1
1. INTRODUCTION
1.1. Liminaire
Depuis le début des années 1990, le renforcement
du combat contre l'impunité des grands criminels, des auteurs de crimes
de guerre, de génocide et de crimes contre l'humanité, s'est
imposé comme une nécessité. Parallèlement à
la création de tribunaux pénaux internationaux, comme la Cour
pénale internationale (CPI) ou les cours ad hoc pour
l'ex-Yougoslavie ou le Rwanda, un grand nombre d'Etats ont mis en oeuvre le
Statut de Rome de la Cour pénale internationale (ci-après «
le Statut de Rome » ou « le Statut »), entré en vigueur
le 1er juillet 2002 pour la Suisse, en élargissant leur
compétence universelle nationale. L'idée sous-jacente est celle
de considérer que ces crimes dits « internationaux », ou
« mondiaux1 » sont dirigés contre l'humanité
dans son ensemble, que c'est donc dans l'intérêt de chaque Etat de
les réprimer, le but ultime étant d'éliminer les safe
havens dans lesquels les auteurs présumés peuvent trouver
asile2.
L'art. 12 du Statut précise son champ d'application et
les conditions auxquelles la Cour est compétente. Pour cela il faut que
l'Etat sur le territoire duquel un des crimes énumérés
à l'art. 5 du Statut a été commis (génocide, crimes
contre l'humanité, crimes de guerre) soit partie au Statut ou que
l'auteur des crimes en soit ressortissant. Même s'il n'y a aucune
obligation pour la Suisse, sur la base de ce Statut, de poursuivre l'auteur qui
est de passage dans notre pays, elle a tout intérêt à le
faire, ceci afin de ne pas attirer des personnages de cette trempe.
Certains Etats, comme la Belgique et l'Espagne, firent figure
de précurseurs dans ce domaine, ces deux Etats ayant pratiqué
pendant quelques années une définition particulièrement
large de la compétence universelle. Ailleurs en Europe, la question de
savoir dans quelle mesure une telle compétence est justifiée
faisait longtemps l'objet de controverses3. Les
développements juridiques au niveau international de ces
dernières années donnent à penser que la compétence
universelle fait dorénavant largement partie du catalogue de base des
compétences pénales en Europe.
Ce travail traitera de la mise en oeuvre de la
compétence universelle en droit suisse et son application aux cas
spécifiques concernant des personnes accusées de « crimes
internationaux » 4, souvent définis selon le jus cogens.
Tout en étant un des Etats les plus dynamiques dans la
création de la CPI5, la Suisse a mis longtemps pour mettre en
oeuvre cette compétence de façon efficace sur son propre
territoire6. Même si le Code pénal militaire suisse
permettait déjà de lutter dans ce sens auparavant, la
nécessité d'adopter une législation expressément
adaptée à ce genre de situation s'est cependant imposée.
Le législateur suisse a décidé de contribuer au combat
contre l'impunité des coupables de crimes de guerre, de génocide
et de crimes contre l'humanité, par le biais de l'adoption de l'art.
264m du Code pénal suisse (CP). Celui-ci est entré en
vigueur le 1er janvier 2011 dans le cadre de la mise en oeuvre du Statut de
Rome de la CPI. Selon la formulation
1 ZIMMERMANN, p. 516, note 80.
2 KOLB (2012), p. 254.
3 HENZELIN (2009), p. 82ss.
4 HENZELIN (2009), p. 83 ; HURTADO POZO, p. 55.
5 OFJ (2005), p. 12.
6 Voir dans ce sens GRANT (2003).
2
des travaux préparatoires, l'objectif de la Suisse est
désormais « d'assurer une répression sans faille de ces
actes »7.
1.2. Objectif et démarche
Pour commencer, nous ferons un tour d'horizon des principes
qui fondent la compétence pénale de la Suisse afin de comprendre
ce qu'implique le droit pénal international. Nous nous focaliserons
ensuite sur la forme de compétence qui nous intéresse
particulièrement dans ce travail, soit la « compétence
universelle » ainsi que les enjeux qu'elle implique et son
développement dans l'ordre juridique moderne.
Nous nous pencherons également sur la lutte contre
l'impunité en Suisse en détaillant le développement des
outils juridiques suisses et leur application depuis la fin des années
1990. Dans ce contexte nous ferons ainsi un tour en arrière pour voir
quels étaient les outils légaux dont disposait la Suisse avant
l'entrée en vigueur de cette nouvelle législation.
Ensuite, nous aborderons plus largement la situation actuelle
en Suisse, les possibilités que l'application de ce principe offre
à notre pays sur la base de la nouvelle législation ainsi que le
rôle joué par l'entraide internationale dans ce contexte.
Finalement, nous nous inspirerons des tendances actuelles de
remise en question de ce système en portant un oeil critique sur
l'application de la compétence universelle. Il s'agit notamment de se
demander si son application n'est pas parfois empreinte d'une certaine «
arrogance » occidentale.
2. LUTTE CONTRE L'IMPUNITÉ EN DROIT SUISSE
2.1. Compétence universelle 2.1.1
Généralités
La compétence universelle est celle dont un Etat se
prévaut lorsqu'il ne remplit aucun critère de rattachement direct
avec l'infraction, « si ce n'est éventuellement la présence
de l'auteur sur son territoire »8. Ce qui distingue
l'universalité des autres compétences est justement le fait
qu'elle n'exige pas de lien étroit entre l'Etat qui exerce la
compétence pénale et les crimes commis.
Cette compétence a acquis une importance toute
particulière dans le cadre de la lutte contre l'impunité des
responsables de crimes internationaux. C'est aussi dans ce cadre-là que
nous nous intéressons à cette compétence
élargie.
2.1.2 Lutte contre l'impunité et son
importance
Depuis une vingtaine d'année, l'impunité des
criminels internationaux est devenue un sujet de préoccupation commun
dans les pays européens. Le fait que des auteurs des pires
atrocités puissent continuer à mener une vie tranquille,
côtoyer des citoyens qui sont eux punissables pour de simples larcins,
suscite l'indignation. Le sentiment d'injustice qui en résulte pousse
à agir.
L'histoire a démontré que l'impunité des
coupables de ce genre de crimes a tendance à « faire obstacle
à la réconciliation, à la paix ainsi qu'à la
démocratie à long terme ».9 Les
7 FF 2008 3468.
8 HENZELIN (2001), p. 29.
9 OFJ (2005), p. 14.
3
criminologues privilégient aujourd'hui souvent ce
qu'ils appellent la « restorative justice »10. Il s'agit
de poursuivre une justice qui permet en quelque sorte de faire table rase de ce
qui a précédé afin de permettre un nouveau départ.
Rendre possible une pacification durable est dans l'intérêt de
toute la communauté internationale. En effet, les régimes
fondés sur l'injustice engendrent bien souvent l'extrémisme, le
racisme voire le terrorisme11. Ce qui importe n'est pas la sanction
en soi, mais le fait d'établir la vérité et de rendre leur
dignité aux victimes.
Il est bien souvent difficile pour l'Etat qui détient
la compétence originale selon le principe de la territorialité
(voir infra 2.3.4) d'assurer un procès équitable, ceci à
plusieurs titres. Tel peut par exemple être le cas lorsque le
système de poursuite pénale a été anéanti
dans un conflit, ou lorsqu'un Etat ne dispose pas des bases légales
nécessaires à l'engagement de poursuites
pénales12. C'est dans des situations de ce genre que la
compétence universelle nationale peut être une arme contre
l'impunité.
2.1.3 Survol historique
Le concept de la compétence universelle ne date pas de
l'époque moderne. Henzelin voit un lien avec l'idée d'un droit
naturel, développé déjà par Aristote, qui
existerait indépendamment d'une procédure d'adoption et qui
découlerait de la nature même et qui serait inné à
l'être humain tout en prévalant indépendamment de sa
volonté13. Cet auteur cite Cicéron : « Le droit
est donc fondé par nature et non par institution. Violer le droit, c'est
agir contre nature, abjurer la loi universelle ». Selon Grotius
(1583-1645), considéré comme un des fondateurs de l'école
de droit naturel moderne14, certaines infractions produisent des
effets non seulement dans l'Etat où elles sont commises mais
lèsent la communauté internationale dans son ensemble. Par
conséquent, chaque Etat devrait pouvoir les réprimer, quel que
soit le lieu de commission15. Cette conception repose sur
l'idée que certains crimes s'attaquent aux valeurs fondamentales de
notre société et à la sécurité de
l'humanité dans son ensemble. L'auteur est ainsi considéré
comme une sorte de hostis humani generis (« ennemi de toute
l'humanité ») et chaque Etat aurait un intérêt propre
à le réprimer16.
La première expérience d'un tribunal
détenant une compétence universelle était celle du
procès de Nuremberg à la suite de la deuxième guerre
mondiale. Il a ensuite fallu attendre la fin de la guerre froide pour voir
naître le TIPY (février 1993) et le TPIR (novembre 1994).
La compétence universelle nationale a également
vu le jour à la même époque. En 1993, la Belgique a fait
figure de pionnière en étant le premier Etat à adopter une
loi fondant sa compétence universelle en ce qui concerne les crimes de
guerre, loi qui a été élargie pour inclure le
génocide en 1999. La compétence universelle pratiquée
ainsi par la Belgique, ne posait aucune condition territoriale ; la loi
n'exigeait même pas que la personne accusée soit présente
sur le territoire du pays lors de l'ouverture de la procédure et
n'accordait aucun poids à l'immunité
10
http://www.restorativejustice.org.
11 OFJ (2005), p. 14.
12 OFJ (2005), p. 37.
13 HENZELIN (2001), p. 82.
14 IDEM, p. 92.
15 HENZELIN (2001), p. 97.
16 KOLB (2012), p. 254.
4
politique17. Cette conception du principe de
l'universalité s'approche à sa forme la plus absolue. L'Espagne
connaissait également une compétence universelle semblable, ce
qui a notamment permis au juge Baltasar Garzòn de lancer un mandat
d'arrêt international contre Augusto Pinochet en 199818.
Même si la conception large de la compétence
universelle n'a jamais fait l'unanimité et a souvent été
vivement contestée19, elle a souffert de revers encore plus
conséquents depuis le début du millénaire. Sous pressions
américaines, et pour éviter des incidences diplomatiques, la
Belgique a dû modifier sa loi en 2003, afin de soumettre l'application du
principe de l'universalité à la condition de la présence
sur territoire belge20. L'Espagne est également revenue en
arrière en 2009 ; la compétence du juge espagnol est
dorénavant subordonnée à la présence du coupable
présumé sur territoire espagnol. Cette tendance a
récemment été confirmée suite à une
proposition de loi qui restreindrait cette compétence encore davantage
si elle est acceptée (voir infra 3.4).
Aujourd'hui, on conçoit généralement la
compétence universelle sous une forme quelque peu
atténuée. Elle peut prendre les contours d'une «
compétence de remplacement » selon l'art. 7 al. 2 let. a, lorsque
la demande d'extradition est rejetée pour d'autres raisons que la nature
de l'infraction (également appelé « compétence de
représentation »)21. Cela peut être le cas lors
l'Etat requérant risque de faire subir des traitements inhumains
à la personne extradée ou si, au contraire, il n'a manifestement
pas l'intention de la poursuivre (cf. art. 55 EIMP)22. Dans sa forme
la plus pure, le principe de l'universalité reste conditionnel ; son
application est au moins subordonnée à la présence
territoriale de l'accusé23.
S'il semble prévaloir aujourd'hui une conception de
l'universalité nationale moins absolue que celle appliquée jadis
en Belgique, les institutions internationales et nationales tendent
simultanément à favoriser une universalité assez flexible
pour permettre une lutte efficace contre l'impunité. La
législation suisse s'est adaptée à cet objectif et on
s'approche aujourd'hui d'un système correspondant à
l'idéal défendu par les organisations qui oeuvrent contre
l'impunité. La pratique même du principe de l'universalité
dans sa forme la plus « raisonnable » semble cependant être
très généralement acceptée, même si les cas
concrets ont suscité moins d'attention que ceux relevant de la
juridiction des tribunaux internationaux24.
Malgré cette évolution, certaines voix
s'élèvent aujourd'hui pour remettre en cause le principe
même de l'universalité. En effet, il n'est pas forcément
naturel d'accorder la compétence pénale à la juridiction
d'un Etat à des milliers de kilomètres du lieu des faits. Nous
étudierons davantage le fondement de ces critiques un peu plus loin.
2.1.4 Définition des crimes internationaux
17
http://competenceuniverselle.wordpress.com/legislation-belge.
18
http://competenceuniverselle.wordpress.com/en-espagne.
19 ZIMMERMANN, p. 516.
20 KOLB (2012), p. 252s.
21 ZIMMERMANN, p. 516.
22 ATF 116 IV 244 consid. 3a ; FF 2008 3490.
23 HENZELIN (2001), p. 29.
24 GRANT (2012), p. 583.
5
Une condition à laquelle l'application de la
compétence universelle est généralement subordonnée
est celle qui limite son application à certains crimes
spécifiques. Il est commun notamment dans la doctrine, mais
également dans le milieu politique, de se référer aux
crimes susceptibles d'être poursuivis selon le principe de
l'universalité en les dénommant « crimes internationaux
». Cela indique que les crimes concernés sont devenus un sujet de
préoccupation pour la communauté internationale, et que ce fait
suffit pour fonder la compétence universelle. L'idée qu'il existe
des crimes moraux « supranationaux » s'est affirmée dans la
période d'après-guerre et a également eu un succès
important outre-Atlantique. Henzelin cite Theodore Meron, l'actuel
Président américain du Tribunal pour l'ex-Yoguslavie, qui s'est
exprimé ainsi : « once [...]atrocities are recognized as
international crimes and thus as matters of major international concern, the
right of third states to prosecute violators must be accepted » 25.
La Convention de Vienne sur le droit des traités,
adoptée en 1969, définit à son art. 53 le jus cogens.
Il s'agit de normes impératives du droit international
général, permettant aucune dérogation, acceptées et
reconnues par la communauté internationale. Sont
généralement considérés comme des crimes relevant
du jus cogens le génocide, les crimes contre l'humanité
et les crimes de guerre. A ce sujet, Henzelin cite Mahmoud Cherif Bassiouni,
expert juridique des droits de l'homme, lorsqu'il dit : « (L)e fait de
reconnaître un crime comme jus cogens impose aux Etats une
obligation erga omnes de ne pas accorder l'impunité aux auteurs
de tels crimes »26.
Le 22 juin 2001, l'Assemblée fédérale a
approuvé le Statut de Rome qui, a son art. 5, énumère les
crimes auxquels il s'applique : le génocide, les crimes contre
l'humanité, les crimes de guerre ainsi que le crime d'agression. Seul ce
dernier n'a pas encore trouvé incrimination en droit suisse.
2.1.5 Contexte législatif suisse
Selon le principe de la territorialité, qui
découle de la souveraineté étatique, la compétence
pénale appartient à l'Etat sur le territoire duquel l'infraction
a été commise. Ce facteur de rattachement de l'acte à un
Etat est celui qui est le plus largement admis par les Etats modernes, certains
lui réservant même l'exclusivité27. En Suisse,
ce principe est consacré à l'art. 3 CP, en tant que partie
intégrante du « droit pénal international » qui englobe
les art. 3 à 8 CP. Cette appellation désigne l'ensemble des
dispositions de droit interne qui fixe l'application du droit pénal
suisse dans l'espace lorsqu'un élément d'extranéité
vient s'immiscer dans l'équation28.
Ce principe de base connaît toutefois bon nombre
d'exceptions, énumérées notamment aux art. 4 à 8
CP. Ces derniers regroupent les différentes compétences
extraterritoriales sur lesquelles peut se fonder la Suisse pour poursuivre des
infractions commises à l'étranger. Il s'agit de la
compétence réelle (art. 4 CP) lorsque la sécurité
de l'Etat est en danger29, de la personnalité active (art. 7
al. 1) lorsque l'auteur est de nationalité suisse, de la
personnalité passive (art. 7 al. 1, 2) lorsque l'acte a
été commis contre un ressortissant suisse, de la
compétence de remplacement qui permet à la Suisse de poursuivre
un certain nombre de crimes à l'étranger contres des mineurs
(art. 5 al. 1) ou des crimes contre la LStup, selon son article 19 al. 4, de la
compétence
25 HENZELIN (2001), p. 402.
26 IDEM, p. 30.
27 IDEM, p. 24.
28 HENZELIN (2001), p. 22 ; HARARI/LINIGER GROS, nos 27s.
29 ZIMMERMANN, p. 515.
6
par délégation qui porte sur des crimes ou des
délits que la Suisse s'est engagée à poursuivre en vertu
d'un accord international (art. 6 al. 1) ou de la compétence «
universelle » (art. 7 al. 2) pour les crimes graves commis par un
étranger contre un étranger30.
Il est donc possible de fonder la compétence
universelle sur l'art. 7 al. 2 let. b, introduit lors de la révision du
Code pénal en 2002, dans le cadre d'un premier pas dans la mise en
oeuvre du Statut de Rome. Cependant, comme nous le verrons plus loin, c'est une
base légale qui connaît quelques limites et qui manque de
flexibilité et d'efficacité, raison pour laquelle le
législateur a estimé qu'il fallait faire un pas de plus.
2.2 La situation antérieure à l'adoption
de l'art. 264m al. 1 CP
2.2.1 Art. 7 al. 2 let. b
Les compétences relevant des art. 3 à 8 du CP
existaient avant l'entrée en vigueur de l'art. 264m CP (dans le
cadre de la mise en oeuvre du Statut de Rome). La compétence universelle
faisait donc déjà partie de l'ordre juridique suisse dans la
mesure évoquée. Au vu de ce qui précède, c'est en
premier lieu l'art. 7 al. 2 let. b CP qui est apte à concrétiser
une compétence universelle applicable dans le contexte qui nous
intéresse31. Les travaux préparatoires n'apportent pas
d'explication claire quant à la portée de cet article, mais le
contexte porte à croire qu'il se réfère au droit coutumier
international qui n'impose pas l'exercice de la compétence universelle
comme une obligation ; il ne fait que de le permettre
expressément32.
Toutefois certaines conditions doivent être remplies, de
sorte que cette compétence universelle manque d'efficacité.
L'auteur doit avoir commis un crime particulièrement grave «
proscrit par la communauté internationale », mais n'étant
pas réprimé en vertu d'un accord international. En effet, l'art.
7 CP étant subsidiaire à l'article 6 CP, c'est celui-ci qui
s'appliquerait dans le cas contraire33.
De surcroît, toutes les conditions
générales imposées par l'art. 7 al. 1 CP doivent
également être remplies. Ainsi, la Suisse ne peut être
compétente que si l'acte est également réprimé dans
le pays requérant (le principe de la double incrimination). Il s'agit
d'un principe général en matière d'entraide pénale
internationale qui veut qu'un crime doit être incriminé à
la fois en Suisse et dans le pays dans lequel il a été commis
(art. 7 al. 1 let. a CP)34. Il est appliqué de façon
absolue dans le cadre d'une demande d'extradition (art. 35 al. 1 let. a EIMP),
mais en cas d'entraide seulement si la procédure implique l'usage de la
contrainte (art. 64 al. 1 EIMP)35. Selon cette disposition, il faut
également que l'auteur se trouve en Suisse (art. 7 al. 1 let. b CP) et
que l'acte donne lieu à l'extradition selon l'art. 35 EIMP, mais que
l'auteur ne soit pas extradé (art. 7 al. 1 let. c CP).
2.2.2 Art. 264 CP
L'incrimination du génocide figurait déjà
à l'art. 264 du CP depuis 2002 et une compétence universelle
était prévue (al. 2) dans ce contexte. La poursuite du crime de
génocide était dès lors
30 HURTADO POZO, p. 58.
31 Entrée en vigueur de la nouvelle partie
générale du CP, du 13 décembre 2002.
32 KOLB, p. 255.
33 HENZELIN (2009), p. 83.
34 DUPUIS, p. 46 ; ZIMMERMANN, p. 530.
35 ZIMMERMANN, p. 531.
7
possible lorsque l'auteur se trouvait en Suisse et que
l'extradition était impossible. La compétence universelle ainsi
rendue possible était donc un peu plus large que celle prévue par
l'art. 7 al. 2 let. b CP puisqu'il n'exigeait pas la double incrimination.
2.2.3 Code pénal militaire
Le Code pénal militaire jouait un rôle primordial
en la matière. Ses articles 3 et 10 réservaient un régime
de compétence universelle, mais uniquement pour les crimes de guerre.
C'est sur la base de cette législation que la Suisse a pu
procéder à la première condamnation à
l'extérieur du Rwanda d'un criminel de guerre. Le procès contre
Fulgence Niyonteze s'est ouvert devant un Tribunal militaire à Lausanne
en avril 1999 sur la base des chefs d'accusation de meurtre et de crimes de
guerre, mais pas pour génocide, cette incrimination ne figurant pas
encore dans le droit suisse à cette époque.
En 2003, le Conseil des Etats a décidé d'ajouter
à l'art. 9 aCPM un nouvel alinéa 1bis selon lequel
« les personnes qui n'ont pas la nationalité suisse et qui ont
commis un crime de guerre à l'étranger ne peuvent faire l'objet
de poursuites pénales en Suisse que si elles se trouvent en Suisse, ont
un lien étroit avec la Suisse et ne peuvent être ni
extradées ni livrées à un tribunal pénal
international ». L'introduction de l'exigence d'un lien étroit
était la réponse politique aux problèmes survenus en
Belgique suite à l'application large que faisait la législation
belge de la compétence universelle36. En effet, celle-ci
s'appliquait sans que l'auteur présumé ait été
arrêté dans ce pays.
La condition d'un lien étroit, qui était
applicable jusqu'en 2010, faisait l'objet de nombreuses critiques doctrinales,
notamment de la part de Henzelin. Celui-ci a soulevé le fait que cette
exigence entrait directement en conflit avec les art. 49, 50 et 146 des
Conventions de Genève 1949 qui enjoignent les Etat de poursuivre ces
actes sans poser cette condition. Kolb fait remarquer que cette exigence
causait une série de nouveaux problèmes juridiques. Il mentionne
notamment la difficulté de cerner ce qui est entendu par le terme
lien étroit et le fait que cette condition va à
l'encontre du but même de la compétence universelle. Cela
apporterait le risque pour la Suisse de devenir un havre de tranquillité
pour les auteurs présumés de crimes internationaux du fait
d'avoir introduit un tel critère comme seul Etat européen. Le
législateur a entendu les critiques et il n'est guère
étonnant que cette condition soit tombée et qu'elle n'ait pas
été reprise dans l'art. 264m37.
2.3 La compétence juridictionnelle suisse selon
l'art. 264m CP
La législation précédente ayant
été considérée comme trop contraignante pour
réaliser une parfaite efficacité dans le combat contre
l'impunité, le législateur suisse a procédé
à l'adoption de l'art. 264m CP. Celui-ci est conçu comme
une lex specialis par rapport à l'art. 7 CP, applicable
spécifiquement à l'incrimination des crimes
internationaux38.
L'art. 264m CP est une des nouveautés
principales de la mise en oeuvre du Statut de Rome. Il est conçu comme
le prolongement du Code pénal international (art. 3-8 CP) et plus
36 TPF 2012 97, consid. 3.3.2.
37 KOLB, p. 257s.
38 TPF 2012 97, consid. 2.3.
8
précisément de l'art. 7 al. 2 let. b. En
d'autres termes, il s'agit d'une disposition qui fonde une compétence
juridictionnelle suisse, à savoir une réelle compétence
universelle.
Le but poursuivi était de désencombrer la
compétence universelle selon l'art. 7 al 2 de quelques conditions qui la
rendaient moins flexible lors de la lutte contre l'impunité. La
compétence universelle selon cet article s'applique aux trois des quatre
core crimes qui entrent également dans le champ d'application
de la Cour pénale internationale (CPI) : les crimes de guerre, les
crimes contre l'humanité et le génocide39. Le CP
mentionne un quatrième crime, le crime d'agression (crime contre la
paix) qui fait actuellement l'objet de deux amendements au Statut de Rome ;
ceux-ci viennent de passer avec succès par la procédure de
consultation. Hors, Conseil fédéral ne souhaite pour l'instant
pas amender le droit pénal national Suisse en y insérant
directement une disposition réprimant ce crime, un choix qui a
été critiqué notamment par TRIAL40.
La description de la typicité de ces trois crimes est
faite aux articles 264 (génocide), 264a (crimes contre
l'humanité), 264c à 264h (crimes de guerre) du CP et au chapitre
II du Statut de Rome.
2.3.1 Conditions d'application
2.3.1.1 Principe de territorialité «
libérale »
L'instauration d'une compétence universelle efficace
dans l'ordre juridique suisse a consisté dans l'élargissement du
principe de territorialité de sorte que tout étranger
présent sur territoire suisse pourrait se trouver soumis à la
juridiction suisse, même pour des faits commis à
l'étranger. C'est la conception qu'Henzelin appelle « la
théorie libérale »41. Dorénavant, la seule
présence sur le territoire suisse d'une personne accusée de
génocide (art. 264 CP), de crimes contre l'humanité (art. 264a
CP) et de crimes de guerre (Titre 264ter CP) la rend punissable
selon le droit pénal suisse.
La présence sur territoire suisse est essentielle mais
n'implique pas l'obligation d'y être installé, ni d'y avoir un
lien étroit. Il n'est même pas nécessaire que cette
présence se prolonge au-delà de l'ouverture des
poursuites42. Sur ce point la jurisprudence a donné raison
à la doctrine, qui mettait en question la jurisprudence
précédente concernant les articles 5 et 6 aCP, selon laquelle la
compétence était interrompue dès le moment où
l'auteur quittait le pays43.
En octobre 2011, la police genevoise a pu arrêter Khaled
Nezzar, ancien ministre de la défense algérien et responsable de
violences contre les opposants de la « sale guerre », de torture et
d'exécutions extrajudiciaires, durant cette période. Ceci a
été possible grâce à une dénonciation
pénale opérée par l'ONG suisse TRIAL, qui avait eu vent de
son passage sur territoire suisse. M. Nezzar a recouru auprès du TPF
contre l'ouverture des poursuites le visant, invoquant notamment son
immunité lors des faits et le fait qu'il n'avait pas de lien
étroit avec la Suisse. Le recours a été rejeté par
décision du 25 juillet 2012, le TPF ayant estimé qu'il
était hors de proportion d'invoquer l'immunité pour des crimes
internationaux d'une telle gravité.
39 KOLB (2012), p. 68.
40 DDIP, p. 5, 8.
41 HENZELIN (2001), p. 131.
42 KOLB, p. 255.
43 TPF 2012 97, consid. 3.1 ; HENZELIN (2009), ad. art. 6.
9
Par la présence du mot « peuvent », l'art.
264m al. 2 let. b laisse à l'autorité de poursuite la
possibilité de décider si elle veut suspendre ou renoncer
à la poursuite lorsque l'auteur ne se trouve plus en Suisse « et
n'y reviendra probablement pas ». Dans le jugement Nezzar, le TPF soutient
ce changement de pratique en estimant dorénavant que si la poursuite est
engagée lorsque l'auteur se trouve en Suisse, son départ
ultérieur n'éteint pas forcément sa compétence
juridictionnelle. C'est l'efficacité de la poursuite d'infractions
particulièrement grave qui en dépend, et le TPF souligne qu'une
« [...] interprétation trop stricte de la condition de la
présence sur sol suisse reviendrait à laisser décider
l'auteur de l'infraction de la poursuite de celle-ci »44.
Il s'ensuit qu'il suffit que le prévenu se trouve sur
territoire suisse au moment de l'ouverture des poursuites pour que la
compétence universelle puisse être appliquée. La
compétence de la juridiction suisse ne disparaît pas si le
prévenu a pris la fuite après le déclenchement de la
procédure45. En effet, le Conseil fédéral
estime, à propos de l'art. 264m al. 2 CP, que «[l]a let. b
de l'al. 2 n'a pas pour but d'accorder un avantage légal à
l'inculpé qui, ayant pris la fuite, se soustrait en cours de
procédure à l'action pénale »46.
2.3.1.2 Non-extradition
Pour être poursuivi en Suisse, l'auteur
présumé ne doit pas être extradé (art. 264m
al. 1). Cette condition doit être interprétée dans le
sens évoqué par le message : non seulement l'extradition ne doit
pas se faire mais il ne doit pas être possible47. La
remise de l'accusé à un tribunal pénal international est
dans ce cas assimilée à une extradition48.
L'impossibilité peut être due à une série de
différentes causes :
- Il se peut que l'extradition ne soit même pas
demandée par le pays détenant la compétence territoriale.
Ceci peut être le cas notamment lorsque la situation politique et
juridique de l'Etat ne permet pas de mettre sur pied un procès, les
institutions étatiques étant souvent défaites par la
guerre.
- Il y a d'autres situations où le régime
soutenant les actes incriminés détient toujours le pouvoir et
dans ce cas il est prévisible que la demande d'extradition ait pour but
d'exonérer l'auteur présumé de sa responsabilité
pénale. Dans un tel cas, la procédure à l'étranger
est considérée comme étant entachée d'un «
défaut grave » au sens de l'art. 2 let. d EIMP49.
- Il est également des cas où ce sont des
membres de la population victime des actes incriminés qui sont parvenus
à prendre les rênes de l'Etat. Compte tenu de
l'éventualité qu'ils soient mus par un désir de vengeance,
la Suisse peut dans ce cas refuser l'extradition en l'absence de toutes les
garanties nécessaires quant à l'équité du
procès. L'extradition est impossible si la personne concernée
risque de subir des traitements inhumains dans l'Etat dans lequel l'acte a
été commis, selon l'art. 37 al. 3 EIMP.
44 TPF 2012 97, consid. 3.1.
45 KOLB, p. 255.
46 FF 2008 3547.
47 FF 2008 3546.
48 IDEM.
49 FF 2008 3492.
10
Dans l'affaire Nezzar, une ordonnance algérienne
interdisant toute poursuite en Algérie contre les hauts responsables qui
étaient en place lors de la guerre civile des années 90, a permis
aux autorités suisses d'établir leur compétence. La raison
de cette interdiction était de permettre la réconciliation
nationale.
2.3.2 Conséquences favorables de la nouvelle
législation
Nous l'avons constaté, l'art. 264m CP aboutit
à un élargissement de la compétence universelle en droit
suisse. Faisons brièvement l'inventaire des modifications qui produisent
cet effet.
En premier lieu, l'art. 264m englobe un crime qui n'a
fait son apparition dans le CP que dans le cadre de la révision de 2011
; les crimes contre l'humanité. Celui-ci acquiert d'ores et
déjà le même statut que le génocide et les crimes de
guerre.
Ensuite, la condition de la double incrimination en cas de
crime contre l'humanité, n'est pas imposée à l'instar de
la situation qui prévalait déjà pour les crimes de guerre
en vertu du CPM et pour le génocide selon l'art. 264. Les travaux
préparatoires insistent sur le fait qu'une telle condition cause une
restriction de la compétence qui est hors proportion avec la
gravité des actes allégués50. Cela est
notamment lié au fait que la définition d'un crime ou son champ
d'application, peut changer de façon significative d'une
société à une autre51.
L'art. 264m a également pour effet que la
lex mitior n'est plus appliquée dans le cadre de la
compétence universelle pour les crimes contre l'humanité. Ce
principe n'était déjà pas applicable pour le
génocide et les crimes de guerre. Le message défend la
possibilité pour la Suisse de « punir les auteurs d'une
manière adéquate sans risquer de voir son attitude rigoureuse
à leur égard affaiblie par une disposition d'un droit
étranger prévoyant une sanction trop clémente
»52.
Comme nous le verrons plus loin lorsque nous examinerons de
plus près les conditions d'application de l'art. 264m al. 3, le
principe ne bis in idem et celui de l'imputation des peines, restent
valables. Néanmoins, leur application est devenue nettement plus souple
et moins contraignante.
Pour les crimes de guerre réprimés par le CPM,
nous avons constaté qu'entre 2004 et 2010 il fallait établir un
lien étroit avec la Suisse. Pour les raisons évoquées
précédemment, cette condition n'est pas reprise dans l'art.
264m, le législateur lui ayant préféré la
simple présence sur territoire suisse, appliquée de
surcroît avec une certaine souplesse. En effet, la présence n'est
exigée qu'au moment de l'ouverture de la procédure, comme nous
l'avons constaté auparavant.
2.3.3 Procédure
A l'occasion des modifications légales
nécessaires à la mise en oeuvre du Statut de Rome, le
législateur a adopté un art. 23 CPP qui énumère les
infractions qui sont soumises à la juridiction fédérale.
Selon son al. 1 let. g, en font partie celles du titre 12bis CP
(génocide et crimes contre l'humanité), de l'art.
12ter (crimes de guerre) et de l'art. 264k
(réprimant le supérieur qui avait connaissance des
agissements). Il s'agit des seules infractions dont le MPC ne peut
déléguer l'instruction aux autorités cantonales (art. 25
CPP). C'est la Cour des affaires pénales du TPF qui
50 FF 2008 3549.
51 HENZELIN (2001), p. 33.
52 FF 2008 3549.
11
statue en première instance sur les affaires relevant
de la juridiction fédérale (art. 35 LOAP). En temps de guerre,
c'est le CPM qui s'applique, même lorsque l'auteur est civil (art. 5
CPM).
Le principe de la non-rétroactivité, selon
lequel tout acte doit être jugé d'après la loi en vigueur
au moment où il a été commis, est consacré par
l'art. 2 CP. Ce principe semble à premier abord 2mettre les bâtons
dans les roues » de la révision de la loi. C'est le cas, mais
seulement dans une certaine mesure. Il faut rappeler que le principe de la
non-rétroactivité n'a d'effet que dans l'application du droit
matériel et n'impose aucune limite aux règles de
procédure, qui sont, elles, applicables immédiatement et sans
restriction dans le temps53. Il en résulte notamment que
l'art. 264m est applicable aux infractions en question depuis que le
droit suisse les réprime ; les crimes de guerre depuis
196854, le génocide depuis le 15 décembre 2000 et les
crimes contre l'humanité depuis le 1er janvier
201155. Toutefois, le génocide est punissable selon le droit
international coutumier, sans restrictions, depuis les années 1950.
Ainsi, le Statut laisse le libre choix aux Etats partie d'étendre la
rétroactivité jusque-là. Néanmoins, la Suisse a
décidé de donner la priorité au principe de
non-rétroactivité consacré par l'art. 2
CP56.
L'art. 264m al. 3 précise que l'art. 7 al. 4
et 5 est applicable, ce qui revient à confirmer l'application des
principes de ne bis in idem et de l'imputation des peines. Ces deux
principes ne sont cependant pas appliqués de façon absolue. Il ne
faut en effet pas que l'acquittement, la remise de la peine ou la prescription
de la peine à l'étranger aient pour but de protéger
indûment l'auteur. L'intention du législateur est d'éviter
que l'auteur d'un des crimes visés par l'art. 264m puisse s'en
sortir de façon trop clémente par rapport la gravité de
son acte. Le fait que l'Etat du lieu de commission ne considère pas un
acte comme pénalement répréhensible ne doit pas pouvoir
empêcher la Suisse de poursuivre les infractions les plus graves, qu'elle
s'est engagée à combattre en vertu du Statut de Rome. Cette
réserve a pour objectif d'assurer l'efficacité de la poursuite
même dans ce cas. Cela revient à dire que la double incrimination
n'est pas une condition sine qua non à l'application de la
compétence universelle57.
L'art. 29 du Statut de Rome a apporté une modification
de l'art. 101 al. 1 CP, entrée en vigueur le 1er janvier 2011
dans le cadre de la mise en oeuvre du Statut. Dorénavant, cet article
prévoit l'imprescriptibilité non seulement des crimes de guerre
et du génocide, comme c'était le cas déjà
auparavant, mais également des crimes contre l'humanité, pour
autant que l'action pénale ne fût pas prescrite le 1er janvier
1983 (art. 101, al. 1 et 3 CPS). L'imprescriptibilité d'un crime
signifie qu'il pourra être poursuivi jusqu'à la mort de
l'auteur.
2.3.4 Le rôle de l'entraide internationale en
matière pénale
En principe, l'EIMP ne s'applique pas dès le moment
où la Suisse est compétente, que ce soit selon le principe de
l'universalité ou en vertu d'une autre forme de compétence. Mais
il y a une situation concrète qui se rapproche de celle de la
compétence universelle qui relève de cette loi. Nous pensons
à celle qui résulte de l'application de la
délégation de poursuite selon les art. 85ss EIMP. Son but est
d'accorder à un Etat la compétence de poursuivre un auteur
présumé en vertu de l'obligation qui découle de l'adage
aut dedere aut iudicare (si on n'extrade pas, il faut juger)
53 PIQUEREZ, p. 44, no 22.
54 VAN WIJNKOOP.
55 FF 2008 3506.
56 FF 2008 3507.
57 FF 2008 3549 ; DUPUIS, p. 1579.
12
lorsqu'il refuse d'extrader la personne poursuivie à
l'Etat requérant, détenant la compétence originaire (selon
le principe de la territorialité) ou lorsque celui-ci ne demande pas
l'extradition58.
Cette disposition pourrait également permettre de
lutter contre l'impunité dans certaines circonstances. Il impose
cependant trop de contraintes pour jouer un rôle déterminant dans
ce cadre. Il faut notamment que l'Etat sur le territoire duquel l'acte
punissable a été commis, en fasse la demande (art. 85 al. 1) et
que le principe de la double incrimination soit respecté.
Concrètement, la délégation de poursuite
n'est pas applicable dans les circonstances qui nous intéressent dans ce
travail. L'art. 85 al. 3 exclut son application lorsque « l'infraction
ressortit à la juridiction suisse en vertu d'une autre disposition
». L'avantage de la compétence universelle réside justement
dans le fait que la Suisse n'a pas besoin, en droit, de la
délégation effectuée par une Etat étranger pour
l'exercer. La compétence déléguée selon l'art. 85
EIMP est ainsi subsidiaire à la compétence fondée sur le
principe d'universalité.
Harari et al. indiquent cependant que la poursuite
fondée sur la compétence déléguée peut jouir
d'une plus forte légitimité due au fait qu'elle est basée
sur un accord mutuel, les risques inhérents à la
compétence universelle, à savoir ceux de porter atteinte à
la souveraineté d'un Etat, étant ainsi
réduits59. La jurisprudence suisse met en évidence que
notre pays accorde une grande importance à cet aspect des relations
internationales60.
Ces auteurs évoquent également une
démarche qui pourrait faciliter le travail d'instruction des
autorités judiciaires dans le cadre d'une poursuite basée sur la
compétence universelle. Ils soutiennent qu'il est possible d'imaginer
une forme de délégation de poursuite à la Suisse dans un
cas où la Suisse est déjà compétente,
délégation qui ne ferait que transmettre la poursuite mais pas la
compétence. L'atout offert par cette façon de faire réside
dans le fait que cela permet une transmission du dossier pénal de la
part de l'Etat délégant. Grâce à un tel
procédé, la délégation pourrait être «
accompagnée de pièces transmises par l'Etat
délégant », souvent indispensables à l'instruction
d'une affaire61. La compétence déléguée
sans transmission de compétence pourra ainsi aider à surmonter un
des plus grands obstacles rencontrés par la compétence
universelle : l'accès aux preuves et aux témoins (3.2).
Cette forme de procédure échappe à
l'application directe de l'EIMP, qui va néanmoins s'appliquer par
analogie62. S'appliqueront à cette délégation
les dispositions qui s'y prêtent. En font partie notamment la
règle selon laquelle l'OFJ peut refuser la délégation si
des raisons majeures s'y opposent (art. 91 al. 4 EIMP), celle qui
détermine le traitement procédural des actes d'instruction
opérés par l'Etat délégant (art. 92 EIMP) ainsi que
la disposition relative aux frais (art. 93 EIMP). Harari et al. mettent
cependant en garde contre une application systématique de l'EIMP par
analogie.63
58 HARARI (2013), p. 387.
59 IDEM, p. 395, no 29.
60 TPF 2012 97, consid. 3.5.
61 HARARI (2013), p. 396, no 29.
62 IDEM, p. 390.
63 IDEM, p. 393.
13
3 LES DIFFICULTÉS D'APPLICATION DE L'ART.
264m
3.1 Droit au juge naturel
Le droit au juge naturel est lié au principe de
l'égalité devant la loi. Tous les citoyens d'une
société doivent savoir selon quelles lois et quels
critères ils seront jugés au cas où ils devraient
répondre d'actes répréhensibles. Dans le même sens,
ils doivent être au courant des sanctions qu'ils encourent. Le juge
naturel est classiquement considéré comme le tribunal
étant le mieux placé pour fournir ces garanties.
Henzelin fait état d'une série de
différentes conceptions doctrinales de ce qu'implique le droit au juge
naturel. Pour certains, il s'agit du juge compétent au lieu de domicile
de l'auteur, pour d'autres c'est celui du lieu où l'acte a
été commis. Il fait ainsi référence à
Bartole (13131356), pour qui le juge naturel est le juge territorial, celui
chargé d'appliquer le droit du locus delicti commissi. Il
s'agit dans ce cas du principe de territorialité dans son sens
classique64. Henzelin fait cependant remarquer que l'on peut
considérer qu'un délinquant accepte le risque d'être
inculpé selon les lois d'un pays dès le moment où il y met
les pieds65, même si ces lois impliquent une compétence
universelle.
Pour définir le juge naturel, les théoriciens
sont historiquement partis de la personne de l'auteur. On considère
ainsi que c'est le juge du domicile de celui-ci qui est le plus à
même de juger des actes dans le respect des coutumes, de la culture et
des moeurs du lieu de vie de celui qui les a commis66. Exception
faite des auteurs mineurs, c'est aujourd'hui le principe de la
territorialité qui s'est imposé comme principe de base dans
l'ordre juridique suisse et il est généralement admis que le
délinquant devrait être jugé à l'endroit où
le crime a été commis. Cette tendance résulte de
l'importance accordée à la victime en criminologie durant les
dernières décennies.
Que le droit naturel soit celui du domicile de l'auteur ou
celui du lieu de commission, la proximité géographique accordera
au juge une position privilégiée dans le travail
d'évaluation du cas. Pour ce qui est de la compétence universelle
par contre, à savoir la compétence d'un Etat de juger des faits
commis à l'étranger, par un étranger contre un
étranger, le juge se trouve dans une situation où il lui manque
des repères. La distance géographique et les différences
culturelles peuvent rendre la tâche difficile au juge, qui aura a
priori quelques difficultés à prendre pleinement
connaissance du contexte et des circonstances. Pour Henzelin la qualité
d'étranger d'un délinquant peut « le mettre dans une
position d'infériorité ». En considérant la situation
d'un prévenu selon la compétence universelle, il ajoute cependant
que celui-ci n'est pas forcément plus mal loti que celui qui est
poursuivi en vertu d'un autre principe
d'extraterritorialité67.
Mis à part un éventuel manque de
compréhension dû aux différences culturelles, le juge peut
également souffrir, malgré lui, de préjugés ou
d'idées préconçues à l'égard de
l'accusé68. Ce genre de distorsion de vérité
est évidemment susceptible de porter préjudice au responsable
présumé, mais peut également nuire à une des
fonctions de la sanction, à savoir la prévention
64 HENZELIN (2001), p. 212.
65 IDEM, p. 213.
66 IBIDEM.
67 HENZELIN (2001), p. 215.
68 IDEM, p. 213.
14
spéciale69. Pour que celle-ci soit efficace
il faut en effet que le jugement soit juste et acceptable pour les deux
parties. Henzelin précise cependant que cette difficulté peut
également apparaître en cas d'application de la compétence
territoriale lorsqu'il s'agit de juger un ennemi du pouvoir (compétence
réelle).
Il reste que la compétence universelle est
généralement considérée comme une compétence
subsidiaire et le choix se portera toujours a priori sur le juge du locus
delicti commissi. Il est en effet indéniable que le jugement par un
tribunal qui se trouve à des milliers de kilomètres de l'endroit
où les actes incriminés ont été
perpétrés cause dans tous les cas des problèmes
particuliers qui sont souvent liés à un manque de connaissance
des faits et des mentalités locales.
3.2 Pragmatisme
Le fait pour un tribunal de poursuivre des actes commis par un
prévenu dans un contexte très spécifique, parfois dans un
lieu géographique très éloigné, a des
conséquences pour le déroulement de la phase d'instruction. Il
est bien souvent difficile de réunir les preuves nécessaires et
d'entendre des témoins dans des circonstances propices70.
De surcroît, ce travail peut être difficile non
seulement à cause de la distance géographique et des
différences de moeurs, mais également à cause d'un manque
de collaboration de la part des autorités de l'Etat où les actes
ont été commis. Ce sera notamment le cas lorsque le régime
est encore en main des complices de l'acte punissable.
Cet obstacle peut, dans une certaine mesure du moins,
être surmonté par la diligence et la conscience avec laquelle le
tribunal mène son enquête. Lors de l'affaire Niyonteze, le
tribunal militaire de Lausanne s'est déplacé in corpore
au Rwanda pour mener une enquête préliminaire sur
place71. Scrupuleux, il a fait un travail de fond, extrêmement
fouillé. A l'inverse, lors du procès qui s'est récemment
tenu à Paris contre Simbikangwa, rien de tel ; tous les témoins
ont été déplacés à Paris et les
connaissances du génocide fournies exclusivement par des experts.
Suite à une campagne menée par une coalition
d'ONG, la Coalition suisse pour la Cour pénale internationale (CSCPI),
le Ministère public peut aujourd'hui compter sur un Centre de
compétence de Droit pénal international (CC V), instauré
le 1er juillet 2012. Il emploie deux procureurs, deux
collaboratrices juridiques et un collaborateur spécialisé
à plein temps. Il peut également compter sur l'appui des
enquêteurs de la PJF, spécialement formés72.
3.3 « Restorative justice »
Il y a également un facteur criminologique qui n'est
pas négligeable, lié à l'effet curatif qu'un jugement peut
avoir pour les victimes mais également pour la société
dans son ensemble. Pour que le procès puisse connaître ces
répercussions positives, il faut en général que la victime
puisse avoir une part active dans la création de justice et qu'elle
puisse suivre et vivre de près les phases de la procédure. Ce
courant, connu sous le nom de la « restorative justice » ou la «
justice
69 Empêchement de la récidive.
70 Histoire vivante, RTSR.
71 Claude Nicati, accusateur dans l'affaire Niyonteze, in :
Histoire vivante (11 mars 2014).
72 MPC, p. 27.
15
réparatrice » est né dans les années
1990 de l'idée que : « because crime hurts, justice should heal
»73.
3.4 Conflits diplomatiques
L'expérience belge nous apprend que la
compétence universelle, lorsqu'elle est trop largement menée,
peut causer des incidences diplomatiques graves. En effet, nous avons
constaté que la Belgique a dû changer sa législation sous
les pressions des E-U.
Le 23 janvier 2014, une proposition de révision de la
compétence universelle a été déposée au
Parlement espagnol, en réaction à des pressions chinoises.
Quelques semaines auparavant, la plus haute juridiction pénale espagnole
avait lancé un mandat d'arrêt international contre cinq
dignitaires chinois, dont l'ex-président Jiang Zemin, pour
génocide, torture et crime contre l'humanité au
Tibet74.
Henzelin a constaté que « l'application
unilatérale du principe de l'universalité se heurte à la
souveraineté d'autres Etats, ou en tout cas pose des problèmes de
courtoisie entre le Nations »75.
La position de la Suisse comme pôle diplomatique dans la
communauté internationale, liée notamment à l'Office des
Nations Unies à Genève a également constitué une
source de crainte de la part du législateur. Celui-ci s'est notamment
laissé influencer par elle en 2002 lorsqu'il a introduit dans
l'incrimination des crimes de guerre selon le CPM, la condition selon laquelle
la personne mise en cause par la Suisse doit avoir un lien étroit avec
elle. L'objectif était de s'éloigner de la compétence
universelle « à la belge » pour éviter de
décourager les dignitaires du monde entier de se rendre à
Genève. Kolb précise cependant que ces craintes étaient
infondées, car la compétence universelle qui avait
été pratiquée en Suisse jusque-là n'avait jamais
atteint la « radicalité » de la loi belge76.
La solution proposée par l'art. 264m CP
continue dans cette voie relativement raisonnable, en exigeant la
présence sur le territoire suisse de l'auteur présumé.
Cette condition ne met évidemment pas la Suisse à l'abri
d'incidents diplomatiques. Mais ce risque existe dans la même mesure pour
les autres compétences extraterritoriales, voire pour le principe de la
territorialité. Il n'y a qu'à faire référence
à un certain Hannibal Kadhafi77.
4 CONCLUSION
La lutte contre l'impunité est louable et joue un
rôle important au service des droits de l'homme. Il est en effet
inconcevable d'accorder une importance à l'échelle internationale
à certains droits considérés comme appartenant à
l'humanité dans son ensemble, si de l'autre côté, certains
individus, sans scrupules, peuvent commettre des crimes qui violent ces droits
de la manière la plus abominable, en toute impunité. Cette
quête est justifiée à bien des égards.
L'art. 264m CP accorde à la compétence
universelle de la Suisse une plus grande flexibilité d'application, une
certaine efficacité et une plus grande clarté, ce qui facilite
l'exercice
73 QUÉLOZ (2012), pp. 65, 137.
74 DE TAILLAC in : Le Figaro.fr.
75 HENZELIN (2001), p. 374.
76 KOLB, p. 256.
77 HENZELIN (2001), p. 374.
16
de la compétence universelle de la Suisse et
concède un cadre plus flexible à la traque de ces criminels. Nous
avons vu que, dorénavant, la compétence universelle suisse est
quasi-unilatérale dans le sens où la poursuite d'une personne
suspectée dépend de la seule décision de la Suisse,
même si elle doit respecter deux conditions. La présence de
l'accusé, au moment de l'ouverture de la procédure, sur le
territoire suisse est ainsi indispensable. De surcroît, l'extradition
doit être impossible, pour différentes raisons que nous avons
évoquées supra (2.3.1.2). Les faits allégués ne
doivent pas nécessairement être incriminés dans le pays
où ils ont été perpétrés et si le MPG
considère que l'accusé sera plus justement jugé en Suisse,
l'autorité fédérale compétente n'est plus tenu
à extrader, au cas où il en recevrait la requête. Aucun
lien étroit n'est dorénavant exigé entre l'accusé
et la Suisse, comme c'était le cas auparavant pour les crimes de guerre
selon le Gode pénal militaire.
Gertains aspects de cette démarche peuvent cependant
être problématiques. Nous avons évoqué les
complications liées aux différences culturelles faisant obstacle
notamment à la recherche de preuve, à la réception de
témoignage et à la compréhension des circonstances
locales. La Suisse et de nombreux autres pays européens ont tenté
de surmonter ces difficultés en créant des unités
spécialisées au sein de leurs institutions juridictionnelles.
Dans le cas de la Suisse, l'expertise qui en résultera saura
certainement contrecarrer cette faiblesse du système. N'oublions pas non
plus que dans les affaires concernées par l'art. 264m GP, faire
juger l'affaire par un tribunal éloigné peut également
avoir pour effet bénéfique que le juge apporte une certaine
objectivité, le risque qu'il décide sous le coup de
l'émotion ou avec une envie de vengeance étant amoindri.
Une autre difficulté réside dans le fait que
certaines populations pourraient avoir l'impression que l'on leur vole «
leur procès ». Le fait de ne pas pouvoir participer, suivre la
procédure de près et voir son évolution de façon
régulière, peut donner à la justice rendue un cadrage
abstrait et un sentiment de frustration, sur la base duquel rien de bon ne peut
être crée. Un effet néfaste pour la reconstruction qui
devrait s'ensuivre peut en être la conséquence.
La réaction récente des parlementaires espagnols
aux pressions chinoises et l'expérience belge du début du
millénaire a démontré que les enjeux diplomatiques peuvent
être considérables. Néanmoins, le fait de subordonner
l'application de la compétence universelle à la présence
de l'accusé sur le sol suisse, limite dans une certaine mesure ces
problèmes.
L'application de l'art. 264m, combiné à
l'instauration d'une unité spéciale au sein du MPG dote la Suisse
d'un système relativement performant dans ce domaine et les
dernières évolutions de la compétence universelle
helvétique sont considérées par les plus grands activistes
comme un bond en avant78.
Toutefois, il nous semble que les autorités
chargées d'appliquer cette loi doivent s'imposer une certaine retenue,
en étant conscientes que le fait de juger des responsables d'actes
commis sur le territoire d'autres cultures et d'autres systèmes
juridiques peut être perçu comme arrogant. Des contestations se
font parfois entendre contre cet aspect des choses en soutenant que le fait
d'imposer notre système juridique à des Etats lointains est un
acte empreint d'un certain « néo-colonialisme », s'approchant
dangereusement du dédain.
78 Dans ce sens lire les contributions partagées sur le
site internet de TRIAL.
A notre sens, les juges suisses doivent faire preuve d'une
sensibilité toute particulière par rapport à cette
situation délicate, en gardant à l'esprit qu'ils sont investis
d'une grande responsabilité, même si formellement il n'y a pas eu
de délégation de poursuite79.
Il convient dans ce contexte de rappeler la possibilité
de bénéficier d'une délégation de poursuite sans
transmission de compétence (supra 2.3.4). Compte tenu de la
légitimité renforcée qui en résulterait, nous somme
de l'avis que la tentative devrait être faite chaque fois que la
possibilité se présente. Diplomatiquement, cela semble être
la démarche la respectueuse du principe de souveraineté et la
plus apte à atteindre les résultats escomptés.
Le principe de l'universalité est légalement
subsidiaire à la compétence originale (sur la base du principe de
la territorialité) et il est de la plus grande importance que les
autorités suisses préfèrent systématiquement
l'extradition lorsqu'elle est envisageable et souhaitée par l'Etat
concerné. Elles ne doivent pas sous-estimer le pouvoir unilatéral
qu'elles détiennent grâce à la compétence
universelle.
De notre avis, nous ne pouvons que constater qu'il est
préférable de voir un génocidaire, un individu responsable
de crimes contre l'humanité ou un criminel de guerre jugé selon
le droit suisse, que de le voir se vanter de ses exploits sur Facebook et
ailleurs.
17
79 Dans ce sens, écouter En ligne directe sur la
Radio Suisse Romande, du 13 février 2014.
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