les nouveaux outils de mise en ligne des
articles (CMS) transforment le rapport à l'identité professionnel
des actants. En effet, aujourd'hui le scripteur dans un CMS doit adopter une
pluralité de casquettes. Plus loin qu'un simple texte brut, il doit
savoir mettre en page, proposer des enrichissements photos et/ou vidéo,
autrement dit, « la disjonction entre la fonction support et la fonction
créative n'est plus de mise dans le cadre de la mobilisation des CMS.
(É) Éditeur et auteur composent ensemble une nouvelle partition
dans laquelle chacun emprunte ou dérobe des compétences à
l'autre. » (Jeanne-Perrier,2005:78) Les
Page 38 sur 99
Colin FAY
narrateurs deviennent plus que de simples scripteurs. Ils sont
également artisans de la mise en forme de leur texte, encouragés
à embrasser les fonctions éditoriales traditionnellement
dévolues à d'autres acteurs qu'eux, ce qui demandent à ces
narrateurs un peu plus que de simples compétences d'écriture : il
faut connaître les rudiments de la mise en ligne, mais aussi les
contraintes qui s'imposent dans l'écriture web Ñ concision,
répétition, contraintes de référencement sont
autant de points à prendre en compte pour le narrateur, qui en vient
à signer un peu plus que simplement son texte, mais plutôt son
texte et sa mise en page. Ainsi le cadre d'écriture influence-t-il
fortement l'écriture, comme le souligne Jeanne-Perrier (2005:75), «
l'auteur n'est plus tout à fait ce grand créateur, ce
génie isolé écrivant sans contrainte. (É) L'auteur,
dans les CMS, appose un nom, une signature ou un pseudonyme sur une
matière scripturale, déposée dans un cadre
pré-programmé par ailleurs. » L'auteur est donc celui qui
vient se transformer en narrateur en s'insérant, grâce à sa
signature, dans le dispositif numérique préalablement
établi. Il vient s'immiscer dans une structure préconstruite,
s'insérant dans la polyphonie des voix narratives déjà en
place.
Ces phénomènes se rencontrent sur PP. D'abord,
le scripteur doit lui-même procéder à la mise en page de
son texte, régulièrement complété par une touche de
secrétariat de rédaction par le rédacteur en chef, qui
corrige et complète, notamment en rajoutant des signes passeurs. Pour ce
qui est des signatures, elles configurent l'existence même de
l'écrit : rien que pour accéder au backoffice de la plateforme,
il faut un compte, et donc une identité numérique signée.
Sur la plateforme en elle-même, une fois les textes publiés
apparaissent les signatures des auteurs, en haut de chaque articles. Ces
signatures ouvrant, en tant qu'elles sont signes passeurs, aux comptes Twitter
des scripteurs. Cependant, sur cette même plateforme existe un narrateur
signant du nom « PP », brouillant ainsi l'identification d'un auteur
à l'origine de cette écriture Ñ ce même narrateur,
portant le nom de l'organisation, publiant entre 3 et 5 articles en moyenne par
mois (à peu près autant que l'ensemble des pigistes). Ainsi
derrière cette signature s'efface le discernement possible d'un auteur :
il peut être plusieurs auteurs, tout en restant un seul narrateur. Cette
dissolution de l'auteur dans le narrateur se manifeste également
lorsqu'il s'agit d'écrire sur les RSN : la parole est toujours celle de
l'organisation en tant que narrateur. Aucun autre auteur que l'organisation ne
se manifeste en tant qu'écriture sur les RSN, dissolution effective
marquée par l'utilisation quasi-systématique du « on/nous
» dans le discours sur les RSN : « on a écouté »,
« a pris le temps de nous rencontrer », « voici nos
hypothèses », etc. Ainsi, par le RSN se dissous la voix du
narrateur derrière la voix de l'organisation, en annihilant la
polyphonie des voix auctoriales de la plateforme. Cependant, cet usage de
pronom n'est pas anodin. Comme le souligne D'almeida (2001:105) «
l'embrayeur `nous' propose une identité autant qu'une conduite ».
L'identité que propose le nous (ou ici le on) est une dissolution de la
figure de celui qui écrit derrière l'identité
signée du média. Ce n'est plus le narrateur en tant que narrateur
qui décrit son texte, mais bien la voix narrative plurielle de
l'organisation. D'autant plus que dans ces exemples, issus des RSN, c'est la
même personne, le même actant qui écrit sur le RSN,
qu'importe la signature qui accompagne le texte.
Page 39 sur 99
Colin FAY
1.3.2. Écriture et légitimité
Sur la plateforme en tant que telle, la
légitimité est conférée à celui qui signe,
à la fois par les autres écrits qu'il laisse sur cette
plateforme, mais aussi par les autres écrits (textes ou profils) qu'il a
pu laissé sur d'autres territoires. Ce sont donc les autres marques
territoriales qu'il a laissées qui lui confèrent son
identité : soit la plateforme ne laisse aucun espace de profil et dans
ce cas la légitimité de la signature se fait en rapport avec
l'ensemble des textes antérieurement produits, soit la plateforme laisse
une place à la création d'un profil dans lequel l'auteur donne en
quelques signes les conditions de sa légitimité
d'écriture. Ces deux cas se présentent dans les plateformes
médiatiques en tant que telle, et la seconde est caractéristique
des RSN : par exemple, Twitter laisse 140 caractères à un
utilisateur pour écrire son profil, et donc un espace restreint pour
cadrer la légitimité de l'écriture. En retour, le
média en question influence la création identitaire du narrateur
: citer le nom du média dans son profil confère une
légitimité de parole à celui qui s'en sert. Un point
essentiel dans l'économie de l'attention : Goldhaber (1997, notre
traduction) le souligne, « une vérité essentielle est que si
vous avez l'attention d'un public, vous pouvez la passer à quelqu'un
d'autre. »33 Chaque signature, chaque identité narrative
influence donc les autres identités qu'elle touche.
Ainsi, « la place laissée à l'auteur
dépend de la logique de l'outils envisagé. »
(Jeanne-Perrier,2005:75) Est-il préférable de laisser la
possibilité d'un profil complet ou se contente-t-on d'une simple
identité définie par les textes, voire pas de
différenciation du tout ? Le numérique ouvre la
potentialité de créer ce profil, ce catalogue
encyclopédique de tous les textes écrits par un narrateur sur la
plateforme : les CMS comme Wordpress laissent un espace dans chaque page pour
laisser la signature du narrateur, signature étant un signe passeur vers
une page de profil du narrateur, regroupant ses textes et/ou un profil complet.
Ainsi, chaque territoire peut laisser un profil virtuel accessible au lecteur.
La légitimité passe donc par la prise de connaissance
première d'un texte, se passant d'un texte à un autre,
légitimité portée par la signature. Si aucun espace n'est
laissé à la virtualisation d'un profil par signe passeur, la
légitimité se doit de se placer au sein même du
média : la légitimité n'est plus portée
qu'uniquement par le territoire, et non plus par la signature du narrateur.
Nous pouvons donc constater que différents degré de dissolution
de la figure du scripteur derrière la figure du média est
possible, mais toujours présente : il y a toujours un jeu complexe
d'identité entre le média et les narrateurs qui écrivent,
qui laisse la légitimité jouer sur les cordes de
l'identité ; en fonction de la configuration choisie par le
média, la légitimité vient du symbolisme derrière
le média, dans ce cas là c'est lui qui fait poids, dans d'autres
cas la place de l'occupation de l'identité du narrative est plus
importante, et chaque texte se trouve entouré par l'aura de la signature
du narrateur.
C'est un point stratégique de la création du
pure-player : choisit-on un pure-player en tant qu'il est aggrégateur
d'écrit d'experts extérieurs, ou choisit-on un fort symbolisme du
média en tant que tel pour faire autorité sur le sujet qu'il
traite, fonctionnement inspiré par le modèle du magazine
papier.
33 « A key truth is that if you have the attention of
an audience, you can then pass that on to someone else. »
Page 40 sur 99
Colin FAY
Le passage à une temporalité de flux intensifie
l'instabilité des identités narratives. Comme le souligne Ricoeur
(1985:446) : « l'identité narrative n'est pas stable et sans
faille. » La complexité de cette instabilité s'accentue par
le flux lié au numérique : l'identité narrative est en
continuelle mouvement, toujours possiblement déplacée. Elle est
virtuellement présente dans tout écrit laissé par un
scripteur sur une plateforme qui a choisi de laisser la place au profil. Or la
confiance, la légitimité accordée à un narrateur
s'en trouve complexifiée : plus le lecteur peut parcourir
l'identité d'un narrateur et plus il devient complexe pour lui d'en
discerner les contours, plus il y a d'éléments, plus
l'identité devient éparpillée, difficile à lire,
à déchiffrer. D'autant plus que dans le flux, de nouveaux
éléments pour compléter ce territoire identitaire sont
à tout moment susceptibles de surgir, et à tout moment
susceptible de rendre plus diffus l'autorité, la
légitimité. Alors qu'on pouvait tout simplement se contenter du
titre conférant le droit de parole au narrateur sur le papier, exposer
son titre d'expert, celui-ci déborde avec le numérique : avoir
accès au profil RSN d'un narrateur, par exemple avoir un lien vers le
compte Twitter d'un narrateur, comme sur PP, rend plus éparse la
distinction de son identité Ñ bien qu'ayant une restriction de
profilage sous sa signature RSN, il y a aussi un certain nombre de tweets qu'il
a pu laisser auparavant. Or un pigiste peut travailler sur plusieurs
médias, et donc tweeter les différents articles qu'il
écrit pour différentes plateformes Ñ une pratique à
double tranchant, qui peut soit accentuer son statut d'autorité, soit
rendre instable la distinction de son expertise.
PP s'est axé sur deux fonctionnements distincts quant
à la place laissée à l'identité des narrateurs. Le
premier fonctionnement, avant la mise à jour du site d'avril 2014, nous
révèle un système dans lequel aucun autre espace que
l'ensemble des traces écrites n'est laissé au narrateur pour
manifester son identité. En effet, cliquer sur le nom d'un narrateur sur
la plateforme nous renvoie vers l'ensemble des écrits de ce narrateur,
sans plus d'informations. Son identité en tant que narrateur devient
donc constituée par les écrits qu'il a laissé, sans autre
forme accessible de définition de son identité narratrice et
narrative. Ainsi toute écriture reste dans le cadre du ou des
écrit(s) précédemment marqués dans le territoire.
Depuis la mise à jour, le pure-player a choisi une autre approche :
cliquer sur la signature d'un narrateur nous renvoie vers les textes
récemment écrits, mais en haut de la page se trouve un lien vers
le profil Twitter du narrateur. Ainsi l'identité signée
déborde-t-elle dans ce cas des limites du territoire.
Nous constatons donc une polyphonie des voix narratives, une
difficile identification véritable d'un narrateur et d'un auteur. C'est
pourquoi dans la suite de ce travail, nous identifierons l'actant scripteur
comme narrateur plutôt que comme auteur, pour
éviter toute ambiguité de la complexité des voix
narratives numériques, un auteur pouvant être plusieurs narrateurs
ou un narrateurs plusieurs auteurs.
Page 41 sur 99
Colin FAY
1.3.3. Tension et dissolution de la figure
écrivante
Cette dissolution de la figure de l'auteur pose plusieurs
questions quant aux pratiques professionnelles.
D'abord, une question de légitimité : cette
dernière est conférée à celui qui signe par les
autres écrits qu'il laisse sur cette plateforme, et donc par les autres
marques territoriales qu'il a laissées. Cependant, quand cette
identité en tant que narrateur est complexe, polyphonique, la
légitimité en devient floue. Comme le souligne D'almedia (2001),
il faut savoir construire la confiance à l'heure du soupçon,
rechercher cette confiance de la part de l'ensemble des partis prenantes autour
de l'organisation, dans laquelle le symbolique vient jouer un rôle
important. Cette symbolique se construit dans la combinaison des signatures, au
travers de la légitimité des différents narrateurs : c'est
à la fois la légitimité du narrateur en tant qu'il est
auteur qu'en tant qu'il écrit sur une plateforme médiatique. Or
cette identité est fuyante, tout comme le sont les articles. Quand une
identité est appuyée par un profil Twitter, l'identité du
narrateur n'en est que plus complexe : le média se trouve associé
à ce profil et ce que le narrateur choisi d'y écrire. Ce qui peut
être à double tranchant : des propos tenus personnellement
pourrons déteindre sur le média, à la fois de
manière négative, ou de manière positive, si le narrateur
en question développe une identité d'expert sur un sujet. Ainsi,
le média se doit-il de faire un choix stratégique sur la place
laissée à l'identité des narrateurs : choisit-il de
construire l'identité des narrateurs sur uniquement les signes
laissés sur le territoire Ñ et dans ce cas la
légitimité est conférée par le nom du titre
Ñ, ou choisit-il d'ouvrir la place à la construction d'un profil
? La question se doit d'être évaluée.
Également, l'injonction à la vitesse (que nous
développerons en détails plus bas) peut faire que
l'identité disparait tout bonnement de la vue du lecteur, de par une
absence de recherche de légitimité de la part du lecteur. Si l'on
prend un exemple bien connu du web, celui du Gorafi, pure-player satirique qui
l'avance clairement dans sa rubrique À propos (« Tous les
articles relatés ici sont faux (jusqu'à preuve du contraire) et
rédigés dans un but humoristique. L'utilisation de noms de
personnalités ou d'entreprises est ici à but purement satirique.
»), nous pouvons constater que malgré cette identité
clairement affichée, les informations par définition fausses
publiée dans ce pure-player ont parfois été reprises comme
véritables (ce qui a d'ailleurs fait le succès du pure-player).
On voit donc qu'une identité est faussement attribuée, ou
attribuée de travers, à un journal qui s'annonce lui même
comme satirique, alors que la légitimité n'est pas à
retrouver dans la véracité mais dans l'humour de son contenu.
Cette dissolution de l'identité (un média satirique apparait
comme média informatif) se manifeste du côté
officiel34
34 Des médias professionnels ont repris les
informations publiées par le Gorafi. Les plus célèbres
sont un article sur un prétendu assassinat à Toulouse pour
l'utilisation du mot « pain au chocolat », ou encore un faux
interview accordé à Cahuzac. Certains médias, en
particulier des pure-players, reprendront les informations fictives du Gorafi
pour construire leurs articles.
Page 42 sur 99
Colin FAY
comme du côté lecteur35, faute de
temps disponible de vérification, de culture de la vitesse et
d'information overload36.
Un flou identitaire entretenu par ces sites parodiques qui
n'est pas sans poser de question. Notamment avec le statut numérique de
ces médias parodiques. Comme le souligne Christian Delporte, historien
des médias interrogé par
20minutes.fr, le pastiche n'est pas
une nouveauté médiatique, et a toujours existé. Cependant,
« (la) grande différence, c'est que c'était diffusé
en kiosque. Il fallait faire la démarche de l'acheter, et les journaux
annonçaient très clairement la couleur. Aujourd'hui, c'est en
libre accès, on y vient par hasard, on maîtrise mal, et en plus,
l'aspect parodique est beaucoup moins nettement affiché. » 37
Ainsi, la tentation de la rapidité combinée à
l'information overload peuvent jouer sur la dissolution de
l'identité narrative, les lecteurs ne prenant que peu de temps pour
vérifier la légitimité du narrateur et/ou du média
en question38.
Enfin, ce flou identitaire peut poser certaines questions
légales : qui est responsable, qui peut légalement
répondre du contenu de l'écrit ? Comme le souligne (de Saint
Pulgent,2012:15), il y a une « opposition frontale entre le droit d'auteur
et les pratiques culturelles sur le réseau ». En effet,
continue-t-il, « la définition classique de l'oeuvre
protégée par le droit d'auteur repose sur un critère
central (É) : l'oeuvre originale, celle qui reflète la
personnalité de l'auteur, où l'auteur se reconnait. »
(ibid:10) Cependant, dans une pratique où il la personnalité
(autrement dit l'identité) de l'auteur n'est pas distincte, i.e. ne peut
refléter sa « personnalité », il est difficile de lui
en donner la responsabilité. Un flou d'autant plus renforcé par
la non-présence du narrateur dans l'écriture sur les RSN :
estampillés par la signature du média, quelle
responsabilité donner aux écrits sur les RSN?
35 En février 2014, Christine Boutin cite à la
télévision un tweet publié par le Gorafi sur une phrase du
gouvernement concernant la loi sur la famille. Il s'agissait bien entendu d'une
phrase satirique inventée par le site.
D'autres articles provoquent également des
réactions de lecteurs privés, notamment sur Twitter ou encore sur
Facebook.
36 Nous reprendrons ce point dans la suite de ce
travail, autour de la question de la tentation du copier-coller.
37
http://www.20minutes.fr/medias/1104741-sites-parodiques-comme-garofi-sont-ils-si-inoffensifs
38 Ce que souligne le site L'indépendant :
« apparemment peu de personnes, y compris quelques journalistes, ne lisent
(la section À propos) et se jettent donc directement sur ces
informations reprises comme argent comptant. »
http://www.lindependant.fr/2012/11/08/trop-souriant-dans-le-metro-il-finit-en-garde-a-vue-gare-au-gorafi,177847.php
Page 43 sur 99
Colin FAY
2. La présence continue
Le premier pan de la pertinence temporelle pour un pure player
est la présence continue au sein du flux. Cette expression permet de
qualifier la tendance à la recherche de la maximisation de la
visibilité au sein du flux, i.e. être symboliquement
présent le plus régulièrement dans les lectures mais aussi
au sein des flux et fils d'actualités différents lecteurs ainsi
qu'en réponse aux interactions.
Pourquoi cette présence continue est-elle
nécessaire ? Elle permet, en quelques sortes, de « garder la flamme
» de l'attention. L'attention est quelque chose qui ne disparait jamais
entièrement, mais elle décline si on ne l'attise pas : la
présence continue permet de garder vivant un « stock »
d'attention, de conserver et de continuer à pouvoir tirer profit des
richesses de l'attention. L'attention n'est pas une ressource qui a un
potentiel de disparition complète, elle est cependant
caractérisée par un potentiel affaiblissement, une possible
diminution, restant par la suite ravivable. En tant que l'attention est
créatrice d'une marque symbolique en mémoire, elle ne s'efface
que rarement, et il est plus aisé de capter l'attention une fois
crée un souvenir, une mémoire chez le lecteur, qui à
travers le temps s'affaiblit, pouvant être rappelé avec la
captation nouvelle de l'attention. En d'autres termes, capter une fois
l'attention laisse en mémoire ce symbolisme permettant le «
déjà-vu », le « déjà-entendu » d'une
rencontre ultérieure avec le territoire39.
Cette attention, même ponctuelle, est ainsi
créatrice d'une forme de stock, la virtualisation d'une attention
future. Pour un média, capter une fois l'attention, i.e. faire converger
un lecteur au sein du territoire médiatique, engrange une nouvelle forme
de richesse : l'attention ponctuelle, se transformant à travers le temps
en souvenir de convergence, crée à grande échelle une
audience virtuelle pour le futur40. D'autant plus dans des
dynamiques conditionnées par le fonctionnement actuel des RSN comme
Facebook : la visibilité d'un post sur une page dépend des
convergences passées, i.e. des interactions, avec le média.
Capter l'attention une fois, puis une seconde, puis de nombreuses autres,
assure l'interaction future : plus un lecteur va converger sur le territoire en
cliquant sur les signes passeurs du RSN, plus le média va ensuite
être présent dans son fil d'actualité. Ainsi, la
présence continue permet d'assurer ce stock, et la
pérennité de ce stock.
39 Comme le souligne Goldhaber (1997) : «
attention wealth can apparently decline, only to revive later. It is rarely
entirely lost. »
40 « That is, getting attention is not a momentary
thing; you build on the stock you have every time you get any, and the larger
your audience at one time, the larger your potential audience in the future.
Thus obtaining attention is obtaining a kind of enduring wealth, a form of
wealth that puts you in a preferred position to get anything this new economy
offers. » (Goldhaber,1997)
Page 44 sur 99
Colin FAY
2.1. Présence continue, longue traine, trace
2.1.1. L'effet longue traine
La présence continue permet d'assurer l'effet longue
traine, c'est-à-dire le phénomène constaté sur le
web qui veut que l'« addition du nombre de pages vues des articles peu
consultés est supérieur à l'addition de l'audience des
articles populaires. » (Van Cranenbroeck,2012) En d'autres termes, sur la
proportion de l'ensemble des articles présents sur une plateforme, ce ne
sont pas les plus populaires qui vont être créateurs du plus grand
stock d'attention ; c'est à l'inverse le cumul des articles peu
populaires qui va être créateur du plus gros stock. En même
temps, par l'omniprésence des signes passeurs, l'article peu lus
entraine le passage vers d'autres articles du territoire. C'est parce qu'un
lecteur d'un article, même appartenant à une proportion faible
dans l'ensemble, va aller sur le territoire une fois qu'il va découvrir
ensuite la possibilité de découvrir d'autres articles de ce
même territoire.
L'effet longue traine change le rapport à la valeur.
Comme le note Anderson (2004), « suddenly, popularity no longer has a
monopoly on profitability » : ce n'est plus la popularité qui
est créatrice unique du stock d'attention, mais la présence
continue. Sans contrainte de matérialité, chaque écriture
sur le média en ligne se compare sur la même échelle : sans
contrainte de nombre de signes, de nombre de pages, un pure-player n'est plus
nécessairement porté par la recherche d'un « hit »,
c'est-à-dire d'un article populaire : même si ces articles se
doivent toujours d'exister, il faut produire le plus possible, afin de
s'assurer que, même si peu lus, les articles en bout de queue de la
longue traine assurent tout de même un stock d'attention41. De
plus, le numérique réduisant drastiquement les coûts de
production, l'important devient de produire, et un nombre de lectures
quasi-nulle a un impact lui aussi quasi-nul sur les coûts globaux du
média. En d'autres termes, même un article non lu ou presque est
justifié, puisque représentant des coûts de production qui
peuvent être quasi nuls eux aussi.
C'est par la Ñ relative42 Ñ absence
de matérialité que la production de masse permettant la
présence continue est possible. L'évanouissement des contraintes
physiques de production et d'accès à l'information a rendu
possible cet effet longue-traine dans le stock attentionnel médiatique ;
les médias peuvent agréger une audience spatialement
dispersée (Anderson,2004), l'important n'est plus d'arriver à
concentrer ses écrits pour toucher une audience localisée,
mais
41 « With no shelf space to pay for and, in the case
of purely digital services, no manufacturing costs and hardly any distribution
fees, a miss sold is just another sale, with the same margins as a hit. A hit
and a miss are on equal economic footing, both just entries in a database
called up on demand, both equally worthy of being carried. »
(Anderson,2004)
42 Il existe bien sûr des contraintes
à l'écriture en ligne, principalement temporelles : le temps
d'écriture ne peut pas être multiplié à l'infini. La
différence de l'écriture en ligne est qu'une page, et ipso
facto un article, n'est plus contraint par un nombre de signes avant
d'atteindre sa fin. En même temps, un quotidien papier s'étend sur
un nombre précis de pages et d'articles. À l'inverse, le nombre
d'articles par jour pouvant s'écrire sur un pure-player n'est pas
contraint par un cadre matériel : les limites sont temporelles, et sur
du contenu, mais le nombre reste virtuellement infini.
Page 45 sur 99
Colin FAY
plutôt qu'une audience, même dispersée,
existe, et puisse potentiellement et à tout moment actualiser des
articles du territoire43.
Pour illustrer cet effet longue traine sur PP, prenons le
corpus total des articles écrits sur PP, soit 2279 articles. L'ensemble
des lectures représente 5.343.780 lectures, sur une période
s'étalant sur deux ans et demi. Le nombre de lectures médian est
de 1283, c'est-à-dire que 50 % des articles ont plus de 1283 lectures,
et 50 % moins. En comparaison, la moyenne du nombre de lectures est de 2345
lectures. La moitié du total de lecture est de 2.671.890. Si l'on
applique la méthode utilisée pour les corpus
précédents44, nous constatons que les articles de rang
1 à 1984 représentent moins de lectures (2.669.469 lectures, soit
49,95% du nombre de lectures total) que les articles de rang 1985 à
2279, qui représentent à eux seul 50,04% du nombre total de
lectures (2.674.311 lectures). En d'autres termes, les 295 articles les plus
lus de la plateforme agrègent à eux seuls autant de lectures que
les 1984 articles les moins lus. En pourcentage, cela représente une
captation de l'attention par 13% des articles les plus lus à la
même hauteur de captation que les 87% d'articles les moins lus.
Maintenant, prenons l'exemple de l'ensemble des quinze
articles écrits par un narrateur (ici un pigiste), sur une
période s'étalant du 10.06.2014 au 20.03.2014, avec des chiffres
relevés le 13.05.2014. La répartition du nombre de lectures, par
ordre décroissant, se faisant comme ceci (la répartition
temporelle du nombre de lecture se découpe évidemment
différemment, mais n'est pas pertinente ici) :
20438 / 9377 / 6827 / 3317 / 3296 / 3273 / 2897 / 2787 / 2168
/ 1881 / 1734 / 1572 / 1394 / 1272 / 1223
On constate donc que l'article de rang 1 Ñ celui qui a
donc été le plus lu Ñ, l'a été deux fois
plus que l'article du rang 2. La moyenne du nombre de lectures sur ces articles
est de 4230,4. Ce que l'on constate à la lecture de ces chiffres est que
malgré un nombre important de lectures sur l'article le plus lu Ñ
deux fois plus que l'article de rang 2, trois fois plus que l'article de rang 3
et 20 fois plus que l'article de rang 15 Ñ, le cumul des articles de
rang 2 à 15 est plus important que l'article de rang 1. Dans cette
répartition, 3 articles sont au dessus de cette moyenne, et 12 en
dessous, ces trois articles cumulent d'ailleurs plus de la moitié du
nombre de lecture. Il faut donc cumuler les trois premiers rangs du classement
pour dépasser 50 % des lectures, alors que le deuxième et le
troisième rangs représente, en proportion, moins de la
moitié et moins d'un tiers du nombre de lecture du rang 1.
Cette répartition démontre bien l'effet longue
traine : l'article le plus lu, article phare de cette quinzaine,
représente à lui tout seul de entre 2 à 20 fois le reste
des articles pris individuellement. Pourtant, bien que représentant un
nombre de lecture conséquemment supérieur, l'article phare
n'atteint pas un nombre de lectures supérieur au reste du corpus des
articles choisis. Les deux plus gros articles ne l'atteignent d'ailleurs pas
non plus.
43 « it has, in short, broken the tyranny of physical
space. What matters is not where customers are, or even how many of them are
seeking a particular title, but only that some number of them exist,
anywhere. » (Anderson,2004)
44 Nous ne détaillerons pas ici l'arborescence
du nombre de lectures des 2279 articles de la plateforme.
Page 46 sur 99
Colin FAY
Si l'on prend quinze articles répartis sur une
durée plus courte, i.e. représentant 2 jours de publication (le
12/05 et le 13/05, corpus pris à 18h22 le 13/05), la répartition
du nombre de lectures sur cette période se fait comme ceci :
4879 / 2768 / 2178 / 2119 / 2069 / 1621 / 1064 / 765 / 464 /
414 / 387 / 97 / 74 / 51 / 5
La faible densité des derniers rangs s'explique par une
non publication des articles sur les RSN au moment du relevé des corpus.
Dans ce corpus, l'article phare, le plus lu (de rang 1), atteint un nombre de
lectures environ deux fois supérieur à l'article de rang deux. La
moyenne du nombre de lectures est de 1265,7, et 6 articles sont au dessus, 9 en
dessous. Tout comme la quinzaine précédemment
sélectionnée, le premier article, même combiné au
second, n'atteint pas des niveaux de lecture supérieurs au nombre du
reste, bien que pourtant dans des proportions comparativement importantes. Si
l'on considère qu'un article complète son premier cycle de
lecture une fois envoyé en push sur les RSN (ici donc jusqu'au rang 11),
nous pouvons constater que le nombre de lectures du rang 1 est plus de 12 fois
supérieur au nombre de lectures du rang 11.
Ce que l'on peut retirer de ces trois sélections, c'est
une tendance semblable. Bien que les chiffres diffèrent, il est
important de constater un modèle qui se dessine dans les deux cas : sur
une quinzaine, il faut trois articles (20 %) d'articles phare pour atteindre
des niveaux plus ou moins supérieur aux 80 % restants, Ñ i.e. 80
% de posts à lecture faible apportent autant d'audience que les 20 % les
plus hauts : 50 % du stock attentionnel se concentrent sur 20 % des
écrits, alors que 80 % se concentrent sur les 50 %
restants45. Ces deux quinzaines choisies sont d'autant plus
représentatives qu'elles coupent le corpus de deux manières
distinctes : le premier choisit un corpus d'articles sur une temporalité
longue (9 mois), mais avec un seul narrateur, alors que le second
sélectionne une quinzaine d'articles dans une temporalité courte
(2 jours), et rédigés par des narrateurs différents. On
voit malgré ces différences une même tendance se
dégager. La tendance se dégage encore plus lorsque l'on choisit
de regarder sur le long terme. Sur deux ans de corpus, nous nous trouvons
devant une répartition 10 % / 90 % : la moitié du stock
attentionnel (i.e. du nombre de lectures) est captée par 10 % seulement
des articles, alors que le reste se réparti sur les 90 % restants.
Ainsi la présence continue assure-t-elle cet effet
longue traine : c'est par la répétition d'articles moins
populaires entrecoupés d'articles très lus que le média va
s'assurer un stock attentionnel. La présence continue, c'est la
répétition d'écrits peu lus mais récurrents qui
entrainent la moitié de l'audience de lecture. Stratégiquement,
le média ne peut s'engager dans un choix unique d'article estimés
à forte audience. D'abord parce que l'audience est imprédictible,
mais aussi parce que tous les articles sont interdépendants : ce sont
les faibles lectures qui permettent de concentrer des mouvements vers les
articles à forte valeur-lecture, en même temps que les articles
à forte valeur-lecture assurent une assise symbolique permettant
d'assurer la lecture du diffus des articles à faible valeur-lecture ;
une tendance d'autant plus renforcée par le peu de coût de
production d'un article :
45 Il est bien sûr impossible d'atteindre ces
chiffres de manière exacte. Nous donnons ici une approximation
illustrant l'ordre de grandeur.
Page 47 sur 99
Colin FAY
produire plus n'engendre pas des coûts matériels
de production qui augmentent en conséquence.
Cet effet longue traine est également assuré par
le caractère de trace qu'acquiert l'écriture sur le net : tous
les articles, bien qu'existant dans des temporalités distantes,
continuent d'augmenter l'audience, doucement, en bout de queue, presque de
manière souterraine. Avec le papier, l'audience devait s'assurer sur une
quantité d'articles périssables, limités, disparaissants ;
avec le numérique, l'audience globale du site peut continuer à
augmenter quelle que soit la distance qui sépare de l'écriture de
l'article : si tous les articles d'un pure-player sont lus durant un mois, ne
serait-ce qu'une fois, une part d'audience se crée, sans qu'aucune
action ne soit faite sur ces articles. Si l'on prend l'exemple de PP,
possédant plus de 2 000 articles (chiffre qui plus est en constante
augmentation). Si chaque article est lu ne serait-ce qu'une fois par mois,
l'audience globale en valeur-lecture augmente de 24 000 lectures en une
année. Or c'est en assurant la présence continue au
présent que l'on assure la pérennité de la croissance de
la valeur-lecture des articles passés. En d'autres termes, le statut de
trace des écrits est créateur d'un stock virtuel de lecture
toujours grandissant46.
46 Un exemple de cette continuelle augmentation du
stock attentionnel est donné dans la partie immédiatement
suivante de ce travail.
Page 48 sur 99
Colin FAY
2.1.2. Trace
Ainsi l'effet longue traîne s'amplifie-t-il dans le
statut particulier de la trace qu'acquiert l'écriture sur le
numérique47.
Ricoeur écrivait « se souvenir (...) c'est avoir
une image du passé. (...) Cette image est une empreinte laissée
par les événements et qui reste fixée dans l'esprit.
» (1983:31) La mémoire, c'est cette empreinte laissée par un
événement dans le support qui la reçoit. Le souvenir,
c'est l'empreinte dans l'esprit humain, s'imprimant et survivant au temps en
fonction des aléas du support. La trace, dans l'écriture papier,
est l'empreinte laissée sur le support physique, dans les
temporalités d'écriture et de survie qui lui sont propres :
écrire / imprimer, c'est actualiser un texte sur un support papier qui
devient figé, et survit aussi longtemps que son support le lui permet,
condamné à une potentielle disparition au travers du
temps48. In fine, toute écriture est une trace ,
« une marque qui reste, qui ne
49
s'épuise pas dans le présent de son inscription
et qui peut donner lieu à une itération en l'absence et
au-delà de la présence du sujet empiriquement
déterminé qui l'a, dans un contexte donné, émise ou
produite. » (Derrida,1971) Toute écriture est une trace, en ce
qu'elle est une marque du passé, « d'une part, visible ici et
maintenant, comme vestige, comme marque. D'autre part, il y a trace parce que
auparavant un homme, un animal est passé par là, une chose a
agit. » (Ricoeur, 1985:218) La raison même de l'écriture, en
tant qu'elle est production de symboles, est la trace (Serres,2002). Dans les
médias, la trace est ce qui permet la queue de la longue traine
temporelle, c'est l'ensemble des lectures qui se manifestent au delà du
pic ponctuel de lectures, en d'autres termes, le statut de trace permet des
lectures au delà du passage premier du texte : les jours suivants pour
un quotidien, les semaines postérieures à un hebdomadaire, voire
les années suivantes dans certains cas Ñ le support conservant la
trace du récit actuel, fixé dans la matérialité
d'un support qui sur le long terme fait disparaitre l'écrit en
même temps que lui.
Avec internet, la temporalité de l'écriture est
changée, ses caractéristiques ontologiques se sont
déplacées. Le texte n'est plus actuel, mais virtuel, actualisable
à l'infini au détour d'un clic, d'un signe passeur. Il est
itération virtuelle, en ce sens qu'il n'est plus fixé à
son support. Comme le souligne Souchier (1996:108) : « d'une trace
inscrite sur un support, nous sommes passés à une trace
électronique fugitive qui ne présente plus de
matérialité tangible. Trace et support ne vieillissent plus
ensemble, seul subsiste Ñ à travers le temps Ñ
l'algorithme. » Un caractère lié au numérique :
« l'écran fait de l'écrit un objet éminemment fragile
qui disparait
47 La question de la trace est devenue centrale aux
questions actuelles du numérique : « La question de la trace, de la
tracabilité, et plus largement des différents types
d'engrammation (mémorisation par écriture d'un flux
informationnel) possibles et de leur objectif est au coeur même du
développement de la toile et d'Internet, dans ses outils et dans ses
usages. » (Ertzschied&al.,2013:2)
48 C'est d'autant plus vrai pour le média papier : en
fonction des caractéristiques du support, mais aussi de ses
temporalités, le texte, actualisé et figé dans le papier,
possède une durée de survie liée à son support.
49 La trace n'est pas un phénomène
nouvellement arrivé par le numérique. En effet, « toute
civilisation repose sur une mémoire » (Ertzschied&al.,2013:2).
Aussi : « tout processus communicationnel ou informationnel (...) produit
et laisse des traces. » (Serres,2002:10)
Ce qui se transforme avec le numérique, ce sont les
échelles de temporalité des traces.
Page 49 sur 99
Colin FAY
une fois le spectacle terminé : l'ordinateur
éteint, l'écrit n'est plus. » (ibid:114) Ainsi, sur un
pure-player, l'écrit n'est actuel que parce qu'il est lu, à
l'inverse du média « physique » sur lequel l'écrit est
actualisé avant d'être lu. Il n'y a pas de lecture sans support,
mais dans le même temps avec le numérique qu'importe le support
Ñ faire disparaitre le support ne fait pas disparaitre le texte tout
comme faire disparaitre le texte n'impacte pas le support ; le texte n'a
d'existence que virtuelle, devenant potentialité d'actualisation sur une
multitude de supports, dans une temporalité potentiellement infinie. Qui
plus est, la caractéristique moteur du texte virtuel numérique
est qu'il n'échappe pas au lecteur qui le partage : un texte lu peut
être envoyé à une pluralité d'autres lecteurs, sans
que le premier lecteur soit dépossédé du texte premier. Le
taux de reprise en main d'un média n'est plus calculable selon les
mêmes schémas pour un pure player : le partage, la diffusion ne
dépossède plus le lecteur du texte.
Pour caricaturer, à des fins schématiques,
prenons l'exemple d'un journal papier dont seraient vendus 1 000
exemplaires50. Si le taux de reprise en main du média est de
3,5, on en vient à un nombre de lectures de 3 500, étalé
sur le temps de conservation du support papier. Une fois le journal repris en
main, les 1 000 premiers lecteurs ne sont plus en mesure de lire ni de partager
le seul exemplaire dont ils sont possesseurs. Ë l'inverse, un seul texte
virtuel partagé sur les RSN d'un lecteur est proposable à
l'ensemble des contacts du lecteurs. En même temps, les interactions sur
une publication se diffuse à l'ensemble du réseau : signaler que
l'on apprécie un article, directement sur un pure-player ou sur le
partage d'un ami diffuse l'information sur tout le réseau.
Ainsi le numérique transforme-t-il l'échelle du
taux de reprise en main d'un média, à la fois sur leur nombre que
sur leur temporalité. Toutes les écritures sont présentes
sur le réseau en tant que traces, et quelle que soit la distension
temporelle qui existe entre un moment d'écriture et un autre, toute
écriture peut être convocable grâce à un signe
passeur dans l'écriture présente, et devient donc
structurellement postérieure à l'écriture présente
: bien que temporellement précédente, elle sera lue après
(et donc reprise en main une nouvelle fois). La structure même de la
mise-en-intrigue se fait sur une base atemporelle, du moins inaccessible
à un enchainement par structuration strictement temporelle : la lecture
des différents articles d'une plateforme ne se fait plus par
enchainement consécutif, mais par enchainement logique, d'autant plus
mouvante que les noeuds structuraux que représentent les signes passeurs
appartiennent au choix du lecteur, qui choisi ou non de suivre la logique
proposée par les signes passeurs. En même temps, cette
atemporalité rend la reprise en main difficilement bornable,
temporellement parlant : un article ancien peut-être posté
à un moment T sur un RSN, redonnant à l'article un nouveau cycle
de lecture et de reprise en main. Pour reprendre l'article de rang 1
cité dans la partie précédente des quinze articles
rédigés par un pigiste, qui est partie de 0 lectures le 09.09.13
pour arriver à 20438 le 13.05.14, un relevé du nombre de lectures
le 06.08.14 révèle 23739 lectures. On voit qu'en trois mois, 3000
lectures ont été agrégées par cet article, sans
intervention aucun de la part des
50 Selon une étude Audipresse de 2013, les
quotidiens régionaux sont repris en main 2 fois, les nationaux 1,9 fois,
la presse gratuite 3 fois. Quant aux magazines, les hebdomadaires le sont 2,9
fois (8,8 pour les hebdos télé), les mensuels 4,6 fois et les
bimestriels 5,3.
Page 50 sur 99
Colin FAY
narrateurs et des acteurs du média51.
L'article continue d'être repris en main, onze mois après son
écriture, assurant par son statut de trace une réserve
attentionnelle, continuant d'augmenter la valeur lecture de cet écrit,
sans aucune intervention travaillée des acteurs du média. Il en
va de même pour l'article de rang 15 (publié le 29.07.13),
passé de 1223 à 1331 lectures entre mai et août.
Augmentation de moindre mesure, mais augmentation tout de même, indiquant
bel et bien que même les articles les moins populaires restent vecteurs
de convergence dans le territoire, puisque continuant à engendrer des
lectures (pour ce dernier exemple une quarantaine par mois) même plus
d'un an après sa publication.
Le numérique change l'échelle de
temporalité du texte : il se manifestant aux deux
extrémités du prisme spontanéité /
éternité, en ce sens que la proportion de son existence actuelle
est spontanée, comparativement à l'éternité de sa
survie virtuelle. Le temps de production d'un texte, de mise en virtualisation,
est quasi-nul avec le numérique, au contraire des contraintes
médiatiques traditionnelles d'écriture, de mise en page, de
pressage, d'envoi et de distribution. Aussitôt écrit, le texte
peut-être mis en ligne en quelques instants, qu'importe l'heure ou le
moment de la journée. Même les temporalités d'un journal
quotidien deviennent longues face aux temporalités empruntées par
le pure-player : la distance temporelle entre la réception de
l'information et sa mise à disponibilité du lecteur se contracte
de manière extrême, la rendant presque spontanée. À
l'inverse, la distance temporelle de survie de la disponibilité de
l'information se dilate à l'autre opposé du prisme, rendant
l'accès au texte potentiellement infini : la mort du support de lecture
ne signifie pas la mort du texte Ñ l'écran sur lequel le texte
est lu peut disparaitre, le texte est toujours virtuellement accessible
Ñ, tout autant qu'il peut être lu par un nombre illimité de
lecteurs, partageant à un nombre illimités d'autre lecteurs
potentiels, ne limitant pas le nombre de lecture au nombre de supports
produits.
Ainsi, l'écriture se veut spontanée, directe,
sur le vif, et pourtant sa pérennité est devenue virtuellement
éternelle : la mémoire n'est plus dans humain mais au sein de la
technique, et toute écriture acquiert une permanence virtuelle, et
chaque nouvelle écriture, bien que spontanée, se trouve prise
dans une toile de rapports qu'elle entretient avec toutes les écritures
qui l'ont précédées et qui devienne potentiellement
accessibles. Le numérique arrive au point où « on ne peut
pas ne pas laisser de trace. » (Merzeau,2009:69) En d'autres termes,
« les machines forment aussi un temps dans lequel se conserve ce que nous
y laissons de nous-même et qui surgit potentiellement intact,
après une période de latence indéterminée et
occulte. (...) Les réseaux n'accusent en effet pas seulement une
dissémination indéfinie des espaces réticulaires mais
également une superposition permanente des temps de la vie.
» (Mathias,2009:64, nous soulignons)
51 Nous pouvons cependant constater une
augmentation progressive du nombre de partages affichés en tête de
l'article, prouvant que le partage ne se fait pas dans
l'immédiaté de la publication. En mai 2014, soit sept mois
après sa mise en ligne, l'article continuait d'être partagé
sur Twitter.
Page 51 sur 99
Colin FAY
2.1.3. Trace, écriture, lecture
Ainsi la trace est-elle la marque qualitative territoriale, ce
qu'il reste des actions d'écriture passées, acquérant son
étendue d'omniprésence dans toute sa capacité :
l'écriture numérique ne souffre pas des assauts du temps comme
pouvait en souffrir un journal papier, un livre ou tout autre support
différemment éphémère Ñ encore plus
important pour les programmes télévisuels ou
radiophoniques52. Virtuel, le texte n'est plus dépendant de
son support. Encore plus, il « a une existence fugace, car la
mémoire de la page-écran peut être actualisée ou
modifiée en permanence, (É) il peut être
indéfiniment corrigeable. » (Souchier,1996:115) Le texte est
potentiellement toujours nouveau, en ce sens qu'il peut être
différent à chacun de ses actualisations. C'est d'autant plus le
cas de par le fait que l'architexte qui l'entoure est des plus
altérables, indépendamment de l'action d'un narrateur : parmi
d'autres changements, la construction des suggestions d'articles autour du
texte, mises en page automatiquement, rend le texte dans son ensemble est
toujours différent. Ainsi, on voit que chaque lecture est unique, de par
le support qui se peut être toujours différent, mais aussi par
l'architexte en constant mouvement.
La trace change également les dynamiques
d'écriture, en ce sens que la distance temporelle entre plusieurs textes
voit sa différenciation disparaître. Le support, de par les
affects du temps qu'il subit, entraine des différences temporelles, mais
aussi spatiales, qui peuvent être un frein à l'appel à
d'autres textes. Un quotidien papier faisant référence à
un article d'un de ses quotidiens distants de quelques années rend
difficile à ses lecteurs l'accès à ce texte qui servirait
de contexte53.
À l'inverse, sur internet, toute écriture
antérieure est potentiellement convocable dans l'écriture
présente, indépendamment de la distance temporelle et spatiale
qui sépare les deux textes. Le narrateur peut de lui même
convoquer des écrits qui pourraient être perçus comme
temporellement déconnectés. Il peut dans son écrit
rapprocher temporellement des écrits qui sont pourtant distanciés
de plusieurs années : expliquer un événement en renvoyant
à l'écrit sur un événement distancié, et ce
en rapprochant dans l'espace numérique les deux écritures qui
sont temporellement éloignées. Sans même y faire
référence directement et donc sans stratégie
particulière d'écriture, le rapprochement se fait par le
dispositif lui-même : encourageant à laisser des mots-clés
cliquables, le dispositif technique crée des liens entre divers
écrits qui peuvent être temporellement distanciés mais qui
deviennent proches. On constate sur PP le recours de tels
procédés : du rappel d'une actualité rappelée
« annoncé il y a quelques mois » avec un lien vers un article
de trois mois son prédécesseurs, aux délais plus longs
(couvrant quasiment toute la période d'existence de PP) « On n'a
jamais eu l'habitude d'entendre un tel morceau de G » posté le 7
octobre 2013, avec en première ligne un lien vers un article datant du 2
Mars 2010 (pour rappel le tout premier article de la plateforme date du 3
février 2010). On voit donc dans cette exemple comme la
temporalité est
52 Si l'on exclut, bien sûr, leur actuel archivage web.
53 Une pratique courante dans les journaux papiers,
faisant référence à un numéro
précédent. Cependant, les contraintes du support rendent
l'accès à des articles antérieurs complexe.
Page 52 sur 99
Colin FAY
reconfigurée par la trace : le mouvement de clic d'une
page à l'autre annihile des distances temporelles en les
réduisant au temps d'un même mouvement, que celui-ci couvre 3 mois
ou 3 ans, abolissant un quelconque ordre d'archivage. Ainsi la trace
reconfigure le rapport au récit de l'article : l'appel à des
informations cadrant l'explication peut se faire sans considérations
directes de temporalité entre les moments d'écriture, abolissant
un quelconque ordre d'archivage54. Le numérique bouleverse
« la presse, dont les produits sont jetables par destination »
(Sarino, 2007:12). En effet, bien que dans une dynamique de recherche de la
vitesse, les médias journalistiques numériques ne sont plus
périssables, jetables comme l'étaient les journaux papiers. Les
nouveaux médias journalistiques numériques vivent du paradoxe de
l'éphémérisation grandissante en même temps qu'une
éternisation du contenu ; l'information, le contenu s'oublie très
rapidement sous le flot continu de nouveauté, pourtant il ne fait que se
dérober et ne disparait pas : tout est toujours potentiellement
convocable.
En dehors de cet effet sur l'écriture du narrateur, la
trace a également un effet sur le lecteur. Par les dynamiques des
moteurs de recherche, tout écrit est potentiellement lisible et
convocable dans le récit du lecteur qui recherche. Un écrit
datant de plusieurs années peut réapparaitre à la lecture
parce qu'un utilisateur effectue une recherche spécifique. En même
temps cette lecture peut être source d'une nouvelle actualisation
territoriale, avec un lecteur pouvant laisser de nouveaux commentaires, voir le
partager sur son ou ses profil(s) sur les RSN : l'écrit temporellement
éloigné, presque oublié, redevient partie
l'intégrante de la dynamique de création territoriale, comme le
montre l'augmentation du nombre de lectures et de partage, même un an
après l'écriture d'un article, exemple cité dans la partie
directement précédente. C'est-à-dire que «
virtualisante, l'écriture désynchronise et délocalise.
Elle a fait surgir un dispositif de communication dans lequel les messages sont
bien souvent séparés dans le temps et dans l'espace de leur
source d'émission, et donc reçus hors contexte. »
(Lévy,2007:12)
Ainsi l'écrit est-il potentiellement toujours
là, toujours présent, toujours convocable du fait du dispositif
technique venu suspendre, laisser ouverte l'activité d'écriture :
les nouveaux écrits sont toujours inscrits dans l'histoire des anciens,
le lien est toujours susceptible d'être fait, le texte est toujours
potentiellement transformable par un narrateur, et toujours transformé
par les actes de lectures qui en font des actualisations nouvelles. En
même temps la lecture se retrouve à n'être circonscrite dans
aucune barrière temporelle, c'est-à-dire « continue à
«agir» et être lisible même si ce qu'on appelle (le
narrateur) de l'écrit ne répond plus de ce qu'il a écrit,
de ce qu'il semble avoir signé, qu'il soit provisoirement absent, qu'il
soit mort ou qu'en général il n'ait pas soutenu de son intention
ou attention absolument actuelle et présente, de la plénitude de
son vouloir-dire, cela même qui semble s'être écrit «en
son nom». » (Derrida, 1971) Ainsi, alors que « la communication
orale maintient son récepteur dans le temps et l'espace de
l'émetteur, avec l'écriture, en revanche, le récepteur
traite le message à son propre rythme. » (Bougnoux,2007:30) La
possibilité d'interaction du lecteur avec le texte, en écrivant
dans le texte, vient participer à ce texte toujours ouvert. En
54 Imaginez la différence de pratique qui
s'opère par rapport à une même démarche
hors-numérique : faire référence à une
édition d'un journal d'il y a quelques années demanderait au
lecteur qui souhaiterait lire cette édition soit un véritable
travail de recherche, dans ses cartons s'il les conserve, soit causerait tout
simplement l'abandon de la volonté de lecture de cette ancienne
édition.
Page 53 sur 99
Colin FAY
commentant, en partageant, mais d'abord en actualisant le
texte, créant un nouveau chiffre de lecture mais aussi un nouveau
architexte physique et textuelle Ñ nouvelle actualisation dans un
support d'une nouvelle actualisation d'éléments textuels
Ñ, la lecture devient fondamentalement un nouvel acte
d'écriture55.
La question de la trace pose différentes questions au
niveau des pratiques professionnelles. D'abord, en tant que trace, un
écrit n'est potentiellement jamais terminé, toujours modifiable,
toujours convocable. Ainsi, si par exemple une remarque sur un RSN vient
pointer du doigt une erreur dans un article, qui doit faire la modification
dans l'article ? Il faut pour le média être le plus rapide
possible dans la réponse, et donc si ce n'est pas le narrateur, quelle
valeur a l'action de modification ? La question de la mise à jour
continue se pose, cette mise à jour a un coût, en même temps
qu'elle crée un besoin de synchronisation urgente : un article
envoyé à l'impression ne peut plus être corrigé, une
erreur reste gravée dans le support éphémère.
À l'inverse, une erreur sur une page numérique, dans un texte
virtuel, est corrigible. Si elle est remarquée elle doit être
changée dans un délai des plus brefs. Cependant, comment
appréhender ce délai bref ; faut-il que le rédacteur en
chef s'en charge, au risque de manier le texte et de le détourner, ou
doit-il attendre de pouvoir être en contact avec le narrateur qui a
écrit ? En même temps, dans quelle mesure un pigiste doit-il
revenir sur son texte ? Une fois l'acte d'écriture terminé,
l'article virtualisé en backoffice, doit-il revenir sur son texte si une
erreur est remarquée ? Doit-il travailler au delà de ce à
quoi son acte premier le confinait ? Ainsi, en laissant un texte toujours
ouvert, le travail sur ce texte est lui aussi toujours ouvert : les
modifications peuvent toujours se faire, en même temps que ces
modifications sont du travail. Le travail sur un texte en devient non
terminé, toujours ouvert, susceptible de continuer à être
fait.
En même temps, il devient complexe pour le pure-player
de cibler son public : un texte peut-être actualisé à tout
moment, sur une multiplicité de supports, et dans une pluralité
de contextes, pour certains pas encore existant, et parfois pas encore
imaginés. Tout comme l'est l'architexte, les supports d'affichage sont
multiples (bien que dans des proportions moindre). Écrire, en tant que
narrateur, c'est devoir faire face à cette multiplicité
imprédictible de situations de lecture, c'est avoir à faire face
à une audience diffuse, qu'on ne peut pas cerner, qui est en constant
mouvement. Ainsi, la virtualisation du texte et son support numérique,
combinés à tous les phénomènes qu'ils transportent,
créent une incertitude fondamentale quant aux lectures, incertitude se
répercutant en amont du texte : un narrateur, dans un média,
écrit pour être lu par un public ; mais que faut-il écrire
quand le caractère de ce public s'estompe ?
55 « le support numérique apporte une
différence considérable par rapport aux hypertextes d'avant
l'informatique : la recherche dans les index, l'usage des instruments
d'orientation, le passage d'un noeud à l'autre s'y fait avec une grande
rapidité, de l'ordre de la seconde. Par ailleurs, la numérisation
permet d'associer sur le même médium et de mixer finement les
sons, les images animées et les textes. Selon cette première
approche, l'hypertexte numérique se définirait donc comme une
collection d'informations multimodales disposée en réseau
à navigation rapide et "intuitive". (...) Depuis l'hypertexte, toute
lecture est un acte d'écriture. » (Lévy,2007:15-16)
Page 54 sur 99
Colin FAY
2.2. Présence continue et interaction
2.2.1. La place des RSN
Bien que les premiers pionniers du net
réfléchissaient à un fonctionnement inspiré du
modèle du rhizome, d'une navigation dans laquelle « n'importe quel
point peut-être connecté à un autre » (Deleuze &
Guattari, 1980:13)56, le web tend à largement revenir vers un
modèle hiérarchique, dans lequel un type d'espaces est devenu le
centre névralgique de la galvanisation des mouvements de lecture. Ce
point névralgique, pour un pure-player, ce sont les RSN57.
L'écriture sur les RSN est devenue indispensable, faisant
majoritairement le lien entre le monde de l'écrit et le monde du
lecteur. Cette dynamique se constate sur PP : si nous prenons en exemple un
article, trente minutes après avoir été publié sur
le Facebook, va voir son nombre de lecture multiplié par 5
comparées aux vues qu'il avait eu en étant seulement sur le site
en 48h. En 24 heures après la publication sur les RSN, ce chiffre de
lectures se sera multiplié par 15, pour ensuite augmenter dans le rythme
qu'il avait pris au début, le retour au rythme initial s'exposant
à certaines variables techniques de la plateforme : atteindre le
classement article le plus lu peut par exemple faire varier le temps de retour
au rythme normal, ou un nouveau signe passeur renvoyant vers un article peut
faire augmenter à nouveau le nombre de lectures du second,
temporairement puisque relatif à la courbe du premier.
S'axant dans « l'actualité », dans la
rapidité de l'écrit en chassant un autre, l'effet longue traine
se transporte à la temporalité : il faut impulser un mouvement
initial de lecture fort, pour ensuite diluer le reste des lectures à
travers le temps. Ce mouvement initial, c'est le RSN, et l'interaction qui
l'accompagne, qui va l'impulser. D'autres procédés plus
traditionnels existent également, comme l'envoi d'une newsletter, qui
est à l'origine d'une tendance similaire ; sans se répéter
exactement dans ses proportions, l'interaction se dispense dans la même
dynamique : c'est en envoyant un écrit en push vers le lecteur qu'on
impulse l'explosion rapide du nombre de lectures. Cet envoi en push,
caractéristique des RSN, est l'écrit qui impulse ce pic : sur PP,
nous pouvons constater qu'indépendamment de la distance temporelle qui
existe entre la publication d'un article sur la plateforme et son push sur un
RSN, c'est toujours au moment du push que le pic de lectures par heure est
56 L'origine du terme du fonctionnement du web comme
hypertexte, attribuée à Vannervar Bush, puis plus tard Ted
Nelson, se résume dans le concept du rhizome. Lorsque Kevin Kelly, du
magazine Wired, rencontre Ted Nelson en 1984, celui-ci rapporte : « He
was certain that every document in the world should be a footnote to some other
document, and computers could make the links between them visible and
permanent. » voir
http://archive.wired.com/wired/archive/13.08/tech_pr.html
Dans cette conception, le web n'a pas de centre, pas de
hiérarchie.
57 Ce qu'écrivait Scoble R., auteur
américain, sur son blog en 2011 : « the new world is you just
open up Facebook and everything you care about will be streaming down the
screen. » Il note également dans cet article la tendance de
Facebook à amener les médias à l'usager, et non les
usagers aux médias.
N. Carlson rapporte en février 2014 sur
businessinsider.com une
conversation avec une de ses sources chez Facebook : « Two years ago,
no one really got their news from Facebook. Now, they do. Every publisher on
the planet from CNN to Buzzfeed to the New York Times is producing content they
hope readers will find and share through the Facebook News Feed. »
Également « Là où je devais aller
à la trace, c'est elle, désormais, qui vient à moi.
(É) Le monde vient à moi en temps réel, sur mon
écran (É). » (Debray,1991:217)
Page 55 sur 99
Colin FAY
atteint, quel que soit la distance entre l'écrit
plateforme et l'écrit RSN. Si l'on choisit un autre texte que celui de
l'exemple ci-dessus, article dont l'écrit sur le RSN s'est trouvé
placé 4 jours après l'écrit sur la plateforme, nous
pouvons constater que la tendance suit le même schéma ; un
schéma dont les chiffres ne se répètent pas
nécessairement de manière exact, mais où la forme de la
courbe est semblable, prouvant la place qu'ont pris les RSN en tant que points
névralgiques d'impulsion de lectures, que ces lectures soient visites
uniques et retours ou initiations d'un parcours de lecture au sein du
territoire.
Sur les RSN s'inscrivent les signes qui font le lien entre le
monde de l'écriture de l'article et le monde du lecteur. Ce sont d'abord
des lieux de virtualisation et de glissements, puisqu'ils ont pour objectif de
virtualiser par signe passeur le texte, inscrivant un désir d'en faire
actualiser sa lecture ; ce sont en même temps des lieux d'actions : sur
ces écrits agissent les lecteurs, d'abord en actualisant l'écrit
sur leur support mais aussi en écrivant, commentant et débatant.
La visibilité est dépendante des interactions qu'ont les lecteurs
avec l'écrit. Particulièrement sur Facebook, cas particulier
où la visibilité d'une écriture dépend d'un
algorithme jouant du nombre d'actions que cette écriture a
engendrées. Il en va de même sur Twitter, la visibilité
étant moins dépendante d'un algorithme, même si ce sont
toujours les actions autour de l'écrit qui assurent l'ampleur de la
lecture, et donc l'ampleur de la rencontre du monde du lecteur : l'inscription
de l'écriture sur les RSN dans sa propre écriture (par retweet,
par citation ou par post direct) est ce qui assure la visibilité
maximale, la publicisation de l'article.
Le nombre de lectures, la captation des parcours d'attention,
dépend du RSN, ou de manière plus large de l'envoi
d'écrits vers le lecteur, passif devant ses fils d'actualités
auto-rafraichis. Le RSN étant dépendant des interactions, la
captation d'attention passe ipso facto par l'interaction. Cette
dernière devient centrale dans l'économie de l'attention. En
effet, comme le soulignait Debray (1991:135) : « quand vous avez à
retenir l'attention de quelqu'un sur un problème donné, vous avez
trois façons de procéder : une mauvaise, qui est la mise en mots,
une meilleure, qui est la mise en scène, une excellente, qui est la mise
en interaction. » Au delà du simple nombre de lectures,
l'interaction retient d'une manière unique l'attention. L'interaction
avec la page est mouvement d'actualisation, geste actif de construction de
parcours en même temps que production de territoire. L'interaction sur
les RSN, plus loin que d'être un geste de déplacement, est une
actualisation d'un texte, une production d'écriture, de trace, un
balisage du territoire dont les frontières se déplacent en
même temps que le lecteur. En effet, toute interaction sur un RSN laisse
une trace d'usage qui s'affiche au reste du réseau, en ce sens que
« depuis l'hypertexte, toute lecture est un acte d'écriture. »
(Lévy,2007:15-16) Aimer une publication sur Facebook ou la commenter
Ñ en d'autres termes interagir Ñ, c'est laisser un écrit
à destination de ses contacts. Plus loin qu'une simple passivité
de lecture, le RSN se déploie dans une ontologie qui incite à une
interaction qui lance un mouvement de lecture mais aussi d'écriture,
mouvements qui tous deux étendent le territoire du média par une
construction active des lecteurs Ñ lecteurs qui rendent les
frontières du média fluctuantes de manière extrême,
tournant le territoire vers un diffus indiscernable.
Page 56 sur 99
Colin FAY
Ainsi donc le lecteur devient-il créateur de la
cartographie du territoire. Bien plus loin que de simplement le parcourir, il
en devient le co-constructeur de deux manières ; d'abords en en
virtualisant des points d'entrée, plaçant des lignes de
départ de parcours de lecture, mais aussi en écrivant au sein
même des pages-écrans.
La première situation se rencontre dans le partage d'un
écrit par le lecteur. Se manifestent des signes comme sur Facebook :
« a partagé la photo de PP », le plus simple « a
aimé la photo / le post de PP », ou sur Twitter par un retweet.
Cette écriture est également impulsée par les boutons de
partage comme ceux que l'on retrouve sur les articles de PP : « j'aime
» ou « tweet » ou « share », le premier donnant
naissance à un « X a aimé un article », avec un
résumé et une photo, le second donnant un titre, un lien et via
@PP, le dernier à un post sur Google +58. La seconde
situation est l'écriture directe dans le territoire. Celle-ci se
manifeste par les commentaires, que ceux-ci soient sur les RSN, d'autant plus
omniprésents que PP choisit d'intégrer au bas de ses commentaires
un module de commentaires proposant de passer par le profil Facebook du lecteur
pour commenter.
De cette écriture automatisée se réduit
la temporalité de la suggestion, du bouche-à-oreille, nouvelle
forme de reprise en main. Un seul clic sur un bouton laisse un écrit
virtuel proposé à la vue de ses contacts sous la forme d'un point
d'entrée dans un parcours de lecture. C'est une virtualisation
hyper-accélérée et entièrement automatisée
qui a lieu par l'interaction : d'un clic de quelques secondes le lecteur
redéfinit les balises du territoire, ciblant ses contacts en offrant une
possibilité de convergence vers le média. Les échelles de
suggestions se démultiplient : le numérique rend capable de
suggérer à un nombre de points du réseau et dans un temps
minime la convergence vers un territoire, dans des temporalités et des
points de résonance dépassant les échelles
matérielles autres. En même temps ce sont des échelles de
suggestions fragiles, soumises à des algorithmes définissant la
visibilité, en même temps que dépendantes à la fois
du média et de ses lecteurs : la diffusion d'un texte ne se cadre pas
dans le support, il est donc difficile de prévoir une réception
d'audience, sachant qu'elle fluctue en fonction des actions humaines. Un nombre
d'abonnés sur papier peut permettre de prévoir un nombre de
lecteurs approximatifs à qui sera diffusé le texte. Sur un RSN,
face à la quantité et à la complexité des
affichages, tant au niveau de l'interaction que du nombre existant de
narrateurs différents (i.e. les autres médias mais aussi les
autres lecteurs / narrateurs, les deux se mêlant sur le fil de
manière semblable), le nombre de lectures peut fluctuer de
manière complexe et imprévisible, indépendamment des
changements éventuels qui pourraient exister dans l'organisation
médiatique.
58 Ces boutons ont changé avec la mise
à jour, étant maintenant « Partager » « Tweeter
» et « Partager », respectivement pour Facebook, Twitter et
Google +.
Page 57 sur 99
Colin FAY
2.2.2. RSN et temporalité
Le bouleversement des temporalités s'est
également fait au sein des RSN eux-même, réglant leur
fonctionnement sur deux relations au temps différentes, entrainant un
rapport à la temporalité lié à la plateforme de RSN
elle-même. Une plateforme comme Facebook diffère d'une comme
Twitter : Facebook, plutôt que de choisir d'afficher l'ensemble des
publications et de laisser le lecteur faire le tri, utilise un algorithme
triant les publications, estimant que « à chaque visite de
Facebook, un utilisateur a potentiellement 1500 publications d'amis, de
personnes qu'il suit ou de pages. La plupart des gens n'ont pas assez de temps
pour tout voir. » (Facebook for Business, news, 6 aout 2013)
Facebook, sur son Newsroom, annonçait à
l'arrivée de sa dernière mise à jour : « les gens
veulent voir du contenu plus pertinent, et ce que leur amis proches ont
à dire. (É) Nos analyses prouvent qu'en général,
les gens préfèrent des liens vers des articles de haute
qualité (É) plutôt que les derniers memes. »
(notre traduction, nous soulignons)59 Ainsi, Facebook prône la
production d'écrits de qualité, plutôt que de la
quantité, engageant les narrateurs à publier sur leur page avec
parcimonie. Dans un article sur Facebook for business, daté du 23 aout
2013, Varun Kacholia, ingénieur chez Facebook, présente
l'arrivée du nouvel algorithme. « Nous voulons être
sûrs qu'un contenu de haute qualité est produit ».
L'ingénieur ne développe pas l'entièreté de la
complexité du nouvel algorithme, basé sur une centaine de
facteurs, mais engage les managers de page à « produire du contenu
de haute qualité, optimisé pour l'interaction. »
(notre traduction, nous soulignons)
L'algorithme gérant l'affichage du News Feed
assigne des valeurs à un écrit, permettant de contrôler la
probabilité qu'il a de se trouver dans le fil d'actualité d'un
lecteur. Il existe plus d'une centaine de critères pilotant le News
Feed. Facebook reste vague sur le fonctionnement précis de cet
algorithme mais l'on estime qu'il fonctionne selon des critères se
classant dans trois grands familles :
- L'affinité, qui est le paramètre prenant la
régularité de l'interaction d'un utilisateur avec un autre «
point60 » du réseau. Cette affinité est
calculée par la quantité et la régularité de
commentaires, de « j'aime », de messages, de partages. Elle prend
aussi en considération les liens entre utilisateurs et entre pages.
- Le poids, qui est un système de comparaison mis au
point par Facebook afin de contrôler la valeur de chaque publication sur
le réseau social. Par exemple, un commentaire a plus de valeur qu'un
« j'aime ». De manière générale, on
considère qu'une publication qui prend plus de temps à produire a
plus de poids qu'une publication qui en prend moins.
- La temporalité, qui est la pertinence temporelle
d'une publication. Plus un écrit est temporellement pertinent, plus sa
valeur est bonne.61
En analysant l'impact de ces trois critères sur la
valeur d'une publication, nous pouvons voir comme le système impacte la
temporalité des écrits sur le
59
https://newsroom.fb.com/news/2013/12/news-feed-fyi-helping-you-find-more-news-to-talk-about/
60 Sachant que le « point » en question dans notre
étude est la page Facebook du média, nous utiliserons
désormais « page » pour renvoyer à ce point.
61 Les trois critères développés ici sont
une traduction partielle de
www.whatisedgerank.com
Page 58 sur 99
Colin FAY
réseau social. L'affinité engage à
l'interaction, mais une interaction sur le long terme, non sur une
concentration d'interactions. Il est important pour le média de garder
une forme d'attention continuelle, afin de garder cette interaction constante
à travers le temps, plutôt que de susciter un pic. Pour que la
visibilité augmente, il faut que l'interaction soit
régulière. Elle peut être moyenne mais constante pour
garder un bon score, mais l'alternance entre périodes d'interaction
forte d'un lecteur et périodes de creux fait peser la balance en la
défaveur de la page. De plus, cette interaction doit se faire non pas
simplement entre la page et son lecteur, mais entre la page et d'autres pages
dites « de confiance ». Le poids, quant à lui, fait
privilégier la production d'écrit qui « prennent du temps
à être écrit ». En d'autres termes, il faut que le
narrateur, sur le RSN, prennent le temps de rédiger sa publication, d'y
ajouter du texte et un photo. Enfin, la pertinence temporelle entraine un
besoin de recherche de qualité, d'informations ayant une certaine
durée de vie plutôt qu'une immédiateté
véritable. Facebook porte de l'importance à ce qui dure, ce qui
semble avoir du poids pour le lecteur, plutôt que ce qui est
temporellement « frais », potentiellement
envahissant.62
Un RSN comme Twitter, à l'inverse, n'opère pas
de tri dans la chronologie. Le fil d'actualité affiche l'ensemble des
publications des profils qu'un utilisateur suit. Il n'y a pas de tri
basé sur une quelconque qualité. La plateforme affiche tout,
qu'importe la qualité et la quantité. Là où
Facebook fait le choix, dans une situation où un utilisateur peut avoir
1500 publications différentes à sa connexion, de faire le tri
pour l'utilisateur, Twitter choisit de tout afficher, classant simplement le
fil d'actualité chronologiquement. Ainsi, une pratique de «
raconter en direct » est impossible sur Facebook, le plus
stratégique restant d'attendre la structuration complète du
récit pour ensuite le poster en une seul fois. La pratique du «
live-tweet », consistant à raconter un événement sur
Twitter « en direct », est impossible sur Facebook ; ce dernier n'est
pas le vecteur d'une forme de direct, mais au contraire peut être le
support de signes passeurs renvoyant vers d'autre lieux de « direct
»63. À l'inverse, Twitter en est le support parfait --
d'autant plus par le caractère éphémère que
revêt un RSN comme Twitter : ne classant pas les publications, la survie
d'un post dans le fil d'actualité est faible, se trouvant rapidement
chassé par d'autres publications, et l'augmentation du nombre de
publications augmente la probabilité d'interactions.
Ces contraintes liées aux RSN peuvent également
jouer sur les contenus produits. En effet, Twitter laisse libre court à
une publication en grand nombre, alors que Facebook quant à lui incite
les narrateurs à tempérer leurs publications. Une pratique
adoptée par PP. Si nous prenons les 20 dernières publications du
pure-player sur les deux RSN (ici le 29 mai 2014, à 17.30), les 20
derniers posts qui s'affichent sur Facebook sont des publications qui renvoient
exclusivement vers la plateforme. Tous les signes passeurs sont des signes
passeurs vers le site du
62 N. Carlson, février 2014 sur
businessinsider.com : «
Facebook believes random stuff in the News Feed sucks. / Facebook has
decided it is better to show old "important" news instead of the latest update.
For example, news that a friend had a baby, even if the news was posted two
days ago, will get priority over any brand's update if you haven't seen it yet.
»
63 Pour une analyse de corpus sur ces points, se
référer à l'analyse faite du récit d'un
événement sur PP en 3.1.3, révélant que lors d'un
événement, PP poste 25 tweets durant les trois jours du festival,
et deux après le festival, 12 publications sur Instagram -- face
à un seul post sur Facebook, fait après le festival, et
légendé « on fait le bilan ».
Page 59 sur 99
Colin FAY
média. À l'inverse, si l'on regarde la
même quantité de publication sur Twitter, la tendance est
différente : nous pouvons relever 9 publications renvoyant à la
plateforme, 4 retweets et 7 liens vers d'autres territoires. Ainsi nous pouvons
constater que la nature même du support, ici le RSN, influe la production
de contenu, mais aussi le rapport à la présence : dans le cas de
Facebook, la présence continue passe par la production d'écrit de
qualité, qui pourront survivre à l'algorithme, durer dans le
temps. À l'inverse, un support comme Twitter engage à publier en
quantité, la survie au flot d'informations et de publications passant
par une présence continuelle, qui n'est pas nécessairement
qualitative et qui peut renvoyer à d'autres territoires que celui du
média. Sur une plus longue tranche de tweets, si nous choisissons 100
tweets, en prenant pour point de départ la dernière publication
du mois de mai et en avançant de manière antichronologique, nous
constatons qu'il faut remonter jusqu'au 12 mai pour atteindre les 100
publications, soit 20 jours, une moyenne donc de 5 publications par jour. Pour
Twitter, il faut remonter jusqu'au 19 mai, soit 13 jours plus tôt, soit
presque 8 publications par jour. Nous pouvons donc constater que les
publications sur Facebook sont moins nombreuses, en moyenne 3 par jours en
moins, ce qui représente, sur un mois, presque une centaine de
publications en moins.
Ainsi, malgré une contrainte matérielle
quasi-inexistante sur la plateforme en elle-même (c'est-à-dire un
temps de publication quasi-nul), on voit qu'un RSN comme Facebook peut
structurer la forme que prennent les publications : un narrateur ne peut pas
être constamment en train de publier sur Facebook, où sa
visibilité chutera Ñ il ne faut pas viser une quantité, au
risque de faire chuter le ratio publication / interaction Ñ, à
l'inverse de multiples publications sur Twitter peuvent assurer une
visibilité grandissante, ne possédant pas d'algorithme
gérant le ratio publication / interaction, la visibilité n'en est
pas affaiblie par le dispositif si un grand nombre de posts apparaissent sur
Twitter64. On voit donc que la présence continue prend deux
formes différentes en fonction du RSN choisi : la présence
continue qualitative, sur des plateformes comme Facebook, face à une
présence continue quantitative, sur une plateforme comme Twitter.
64 Bien entendu, sur Twitter, la survie d'un post
dépend de l'interaction que les lecteurs ont avec lui. Cependant, ce que
nous voulons pointer du doigt ici est que Twitter ne possède pas
d'algorithme pouvant être impacter par les choix temporels du
médias.
Page 60 sur 99
Colin FAY
2.2.3. Tension des RSN
Nous avons vu que les RSN sont un passage devenu indispensable
pour les pure-players afin de lancer la dynamique de lecture. Cependant, cette
écriture n'est pas anodine, en effet, elle fait se poser divers points
de tension dans les pratiques professionnelles.
D'abord, cette écriture est une activité
à part entière, fondamentalement chronophage, que la
présence continue soit qualitative ou quantitative : qualitative, elle
nécessite de prendre le temps d'écrire une publication de
qualité, de mettre une image pertinente, ainsi que les signes passeurs
nécessaires ; quantitative, elle nécessite le temps de trouver de
l'information, du lien à faire, des publications à retweeter,
etc. C'est une activité qui prend du temps, et si elle n'est pas
gérée par un actant non-écrivant, grignote sur le temps
d'activité des actants écrivants. Qualitative, elle
nécessite également de prendre en compte l'activité des
pigistes : sur PP, ce ne sont pas les pigistes qui écrivent sur les RSN
à propos de leurs articles. Il faut donc pour la personne
écrivante sur les RSN avoir bien intégré le contenu de
l'article, au delà d'une simple lecture, afin de pouvoir poster un
contenu à-propos, mais aussi afin de pouvoir répondre
correctement aux futures éventuelles interactions.
La présence continue, dans son pan qualitatif, engage
à une distillation des publication, c'est-à-dire à des
publications qui ne se regroupent pas temporellement sur un seul point : la
solution ce type de présence est la planification de post (ce que fait
PP, qui planifie des publications le weekend, alors que les équipes
écrivantes ne sont pas sur leur lieu de travail), en même temps
que la présence des lecteurs, qui n'est plus passive mais active (ils
peuvent directement répondre, commenter, partager), est continue.
À tout moment il existe une probabilité de manifestation de ces
écrits des lecteurs. Cependant, cette réactivité
permanente, qui devient nécessaire aux vues du fonctionnement de la
visibilité sur Facebook, en vient à contredire les
temporalités professionnelles : l'actant s'occupant de l'activité
sur les RSN ne peut pas être présent continuellement, tout comme
les différents narrateurs qui ne sont pas à surveiller en
permanence ce qui se dit sur leurs écrits. Ainsi, ce passage d'une
communication One-to-Many à Many-to-many (les lecteurs
peuvent interagir entre eux sur les RSN sans même l'intervention du
média) fait entrer en tension les pratiques professionnelles : les
actants du média font face à un risque s'ils laissent la
communication se faire en dehors de leur vue, mais en même temps leurs
temporalités professionnelles ne concordent pas avec une présence
continue. Cette présence continue qualitative est créatrice d'une
tension professionnelle : l'injonction à la réactivité, et
donc à la rapidité, ne se coordonne pas avec les
temporalités professionnelles Ñ un actant écrivant
professionnel ne peut être continuellement à surveiller les
interactions sur les publications de ses profils RSN.
Enfin, cette inclinaison à l'interaction peut pointer
du doigt un élément d'une publication sujette à
polémique, et être créatrice de débats autrement non
présent. Sans les RSN, nombre de point passeraient inaperçus, la
réaction des lecteurs étant traditionnellement au « courrier
des lecteurs », plus concis mais aussi régulé par le
média. Ainsi, le média peut se voir déposséder de
son article, une fois le débat lancé sur le RSN. D'autant plus
que face à l'information overload, la tendance n'est pas
à la vérification poussée : comme nous l'avons vu
précédemment lorsque nous avons abordé le point des
médias en ligne satiriques,
Page 61 sur 99
Colin FAY
la vérification ne fait pas partie des priorités
des lecteurs, qui peuvent s'engouffrer dans des commentaires sur des articles
sans en avoir vérifié le contenu, ni même le contenant.
Nous avons cité plus haut L'indépendant : « apparemment peu
de personnes, y compris quelques journalistes, ne lisent (la section À
propos) et se jettent donc directement sur ces informations reprises comme
argent comptant. » En novembre 2012, HubSpot, agence de marketing
australienne, a mené une étude sur un peu moins de 3 millions de
tweets contenant des liens. Les résultats montrent que plus de 16 % de
ces posts analysés reçoivent plus de retweets que de clics,
prouvant donc que ces 16 % d'usager ayant reposté ce contenu n'ont pas
lu le contenu en lui-même. Plus de 14,5 % des posts ayant
été retweetés avaient d'ailleurs zéro
clic65.
Slate.com a également mené
une enquête en 2013 sur les comportements de lecture de ses
articles66. L'étude montre qu'environ 50 % des lecteurs ne
lisent pas l'article jusqu'au bas de la page. 5 % ne descendent d'ailleurs
jamais, ils ne « scrollent » pas. Seulement 25 % dépassent la
lecture de plus de 80 % de l'article67. L'étude montre
également qu'il n'existe pas de corrélation entre la lecture (ici
calculée par le « scrolling ») et le nombre de partage de
l'article : « sur internet, les articles qui ont le plus de tweets ne sont
pas nécessairement ceux qui sont les plus lus. »68
(notre traduction) En d'autres termes, l'article est partagé
(potentiellement avec un commentaire de la part du lecteur qui partage), sans
même une lecture complète. Ce que déplore (avec humour), le
journaliste à propos de cette pratique, au commencement de son article :
« Attendez, que faites-vous ? É Vous êtes déjà
en train de tweeter cet article ? Mais vous n'avez-même pas fini de le
lire ! Et si dans la suite de mon papier j'écrivais quelque chose
d'affreux ? » (notre traduction)
65
http://blog.hubspot.com/blog/tabid/6307/bid/33815/New-Data-Indicates-Twitter-Users-Don-t-Always-Click-the-Links-They-Retweet-INFOGRAPHIC.aspx
66 h t t p : / / w w w . s l a t e . c o m / a r t
i c l e s / t e c h n o l o g y / t e c h n o l o g y / 2 0 1 3 / 0 6 /
how_people_read_online_why_you_won_t_finish_this_article.single.html
67 « Few people are making it to the end, and a
surprisingly large number aren't giving articles any chance at all.
»
68 Également : « When people land
on a story, they very rarely make it all the way down the page. A lot of people
don't even make it halfway. Even more dispiriting is the relationship between
scrolling and sharing. Data suggest that lots of people are tweeting out links
to articles they haven't fully read. »
Page 62 sur 99
Colin FAY
2.3. Présence continue et mort de l'auteur
« Les prétendus paradoxes de l'auteur, dont le
lecteur se choque, ne sont souvent pas du tout dans le livre, mais dans la
tête du lecteur. » Nietzsche, Humain, trop humain
2.3.1. La « mort de l'auteur »
Ainsi apparait « la mort de l'auteur69 »
: les écrits, en bout de courses n'appartiennent plus à celui qui
les a écrit, leur pérennité est entre les mains de ceux
qui les lisent Ñ et plus loin de ceux qui les partagent, qui les
commentent, qui les complètent. En effet, « ce qui est
communiqué, en dernière instance, c'est, par-delà le sens
d'une oeuvre, le monde qu'elle projette et qui en constitue l'horizon. En ce
sens, l'auditeur ou le lecteur le reçoivent selon leur propre
capacité d'accueil qui, elle aussi, se définit par une situation
à la fois limitée et ouverte sur un horizon du monde. »
(Ricoeur, 1983 : 146)
De ce fait, chaque écrit, résonnant sur le
réseau, est un nouveau point d'entrée du lecteur dans le
territoire, potentiellement risqué pour le narrateur et pour
l'organisation pour laquelle il écrit, ces points d'entrées
s'étant virtualisés. C'est au travers de la communication de son
écrit que le narrateur en testera la légitimité. Ainsi la
légitimité et la fiabilité des écrits sont
validées Ñ ou invalidées Ñ par celui qui lit : le
texte du narrateur n'existe que s'il est repris par la lecture, et de ce fait
dans un contexte de réception défini. Une légitimation,
une validation que le lecteur ne pourra faire qu'avec sa propre lecture des
écrits qui est, de par le principe même d'incertitude que
sous-tend la communication, fondamentalement imprévisible en amont de
l'écriture. En d'autres termes, bien que le narrateur construise son
écrit selon une vision qui lui est propre, dans un contexte qui est le
sien, dans un but qu'il soutient, selon une préfiguration et une
configuration qui lui appartiennent, la survie de l'écrit ne peut se
faire que par le lecteur, qui aura une lecture du récit et de l'intrigue
qui ne pourra pas correspondre parfaitement à la vision du narrateur. Le
lecteur possède une lecture des traces qui lui est propre, qui
échappe au narrateur. C'est-à-dire, pour reprendre la
célèbre formule de Barthes dans son article La mort de
l'auteur : « la naissance du lecteur doit se payer de la mort de
l'auteur ».
Cette mort de l'auteur est inséparable de
l'écriture, en particulier lorsque sa finalité est le
récit. Comme l'écrit Barthes (1968) : « dès qu'un
fait est raconté, à des fins intransitives, et non plus pour agir
directement sur le réel, (É) ce décrochage se produit, la
voix perd son origine, l'auteur entre dans sa propre mort, l'écriture
commence. »70 C'est le propre ontologique de l'écriture
de faire disparaitre celui qui écrit, mais aussi de ne pas envisager
clairement celui qui lit.
69 Nous avons conservé le mot « auteur » en
tant que citation de la formule de Barthes. Nous entendons bien sûr ici
« narrateur »
70 Également : « L'écriture est
la destruction de toute voix, de toute origine. L'écriture, c'est ce
neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc
où vient se perdre toute identité, à commencer par
celle-là même du corps qui écrit. » (Barthes,1968)
Page 63 sur 99
Colin FAY
Comme l'écrit Derrida (1971) : « un signe
écrit s'avance en l'absence de destinataire. » L'écriture se
crée sans présence de destinataire, de manière
démultipliée lorsque cette écriture est faite sur le
territoire d'un média journalistique. Déjà dans un
média traditionnel, l'horizon de réception est vaste : regroupant
les abonnés, et les lecteurs potentiels qui reçoivent
l'écrit, le programme. Pourtant, comme nous l'avons vu, la
réception de ces contenus se limitent aux capacités physiques des
supports : nous l'avons développé plus haut, le nombre
d'impressions, de postes récepteurs, combinés au taux de reprise
en main, cadrent un nombre de réceptions physiquement possibles d'un
contenu, arrêtant la mort de l'auteur Ñ et les horizons d'attente
Ñ à des bornes relativement chiffrables, tant spatialement que
temporellement. Cependant, les pure-players, ont une audience diffuse,
quantitativement indiscernable sur le plan spatial et temporel : même si
l'on peut se donner un ordre d'idée via une moyenne de lectures des
articles, les chances de variations sont fortes. Sur PP, les 100 articles les
moins lus le sont en moyenne 200 fois, alors que les 100 les plus lus le sont
plus de 16 400 fois : nous constatons donc un ordre de variation de 1 à
82.
Les horizons de réception sont vastes avec le
numérique, les frontières des lectures ont disparu, laissant le
texte dans un virtuel toujours actualisable. L'écrit sous-tend l'absent
Ñ l'absence du destinataire lors de l'écriture, car « au
moment où j'écris, le destinataire peut-être absent de mon
champs de perception présente » (Derrida,1971)71 ; et
l'absence du narrateur et du contexte d'origine lors de la lecture, cette
« possibilité de fonctionnement coupé, en un certain point,
de son vouloir-dire "originel" et de son appartenance à un contexte
saturable et contraignant. Tout signe (...) peut rompre avec tout contexte
donné, engendrer à l'infini des nouveaux contextes, de
façon absolument non saturable. » (ibid) Ainsi, la « mort de
l'auteur » Ñ la disparition du narrateur Ñ n'est pas le
propre du numérique, mais bien de l'écriture de manière
globale. Pourtant, quand l'écriture devient numérique, il y a un
changement dans les pratiques, en particulier dans le domaine de la lecture :
l'écrit se manifestant, « en milieu numérique, (...) en
deçà de tout cadrage méta-communicationnel. (...) (Les
traces) sont ouvertes à d'infinies "refabrication" en fonction des
stratégies et des besoins. » (Merzeau,2009:2) Avec la disparition
des contraintes du support, la foule réceptrice est indiscernable, les
contextes d'actualisations potentiellement infinis, et l'horizon de
réception en devient virtuel, non saturable lors de
l'écriture72.
71 C'est le cas des médias : les lecteurs ne
sont pas présents lors du processus d'écriture du contenu.
72 « Un signe écrit, c'est une marque qui reste,
qui ne s'épuise pas dans le présent de son inscription et qui
peut donner lieu à une itération en l'absence et au delà
de la présence du sujet empiriquement déterminé qui l'a,
dans un contexte donné, émise ou produite. (...) Du même
coup, un signe écrit comporte une force de rupture avec son contexte,
c'est-à-dire avec l'ensemble des présences qui organisent le
moment de son inscription. » (Derrida,1971)
Page 64 sur 99
Colin FAY
2.3.2. RSN et horizons d'attente
De fait, la contextualisation, faite à chaque
actualisation d'un écrit, est diffuse, insaisissable, ponctuelle et
foncièrement hétérogène. Pourtant, il est
indiscutable que « lorsque l'on échange de l'information par la
voie du récit, on se place dans un cadre, dans un système
codé. (Et...) le raconteur tente de générer des `horizons
d'attente' de celui auquel il s'adresse. » (Marion,1997:64) Nous venons de
voir comme, bien que le narrateur tente de créer des horizons d'attente
chez les lecteurs, l'entièreté de la contextualisation n'est pas
de son fait : en dernier lieux, elle est du lecteur, qui interagit de
manière pertinente en fonction de ses horizons d'attente sur un texte.
Ces horizons d'attente, qui ont une action inférentielle sur la lecture,
cadrent l'expérience du lecteur face au texte.
Comme le développe Lits (2008), le lecteur
possède des fragments de mémoire collective et individuelle, et
« indépendamment de ce que peuvent être les `intentions' de
l'auteur au moment de sa production, un texte est reçu par le lecteur
dans certaines conditions, liées à l'histoire individuelle de
celui qui découvre le texte et aux pratiques sociales dans lesquelles il
s'inscrit. » (119) Ainsi, il existe, chez le lecteur comme chez le
narrateur, une « matrice de règles » (Ricoeur, 1982:132), une
forme de normativité plus ou moins partagée qui permet la
compréhension du monde du texte dans le monde du lecteur. Le
récit « ne peut recevoir son sens que du monde qui en use. (Et...)
tout récit est tributaire d'une `situation de récit', ensemble de
protocoles selon lesquels le récit est consommé. »
(Barthes,1966:22) Chacune de ses situations engendrant des
caractéristiques qui lui sont propres, les situations de récit
sont des conditions singulières de réception, liées au
cadre de lecture, au support, à la temporalité de la
réception. Ce sont d'ailleurs également des conditions de non
réception, et nous allons voir ici comment les RSN peuvent être
vecteurs de visibilité ou d'invisibilité, tout comme outils
d'influence sur le cadre de lecture.
Nous avons déjà développé
l'importance des RSN et le fonctionnement de leur algorithme, en particulier
celui de Facebook, supposé être un algorithme d'aide au choix, de
proposition pertinente de visibilité, calculé en fonction de nos
actions sur le site : de nos clics, nos "j'aime", etc. Récemment, Mat
Honan, journaliste de Wired, a tenté l'expérience d'aimer tout ce
qui apparaissait dans son fil d'actualité pendant 48h73 :
« je voulais savoir comment mon expérience de Facebook allait
changer si je me mettais à récompenser systématiquement
les robots qui prenaient les décisions pour moi. » (notre
traduction) Le résultat de son expérience montre le cadre
d'expérience créé par l'algorithme : alors qu'il aime une
publication politiquement orientée d'un de ses amis, au fur et à
mesure son fil d'actualité se déplace vers des nouvelles
orientées à droite, puis ensuite à gauche. Même
chose pour des articles « people » ou « buzz ». Le
journaliste constate, en conclusion de cet article : « nous programmons
nos bulles politiques et sociales, et elles s'auto-renforcent. » (notre
traduction) À la fin du premier jour, son fil d'actualité
n'était composé uniquement que d'articles provenant de Upworthy
et du Huffington Post.
73
http://www.wired.com/2014/08/i-liked-everything-i-saw-on-facebook-for-two-days-heres-what-it-did-to-me/
Colin FAY
Ce cadre d'expérience, ces horizons d'attente
cadrés par l'algorithme sont conditionnés comme des « bulles
de filtres ». Ce concept, développé en 2011 par Eli Pariser,
renvoie à l'édition algorithmique de ce qui est visible ou non
sur le net, par un utilisateur, édition opérée notamment
par Facebook, mais aussi les moteurs de recherche comme Google. Dans une
conférence TED, Pariser développe « si je cherche quelque
chose et que vous cherchez quelque chose, même maintenant, exactement au
même moment, nous n'aurons pas les mêmes résultats. »
Ayant fait l'expérience d'une recherche sur l'Egypte auprès de
deux de ses amis, il constate que « si vous lisez les liens, (la
différence) est tout à fait remarquable. (L'un) n'a rien obtenu
du tout concernant les manifestations en Egypte sur sa première page de
résultats donnés par Google. Les résultats (de l'autre) en
étaient plein. Et cela faisait les gros titres à l'époque.
» Les dynamiques de personnalisation proposées par un grand nombre
de sites web sont créateurs de ce qu'il appelle une bulle de filtres,
qui est « votre univers d'information propre, personnel, unique dans
lequel vous vivez en ligne. »74
Ainsi, comme le développe Graells-Garrido et al.
(2013:1, notre traduction), « les usagers tendent à se connecter et
à interagir avec des personnes aux croyances similaires, un
phénomène appelé homophily. Un
phénomène qui augmente sur des réseaux qui
suggèrent du contenu en fonction de ce que l'utilisateur sait
déjà, sur leurs connections actuelles et sur ce que des usagers
qui leur ressemblent ont fait et aimé auparavant. » Il est ainsi
complexe d'entrer en interaction avec des voix dissonantes, de créer des
contextes de lectures qui diffèrent de ce qu'un lecteur a l'habitude de
lire, de voir, d'entendre. Les horizons d'attente se ferment, se concentrent
sur une forme précise, laissant difficilement apparaître les
points de vue qui lui sont extérieurs. Un peu plus, il devient complexe
pour un média de s'insérer dans le fil d'actualité d'un
lecteur : comme nous l'avons vu plus tôt, l'interaction avec une page lui
fait s'imposer plus sur ce fil d'actualité. Même sans
volonté de rendre ces pages présentes, le lecteur, en
interagissant, les impose dans son propre fil : l'expérience du
journaliste de Wired révèle que poussé à
l'extrême, le travail du robot finit par ne délivrer que deux
sources d'information. Ainsi, comment venir sur de nouveaux fils
d'actualités, quand ceux-ci sont déjà dirigés par
homophily ?
Page 65 sur 99
74
http://www.thefilterbubble.com/ted-talk
(notre traduction)
Page 66 sur 99
Colin FAY
2.3.3. La tension du répondant
Cette « mort de l'auteur » fait courir des tensions
dans les pratiques face à une temporalité de flux et de
présence continue : la réappropriation des écrits par les
lecteurs, leurs réactions, leurs territorialisations des écrits
est continuelle, et la planification (entrainant la non-présence des
actants lors de cette publication) renforce les risques de réponses ou
de réappropriations négatives des écrits par les lecteurs
sur les RSN, des risques auxquelles les temporalités professionnelles
permettent difficilement de faire face.
Comme le souligne Lits (2008:88), « un
énoncé (É) ne prend cependant tout son sens qu'au moment
de sa réception par celui qui le découvre. » En effet, le
texte ne complète son parcours qu'une fois qu'il est approprié
par la lecture. C'est un « processus inachevé, il reste une pure
virtualité tant qu'il n'est pas pris en charge par la lecture, dans un
mouvement coopératif. » (ibid:92) Ainsi, le texte n'est complet
qu'une fois qu'il est lu, qu'une fois que l'interaction entre le monde du texte
et le monde du lecteur se fait. Cependant, les pure-players ont ces
particularités (que nous avons déjà vu) d'une
temporalité en flux et d'un rôle central accordé aux RSN.
Ainsi la lecture entre dans le monde du lecteur à tout moment, et se
fait dans un cadre d'appel à réponse, d'appel à
l'interaction porté par le RSN, et est d'ailleurs recherché (nous
avons déjà antérieurement développé la
recherche de l'interaction portée par le RSN). Ainsi donc le texte
est-il mis sur le territoire, et doit faire face à une
probabilité de réponse, d'interactions qu'il est complexe de
contenir. D'autant plus que les lecteurs ont cette possibilité de
l'anonymat, c'est-à-dire d'être derrière une
identité numérique qui les cache75.
Ces caractéristiques relèvent de deux tensions
pour l'organisation, liées l'une à l'autre : faire face à
ce que l'on appelle le « troll », mais aussi la
vulnérabilité accrue au « bad buzz ».
La première tendance, le troll, se définie comme
les « internautes qui se comportent de manière déceptive,
destructive ou disruptive dans le cadre social d'Internet sans raisons
intéressées apparentes. »76 Ces pratiques sont
une tendance qui se répand sur le net de laisser des commentaires
négatifs, pour le simple plaisir, de la part de lecteurs d'un
média. L'une des raisons de cette propagation des commentaires
négatifs pourraient être lié à la plus grande
facilité de la propagation des sentiments de colère que de la
joie sur le web, comme le soutient l'étude menée par Fan &
al. (2013). D'après leur étude de Weibo, un RSN semblable
à Twitter au Japon, « les différents sentiments ont des
corrélations différentes, et la colère possède une
corrélation plus forte que tous les autres sentiments. Ce qui
suggère que la colère peut se diffuser plus rapidement et
largement à travers le réseau à cause de sa forte
influence sur son entourage (...). Les informations contenant des messages de
colère peuvent donc se propager très rapidement. »
(ibid:8-9, notre traduction)
75 Comme le soulignent Paquerot et al (2011:287),
l'activité sur internet se fait « dans un contexte dans lequel
n'importe qui peut dire ou écrire n'importe quoi sur tout le monde, sans
avoir à apporter ni nécessairement d'élément de
preuve ou d'argument objectif sur l'objet de ses commentaires, ni
même son identité. » (nous soulignons)
76Buckels E. & al., Troll just want to
have fun, 2014, repris sur Slate.fr le 14.02.14.
Page 67 sur 99
Colin FAY
Cette force du répondant se rencontre également
dans la problématique du bad buzz. Comme l'écrivent
Gaultier-Gaillard et al. (2011:273) : « la réputation se construit
sur de nombreuses années et peut, parfois, être anéantie en
un court larps de temps. » La transformation de la réputation vers
l'e-réputation, médium principal des pure-players, fait se
transformer les dangers de cette dernière : l'interaction en est son
vecteur, et de ce fait, dans une temporalité en flux, « la
rapidité avec laquelle se répand l'information sur la toile
oblige les entreprises à réagir très vite en cas de rumeur
ou de désinformation. » (Poncier,2009:88)
La rapidité de cette réaction, nécessaire
lorsque un commentaire apparait ou qu'un erreur est pointée, entre en
tension avec différents points des pratiques professionnels du
pure-player. D'abord, dans un pure-player où la synchronisation se
déroule par mail, il n'est pas évident de toujours se renseigner
pour les corrections. Par exemple, si un pigiste propose un article et qu'une
erreur est pointée, la réactivité du mail peut
créer un délai, une désynchronisation de la
réponse, d'autant plus si le pigiste en question est employé pour
plusieurs médias : il peut être occupé lorsque l'on essaie
de le joindre, ou s'il voit le message peut être coupé dans son
activité pour un autre média. De plus, la dislocation temporelle
entre le temps d'écriture et de lecture est créateur d'une
probable difficulté de répondre au questionnement mise en avant :
comment répondre à un commentaire lorsque personne n'est au
bureau ? Comme trouver la réponse à une question lorsque le
commentaire se fait sur un papier qui a été écrit
longtemps auparavant ? Les sources doivent être retrouvées,
parfois plusieurs mois après leur consultation.
Nous voyons donc que ce statut de particulier de l'article en
ligne : diffus, produit en flux, sujet à être répondu mais
surtout toujours modifiable, rend la tension du répondant des lecteurs
plus importante Ñ à l'inverse d'un média traditionnel,
où une fois l'article écrit et déposé sur son
support, le retour n'est plus faisable, l'écrit virtuel reste toujours
modifiable, ouvert, et surtout l'inscription de sa nécessaire
modification peut apparaître à tout moment, et dans des
temporalités très longues. De plus, ces écrits
interagissant avec l'article, passant par les RSN ou directement au bas d'un
article, rendent les réactions plus visibles, plus enclins à se
propager et à se diffuser, là où la réaction d'un
lecteur à l'article d'un média traditionnel ne pouvait aussi
simplement sur le réseau. Un danger encore plus important là
où les opinions négatives Ñ de colère Ñ sont
plus sujettes à se propager77.
77 Il est difficile pour nous d'exemplifier cette
propagation de la colère avec notre corpus : comme nous le
développions dans la présentation du corpus, PP travaille dans un
domaine culturel, et donc peu sujet à la réaction virulente de
l'affect.
Page 68 sur 99
Colin FAY
3. Vitesse
3.1. Le mythe
3.1.1. Cadre général
Tout territoire s'entoure de ses mythes, au sens où
Barthes (1957) l'entend. « Le mythe est une parole », « un
système de communication, (...) un mode de signification » (193),
« une seconde langue dans laquelle on parle la première »
(200). Le mythe est un méta-récit (au sens de récit des
récits) dans lequel s'enchâssent par analogie tous les sous-motifs
narratifs, toutes les productions symboliques de l'action, en tant que le mythe
est une ligne directrice postulée par l'analogie de tous les symboles
produits, et permettant de formuler des hypothèses sur ce qu'il est
possible ou non de signifier, et qui acquiert un caractère normatif
influant sur la possibilité ou non des actions au sein de
l'organisation. Le mythe est le récit présentant la signification
des significations, le récit des récits, le méta-motif
narratif encadrant l'ensemble de l'action au sein du système, la «
parole (...) instituant un ordre, un temps, un sens. » (D'almeida, 2001 :
11) C'est ce récit mythique, en tant qu'il est un « total de
signes, un signe global (... qui) a pour charge de fonder une intention
historique en nature, une contingence en éternité »
(Barthes,1957:199-229) qui permet de donner à l'action globale un sens,
et permet de la situer dans la durée : il rappelle ce qui était,
définit ce qui est, et préfigure ce qui sera. C'est « une
sorte de mémoire collective, (É) une histoire que tout le monde
connait déjà » (Lits,2008:13-16), autrement dit, une «
idée socialisée. » (Debray,1991:45)
Un territoire ne se compose pas que d'un seul mythe, mais d'un
véritable écosystème de mythes qui vivent ensemble et
peuvent parfois devoir se réguler pour cohabiter. PP conjugue plusieurs
récits mythiques qui cohabitent, se complètent, s'affrontent. PP
existe derrière le mythe de la presse musicale, à la recherche
d'actualités et de nouveautés, de contenus exclusifs et, en tant
que professionnel, de qualité. En même temps, son statut
numérique diffuse le mythe de la spontanéité, de la
rapidité, de la vitesse de l'information, imposant à
l'équipe rédactionnelle de se conformer à ces
temporalités. Aussi, en tant qu'il est financé par une marque,
intervient le mythe de l'outils promotionnel : le contenu se doit d'être
grand-public, pouvoir toucher le plus grand nombre de lecteurs et ramener le
plus de lectures, et, toujours, proposer du contenu de qualité
professionnelle. Ainsi entrent en tension plusieurs mythes qui pourtant
cohabitent : exclusivité et rapidité d'information mais en
même temps grand public et de qualité professionnelle (donc
demandant du temps de réflexion, de vérification et de
rédaction). L'équipe rédactionnelle doit donc composer le
territoire selon ces divers mythes, tout en sachant que certains points
dissonent, ce que l'on peut constater sur certaines réactions inscrites
sur les RSN : la chronique d'un album reprochée d'être en retard
« ouai ça fait quatre jours qu'il est sorti! »,
appuyant un prétendu retard, ou un clip gratifié d'un «
ah non pas vous PP », sous-entendant par le même biais que
le morceau pourtant populaire n'a pas sa place sur la plateforme.
Page 69 sur 99
Colin FAY
C'est ainsi que se forment les mythes, comme des
hypothèses d'actions tirées d'une expérience historique,
en tant qu'ils symbolisent une certaine norme d'action tirée de la
régularité, il sont « une parole choisie par l'histoire
» (Barthes, 1957:194), devenue créatrice d'horizons d'attente :
proposer l'écoute exclusive d'un album attendu devient
l'exemplarité du mythe du pure-player de presse musicale, en tant qu'il
s'exprime derrière le concept78 de « dénicheur
», « d'exclusivité » ; proposer des articles sur des
artistes que les journalistes savent grand public deviennent
l'exemplarité du mythe promotionnel derrière le concept de «
grand public » ; publier des news le plus rapidement possible est
l'exemplarité du mythe du web s'étalant dans le concept de la
« rapidité », de « l'accélération
».
Cependant, ce contenu du concept n'est pas stable, fixe. Il
est beaucoup trop vaste pour être saisi en tant que contenu autrement que
par son concept, c'est-à-dire que « le savoir contenu dans le
concept mythique est un savoir confus, formé d'associations molles,
illimitées. » (ibid:204) Internet renforce ce caractère
vaste, illimité. Internet est un milieu potentiellement infini, le
savoir conceptuel dans les mythes numériques des pures-players en
devient fondamentalement insaisissable, indéfini, illimité, et
les horizons d'attente des parties prenantes deviennent plus complexes à
saisir : quelles temporalités ? Quelles thématiques ? Quelle
forme de discours ?
Ainsi les mythes, tirés d'une expérience
historique, symbolisant une certaine norme tirée de la
régularité, sont « une parole choisie par l'histoire »
(Barthes, 1957:194) créatrice d'horizons d'attente derrière des
concepts. Cependant, ce concept n'est pas stable, fixe. Il est beaucoup trop
vaste pour être saisi en tant que contenu autrement que par le symbolisme
de son concept, puisque « le savoir contenu dans le concept mythique est
un savoir confus, formé d'associations molles, illimitées. »
(ibid:204) Internet renforce ce caractère vaste, illimité et les
horizons d'attente des parties prenantes deviennent plus complexes à
saisir. Sachant que, comme le souligne Marion (1997:79), « chaque
média possède (É) un `imaginaire' spécifique, sorte
d'empreinte génétique qui influencerait plus ou moins les
récits qu'il rencontre ou qu'il féconde », en d'autres
termes, sachant que chaque média véhicule ses propres mythes,
comment prendre en compte le mythe spécifique au pure-player, i.e. la
particularité temporelle créée par son rapport aux
support, et quelle influence sur leur activité ?
78 « le concept est un élément constituant
du mythe : si je veux déchiffrer des mythes, il me faut bien pouvoir
nommer des concepts » (Barthes,1957:205)
Page 70 sur 99
Colin FAY
3.1.2. Le mythe de la vitesse
Ainsi, le numérique impose ses mythes. Comme le
souligne Debray (1991:229), « une médiasphère79
organise un espace temps particulier, c'est-à-dire qu'elle se
caractérise par un régime de vitesse techniquement
déterminé mais intellectuellement et socialement
déterminant. » (Debray,1991:229) Sous cette idée se dessine
l'impact de la technique sur la temporalité, créateur d'horizon
d'attente. La rapidité et l'immédiateté rendues possibles
par le numérique (le « régime techniquement
déterminé » de l'accélération) sont
créateurs d'horizons d'attentes de la part des acteurs, qu'ils soient
narrateurs ou lecteur (i.e. « le régime intellectuellement et
socialement déterminant »).
Le régime de temporalité Ñ de «
vitesse » Ñ imposé par un outil est créateur
d'horizons d'attente, il est prédictif, inférentiel. Comme le
souligne D'almeida (2001), la temporalité imposée par les
nouveaux outils numériques n'est pas sans impact : « à un
moment où l'horizon économique s'étend spatialement, le
temps sous la forme de la vitesse dev(ient) un argument concurrentiel
décisif80, (et) l'urgence un régime temporel normal.
» (73-74) Cette vitesse, c'est le flux qui l'organise81,
particulièrement conditionnée par la présence continue :
organiser un stock attentionnel, dans l'information overload, impose
une originalité continue Ñ les lecteurs ne veulent pas lire ce
qu'ils ont déjà lu, ne veulent pas « perdre leur temps
», ce que ne manque pas de souligner Rosa (2010:25) : « dans la
modernité, les acteurs sociaux ressentent de manière croissante
qu'ils manquent de temps et qu'ils l'épuisent ». Cette
accélération, relevée par Rosa, est une
accélération du nombre d'activité par unité de
temps, une augmentation du rendement, qui a cette caractéristique
paradoxale d'être créatrice d'une « famine temporelle
»82, malgré l'augmentation supposée du temps
libre que devrait engendrer l'augmentation du rendement (Rosa,2010:25-26).
Cette famine temporelle se manifeste au travers de l'information
overload, d'autant plus relayée par la gratuité Ñ
relative Ñ des nouveaux médias internet. En effet, dans un monde
où l'information vient en masse vers le lecteur, « an
information-rich world » (Simon,1965), la gestion du temps
alloué à la consommation d'information devient un enjeu crucial
pour le lecteur, qui veut optimiser sa consommation d'informations lui semblant
pertinentes. Cependant, comme l'écrit Simon (ibid:9, notre traduction) :
« si l'on offre un système de gestion d'information gratuitement ou
presque à quelqu'un, il va tendre à demander une quantité
quasi-infinie de celui-ci. » Ici se situe le paradoxe de
l'efficacité du rendement moderne face à l'information : plus un
système permet de gérer rapidement l'information, d'autant plus
si il agit gratuitement, plus les utilisateurs vont lui demander d'en
gérer Ñ un mécanisme concurrentiel fortement
implanté dans notre société, comme le souligne Rosa
79 « une médiasphère est l'application,
à l'univers des transmissions et des transports, de la notion que nous
connaissons bien de `milieu'. » (Debray,1991:231)
80 Navarre C. parle de chrono-compétition.
(1993) « Pilotage stratégique de la firme et gestion des projets
», in ECOSIP, Pilotages de projet et entreprises, Economica.
Cité dans Lacroux et al. (1997).
81 « le web de flux impose son rythme : celui de
l'immédiateté, du temps réel, du renouvellement permanent.
» (Ertzschied&al.,2007:6-7)
82 Également définie par Rosa comme
« la perception du mouvement épisodique frénétique
», qui est selon lui « le critère de définition central
de la transition de la `modernité classique' à `modernité
tardive'. » (2010:55)
Page 71 sur 99
Colin FAY
(2010:36), rappelant l'adage « le temps c'est de l'argent
» : le temps est devenu un avantage concurrentiel majeur, rendant
l'accélération centrale à la capacité à
faire face sur le marché, et « nous devons danser de plus en plus
vite simplement pour rester en place, ou courir aussi vite que possible pour
rester au même endroit. » (ibid:36)
Cette « accélération du rythme de vie
» que nous venons de voir est développée par Rosa au sein
d'un ensemble de trois points sur l'accélération sociale. Il y
développe également l'accélération technique, qui
est « l'accélération intentionnelle des processus
orientés vers un but dans le domaine des transports, de la communication
et de la production. » (ibid:18) C'est une forme
d'accélération que nous avons déjà largement
développée dans le début de ce travail : augmentation du
rendement d'écriture, disparition des délais de production,
annihilation des temporalités de distribution, raccourcissement des
temps de communication, etc. Le troisième volet de
l'accélération sociale est celui de l'accélération
du changement social, qui est la « compression du présent
(É), une augmentation de la vitesse de déclin de la
fiabilité des expériences et des attentes et la compression des
durées définies comme le `présent'. » (ibid:22).
Cette troisième forme d'accélération sera vue dans la
partie directement suivante. L'accélération technique ayant
déjà été largement abordée dans le reste de
ce travail, nous allons revenir sur l'accélération des rythmes de
vies83.
Ainsi, dans cette accélération du rythme, il
faut donc être le premier, le plus rapide sur une information, le plus
efficient pour le lecteur. La nouveauté devient une forme de valeur
ajoutée, instaurant une perpétuelle logique du changement,
fragmentant les intrigues « de moyenne ou longue durée (qui)
reculent à l'arrière plan du récit. »
(Arcquembourg,1996:38-39) L'accent est mis sur l'événement, ou le
pseudo-événement, la recherche de l'exclusivité, de la
« premiere ». Cette « chrono-compétition »
entraine cette recherche de l'exclusivité.
De fait, la mention de l'exclusivité dans le titre de
l'article augmente le nombre de lectures moyen par article. Si l'on regarde au
nombre de lectures sur PP (rappelons que le nombre moyen de lecture sur la
plateforme est de 2345 lectures par articles, moyenne effectuée sur 2279
articles), nous pouvons constater que si nous faisons le nombre de lectures
moyen des articles possédant le mot « exclu / exclusivité
» dans leur titre, le nombre atteint 5154 lectures par article (moyenne
effectuée sur 19 articles), soit deux fois plus de lectures. Si nous
nous concentrons juste sur la catégorie Clips, les « clips
exclusifs » (15 sur la plateforme) atteignent une moyenne de 3765 lectures
par article, alors que la moyenne de la simple catégorie Clips est de
seulement 1449 lectures (pour 212 clips), soit 2,5 fois plus de lectures pour
les clips exclusifs. Nous constatons donc que derrière ces articles,
sous-tendant le « Nous sommes les premiers » (certains pure-players
utilisent d'ailleurs la terminologie anglaise « Premiere » pour
annoncer les exclusivités. PP l'utilise une fois), se propage le mythe
de la rapidité, de la vitesse. En plus d'une rapidité
d'accès à l'information, ce type de contenu prolonge le mythe de
la rapidité du gain de temps : les lecteurs parcourant l'abondance de
médias ne
83 Ces trois catégories de
l'accélération sont interdépendantes, et sont dans un
cycle où elles s'auto-alimentent. Elles « en sont venues à
s'emboiter en un système de feedback qui s'anime tout seul sans
relâche. (É) Il n'y a pas de point d'équilibre, car rester
immobile est équivalent à retomber en arrière. »
(Rosa,2010:41-42)
Page 72 sur 99
Colin FAY
« perdent pas leur temps » à venir sur PP
lorsque ces derniers proposent une exclusivité : c'est une information
qui ne se trouvera ailleurs, les lecteurs n'auront pas de perte de temps
à venir sur une information qui pourrait être autrement
redondante. Ces exclusivités deviennent un véritable avantage
concurrentiel dans le milieu médiatique, qui nourrit et se nourrit du
mythe de la vitesse. En effet, « l'éloge baudelairien de la
flânerie est l'antidote esthétique du culte économique de
la vitesse. La lenteur fait partie de ces maux contemporains qu'il s'agit de
traquer et d'éradiquer. » (D'almeida,2001:69)
Morin (1977, cité dans Lacroux et al. 1997) distingue
deux formes que prend le temps, le « temps circulaire » et le «
temps irréversible », le premier étant la conception
répétitive de la temporalité, le second étant
l'approche novatrice, changeante, innovante de l'action. Cependant, dans ce
modèle de la réactivité, où il faut agir rapidement
et efficacement, dans ce modèle qui « généralise le
règne l'événement et de la discontinuité »
(D'almeida,2001:67), la place du temps circulaire tend à être
reléguée au second plan : les récits longs, en d'autres
termes les mythes, s'effacent Ñ sans jamais disparaitre Ñ du
discours collectif visible, laissant place à une
généralisation du temps irréversible. Le «
rétrécissement de l'horizon temporel à l'instant »
(ibid:73) efface l'intelligibilité du mythe, du récit collectif
spatio-temporel, ce qui le rend plus performant Ñ comme le soulignait
Debray (1991:130) « c'est une énigme philosophique mais
évidence médiologique : c'est la faiblesse théorique qui
fait la force médiatique. (É) Si vous voulez toucher les gens, ne
leur proposez pas un théorème, racontez leur une histoire. »
En d'autres termes, moins le mythe est objectivé par les acteurs, plus
il est efficient ; plus l'impression de compression du présent est
véhiculée explicitement par l'illusion du direct, plus le mythe
s'installe, dans une boucle auto-alimentée.
Page 73 sur 99
Colin FAY
3.1.3. L'illusion de l'immédiat
Ainsi, la recherche de rapidité s'accentue pour tendre
vers la recherche du direct, une forme de « compression des durées
définies comme le `présent' » (Rosa, 2010:22). Ce que ne
manquait pas de noter, déjà, McLuhan (1968:22) «
aujourd'hui, l'action et la réaction ont lieu presque en même
temps. » Un phénomène qui se radicalise dans la nouvelle
forme de média étudiée ici : le temps de l'écriture
et de la publication (le temps de « l'action ») est quasi concomitant
à celui de la lecture et de l'interaction (le temps de « la
réaction »). La séparation temporelle de ces deux formes
tendant à disparaitre de plus en plus, en d'autres termes, les nouvelles
formes de médias cherchent à atteindre une forme de direct entre
l'action et la réaction, un rapport immédiat entre
l'événement, sa publicisation et sa lecture.
Cependant, le rapport direct à
l'événement est impossible, de par la nature même du
recours au récit dans la relation à l'événement. Il
est impossible de tout raconter, un nombre incalculable de facteurs peuvent
entrer en considération dans la description et le récit d'un
événement : le lecteur ne peut avoir de rapport direct à
l'événement Ñ écrire relève toujours d'un
choix, d'un découpage au sein de la « réalité »
par le narrateur qui choisit de raconter ce qui lui semble pertinent, restant
toujours le médiateur de l'expérience entre
l'événement et le lecteur. Plus encore, et peut-être plus
fondamentalement, le statut de trace de l'écriture répond de
cette illusion du temps réel. Comme l'écrit Ricoeur (1985:226),
« la trace signifie sans faire apparaître. » Ce qui
s'écrit permet au lecteur de se représenter
l'événement sans faire apparaître
l'événement, signifiant que l'événement est
révolu et que ce qu'il en reste est une possibilité de se
représenter l'événement : une permanence ne
nécessiterait pas de trace. Marquer une trace, c'est déjà
signifier que ce que la trace signifie n'est plus là, laisser à
la non-présence la possibilité de devenir représentation.
Ainsi le narrateur laisse une trace qui rend possibles aux lecteurs
non-présents de se représenter à tout moment ce qui n'est
plus là, en d'autres termes, la trace permet d'accéder
indirectement au temps de l'événement.
Les pure-players, à l'image du direct filmé
à la télévision, ont plusieurs solutions à leur
disposition pour faire vivre à leurs lecteurs des
événements « en temps réel ». La plus courante
de celles-ci est le live-tweet. Le live-tweet consiste à tweeter de
courtes phrases accompagnées d'un hashtag établi au
préalable et racontant le déroulement d'un
événement. « Vivez l'événement en direct / en
temps réel sur notre compte Twitter »84 s'avancent les
plateformes médiatiques. Ainsi, le live-tweet relèverait du
« temps de l'être en commun » (Arcquembourg,1996:39), au sein
duquel se déploie un ensemble de sous-motifs narratifs courts
participant à la création d'un motif narratif global de
l'événement. Une même forme de choix s'effectue avec un RSN
comme Instagram : la prise d'images relève d'une volonté
d'immédiat, prise sur le vif, directement mise en récit à
quelques secondes de la prise de l'image85. On le voit notamment
grâce à le recours massif au présent sur les RSN. Prenons
pour illustration le compte Twitter de PP. Du 31 mai au 2 juin, l'équipe
du pure-player suit le festival F, notamment sur son compte Twitter et
84 Pour exemple, le Tweet du 31 mai de PP : « Suivez nous
pour ces 2 jours au @F ! #PP
http:// instagram.com/p/url
»
85 L'impact de l'image sera étudiée dans
une partie ultérieure.
Page 74 sur 99
Colin FAY
Instagram. 25 tweets sont faits durant le weekend, 2 sont
faits après, 12 publications sont faites sur Instagram, face à
une seul publication sur Facebook, intitulée « on fait le bilan
». Si l'on se concentre, d'abord, sur les tweets, nous pouvons constater
qu'aucun des 25 tweets publiés durant le weekend ne possède de
verbe au passé, ni de référence déictique au
passé. Sur les 2 tweets fait après, un ne possède aucun
temps, le second est au passé composé. Sur les 25 tweets
écrit durant le festival, 12 ont un verbe au présent, 8 font le
lien vers Instagram, 17 font des références explicites à
du présent, et 11 comportent des photos86. Ces 11 photos se
présentent toutes comme issues d'un smartphone : de cadrage parfois
incorrect, d'éclairage imparfait et de qualité moindre, ces
photos renforcent la symbolique « sur le vif », direct, compressant
la temporalité entre le temps de production de l'écrit ou de
prise de la photo et le temps de la lecture, de la rencontre avec le monde du
lecteur, avec une publication faite avec le même appareil que la prise de
photo. Sur les douze publications Instagram, 3 ont un temps présent, les
9 autres sont averbales mais ont toujours une référence à
une forme de direct : « Flagrant délit », «
démarrage en beauté », « en direct », etc.
À l'inverse, l'unique publication Facebook concernant ce festival est
« Après le grand bol d'air de ce week-end, il est temps de faire le
bilan », une phrase qui ici combine un déictique passé tout
en restant dans une verbalisation au présent. Si l'on prend un corpus
plus long (100 tweets en partant du 31 mai), nous pouvons rendre compte que
seulement 3 de ces 100 tweets utilisent un temps passé Ñ qui est
d'ailleurs le passé composé, un temps qui reste en connexion au
présent, ne distanciant pas l'action. Sur le corpus Facebook des 100
publications au départ du 31 mai, la même tendance se
dégage, avec seulement 9 utilisations du passé sur ces
écrits. Bien que 3 fois plus forte, elle reste tout de même
massivement minoritaire dans les choix d'écriture de la
page87.
Cette pratique du « live-tweet », combinée
à la publication concomitante de photos sur Instagram questionne les
pratique professionnelles su média : alors que les narrateurs sont sur
cet événement, ils travaillent pour le média Ñ
puisqu'ils produisent du contenu pour lui Ñ, en dehors de leurs heures
« régulières » de travail. Travaillant du lundi au
vendredi, ils sont également en production de contenu le weekend,
même si ces productions sont de format courts. Également, pour
pouvoir faire un « bilan » le lundi suivant le weekend du festival,
ils se doivent d'être présent sur tous ces jours. Nous voyons
ainsi les temporalités de travail se disloquer face à ce besoin
de direct, cette compression des dynamiques de production de contenu.
Ainsi, nous avons vu que les médias étaient
à la recherche d'un direct, d'une compression des délais de
production, pour tendre vers la disparition de ce délai, vers le direct.
Cependant, à partir de l'instant où le rapport entre un individu
et un événement passe par le biais d'un média, et tout
particulièrement par le biais d'un RSN, il ne peut être
considéré comme un rapport direct. En effet, bien qu'écrit
sur le vif, c'est-à-dire sous l'angle de la spontanéité,
cette spontanéité n'échappe pas à
l'éternité présente sur le RSN : toute écriture
s'écrit au sein des traces de l'identité narrative, et pour y
rester à l'avenir, devenir de nouvelles traces. Ainsi, ces traces
86 Certains tweets peuvent entrer dans plusieurs
catégories, ce pourquoi le chiffre est supérieur à 25.
87 Cette supériorité peut
s'expliquer, notamment, par les publications comme nous avons cité plus
haut, du type « bilan » d'événement.
Page 75 sur 99
Colin FAY
se placent toujours sous un cadre descriptif qui contraint le
« champ de l'expérience » et les « horizons d'attente
» (Arcquembourg,1996:33), et ce de deux manières dans la pratique
du live-tweet : à la fois dans le cadre de l'identité narrative
du narrateur qui live-tweet, mais en même temps dans l'histoire
racontée et se racontant de l'événement par plusieurs
narrateurs différents, et ce par le statut particulier du recours au
hashtag. Le hashtag est un signe passeur, permettant à la fois de
canaliser le champ de l'expérience des narrateurs (toutes les personnes
faisant l'expérience d'une narration d'un événement se
regroupent sous ce signe), mais en même temps cadre les horizons
d'attente (la vue d'un hashtag laisse le lecteur induire un certain nombre
d'attentes). Ainsi le live-tweet existe-t-il non pas dans un rapport direct
à l'événement, mais dans un événement qui se
trouve dans un cadre d'expérience.
Il ne faut pas oublier que « le journalisme n'est pas une
machine à traiter de l'information et le détachement total est
impossible. » (Kenis, 2011, cité dans Bastin,2012:15) Penser la
possibilité d'un rapport direct à l'événement est
impossible, tant que celui-ci passe par le biais d'un média. Il y a
toujours « une inévitable distanciation représentationnelle
du réel. (É) Un bon média travaille à se faire
oublier, comme si sa transparence était garante de l'impression que le
monde réel nous parvient sans médiation. » (Marion,1997:67)
C'est cette recherche de la disparition de la médiation qui est
derrière les pratiques de tentatives de direct . 88
Le temps réel, le direct prétendu des
médias est une illusion, une construction, d'autant plus
accentuée par le récit sur le RSN. Le temps de
l'événement n'est jamais reçu directement par le lecteur,
mais toujours indirectement par le prisme du dispositif technique et des
processus de narrations choisis pour le récit d'un
événement. De plus, de par le statut ontologique de la trace, le
rapport est toujours indirect.
88 « c'est le différé qui crée la
meilleure illusion de direct, les programmateurs de télévision le
savent. » (Debray,1991:129)
Page 76 sur 99
Colin FAY
3.2. Vitesse et écriture
3.2.1. Délégation de l'écriture
à la technique
Dans une économie de l'attention, l'information est
abondante, potentiellement redondante d'un média à un autre, le
média doit faire converger les lecteurs sur son territoire, et les y
garder. Il faut être le plus rapide et le plus visible sur l'information,
via un accès qui se fait massivement depuis les RSN. Une fois les RSN
quittés, il faut réussir à garder les lecteurs au sein du
territoire. Nous avons vu que garder les lecteurs passe par l'utilisation de
signes passeurs pour proposer un noeud structural vers un autre lieu du
territoire médiatique. Nous avons également
développé l'importance de la vitesse comme élément
concurrentiel majeur des nouveaux médias journalistiques. Cependant, ces
signes passeurs nécessitent une connaissance aigüe du territoire
(ce qui échappe par exemple aux pigistes), ainsi qu'ils ajoutent une
couche d'action (et donc de temps) à la mise en page d'un article. Nous
allons voir dans cette partie la place de la délégation de
l'écriture à la technique, induite par l'utilisation massive de
signes passeurs et par la recherche de la rapidité.
En effet, la tendance à l'accélération a
un impact sur l'écriture dans une dimension qui dépasse la simple
utilisation de signes passeurs : l'existence même du média
dépend fondamentalement du logiciel sur lequel il repose, et plus
l'action d'écriture est déléguée à la
technique89, plus la vitesse de l'écriture est accrue
Ñ ce qui a pour effet d'augmenter la tendance à l'uniformisation
de la mise en page : catégories pré-existantes, mots-clés,
etc. PP se reposant sur une structure Wordpress, l'écriture doit
être pensée en fonction de ce qu'il est possible ou non
d'insérer dans ce logiciel. Wordpress, à l'unisson des autres CMS
(Content Management System ou Outils de management de contenu) impose une
certaine forme de mise en signes en amont de l'écriture, il «
propose des modèles de mise en écran contribuant à
structurer fortement l'aspect du site effectivement vu par l'internaute, quel
que soit le projet éditorial initial. » (Jeanne-Perrier, 2005 : 71)
Aussi, cette délégation au software demande en retour une
connaissance importante des moteurs de recherche : avec les contraintes de
visibilité et la recherche d'un nombre maximale de visites, une
plateforme journalistique devra choisir de manière stratégique
les mots qu'elle utilise. Ainsi, l'influence des moteurs de recherche sur le
choix sémantique a un impact particulier : les récits sont
susceptibles d'être écrits par l'utilisation de choix
sémantiques dictés en partie par ces moteurs de recherche.
En effet, comme l'écrit Serenelli (2012:27), «
dans les cents mots d'un paragraphe, il y a cent décisions. » En
d'autres termes, en amont de l'écriture se place un certain nombre de
choix. Au sein de ces premiers choix, qui sont la préconception de la
représentation de l'action, repose la préfiguration de la
dynamique d'écriture. À ce niveau se posent les questions : quel
événement doit être raconté ? Comment doit-il
être raconté ? Sous quelle forme ? Au sein de quelles «
limites » ? Quelles sont les possibilités pour raconter ? Que
permet l'organisation et que permettent les dispositifs ? Ici se retrouvent
divers niveaux
89Notion fondamentale du
numérique, cours de M2 Epic, Sarrouy O.
Page 77 sur 99
Colin FAY
d'impacts normatifs. D'abord les enjeux organisationnels qui
doivent composer avec les capacités du dispositif technique : ici se
croisent les volontés d'écriture de l'organisation, les
capacités discursives des narrateurs et l'anticipation des contraintes
techniques du dispositif. Ici, le mythique compose avec le techniques. C'est au
niveau de cette préfiguration que les contraintes du récit
mythique organisationnel se manifestent (dans le cas de notre corpus, la
confrontation de deux de ces récits mythiques, comme nous l'avons
développé plus haut90). En effet, avant même de
commencer à écrire, les différents actants
écrivants préfigurent déjà ce qu'il est bon ou non
d'écrire d'après ces récits mythiques ; en même
temps les contraintes techniques de la plateforme entrent en jeux dans cette
préfiguration : un document peut-il entrer dans le cadre de
l'écriture du logiciel ? Par exemple, PP se reposant sur une structure
Wordpress, l'écriture sur la plateforme doit être pensée en
fonction de ce qu'il est possible ou non d'insérer sur ce CMS. Nous
pouvons par exemple penser à l'artiste K qui a, au cours de notre temps
d'analyse de corpus, sorti un jeu pour iPhone. Comment insérer ce type
de news dans l'architecture de Wordpress, pensée pour du texte, de
l'image et du son ? Avant même l'écriture de l'article, le
narrateur doit préfigurer les possibilités qui sont à sa
disposition, laissées par la technique choisie. Il doit faire un choix
d'écriture, décidant de réciter en respectant un format
traditionnel de mise en signes sur Wordpress : texte, photos, ainsi qu'une
vidéo du jeu et des liens. Ainsi Wordpress, en tant qu'il est un CMS
impose une certaine forme de mise en signes imposée en amont de
l'écriture au narrateur. En effet, à l'unisson des autres CMS,
Wordpress « propose des modèles de mise en écran contribuant
à structurer fortement l'aspect du site effectivement vu par
l'internaute, quel que soit le projet éditorial initial. »
(Jeanne-Perrier,2005:71) Un peu plus loin, dans la proposition de partage
automatique proposée par le CMS, s'inscrit une mise en signe
particulière : par exemple, le module Partager de PP impose une mise en
forme sur les RSN Ñ Facebook et Google + inclue des signes particulier,
Twitter propose titre / adresse raccourcie / et via @PP. Il est possible de
changer ces diverses mises en forme, mais la tentation de la rapidité,
infléchissant également le comportement des lecteurs, fait tendre
à un partage rapide.
L'écriture doit aussi se satisfaire des contraintes des
moteurs de recherche : le titre se doit de correspondre à ce qui ressort
de manière la plus probable dans ces moteurs de recherche. Il en va de
même pour le contenu du texte : avec les contraintes de visibilité
et la recherche d'un nombre maximale de visites, une plateforme journalistique
devra choisir de manière stratégique les mots qu'elle utilise.
Ainsi, sachant que « l'explication et l'interprétation de
l'événement se déploient dans des directions ouvertes par
la structure sémantique » (Quéré, 1994:26),
l'influence des moteurs de recherche sur ce choix sémantique a un impact
particulier : les événements sont susceptibles d'être
décrits par l'utilisation de choix sémantiques dictés en
partie par ces moteurs de recherche, la question derrière
l'écriture devenant « Que vont taper mes lecteurs dans la barre de
leur moteur de recherche » ou encore « Quels termes vont retenir leur
attention sur les RSN ? Quels termes vont les engager à partager ou
à interagir avec le contenu ? ». Ce choix des mots du titre et des
mots clés est fondamental : sur PP, l'article rassemblant le plus de
vues est un article se trouve en deuxième place d'une recherche Google
sur le sujet, juste derrière la page Wikipédia (recherche
effectuée
90 Nous ne développerons à nouveau la
question des mythes ici : pour une discussion sur ces mythes organisationnels
au sein de PP, voir 3.1.1.
Page 78 sur 99
Colin FAY
le 17/10/13), alors que le terme de recherche (concernant un
style musical), se trouve à la fois dans le titre de l'article, dans le
corps même de l'article ainsi que dans les mots clés.
Ainsi, également, l'importance de la technique
contraignant l'écriture se manifeste également dans
l'écriture sur les RSN : quelle image mettre pour le partage sur
Facebook ? Comment écrire le titre de manière assez courte pour
qu'il s'inscrive dans les 140 caractères imposés par Twitter ?
Comment écrire le titre de manière à ce que l'écrit
sur le RSN soit aimé et/ou partagé/retweeté ? Le partage
se doit d'être différent entre Facebook et Twitter, Twitter ne
permet que 140 caractères alors que Facebook permet plus de signes
Ñ on remarque par exemple que PP choisit de mettre des photos pour
accompagner la visibilité de chacun de ses écrits sur Facebook,
et ne peut pas choisir la même écriture sur les deux RSN,
choisissant un texte plus long sur Facebook et plus court sur Twitter, pour
entrer dans les contraintes des 140 caractères.
Quand les cents décisions ne sont plus du fait unique
du narrateur, la technique impose elle aussi ses codes et ses normes à
l'écriture. Tendre à la vitesse, c'est réduire le temps de
ces cents décisions au maximum, laissant ainsi au CMS une force de
décision sur ces cents mots.
Page 79 sur 99
Colin FAY
3.2.2. Le choix des signes
La recherche de la rapidité peut conditionner le choix
de la nature des signes : l'image et le son sont importants, puisque plus
immédiats. Cependant ces choix de signes multimédias ne sont pas
anodins : un événement ne se raconte et ne se lit pas de la
même manière si on y intègre simplement du texte ou si on y
met une image, une vidéo ou du son. Comme le souligne Barthes (1957:195)
: « l'image est (...) plus impérative que l'écriture, elle
impose la signification d'un coup, sans l'analyser, sans la disperser. »
En effet, « il se pourrait que les mots, et même pire les arguments
(É) soient devenus trop lents pour la vitesse du monde de la
modernité tardive. » (Rosa,2010:76-77) Même si le texte est
toujours présent, on voit l'image se diffuser massivement.
Sur PP, pas un seul article ne se trouve dépourvu
d'image illustrative. Il en va de même pour les RSN : aucune publication
sur Facebook n'est faite sans image Ñ le système de gestion du
fil d'actualité incitant d'ailleurs à l'utilisation des images.
Il en va de même sur Twitter : sur notre corpus de 100 tweets, 66
possèdent une image ou un lien vers Instagram. Pour reprendre l'exemple
du live-tweet que nous avons déjà analysé, sur 25 tweets,
20 contiennent une image (directement ou sur Instagram). PP a par la suite de
cet événement publié deux articles pour faire le bilan de
ce festival. Un premier intitulé « Le bilan de PP », un second
« F en 5 photos Instagram ». De prime abord, nous constatons un bilan
basé sur l'image, avec l'article en 5 publications Instagram, les deux
conjoints dans le résultat de recherche affichant, pour l'article «
Le bilan » 56 partages, l'article « en 5 photos » 228 partages.
Un premier niveau de lecture montre déjà une popularité
plus importante de l'agrégation d'images. En second niveau de lecture,
nous constatons que l'article de photos Instagram compte 4991 lectures, soit
deux fois plus que l'article bilan et ses 2655 lectures, confirmant la
popularité de l'appel à l'image. Cependant, si nous nous
concentrons sur le contenu, nous pouvons constater que l'article bilan comporte
lui aussi cinq photos tirées d'Instagram91. Nous voyons sur
cet exemple l'importance de l'appel à l'image : titrer la
présence de photos Instagram récolte deux fois plus de lecteurs
que la simple mention d'un bilan Ñ l'article bilan comptabilise un
nombre proche de la moyenne générale de lecture de PP (2345
lectures en moyenne par article), alors que l'article de photos comptabilise
deux fois plus de lectures que la moyenne. Pourtant, les deux articles
révèlent la même quantité d'image Instagram Ñ
l'article bilan contenant d'ailleurs plus d'images que l'article photo.
Comme le souligne Wollast (2012:21) « la force narrative
de l'image n'est pas à négliger. » Le choix des signes n'est
pas neutre, et sous-tend une caractéristique fondamentale du langage :
tout langage est action, dans le sens d'action de détermination,
c'est-à-dire influant sur la manière dont
l'événement va être reçu. En effet, comme le dit
Quéré (1994:27) : « l'explication d'un
événement, et plus largement sa «normalisation»,
dépendent de la description sous laquelle il a été
placé, et plus précisément encore de la sémantique
des termes utilisés. » Quel impact le numérique a-t-il sur
ce choix sémiotique ? Tout d'abord, comme nous venons de le voir, la
plateforme numérique impose des formats de mise en page : image en
en-têtes, catégorisation dans les catégories
pré-existantes, mots-clés, etc.
91 Plus une vidéo et un lecteur de musique.
Page 80 sur 99
Colin FAY
De plus, le numérique est un dispositif
multi-médias, encourageant l'insertion de signes de toutes sortes : des
textes sont confrontés à des images, des vidéos, de la
musique, etc. Cependant, ces choix de signes multimédias ne sont pas
anodins : un événement ne se raconte et ne se lit pas de la
même manière si on y intègre simplement une image ou si on
y met une vidéo avec son. La lecture est aussi orientée par
l'image qui sera choisie pour servir d'en tête à l'article : les
images Ñ utilisées en en-tête sur le site mais aussi sur
les RSN Ñ sont créatrices d'une première étape d'un
« contexte de description » (Quéré,1994:23) qui
engendrera chez le lecteur un premier horizon d'attente.
Nous voyons donc que « les images sont évidemment
plus rapides que les mots, sans même parler des arguments ; elles ont des
effets instantanés, bien que largement inconscients. »
(Rosa,2010:76) Cependant, cet usage massif de l'image n'est pas sans impact sur
les lecteurs, puisque les images ont tendance à provoquer « des
réactions viscérales qui sont largement ou même
complètement immunisées contre le pouvoir des meilleurs
arguments. » (ibid) Ce que souligne également Lits (2008:24) :
« à la différence de l'écrit qui est toujours un
regard distancié par rapport au réel dont il rend compte, l'image
n'implique pas une grande distanciation »
Page 81 sur 99
Colin FAY
3.2.3. L'écriture automatique
« Tout texte est placé en abîme dans une
autre structure textuelle qui le régit et lui permet d'exister. »
(Souchier,2003:23) Cependant, quand cette structure Ñ l'architexte
Ñ n'est plus actualisée par un actant humain du territoire, la
technique prend le relai sur la contextualisation de la lecture des articles,
échappant à la construction territoriale faite par les
narrateurs. Sur l'ensemble du territoire, il existe un certain nombre de signes
sur lesquels les narrateurs n'ont aucune liberté d'intervention, comme
par exemple la mise en page générale. Cependant, ces signes sont
statiques, et cadrent de manière unifiée les expériences
de lectures. À l'inverse, il existe des signes qui s'écrivent en
dehors des capacités d'intervention des narrateurs, processus
d'écritures délégués à la technique, et qui
permettent de contextualiser les écrits, tout en gagnant en
rapidité (puisque gérés par la machine).
Sur PP, la délégation de l'écriture
à la technique pour gagner en rapidité tout en proposant du
contenu pertinent passe, entre autres, par l'usage du module Articles les
plus lus, laissant entendre une popularité actuellement pertinente
de l'article. Ce type de module, qui n'est pas géré par un actant
humain, est présent sur toutes les pages du site, et laisse apercevoir
sur toutes ces pages une capacité d'accès à ces articles :
indépendamment de la volonté des narrateurs, le module d'articles
les plus lus joue sur la visibilité et le nombre de lectures d'un
article, dans une boucle qui est auto-renforcée. De la même
manière se place les compteurs de partage sur les RSN : afficher combien
de fois un article a été partagé (et
éventuellement, la possibilité de voir par qui) configure la
réception de la lecture, lui donnant ou non un caractère
populaire, apprécié ou déprécié, et
permettant une relative comparaison chiffrée entre différents
articles. Comme le souligne Jeanne-Perrier (2005:72) : « l'architexte est
une construction techno-semiotique (É) qui exprime un point de vue sur
le texte comme objet et sur la textualisation comme pratique : il met en
évidence certaines ressources, rend plus difficile l'accès
à d'autres, en interdit enfin certaines. » C'est ce que fait
l'automatisme de l'affichage des articles les plus populaires, tout comme le
compteur de partage affiché en haut des articles : la popularité
est la ressource mise en évidence de manière automatisée
par le média, laissant d'autres ressources, qui pourraient elles aussi
être pertinentes, en retrait. Ainsi, « le scripteur ne
maîtrise plus le parcours intégral de l'écrit »
(Souchier,1996:111), puisque ce dernier peut se retrouver
re-catégorisé en fonction de sa popularité, du nombre de
lectures qu'il a engendré.
De plus, la place des dispositifs de partage sur les RSN est
devenu primordiale dans le squelette des articles, d'autant plus s'ils
affichent des compteurs de partage : ont également fait leur apparitions
des affichages de classement de type « articles les plus partagés
», l'inscription de l'article dans les RSN devenant donc au coeur des
relations de lecture. Or afficher combien de fois un article a
été partagé sur les RSN (et éventuellement, la
possibilité de voir par qui il a été partagé)
configure la réception de la lecture, lui donnant ou non un
caractère populaire, apprécié ou
déprécié (d'autant plus que maintenant, nombreuses sont
les plateformes qui permettent de commenter directement en bas de l'article via
son profil Facebook), et permettant une relative comparaison chiffrée
entre différents articles de la même plateforme (plus un article
est partagé/ aimé, plus il apparait comme mieux reçu par
les lecteurs, et donc mieux ou moins qu'un autre article sur la même
plateforme). En effet, comme le souligne Quéré
Page 82 sur 99
Colin FAY
(1994:22), « quand nous percevons des objets nous les
voyons immédiatement comme des objets d'une certaine sorte, et
(É) nous sommes spontanément portés à les placer
sous une description déterminée. » Ainsi, avec ces modules
écrivant de manière automatisée, les articles
acquièrent une description, une existence symbolique qui n'est pas
contrôlée par les scripteurs, mais directement engendrée
par la machine : le module « articles les plus lus », ainsi que le
nombre de partages, renvoient à un symbolisme de popularité.
Cependant, comme nous l'avons vu plus tôt, le nombre de lectures
affichées ainsi que le nombre de partages n'est pas corrélatif au
nombre réel de lectures Ñ ces lectures où le lecteur
parcours l'ensemble de l'article Ñ, les lecteurs n'ont potentiellement
pas lu l'ensemble de l'article, voire même ne l'ont pas lu du
tout92. Également, comme le montrait l'étude de
Hubspot, déjà développée plus haut, 16 % des tweets
analysés reçoivent plus de retweet que de clics, et plus de 14,5
% des posts retweetés reçoivent d'ailleurs zéro
clic93.
On voit donc qu'une certaine facette de l'écriture
échappe au narrateur : l'existence de ces plug-ins, liés au
partage et / ou au nombre de lectures, vient créer une forme de contexte
de description quant à la réception de l'article, mais c'est un
contexte de description qui échappe au narrateur, il n'a aucun
contrôle sur ce cadre de description qui vient s'inscrire à
posteriori sur son écriture. De ce fait, la description d'un article est
potentiellement instable. Alors qu'un article peut passer inaperçu dans
un premier temps, il peut devenir populaire à tout instant par les
aléas du partage sur les RSN : une personne « populaire » sur
un RSN (i.e. possédant beaucoup d'amis / de followers, et apparaissant
comme porte-parole légitime sur un sujet donné) peut partager
l'article à un moment donné et enclencher une spirale de lectures
et de partages par la suite. Ainsi, un article dont les signes encadrant le
texte laissaient entrevoir « peu populaire » peuvent devenir «
très populaire », indépendamment de la volonté du
narrateur et de l'organisation médiatique Ñ une popularité
qui peut d'ailleurs être faussée, le nombre de partages / de
lectures ne correspondant pas nécessairement à un engagement
profond de la part des lecteurs. Mais la construction d'horizons d'attente en
devient automatisée : laisser sur la page un module du type «
Articles les plus lus », comme sur PP, laisse entendre une
popularité de l'article et donc une relative qualité du contenu
informationnel, tout du moins une popularité actuelle et donc une
pertinence de l'information. Ce type de module augmente sur PP la
visibilité d'un article : ce module, non géré par un
actant humain, est présent sur toutes les pages du site, et laisse
apercevoir sur toutes ces pages une capacité d'accès à ces
articles. Ainsi, indépendamment de la volonté des narrateurs, le
module d'articles les plus lus joue sur la visibilité et le nombre de
lecture d'un article, dans une boucle auto-renforcée : plus un article
est lu, plus il est visible dans ce module, et plus un article est visible dans
ce module, plus il est lu.
92 Voir l'étude menée par Slate,
décrite dans la partie 2.2.3.
93 Voir également 2.2.3
Page 83 sur 99
Colin FAY
3.3. Vitesse et information
3.3.1. Les source
La recherche de la vitesse dans l'économie de
l'attention a changé le rapport à l'information : le recul est de
moins en moins présent, et le copier-coller se répand de plus en
plus, laissant de moins en moins de place à la vérification et de
plus en plus de place à la rumeur 94 . Comme nous l'avons vu
plus tôt, les lecteurs sont victimes de la vitesse de lecture : en
pénurie temporelle, ils lisent de plus en plus d'informations, dans une
tendance à l'accélération de cette lecture. Ce qui a pour
effet de leur laisser moins de temps de lecture tout en vivant dans une
tendance au partage et à l'interaction de plus en plus fort Ñ
nous avons par exemple vu que le partage d'article pouvait être fait sans
même avoir lu l'entièreté d'un article, voire ne pas avoir
été lu du tout. Cette tendance touche les lecteurs, mais n'est
pas sans influencer les pratiques des narrateurs, ce qui pose certaines
questions quant à la valeur des écrits : dans la course à
l'attention et à la rapidité, il faut être le plus rapide,
tout en ajoutant de la valeur à l'information.
Cette recherche d'une valeur d'information suppose une
surveillance accrue de l'environnement : être le premier, tout comme
être créateur de valeur ajoutée, supposent une conscience
importante des territoires concurrents mais également du sien, i.e. une
« une surveillance généralisée de l'environnement
interne et externe maximale sur le cadre dans lequel se déroule
l'activité économique. » (D'almeida, 2001:40) Dans un milieu
d'abondance informationnel, « an information-rich world »
(Simon,1965), la rareté devient une richesse concurrentiel95,
redoublant le travail de veille des acteurs écrivant sur le territoire :
en plus de repérer les nouveautés, la rareté, ces derniers
se doivent de connaître ce qui n'est l'est pas Ñ i.e. ce qui est
redondant, ce que les concurrents disent déjà. En d'autres
termes, en plus de recevoir les informations nouvelles, les narrateurs doivent
connaître ce que font les autres ; ils doivent aussi avoir une
connaissance aigüe de l'intérieur de leur territoire : l'usage de
signes passeurs est crucial, tout comme celui d'une pertinence temporelle, la
mise en page respectée ainsi que la catégorisation
influencée par le CMS. Nous voyons donc que la veille est centrale aux
activités des médias en ligne. Elle l'est déjà dans
les médias traditionnels, cependant les nouvelles temporalités
rendent plus aiguisés les besoins de veille des médias en ligne :
la revue de presse périodique, pratiquée dans les médias
traditionnels, n'a plus de pertinence temporelle : celle-ci doit être
constante, en flux, et même « si le travail de revue de presse a
toujours existé, il prend une importance particulière sur le net
puisque les journalistes sortent très peu de la rédaction. »
(Degrand,2012:276)
Les processus de veilles informationnelles mis en place par
les différents narrateurs de la plateforme jouent ainsi un rôle
crucial dans ces processus de production de l'information : comment ces
derniers accèdent-ils à l'information ? Comment, au sein des
nombreuses informations, relèvent-ils celles qui sont
94 Étudier les médias de presse, cours de
M2 Epic, Thomas D.
95 « what count most is what is most scarce. »
(Goldhaber,1997)
Nous avons déjà développé plus
haut l'importance de la rareté de l'information, notamment
exemplifiée par le rapport au nombre de lectures et à
l'utilisation du terme exclusif dans le titre des articles, permettant
d'augmenter massivement le nombre de lectures de l'article.
Page 84 sur 99
Colin FAY
pertinentes ? En plus de l'adresse mail sur laquelle les
narrateurs sont potentiellement joignables, ils mettent en place de leur
côté les systèmes de veille pour surveiller les
écritures sur d'autres plateformes, et les journalistes web «
assument pleinement qu'ils pratiquent une veille informationnelle, tout en
s'inspirant volontiers des contenus produits par leurs concurrents. »
(ibid:276) Placés dans cette situation, les narrateurs sont dans une
position de lecteurs, et confrontés aux même enjeux que le reste
des lecteurs : ils doivent traiter de l'information dans une grande
rapidité, face à d'autres narrateurs et d'autres territoires dont
la légitimité leur échappe. Tout comme les lecteurs
simples, ils peuvent être trompés, déroutés par les
écrits trouvés sur d'autres territoires. Pour reprendre l'exemple
du Gorafi, que nous avons déjà abordé plus haut, plusieurs
pure-players avaient repris des informations publiés sur ce site
pourtant indiqué satirique.
Les configurations de contact mises en place sur la plateforme
sont également influentes sur l'accès à l'information des
journalistes : quel mail est donné sur la plateforme ? L'adresse mail
est elle indiquée ou faut-il passer par un formulaire de contact ? Sur
PP, une seule adresse générale de contact est donnée,
évitant ainsi aux différents narrateurs d'être
contacté directement, ou de se retrouver inscrits sur des listes de
newsletter. D'autres pure-players proposent quant à eux de pouvoir
contacter directement un narrateur. Sur PP, cette adresse de contact n'est pas
accessible par tous les narrateurs Ñ notamment les pigistes, qui n'ont
pas possibilité de consulter cette boite. Pourtant, certains pigistes,
qui pourraient se révéler experts sur des sujets, seraient
à même de traiter l'information autrement oubliée sur cette
boite. De plus, cet usage grandissant des adresses mails n'est pas sans impact
: « les outils de messagerie électronique finissent de
`sédentariser' le journaliste en ligne. Désormais, les lecteurs
et informateurs en tous genres peuvent directement interpeller les journalistes
via leurs adresses professionnelles. » (ibid:280)
Ainsi, à l'heure où la veille devient de plus en
plus cruciale, les narrateurs se placent en position de lecteurs et sont
confrontés aux mêmes complications et tensions que leurs lecteurs
: légitimité, information overload, propagation de la
rumeur, contextualisation, etc. D'autant plus face à un usage croissant
des RSN : en 2009 déjà, une étude Middleberg/ SNCR
menée auprès de 341 journalistes révélait que 70 %
des journalistes étaient utilisateurs de RSN, et 48 % de sites de
microblogging.
Page 85 sur 99
Colin FAY
3.3.2. La tentation du copier-coller
Au sein d'un média, il faut que les narrateurs
évitent le plagiat (pour des raisons juridiques), le copier-coller, la
reprise, et donc apporter une forme de valeur ajoutée à toute
écriture Ñ pour des raisons de valeur, de captation de
l'attention96. Cependant, il est indéniable que les
journalistes web « s'inspir(ent) des contenus produits par leurs
concurrents » (Degrand,2012:276). Degrand cite dans son travail un
journaliste qui témoigne de cette pratique de surveillance et de reprise
des contenus des concurrents : « dans tous les cas, il faut publier au
moins tout ce que les autres ont fait, et si possible des choses que les autres
n'ont pas faites. » (J. web, RTBF, Août 2009, cité dans
ibid.) La reprise n'est bien sûr pas seule source d'écriture, mais
elle revêt « une importance particulière sur le net puisque
les journalistes (web) sortent très peu de la rédaction »
(ibid) : les journalistes web, de plus en plus, pratiquent une activité
sédentaire Ñ i.e. ne quittent par leur bureau Ñ qui les
entraine à pratiquer une forme de recomposition de l'information (Van
Cranenbroeck,2012). De moins en moins enclins à se rendre sur le
terrain, ils doivent composer avec les écrits qu'ils rencontrent sur le
net, ou par téléphone. En d'autres termes, au sein de
l'hétérogène et du diffus de l'information, il faut «
que tout soit agrégé, puisque séparément, (les)
caractéristiques existent déjà. » (ibid, 11-12) Le
journaliste web compulse de l'information, des données, pour analyser et
être le constructeur du récit de son article.
Les narrateurs, dans la course à l'information et
à la réactivité, sont influencés par les
écritures de leurs concurrents / collègues : au risque de
succomber au journalisme de reprise, les journalistes web surveillent les
écritures du milieu médiatique dans lequel ils évoluent.
La tentation du copier-coller devient importante dans la recherche d'une
rapidité et d'une quantité grande. Comme le souligne Merzeau
(2012:312) « il est temps de réhabiliter le copier-coller comme
paradigme d'un nouvel âge médiologique. » Le copier-coller
devient une pratique qui est à la portée de tout journaliste web
: comme nous l'avons vu plus tôt, le coût de production d'un
article sur le web peut être quasi-nul en coût de production, le
copier-coller le rend d'autant plus bas, sachant qu'il réduit la
temporalité de production, tendant vers la quasi non-existence de cette
dernière : il ne suffit que de quelques minutes, voire secondes, pour
copier-coller un contenu concurrent, ou un communiqué de presse,
directement dans un pure-player. En quelques sortes, le copier-coller «
sert à rassurer et à contenir l'infobésité dans un
temps limité » (ibid: 314) : le traitement quasi-immédiat,
instantané de l'information par un simple copier-coller laisse un
sentiment de complétude, puisque l'information n'est pas oubliée,
mais bel et bien traitée. Pourtant, elle ne l'est que de manière
superficielle : elle n'est que copie, réplique de l'information
déjà traitée Ñ donc sans valeur ajoutée de
la part du média, mais aussi confrontée aux dangers d'une telle
pratique : la vérification s'envole, donnant foi directement à la
source.
La généralisation de cette pratique
révèle un « paradoxe de la culture médiatique : la
fraîcheur comme valeur clé de l'actualité, mais pratique
à grande échelle du recyclage. » (Marion,1997) La
définition de valeur de l'information
96 Une nouvelle fois : « it is hard to get
new attention by repeating exactly what you or someone else has done
before, this new economy is based on endless originality, or at least
attempts at originality. » (Goldhaber,1997, nous soulignons)
Page 86 sur 99
Colin FAY
s'échappe, la valeur ajoutée disparaissant dans
le copier-coller, pourtant soutenu par une recherche continuelle de contenu,
produit en quantité et en rapidité. PP ne pratique pas cette
tendance au copier-coller, préférant mettre en écrit
l'ensemble de ses articles Ñ notamment pour prendre le temps
d'insérer des signes passeurs dans ses textes. Cependant, nous pouvons
remarquer une tendance de certains pure-players à utiliser cette
technique, notamment la copie de dépêches AFP ou de communiquer de
presse97, rendant l'information fondamentalement redondante d'une
plateforme médiatique à une autre, qui se contentent parfois de
simplement changer le titre de l'article, parfois en changeant les
premières lignes seulement Ñ une technique qui peut se
révéler pertinente, sachant qu'un grand nombre de lecteurs ne
font que lire les premières lignes d'un article98. Nous
pouvons notamment retrouver un grand nombre d'article dont la mention AFP est
faîte en place et lieu de signature, voir en combinaison du nom signant
l'article.
Cependant, face à ce genre de pratique (Signature avec
AFP), comment juger de la valeur du travail ? Le narrateur, qui se contente
juste de copier le texte dans son logiciel, effectue-t-il un travail de
journaliste ? Quel recul offre-t-il à l'information ? Dans quelle mesure
est-il capable de répondre du questionnement de ses lecteurs, à
l'heure où ces derniers interviennent sur les RSN ? Également,
comment juger de la fiabilité Ñ ou non Ñ d'une information
?
97 « Les journalistes doivent massivement se
détourner de la production propre d'articles pour préférer
les recompositions rapides d'articles préexistants ou le
`bâtonnage' de dépêches. » (Degrand,2012:273)
98 Voir étude HubSpot et Slate citée
précédemment.
Page 87 sur 99
Colin FAY
3.3.3. Double temporalité
Comme le souligne D'almeida (2001:44), « l'information
(est) construction de structure et de signification, mise en forme du fait
(qui) n'a de sens opératoire que restituée dans un système
de savoir et dans la perspective d'un projet. » Ainsi, l'information n'est
pertinente et ne rencontre le monde du lecteur que si elle se place dans un
cadre de mémoire et est accompagnée de ses horizons d'attente.
Cependant, dans un système de fonctionnement temporel qui distend les
bornes du rapport à la temporalité Ñ
instantanéité et éternité Ñ, il faut pour le
narrateur savoir replacer l'information au sein de ce cadre qui va borner sa
temporalité afin de « réduire le désordre
engendré par le saillant de l'événement en constituant
autour de lui une matrice d'intelligibilité. »
(Arcquembourg,1996:35)
Aussi, dans une situation de flux informationnel,
l'information est toujours en train de se produire : comment faire le tri ? Au
sein de l'équipe, qui écrit sur quel sujet ? On constate sur PP
une double temporalité des articles : les article à forte
réactivité, qui sont traités sous forme de news et qui
sont plus brefs en contenus, ainsi que les articles à forte valeur
ajoutée, qui sont des articles « de fond », appelé dans
l'équipe « articles longs », s'articulant autour de
thèmes généraux (à pertinence temporelle
relativement longue), et traités dans des contenus écrits plus
longues. Il faut savoir jongler entre ces deux formes de temporalités :
à la fois être réactif sur le court terme, traiter dans
l'instantanéité, en même temps que traiter des sujets plus
« de fond », i.e. dont la pertinence temporelle n'est pas
limitée à des bornes temporelles courtes autour de
l'écriture. Sur PP, il s'agit par exemple de traiter des sujets
d'actualité Ñ sortie d'album, de clip, événements,
etc. Ñ, mais aussi savoir toucher des sujets dont l'information est plus
longue, voire sans aucune pertinence temporelle réelle Ñ un
article qui pourrait être publié à un an ou plus de
différence sans qu'il n'en perde de son intérêt de
lecture.
Cette seconde catégorie d'article traite de
récit qui ne s'attache pas à un événement
borné par des frontière définies par un temps, un
récit qui n'est pas clairement borné autrement que par le
thème qu'il traite, i.e. par l'intrigue qui l'embrasse. Cette forme
d'articles « prend ensemble et intègre dans une histoire
entière et complète les événements multiples et
dispersés, et ainsi schématise la signification intelligible qui
s'attache au récit comme un tout. » (Ricoeur,1983:10) En d'autres
termes, alors que la première forme d'écriture s'attache à
l'unique, à l'événement en tant qu'il est « ce que
des êtres agissants font arriver ou subissent » (ibid:173) de
manière ponctuelle, attaché à l'unicité d'une
action qui survient, la seconde forme d'écriture, à
temporalité longue, s'attache à reconstruire l'histoire d'une
pluralité d'événement, au travers d'une intrigue qui les
unit. Un rapport diachronique et synchronique s'attache à ces deux
formes : la première forme d'écriture tend à symboliser
une synchronie entre le moment de l'événement et le moment de
l'écriture, la seconde forme insiste sur la diachronie entre l(es)
événement(s) et l'écriture Ñ et ipso facto une
synchronie et une diachronie de lecture.
Pour exemplifier cette différence entre ces deux
temporalités, nous allons prendre les 5 articles publiés le
12.03.14 sur PP. Le premier (1) de la journée est la citation d'un tweet
fait par une artiste deux jours avant. Le second (2) propose l'écoute en
streaming de l'EP d'un duo, possible sur un site extérieur jusqu'au
17.03.14. Le troisième article (3) propose la découverte d'une
création culinaire
Page 88 sur 99
Colin FAY
d'un cuisinier ayant posté sa création sur
Instagram deux jours avant l'écriture de l'article. Le quatrième
(4) est un article sur six gadgets promotionnels originaux. Le cinquième
(5) est un clip, sorti le jour même.
Parmi ces cinq articles, quatre sont synchroniques, et un seul
possède un caractère diachronique : il regroupe six objets
promotionnels reçus par la presse entre 2008 et 2013. Alors que la
réception de ces six objets reste, pour chacun, un
événement ponctuel, borné dans le temps, c'est par la
création d'une intrigue thématique que l'écriture de cet
article est possible : c'est la thématique de « gadget insolite
» qui permet de créer cet événement d'écriture
et le rendre préhensible par la lecture. Sur les quatre articles
synchroniques, nous pouvons y lire une modalité qui accroche au
présent, avec une forte utilisation du passé composé
« a dit », « l'a fait », « a inventé » ou
encore « a dévoilé », voir tout simplement
l'utilisation du présent « découvrez » ou « est en
écoute » dans le titrage des articles. À l'inverse,
l'article (4), diachronique, possède un titre sans temporalité.
On retrouve également cette diachronie dans le chapeau de l'article :
« longtemps », et « souvenez-vous ». Dans le contenu de cet
article, les verbes marquent clairement le décrochage diachronique entre
le moment d'écriture et le moment de l'événement «
était », « lança », « avait glissé
», ou encore « offrirent ». Un usage de l'imparfait, temps du
décrochage, que l'on ne retrouve à aucun moment des quatre autres
articles. Qui plus est, cet article diachronique, dont
l'événement le plus proche est d'une année
précédente, pourrait très bien être écrit une
année plus tôt, au moment de la réception de l'objet de
2013, mais pourrait très bien sortir sur la plateforme une années
plus tard que la date de parution.
Sur ces cinq articles, le diachronique possède plus de
contenu au niveau écriture. En effet, le (1) possède 298 mots,
(2) 278 mots, (3) 266 mots, (4) 876 mots et le (5) 234 mots. Le seul a avoir
été écrit par un pigiste est le (4), le diachronique
possédant le plus de mots. On constate ainsi sur PP une distribution
particulière de ces deux formes d'écritures : alors que les
rédacteurs attitrés jonglent entre ces deux modèles, le
recourt aux pigistes se fait toujours pour des articles diachronique, ce sont
des articles dont le paiement est compté, et qui sont plus longs,
demandant plus de recherche et de temps d'écriture, qui se jouent dans
des planifications plus grandes, notamment pour des contraintes logistiques :
le pigiste propose des sujets au rédacteur en chef, qui ensuite demande
validation à la marque, une fois le sujet validé, le pigiste a
quelques jours de rédaction avant que le sujet ne soit mis en ligne. En
même temps, si nous prenons le nombre moyen de lectures sur les articles
écrits par quatre pigistes, nous constatons que nous trouvons une
moyenne de lectures de 4873 / 5982 / 4138 et 4316 Ñ rappelons que le
nombre moyen de lectures est de 2345. Nous constatons que le travail des
pigistes est signe d'une valeur-lecture double, par rapport à la
valeur-lecture moyenne du site.
Page 89 sur 99
Colin FAY
Conclusion
Ainsi, nous avons vu tout au long de ce travail l'impact de la
disparition du support dans le modèle médiatique des pure-players
; une disparition qui est la caractéristique même de la
définition de ce modèle Ñ pour rappel, le pure-player
vient de l'anglais « pure » et « play », signifiant que son
activité (« play ») est homogène (« pure »).
En d'autres termes, dans le cas qui nous intéresse présentement,
le pure-player est une organisation médiatique occupée dans
l'unique création de contenus écrit (au sens large de
l'acceptation écrit, comme nous l'avons déjà défini
en début de ce travail). De ce fait, ces pure-players sont exempts de la
production du support de lecture de leur contenu, i.e. de publication
matérielle. Le coeur de leur activité est l'écriture, qui
est ensuite virtualisée afin d'être actualisé par les
lecteurs sur leurs propres supports Ñ des supports qui peuvent
également actualiser d'autres médias. Cette disparition du
support, en tant que fruit de l'organisation médiatique par
l'omniprésence de la virtualisation, bouleverse les codes et normes des
médias traditionnels.
L'angle pris par ce travail a été l'analyse de
l'impact de la virtualisation des pure-players sur la temporalité, une
question stratégique majeure.
Nous nous sommes dans un premier temps intéressé
à l'économie générale de la virtualisation et du
numérique, en développant l'importance qu'a prise aujourd'hui
l'économie de l'attention. Dans un monde numérique de
virtualisation où les contraintes du support disparaissent, les
coûts de production de l'information et du contenu prennent une courbe
qui tend vers le nul ; et les coûts d'accès tendent à
emprunter le même chemin : sur un seul support, un nombre
quasi-illimité de contenu peut être actualisé, et le
rapport entre le coût du support et le coût de l'information, au
travers le temps, suit une courbe qui pointe vers le nul. Le lecteur (au sens
large, c'est-à-dire englobant également le journaliste en
position de veille) se trouve ainsi dans une situation d'information
overload, dans laquelle le temps qu'il peut allouer à la lecture
médiatique est immensément moins important que le temps qu'il lui
faudrait pour lire l'ensemble de ce qui est à sa disposition :
l'information, le contenu est abondant là où le temps pour y
accéder devient la ressource rare. L'attention devient un enjeu central
des pure-players, puisque, guidés soit par la publicité soit par
la recherche de présence symbolique, ils doivent maximiser le nombre de
lectures et d'interactions, relativement à leur taille et leur ligne
éditoriale Ñ une tendance gonflée par la place massive
qu'ont pris les RSN dans le cycle de vie des pure-players, système
hautement interactionnels.
Nous avons également développé comme la
virtualisation inhérente à cette forme médiatique
était créatrice d'une temporalité non plus basée
sur une périodicité mais sur une temporalité en
flux-sédimentation : le contenu n'est plus lié à une
publication suivant une régularité basée sur les
contraintes de production du support, mais au contraire existe dans un flux, se
chassant continuellement, en même temps qu'il en vient à se
stocker sur le réseau, dans un potentiel infini d'autant plus
éternel que la virtualisation annihile les barrières temporelles
entre les contenus, généralisant le statut de trace de
l'écriture numérique.
Page 90 sur 99
Colin FAY
Enfin, nous avons analysé l'effet longue traine, et son
caractère synchronique Ñ sur le flux Ñ et diachronique
Ñ sur la sédimentation Ñ : d'un point de vue synchronique,
c'est-à-dire si l'on prend le contenu global produit par un média
à un moment donnée, on constate que les articles populaires se
placent sur un stock de lectures moins important que les articles moins
populaires (notre corpus a révélé que 50 % des lectures
étaient faites sur plus de 85 % du contenu, et donc que les 15 % les
plus populaires n'étaient pas ceux qui engrangeaient le plus fort stock
de lectures, malgré des différences de nombre de lecture par
article immense Ñ là où les 10 articles les moins lus le
sont entre 200 et 300 fois, les 10 les plus le sont entre 40.000 et 80.000
fois) ; d'un point de vue diachronique, nous pouvons constater que les articles
continuent d'augmenter leur nombre de lectures au delà de leur pic de
lecture Ñ alors qu'un pic de lecture est impulsé par le moment de
publication sur les RSN, un article continue à accumuler des lectures au
delà de ce pic où le nombre de lectures / heure est à son
plus haut, ainsi continuant d'engranger un stock attentionnel bien au
delà de son moment d'écriture. Une diachronie d'autant plus
renforcée par le nouveau pic de lecture que peut connaître un
article lorsqu'un signe passeur renvoie vers lui.
Aussi, nous nous sommes penchés sur l'impact du
côté du narrateur. Nous avons analysé le bouleversement des
récits, dont la contextualisation et la définition des bornes
spatio-temporelles sont devenues complexes car floues, de par l'effondrement de
ces bornes dû à la virtualisation.
Nous avons aussi analysé la dissolution de la figure
écrivante par les différentes identités narratives
numériques adoptées par les pure-players, ainsi que leur impact
sur la légitimité des scripteurs comme des organisations de
manière globale. Une dissolution d'autant plus
accélérée par l'importance prise par les RSN et leur
injonction à l'interaction Ñ c'est l'identité de
l'organisation qui est devenue centrale sur les RSN, au détriment de
celle du narrateur.
Nous avons ensuite analysé l'importance massive prise
par l'injonction à la vitesse, créatrice d'un certain nombre de
pratiques et de tensions au sein de l'organisation. D'abord, nous avons vu
comme cette injonction à la vitesse était créatrice d'une
illusoire pratique de l'immédiateté, d'autant plus
renforcée par l'usage de RSN comme Twitter ou Instagram. Une pratique de
l'immédiateté qui provoque des tensions quant aux
temporalités de travail : un immédiat ne peut se combiner avec la
périodicité du travail traditionnel Ñ les temps
entrecoupés travail / non-travail ne s'accordent pas sur le
modèle de l'immédiat. Un peu plus loin, la couverture
événementielle « directe », en « live »,
contredit elle aussi cette périodicité traditionnelle du
travail.
Nous avons ensuite abordé la délégation
à la technique de cette injonction à la vitesse, combinée
à un usage important de l'image, signe plus immédiat que
l'écrit. La question du rapport à l'information a enfin
été traitée, autour du rapport du narrateur à ses
sources et de la tentation de ces scripteurs à avoir recours au
copier-coller. Tous ces points sous-tendent une place forte prise par les
processus de synchronisation au sein de l'organisation.
Du côté du lecteur, nous avons vu comme la
virtualisation autorise l'accès, dans des temporalités et sur des
supports semblables, à des écrits spatialement ou
Page 91 sur 99
Colin FAY
temporellement déconnectés : les
frontières traditionnellement dressées par le temps et l'espace
s'effondrent au profit d'une uniformisation du temps d'accès, quels que
soient les lieux ou les moments d'écriture et de lecture. La
contextualisation ainsi que la légitimité devient diffuse,
difficilement définissable et bornable. En même temps, ils
deviennent acteurs de la lecture, ce sont eux qui ont entre leurs mains le
processus d'actualisation.
La lecture est devenue action, et action d'écriture, de
par la traçabilité du mouvement au sein du numérique,
traçabilité Ñ visible et invisible Ñ faite sur les
RSN. Ces RSN, de par leur injonction à l'interaction (sous-tendues par
des algorithmes pour certains, rendant au passage caduque le hasard et la
sérendipité), entrainent le lecteur à devenir de plus en
plus acteurs, c'est-à-dire performateur au delà du simple fait de
lecture : écritures, réactions, échanges, partages sont
devenus des pratiques courantes sur le réseau face à une lecture,
dépossédant le narrateur un peu plus de son texte, d'autant plus
si le lecteur relève une erreur ou se révèle expert sur un
sujet (peut-être plus que le journaliste), rendant une sensibilité
forte du média au relèvement de points faibles ou d'erreur.
Nous avons également vu comme l'injonction à la
vitesse laissait de moins en moins de place à la fois à la
vérification comme à la lecture complète : une faible
proportion des articles sont lus, et une proportion est même
partagée sans être lu.
Du côté écriture, nous avons vu
l'importance prise par une nouvelle forme de signes : les signes passeurs,
permettant de structurer les récits en même temps qu'annihilant
les distances temporelles. Ce sont des signes qui, dans le milieu qu'est
Internet, sont des noeuds de passages, des points névralgiques de
parcours indispensable dans l'économie de l'attention. En même
temps, ce sont des signes qui font disparaitre l'uniformité d'une
logique de parcours, permettant différents points d'entrée au
sein d'un récit, points d'entrée apparaissant parfois de
manière diachronique, bien après l'événement
premier d'écriture d'un article. Ce sont des signes qui demandent une
connaissance approfondie du territoire, une pratique régulière de
ce dernier, pouvant être relayé à un acteur qui
écrit sur l'article sans pour autant le signer.
Aussi, comme nous l'avons déjà abordé
plus haut, l'injonction à la vitesse fait que l'écriture se
relaye en partie à la technique, à l'automatisme, en même
temps qu'elle devient peuplée d'images, de vidéos et de sons, une
forme d'écriture plus immédiate que le texte, mais à
l'impact différent.
Page 92 sur 99
Colin FAY
Limites
Comme toute étude, notre angle d'analyse
présente un certain nombre de limites.
D'abord, nous avons souhaité nous concentrer
majoritairement sur le support Ñ ou plutôt, ici, sur l'absence de
ce support Ñ, en laissant de côté le contenu. Cette
concentration est faite par choix, car se concentrer sur le support permet une
plus grande théorisation des pratiques. D'autant que la trame commune
des pure-players reste cette absence de support, bien plus qu'une unité
de contenu. La faiblesse présentée par ce choix reste que le
contenu a lui aussi un pouvoir d'influence sur les dynamiques de travail,
notamment lorsque nous nous interrogeons sur la temporalité Ñ
d'autant plus que dans notre corpus, le rapport à la temporalité
reste relatif, il n'y a pas, pour un contenu culturel, de véritable
rapport à l'urgence, ce qui permet un recul plus important dans
l'écriture, en même temps qu'il y a très peu de sujets
« sensibles » pouvant créer la polémique : les points
de faiblesse possiblement pointés par les lecteurs (et donc
référant au contenu), restent à impact faible.
Cette étude s'est également centrée sur
un média uniquement numérique, et la dialectique print/web n'est
donc pas prise en compte dans les tensions professionnels. Cependant, ce
nouveau paradigme est central, non pas aux nouveaux médias naissant sur
le web, mais aux anciens voulant survivre à cette transition.
Le corpus que nous avons choisi est également
créateur d'un certain nombre de limites : en tant que support marketing
appartenant à une seule marque, le droit de regard de la marque est
omniprésent, plus que sur un support médiatique autre qui, bien
que fonctionnant sur un modèle publicitaire, dépend moins d'une
marque unique. Également, ce support est de naissance récente, et
ne relève pas d'une transition entre le physique et le web : les
tensions temporelles et organisationnelle entre print et web ne se manifestent
pas. D'autant plus que l'équipe rédactionnelle du corpus
envisagé est une petite équipe, composé majoritairement de
« natifs numériques », possédant une aisance avec le
numérique : les tensions organisationnelles créées par la
transition vers web dans les rédactions ne se ressentent pas sur notre
corpus Ñ ce ne sont pas d'ancien journalistes du print tournés
vers le numérique. De plus, la création de ce média reste
récente, l'histoire de l'entreprise pèse un poids très
faible, presque peu existante. Il y a peu de mémoire collective de ce
média, d'autant plus aux vues de enchevêtrement de l'équipe
de ce média avec d'autres organisation : d'une part l'équipe
rédactionnelle partageant les lieux et les territoires
d'écriture, en même temps que d'autre part le regard donnée
à la marque et son histoire99.
99 La pertinence du choix de ce corpus est
développée dans la première partie de l'Introduction.
Page 93 sur 99
Colin FAY
Quelle valeur ajoutée ?
La question de la valeur ajoutée est devenue
inévitable au sein de l'économie de l'attention. En effet, «
il est difficile de capter de l'attention nouvelle en répétant
exactement ce que vous ou quelqu'un d'autre a déjà fait
auparavant, cette nouvelle économie est basée sur une
originalité sans fin, ou tout du moins la tentative de cette
originalité. » (Goldhaber,1997, notre traduction, nous
soulignons100) En effet, comme nous l'avons déjà
amplement développé, les lecteurs, vivant l'information
overload ainsi qu'une forme de pénurie temporelle, recherchent une
information nouvelle, non-redondante, afin de ne pas « gaspiller »
leur temps. Le média doit trouver cette « originalité
», au sens d'unique, de singulier, qui attire l'oeil du lecteur et va le
rendre enclin à cliquer. Cette originalité n'est pas pertinente
uniquement de manière ponctuelle, mais bel et bien également sur
le long terme : nous avons amplement développé l'effet longue
traine, révélant que le stock attentionnel ne se place pas
uniquement dans la rapidité, mais bien dans la durée Ñ
i.e. dans la sédimentation, notamment grâce à l'existence
des signes passeurs.
C'est pourquoi les médias doivent jouer la carte de la
double temporalité : l'écriture doit produire du contenu
synchronique et diachronique. Synchronique, c'est-à-dire de
l'écriture qui apparait comme proche du moment de
l'événement, et diachronique, i.e. dont la distance temporelle
entre la lecture et l'écriture n'est pas l'angle central pris par
l'article, c'est au contraire la question thématique qui vient prendre
ensemble l'hétérogène des actions. Sur le corpus que nous
avons analysé, le synchronique s'applique massivement à des
formats courts (plus ou moins 300 mots), là où le diachronique
prend en règle général des formes longues (800 mots et
plus) de par sa tournure thématique demandant de recouper divers
événements au sein d'un même article. Sur notre corpus, les
rôles restent définis sur ces contenus, puisque les pigistes
travaillent uniquement sur des formats longs, là où les
rédacteurs fixes prennent place au sein des deux formes. En même
temps, l'on constate que les écrits longs des pigistes récoltent
deux fois plus de lectures que la moyenne du corpus. Si nous prenons les cent
articles les plus lus de notre corpus, 42 sont au format court, 58 au format
long, là où 54 sont synchroniques et 46 diachroniques. Si l'on se
concentre sur les 10 premiers, 3 sont courts, 7 sont longs. 5 sont
synchroniques, 5 diachroniques. Sur la tranche de cent, 7 articles ont
été écrits par des pigistes. Sur les cinquante les plus
lus, 4 l'ont été par un pigiste. Sur la tranche des dix plus lus,
un a été écrit par un pigiste.
Ainsi, nous constatons que plus nous avançons dans le
classement du plus lu au moins lu, moins les pigistes (employés pour du
format long) sont présents : ils représentent 10 % des dix plus
lus, 8 % des cinquante les plus lus, et 7 % des cent les plus lus. Nous voyons
donc que l'écriture par les pigistes reste liée à un fort
taux de lectures Ñ leur identité narrative présentant un
poids concurrentiel dans le taux de lectures. En même temps, il ne semble
pas se dégager de tendance face au caractère court/long ou
synchronique/diachronique de l'article : la
100 « it is hard to get new attention by repeating
exactly what you or someone else has done before, this new economy is based on
endless originality, or at least attempts at originality.
» Comme le souligne le Oxford Advanced Learner's Dictionnary,
originality renvoie à « the quality of being
new and interesting in a way that is
different from anything that has existed before. »
(nous soulignons)
Page 94 sur 99
Colin FAY
répartition de ces caractéristiques sur les
articles les plus lus semble se faire pour moitié dans chaque plan.
Nous pouvons donc constater qu'il devient difficile de
définir la valeur à apporter à l'écriture :
là où les coûts de production Ñ physiques Ñ
semblent tendre vers zéro, il devient complexe de définir
là où se place la valeur de l'écriture. En même
temps qu'elle peut se définir par le temps passé à sa
création, ce temps d'écriture n'est pas corrélatif du
nombre de lectures qu'il va engendrer. Juger la valeur d'une écriture
sur la fraicheur de son actualité Ñ sa synchronie Ñ ne
semble pas pouvoir garantir non plus un haut taux de lecture, tout comme la
valeur d'un groupement thématique, long, « de fond » Ñ
et donc diachronique Ñ ne garantie pas lui non plus un nombre
conséquent de lectures. Privilégier l'une ou l'autre de ces
valeurs ne permet pas de garantir un fort stock attentionnel, là
où 1 article à 10 000 lectures permet un stock plus faible que
100 articles à 201 lectures.
Nous pouvons donc en conclure que la valeur ajoutée est
devenue diffuse, et que la stratégie d'écriture se doit
d'être mixte : à la fois du contenu court ou long, axé sur
une temporalité synchronique ou diachronique. Une stratégie qui
demande une équipe aux caractères multiples Ñ un contenu
court et synchronique nécessite de la rapidité ainsi qu'une forte
compétence de veille, de synthèse et de connaissance du
territoire afin de pouvoir juger de la pertinence ; un contenu court
diachronique (restant une pratique minoritaire) conjugue un besoin de
créativité thématique, de connaissance précises sur
le point traité, ainsi qu'un besoin de synthèse ; un contenu long
synchronique existe à condition de veille efficace, de
réactivité, de rapidité de lecture et d'écriture,
de fortes compétences rédactionnelles, mais aussi de connaissance
sur le sujet traité ; enfin, le contenu long à tendance
diachronique sous-tend une créativité pour déceler une
thématique, un temps disponible pour la recherche sur la question et/ou
une haute connaissance du thème traité, ainsi que de bonnes
compétences rédactionnelles.
Page 95 sur 99
Colin FAY
Ouverture
Nous avons montré que l'économie de l'attention
était en adéquation avec le modèle économique
publicitaire actuel, d'autant plus important que tout comme le contenu, sur un
pure-player la publicité n'est plus limitée par les bornes du
support. Dans la prolongation du paradigme traditionnel, les médias
numériques actuels continuent de se construire selon les
catégories usuelles utilisées par la presse : notre corpus en est
l'exemple parfait, où la rédaction reste à fonctionner sur
une temporalité traditionnelle de travail. Ce sont des organisations qui
fonctionnent sur un modèle économique de rétribution de
production de contenu : les organisations emploient des producteurs de contenu
(les narrateurs, comme nous les avons appelés). Cependant, dans ces
paradigmes où le support ne limite plus ni le temps ni l'espace Ñ
un acteur peut produire un ou mille mots dans la même journée de
travail, sans surplus économique de production matérielle
Ñ comment évaluer la valeur de ce travail ? Là où,
dans un média traditionnel, il était encore simple de quantifier
une valeur au nombre de mots produits (dans un média traditionnel,
l'équipe d'un journal doit produire tant de pages, une émission
doit durer tant de minutes, etc.), cette absence de contraintes du support
laisse en suspens la question de la valeur du travail : schématiquement,
comment juger qu'une seule production médiatique dans une journée
a plus de valeur que dix productions ?
D'autant plus dans des rédactions qui combinent les
deux formes de publications (print et web), comment faire vivre ensemble ces
deux types d'écriture et leur donner une valeur ? Ces médias
doubles n'ont pas été étudié dans ce travail, mais
cette double existence de l'écrit est pourtant au centre des
questionnements actuels d'un grand nombre de médias « anciens
» qui souhaitent survivre à la transition du web.
L'économie de l'attention semble être une
première réponse, situant la haute valeur d'un contenu à
la haute attention que les lecteurs lui porte : haut nombre de lectures et
d'interactions, en d'autres termes, c'est le temps passé par le lecteur
sur un contenu qui apporterait la haute valeur d'une production Ñ non
plus le temps de travail passé sur la production, comme
l'avançaient les théories traditionnelles de la valeur (notamment
développées par Ricardo puis Marx). La complexité de cette
modélisation restant l'imprédictibilité du nombre de
lecture en amont de la publication.
Page 96 sur 99
Colin FAY
Bibliographie
ABEL, Olivier, et Jérôme PORÉE. 2007. Le
vocabulaire de Paul Ricoeur. Paris: Ellipses.
AGUITON, Christophe, et Dominique CARDON. 2007. « The
Strength of Weak Cooperation: an Attempt to Understand the Meaning of Web 2.0
». Communications & Strategies, n° 65 (mars): 51-65.
AKOUN, André. 2002. « Nouvelles techniques de
communication et nouveaux liens sociaux ». Cahiers internationaux de
sociologie 112 (1): 7.
ALLOUCHE, Victor. 2012. Approche interprétative des
discours de presse. Paris: Harmattan.
ALMEIDA, Nicole d'. 2001. Les promesses de la
communication. Paris: Presses Universitaires de France.
ANDERSON, Chris. 2004. « The Long Tail ». Wired,
n° 12.10.
ÑÑÑ. 2008. The Long Tail: Why the Future
of Business Is Selling Less of More. Revised edition. New York: Hachette
Books.
ARCQUEMBOURG, Jocelyne. 1996. « L'événement
dans l'information en direct et en continu. L'exemple de la guerre du Golfe
». Réseaux 14 (76): 31-45. ASSOULINE, Pierre, Daniel BOUGNOUX,
Régis DEBRAY, et Louise MERZEAU. 2007. « Après le journal,
les journalistes ». Médium 10 (1): 67-78. AUBERT, Nicole et
Claudine AROCHE, 2011. Les tyrannies de la visibilité: être
visible pour exister. Sociologie clinique. Toulouse: Erès.
BARTHES, Roland. 1953. Le degré zéro de
l'écriture. Paris: Éditions du Seuil. ÑÑÑ.
1957. Mythologies. Paris: Editions du Seuil.
ÑÑÑ. 1966. « Introduction à
l'analyse structurale des récits ». Communications 8 (1): 1-27.
ÑÑÑ. 1968. « La mort de l'auteur
».
BASTIN, Ariane. 2012. « Le journalisme narratif et la
responsabilité éditoriale ». Médiatique, n°
49.
BATOUT, Jérôme. 2011. « Le monde selon Facebook
». Le Débat 163 (1): 4. BEUSCART, Jean-Samuel. 2008. «
Sociabilité en ligne, notoriété virtuelle et
carrière artistique ». Réseaux n° 152 (6): 139-168.
BONNEAU, Vincent, et Michel GENSOLLEN. Web 2.0 the Internet
as a digital common. Communications et Stratégie n°67.
BOUGNOUX, Daniel. 2007. « Glissements progressifs de
l'autorité ». Médium 10 (1): 27-40.
BUCHER, Taina. 2012. « Want to Be on the Top? Algorithmic
Power and the Threat of Invisibility on Facebook ». New Media &
Society, avril. CARCASSONNE, Marie. 1998. « The concepts of mediation and
mimesis by Paul Ricoeur: presentation and commentaries ». Hermès
n°22.
CARDON, Dominique. 2008. « Le design de la visibilité
». Réseaux n° 152 (6): 93-137.
ÑÑÑ. 2009. « Présentation
». Réseaux n° 152 (6): 7-17.
ÑÑÑ. 2011. « Réseaux sociaux de
l'Internet ». Communications 88 (1): 141. CARVALHO, Carlos Alberto de.
2012. « Understanding the journalistic narratives from the triple mimesis
proposed by paul ricoeur ». Matrizes 6 (1): 169-187. CREPEL, Maxime. 2008.
« Les folksonomies comme support émergent de navigation sociale et
de structuration de l'information sur le web ». Réseaux n° 152
(6): 169-204.
Page 97 sur 99
Colin FAY
CRISTOFOLI, Pascal. 2008. « Aux sources des grands
réseaux d'interactions ». Réseaux n° 152 (6): 21-58.
DAMIEN, Robert, et Paul MATHIAS. 2009. « Présentation
». Cités 39 (3): 9-12. DAVALLON, Jean, et Yves JEANNERET. 2004.
« La fausse évidence du lien hypertexte ». Communication et
langages 140 (1): 43-54.
DE SAINT PULGENT, Maryvonne. 2012. « Raison et
déraison du droit d'auteur ». Médium 32-33 (3): 10-18.
DEBRAY, Régis. 1991. Cours de médiologie
géneàale. Bibliothèque des idées. Paris:
Gallimard.
DEGRAND, Amandine. 2012. « Le journalisme face au web:
Reconfiguration des pratiques et des représentations dans les
rédactions belges francophones ». Louvain: Université
Catholique.
DELEUZE, Gilles. 1990. « Post-Scriptum sur les
sociétés de contrôle. » DELEUZE, Gilles, et
Félix GUATTARI. 1980. Mille plateaux. Collection «
Critique », t. 2. Paris: Éditions de minuit.
DERRIDA, Jacques. 1971. « Signature,
événement, contexte ». Communication au Congrès
international des Sociétés de philosophie de langue
française. Montréal. DEVAUCHELLE, Bruno. 2012. Comment le
numérique transforme les lieux de savoirs: le numérique au
service du bien commun et de l'accès au savoir pour tous. Paris :
Fyp éditions.
DOUEIHI, Milad. 2010. « Google ou le temps effacé
». Médium 23 (2): 54-62. ERTZSCHEID, Olivier, Gabriel GALLEZOT, et
Eric Boutin. 2007. « Perspectives documentaires sur les moteurs de
recherche : entre sérendipité et logiques marchandes ».
http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00172169.
ESTIENNE, Yannick. 2011. « Un monde de verre: Facebook ou
les paradoxes de la vie privée (sur)exposée. » In Actes du
15ème colloque Creis-Terminal. Paris: L'Harmattan.
FAN, Rui, Jichang ZHAO, Yan CHEN, et Ke XU. 2013. « Anger is
More Influential Than Joy: Sentiment Correlation in Weibo ».
arXiv:1309.2402 [physics].
http://arxiv.org/abs/1309.2402.
FEKETE, Jean-Daniel et Nathalie HENRY. 2008. «
Représentations visuelles alternatives pour les réseaux sociaux
». Réseaux n° 152 (6): 59-92.
FLICHY, Patrice. 2004. « L'individualisme connecté
entre la technique numérique et la société ».
Réseaux 124 (2): 17.
FOGEL, Jean-François, et Bruno PATINO. 2005. Une
presse sans Gutenberg. Paris: Grasset.
GAULTIER-GAILLARD, Sophie, et Florent PRATLONG. 2012. « Le
risque de réputation: le cas du secteur bancaire ». Management
& Avenir 48 (8): 272-288. GENETTE, Gérard. 1979. Introduction
à l'architexte. Collection Poétique. Paris: Seuil.
GOFFMAN, Erving. 1974. Les rites d'interaction. Les
Editions de Minuit. GOLDHABER, Michael H. 1997. « The attention economy
and the Net ». First Monday 2 (4).
http://firstmonday.org/ojs/index.php/fm/article/view/519.
GRAELLS-GARRIDO, Eduardo, Mounia LALMAS, et Daniele QUERCIA. 2013. « Data
Portraits: Connecting People of Opposing Views ». arXiv:1311.4658 [cs],
novembre.
http://arxiv.org/abs/1311.4658.
GRANJON, Fabien, et Julie DENOUEL. 2010. « Exposition de soi
et reconnaissance de singularités subjectives sur les sites de
réseaux sociaux ». Sociologie 1 (1): 25.
Page 98 sur 99
Colin FAY
GROSS, Doug. 2012. « Have smartphones killed boredom (and is
that good)? » Have smartphones killed boredom (and is that good)?
GROSSETTI, Michel. 2007. « Les limites de la symétrie
». Sociologies.
http://
sociologies.revues.org/712
JEANNE-PERRIER, Valérie. 2005. « L'écrit sous
contrainte : les Systèmes de management de contenu (CMS) ».
Communication et langages 146 (1): 71-81. JEANNERET, Yves. 2007. «
Logistiques de l'écrit ». Médium 10 (1): 41-50. JOSSET,
Raphaël. 2011. « Inconscient collectif et noosphère. Du
«monde imaginal» au «village global» ».
Sociétés 111 (1): 35.
JOULE, Robert-Vincent, et Jean-Léon BEAUVOIS. 2004.
Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes
gens. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.
KALLINIKOS, Jannis. 2009. « D'un soi émietté.
» Cités n° 39 (3): 13-26. LACROUX, François, et
Laetitia NOURRY. 1997. « Temps et rythme de la stratégie. »,
17ème conférence de l'AIMS
LATOUR, Bruno. 2010. « Prendre le pli des techniques ».
Réseaux 163 (5): 11. LAVELLE, Sylvain. 2009. « Politiques des
artefacts. » Cités n° 39 (3): 39-51. LEROI-GOURHAN,
André. 1964. Le geste et la parole 1. Paris: A. Michel.
LÉVY, Pierre. Sur les chemins du virtuel. Online. Hypermedia -
Paris 8.
LITS, Marc. 2008. Du récit au récit
médiatique. Bruxelles: De Boeck (ERPI). ÑÑÑ.
2012. Récit Médiatique et journalisme narratif. Vol. 49.
Médiatiques. Online: Université Catholique de Louvain.
LORINO, Philippe. 2005. « Contrôle de gestion et mise
en intrigue de l'action collective ». Revue française de gestion
159 (6): 189-211.
LYONS, John D. 2004. « Au seuil du panoptisme
général ». Dix-septième siècle 223 (2):
277.
MARION, Philippe. 1997. « Narratologie médiatique et
médiagénie des récits ». Recherches en Communication
7 (7): 61-87.
MATHIAS, Paul. 2009. « Note introductive aux
identités numériques ». Cités n° 39 (3):
59-66.
MATHIAS, Paul et Robert DAMIEN. 2009. « Présentation
». Cités n° 39 (3): 9-12.
MCLUHAN, Marshall. 1968. Pour comprendre les média:
les prolongements technologiques de l'homme. Paris : Mame/Seuil.
MERZEAU, Louise. 2009a. « De la surveillance à la
veille ». Cités n° 39 (3): 67-80.
ÑÑÑ. 2009b. « Du signe à la
trace : l'information sur mesure ». Manuscrit Auteur, avril, 1-9.
MIGUELEZ, Roberto. 2007. « Narration, connaissance et
identité chez Paul Ricoeur, Temps et récit, Tomes 1, 2 et 3,
Paris, Éditions du Seuil, 1983, 1984 et 1985. » Philosophiques 14
(2): 425-433.
MONDOUX, André. 2011. « Identité
numérique et surveillance ». Les Cahiers du numérique Vol. 7
(1): 49-59.
MUL, Jos de. 2009. « Des machines morales ».
Cités n° 39 (3): 27-38.
NEGRI, Toni. 2002. « Pour une définition ontologique
de la multitude ». Multitudes, n? 2: 36-48.
PAQUEROT, Mathieu, Anne QUEFFELEC, Isabelle SUEUR, et Guillaume
BIOT-PAQUEROT. 2011. « L'e-réputation ou le renforcement de la
gouvernance par le marché de l'hôtellerie? » Management &
Avenir 45 (5): 280-296.
Page 99 sur 99
Colin FAY
PEREA, François. 2010. « L'identité
numérique: de la cité à l'écran. Quelques aspects
de la représentation de soi dans l'espace numérique ». Les
Enjeux de l'information et de la communication Volume 2010 (1): 144-159.
PONCIER, Anthony. 2009. « La gestion de l'image de
l'entreprise à l'ère du web 2.0 ». Revue internationale
d'intelligence économique 1 (1): 81-91.
PORTE, Xavier de la. 2012. « Les smartphones ont-ils
tué l'ennui? » Place de la toile, France culture Online.
QUÉRÉ, Louis. 1994. « Sociologie et
sémantique: le langage dans l'organisation sociale de
l'expérience ». Sociétés contemporaines 18 (1):
17-41.
Ricoeur, Paul. 1983. Temps et récit Tome 1.
Paris: Seuil.
ÑÑÑ. 1985a. Temps et récit Tome
2. Paris: Seuil.
ÑÑÑ. 1985b. Temps et récit Tome
3. Paris: Seuil.
ÑÑÑ. 1996. Soi-même comme un
autre. Paris: Seuil.
RIEDER, Bernhard. 2010. « De la communauté à
l'écume : quels concepts de sociabilité pour le « web
social»? » tic&société 4 (1): 34-53.
ROSA, Hartmut. 2012. Aliénation et
accélération: vers une théorie critique de la
modernité tardive. Paris: la Découverte.
ROSEN, Jeffrey. 2010. « The Web Means the End of Forgetting
». The New York Times, juillet 21, sect. Magazine.
http://www.nytimes.com/2010/07/25/magazine/
25privacy-t2.html.
ROTH, Camille, Dario TARABORELLI, et Gilbert NIGEL. 2008. «
Démographie des communautés en ligne ». Réseaux
n° 152 (6): 205-240.
ROUVROY, Antoinette, et Thomas BERNS. 2010. « Le nouveau
pouvoir statistique ». Multitudes 40 (1): 88.
SARINO, Paul. 2007. « Les nouvelles hybrides ». Medium,
n° 10.
SASSO, Robert, et Arnaud VILLANI. 2003. Le vocabulaire de
Gilles Deleuze. Paris: Vrin.
SERENELLI, Adeline. 2012. « Mark Kramer ; The Narrative
Journalism ». Médiatique, n° 49.
SERRES, Alexandre. 2002. « Quelle(s) problématique(s)
de la trace? », décembre.
http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00001397.
SIMON, Herbert. 1969. « Designing organizations for an
information-rich world ». In .
SOUCHIER, Emmanuel. 1998. « L'image du texte pour une
théorie de l'énonciation éditoriale ». Les cahiers de
médiologie N° 6 (2): 137-145.
ÑÑÑ. 1996. « L'écrit
d'écran, pratiques d'écriture & informatique ».
Communication et langages 107 (1): 105-119.
SOUCHIER, Emmanuël, Yves JEANNERET, Joëlle LE MAREC.
2003. Lire, écrire, récrire: objets, signes et pratiques des
médias informatisés. Paris: Bibliothèque publique
d'information.
TISSERON, Serge. 2014. « Serge Tisseron, la culture
numérique ». Culture Mobile.
http://www.culturemobile.net/visions/serge-tisseron-culture-numerique.
TUSSEAU, Guillaume. 2004. « Sur le panoptisme de Jeremy Bentham ».
Revue Française d'Histoire des Idées Politiques 19 (1): 3.
VAN CRANENBOERCK, Marie. 2012. « L'écriture narrative
sur les nouveaux supports. » Médiatique, n° 49.
WOLLAST, Philine. 2012. « La photographie de presse à
la lumière du journalisme narratif ». Médiatique, n°
49.
ZARKA, Yves-Charles. 2009. « Internet ou la
révolution paradoxale ». Cités n° 39 (3): 3-6.
|
|