Conclusion sur les leviers de pouvoir utilisés
sur le Plateau
Les relations entre les différents acteurs sur les
questions locales ne soulèvent pas uniquement des luttes d'influences ou
une bataille pour le contrôle du territoire. Mais au regard du pouvoir
des autres, on définit son propre pouvoir sur le territoire. Les luttes
de pouvoir sont davantage les résultats de ceux qui se posent la
question : « qui doit légitimement décider du territoire ?
» mais, à mon sens, ce qui est le réel enjeu est de trouver
comment chacun peut avoir du pouvoir sur ce territoire. C'est aussi pourquoi je
me suis peut-être davantage penché vers ces associations qui
cherchent des formes horizontales de
95
pouvoirs, formes qui sont pour elles un anéantissement
du pouvoir. Et qui communiquent sur ces formes. On pourrait parler d'une
culture du pouvoir alternative à celles des institutions qui est
installée sur le plateau de Millevaches.
La propriété est sûrement davantage
utilisée comme un moyen personnel d'appréhender le paysage, de
disposer d'un espace personnel de liberté, susceptible de pourvoir
à ses besoins tandis que les leviers culturels, d'information et
d'expression, sont utilisés par des collectifs pour ausculter certains
comportements vis-à-vis de l'environnement, ils sont le relai d'un
rapport social à l'environnement physique. Rapport souvent pensé
comme libéré des influences capitalistiques : un pouvoir qu'a
l'homme de faire parti de son environnement sans devoir s'extirper de celui-ci
pour en attendre un apport matériel ou financier.
La démocratie s'expérimente sans centre, avec
l'idée qu'on peut changer sa propre vie et donc, au moins à ses
propres yeux, son environnement, en considérant et en utilisant le
pouvoir que l'on a sur sa propre vie. Il s'agit d'abord de relations entre
humains dans ce cas-là ; c'est le projet qu'ils peuvent
expérimenter qui les liera avec leur milieu.
La propriété, la solidarité, l'influence
ou l'autogestion d'un collectif ne dispensent pas pour autant les habitants de
rapports de forces. Le pouvoir sur sa propre vie, pouvoir mental, est toujours
remis en cause par l'abus de pouvoir que l'on peut considérer comme
venant de l'autre. C'est parfois ce que révèle l'étude des
relations entre acteurs. Mais aussi leurs discours vis-à-vis de ceux qui
n'habitent pas le Plateau et qui veulent en tirer les ressources. Les maires et
collectifs qui agissent pour faciliter l'installation sur le Plateau se
heurtent fatalement au foncier détenu par ceux qui n'y vivent pas. Le
pouvoir qu'on a sur sa propre vie dépend de l'horizon où se pose
le regard.
Le domaine paysager n'était peut-être pas la
préoccupation première des collectifs qui, d'abord, devaient
maintenir des rapports humains, des facilités pour vivre sur le
territoire et en être informé mais certains demandent maintenant
la disponibilité de terres agricoles (plusieurs membres de « de Fil
en Réseau »), de maisons, mais aussi un changement de gestion
forestière (SOS Millevaches à Bugeat et Nature sur un Plateau
à La Villedieu).
La vie des habitants, avec le repeuplement voulu du Plateau,
son dynamisme installé, réclame un pouvoir sur l'environnement
sur une échelle supérieure à son foyer : à la
région. Comme si l'espace voulu et vécu s'agrandissait. Le
pouvoir mental évolue sans cesse.
Ces expériences alternatives, prônant des besoins
d'autogestion, d'autant plus dans un milieu rural où le rapport à
la terre et à ses besoins vitaux est direct, donnent à mon sens
une originalité et une reconnaissance au Plateau. Elles invitent chacun
-moi y compris- à s'en saisir, non seulement à résister
à un pouvoir subi mais à donner le pas d'un pouvoir choisi.
96
Ces expériences ne sont pas isolées. Elles
s'insèrent parfois dans un réseau national et peuvent trouver
comparaison en d'autres endroits de la planète. Ce sont aussi ces vues
extérieures, ces comparaisons possibles qui attestent le,
peut-être petit, mais le pouvoir réel qu'elles ont sur la vie de
l'environnement.
Tout l'objet de la troisième partie sera pour moi
d'élargir le sujet, de voir quelles considérations lui donner
dans un champ plus large. Quelles considérations et quelles
décotes.
97
98
99
III - Au-delà du Plateau. Des leviers de
pouvoir en débat.
Avec la question du pouvoir de décision que l'on
possède sur son lieu de vie, vient celle de l'organisation des humains
sur le territoire. C'est-à-dire de l'échelle de la
démocratie. Car la question de la démocratie s'est très
vite posée en termes d'échelle pour y rester. Que ce soit dans
les tomes politiques d'Aristote ou dans Le contrat social de
Jean-Jacques Rousseau : on se soucie de la taille de l'espace où
l'habitant peut être entendu sur son territoire [Aristote, 1971],
[Rousseau, 2001]. C'est pourquoi je regarderai comment le pouvoir des habitants
peut sortir de son échelle locale ainsi que les conditions de son
exercice, comment un individu peut participer à la démocratie, y
compris au sein d'un collectif et alors faire partie de la construction de son
environnement. Dans cette lecture, émergerons des débats souvent
rencontrés dans la fabrication de la démocratie : la place de la
science ou de l'autorité.
Mais avant cela, je me tourne vers d'autres localités,
pour chercher comment peuvent y être présent les différents
leviers de pouvoir mentionnés pour les habitants du plateau de
Millevaches.
1- D'autres delà. Des comparaisons avec le plateau de
Millevaches sur le pouvoir des habitants.
1.1 - La vallée de l'Intag en Equateur
Je vais m'arrêter sur la vallée de l'Intag, dans
le canton de Cotacachi, à 1° de latitude nord, où je me suis
déjà rendu et où, comme sur Millevaches, moult
associations avaient leur local.
Source : HydroIntag
Carte 11A : Régions de l'Equateur et 11B : Cantons de
la région Imbabura
100
La plus proche ville est Otavalo, à environ 2 heures de
route. C'est dire que la vallée de l'Intag est, tout comme le plateau de
Millevaches, éloignée des centres urbains. Cet éloignement
est un facteur de pouvoir pour les habitants car, de fait, l'Etat central peut
moins les contrôler. En revanche, la vallée reste peuplée
et la jeunesse y est un facteur de dynamisme. C'est peut-être aussi
l'isolement de la région davantage que les faibles densités,
prétendument évoquées par certains habitants sur
Millevaches, qui leur donne une certaine autonomie et une sensation de
liberté. La vallée n'est pas un espace protégé ; en
revanche il y a un parc national (Cotacachi-Cayapas) à
proximité.
Les paysages de l'Intag se composent de champs (cultures) et
de forêt. La forêt y est évidemment un enjeu de
biodiversité et certains habitants y sont attachés. Ce qui ne
l'empêche pas d'être concurrencée par des cultures. Sur ce
territoire, la forêt peut aussi constituer, sur un tout autre ordre, un
élément qui n'est pas contrôlée par les habitants
puisque elle est un enjeu internationalisé et qu'on trouve plusieurs
Organisations Non Gouvernementales (ONG) sur place dont le but est de
défendre la forêt (Zoobreviven replante, parfois des bambous ou de
l'eucalyptus : ils poussent vite mais ne sont en rien des espèces
locales) ou de défendre certaines espèces animales (ours andin
par exemple). Des membres d'ONG peuvent reprocher à des paysans de faire
brûler une petite parcelle de friche ou de bois pour la cultiver. Parmi
les grosses cultures, on trouve de la canne à sucre, culture qui peut
relever d'une dépendance au marché. On trouve aussi des
pâturages. Je n'ai pas les chiffres de la propriété ni ne
sait si les terres sont exploitées par leurs propriétaires mais,
davantage que sur Millevaches, la composition du paysage, l'occupation des
sols, relève des habitants. Mais avec bien des ambivalences.
Si on trouve des ONG, on trouve aussi de nombreuses
associations villageoises. Elles sont nées pour la plupart des suites de
l'opposition à un projet minier par une entreprise japonaise et
après le départ de cette entreprise. Les concessions ont
été rachetées par une entreprise canadienne et les
habitants ont pris le parti de s'organiser et de faire naître des
initiatives territoriales pour parer à toute tentative de retour des
activités minières. On trouve l'association DECOIN, de
défense de l'environnement et de lutte contre les compagnies
minières, Toisan (dont HydoIntag : construction de petits barrages pour
produire de l'électicité), AACRI : coopérative des
caféiculteurs de l'Intag, également une coopérative des
artisans (avec une boutique), une association de femmes... et les membres de la
communauté de Junin sont très liés (c'est la
communauté qui fût frontalement touchée par les projets
miniers). On trouve aussi, comme sur Millevaches, un journal écrit par
les habitants et RadioIntag, ainsi qu'une bibliothèque. Le lien
associatif et la culture sont conçus comme des
101
leviers de pouvoir qui vont permettre de résister aux
incursions des entreprises minières et qui vont faire que les habitants
prennent en main leur territoire, deviennent plus autonomes. C'est pour cela
que les produits locaux sont largement développés : ils sont vus
comme un moyen d'indépendance financière. Ce qui n'était
pas le cas sur le plateau de Millevaches où les productions locales
(« terroir » serait-on tenté de dire) restent englobées
dans les stratégie de marché (limousines, agneau).
On retrouve cependant le savoir, l'influence, comme un pouvoir
utilisable par l'habitant pour décider de son environnement. Carlos
Zorilla, de l'association DECOIN, dans un manuscrit [Zorilla, 2009] va, lui
aussi, mentionner plusieurs de ces leviers de pouvoir dont la population peut
se servir, dans le but de résister aux projets miniers. Il cite
très souvent l'information, dont les médias locaux : «
Establezca un periodico comuniario simple y[...] crea su proprio radio
communitario ». La comunidad est une expression couramment
employée pour parler des habitants de l'Intag : elle met en avant le
lien entre les habitants, par le biais associatif notamment. Faire
connaître les aspirations de la communauté à niveau
national puis international est aussi explicitement mentionné par Carlos
Zorilla. Avec un certain succès d'ailleurs.
Mais la recherche de financement, peut également
entrainer les associations à dépendre de l'extérieur et
risque de faire considérer l'Intag comme une zone touristique pour
certains étrangers, avec la demande d'un tourisme de la Nature qui ne va
pas forcément de pair avec sa défense. Mais l'isolement de la
vallée, hormis restreindre les ressources financières des
habitants1, restreint aussi le tourisme. Les touristes qu'on peut
croiser dans l'Intag sont généralement dans les ONG. Je n'en ai
pas croisé beaucoup, personnellement.
Le fonctionnement de la démocratie est aussi mis en
question. Les associations et les ONG peuvent être plus ou moins
critiques vis-à-vis du gouvernement, attendre plus ou moins de lui, et
se critiquer entre elles sur leurs regards différents. Mais il y a des
tentatives de fonctionnement participatif au sein des institutions.
L'assemblée cantonale de Cotacachi est composée de membres
représentant les associations du canton. En 2000, Cotacachi se proclame
« Canton écologique ». Comme pour Millevaches avec le Parc,
les associations peuvent donc porter certaines institutions et créer
certaines entités « écologiques ». La composition de
l'assemblée cantonale par les associations préfigure aussi d'un
fonctionnement plus horizontal et d'un pouvoir plus partagé.
1 Plus de 55% des actifs gagnent moins de 40$/mois
selon Rouge Midi
102
On retrouve donc dans la région de l'Intag de nombreux
leviers communs avec le plateau de Millevaches et surtout une place
prépondérante des communautés, associations et de la
culture. L'influence est également un pouvoir compris et utilisé
par la population de l'Intag. Dans l'Intag, les institutions locales semblent
également utilisées physiquement tandis que c'est plus
aléatoire sur le Plateau de Millevaches, selon les communes. La
comparaison, si elle révèle des formes communes de pouvoir,
montre aussi l'influence, l'expression, la culture comme un levier de pouvoir
fort pour les habitants et comme un levier indépendant sur le plateau de
Millevaches, compris en dehors des assemblées institutionnelles. Les
leviers de pouvoir, utilisés par la population, ne sont sûrement
pas autant découplés les uns des autres que je les ai pu
présenter pour le Plateau de Millevaches.
1.2 - Aubagne, Larzac, Aubrac, Périgord, Afrique
tropicale, Forez et Nambikwara
A l'occasion du forum « Aubagne à l'heure du monde
», le Monde Diplomatique d'octobre 2011 nous présentait la
ville d'Aubagne comme expérimentant la démocratie participative
« à tous les habitants, en dépassant le cercle des
convaincus1 ». Gustave Massiah nous relate des actions
menées par des ateliers d'habitants : tramway gratuit, espace culturel
épicerie sociale, complexe sportif... Aubagne est
présentée comme un cas où les habitants ont du pouvoir sur
leur environnement via les institutions démocratiques. Gustave Massiah
parle de deux nouveaux acteurs émergents dans les représentations
politiques : les collectivités locales et les mouvements associatifs. Et
l'un des buts du forum était de rendre « visible la
stratégie d'alliance entre les collectivités locales et les
mouvements sociaux et civiques ».
Agnès Bonnaud, quant à elle, évalue
très faiblement le pouvoir local sur le plateau de Millevaches (14points
/54) au regard du Larzac (46pts/54) ou de l'Aubrac (37pts/54). Mais ses
critères d'évaluation (projet local, enthousiasme,
cohésion sociale, maturité, rapport des objectifs locaux avec les
objectifs externes) sont avant tout notés économiquement et se
basent d'abord sur l'étude des institutions, des projets et de la
participation des habitants au sein des institutions. Page 354, elle
écrit : « l'existence d'une bonne cohésion sociale
locale suppose celle d'un pouvoir interne permettant aux sociétés
locales une certaine résistance aux dynamiques externes »
[Bonnaud, 1998]. Le Larzac est alors cité comme un exemple de bon
fonctionnement de la coopération locale et où les habitants sont
identifiés comme les
1 Article de Gustave Massiah : Aubagne construit
son territoire à l'heure du monde.
103
principaux acteurs du développement économique.
Le Larzac, depuis l'opposition à l'agrandissement du camp militaire des
années 1970 est aussi devenu un lieu de pouvoir alternatif
mythifié. Comme dans l'Intag, c'est la résistance à un
projet territorial extérieur qui a pu fédérer les
habitants et inviter à une reprise en main politique du territoire.
En Aubrac, on trouve nombre de productions locales : Laguiole,
race Aubrac, fromages, thé d'Aubrac qui, en grande partie, font conclure
Agnès Bonnaud à une forte autonomie locale de la région et
à un relatif pouvoir local des habitants. On retrouve, à l'image
de l'Intag, le terroir comme levier saisi par les habitants pour avoir un
pouvoir d'indépendance financière.
Par rapport au Plateau où les institutions, outre
l'échelle communale (ou celle d'un petit assemblage de communes)
étaient surtout perçues comme un pouvoir extérieur aux
habitants, ces derniers exemples montrent que le rassemblement associatif n'est
pas le seul utilisé par les habitants et que ceux-ci peuvent s'investir
dans les assemblées politiques officielles.
Simon Langelier, dans Le monde diplomatique (oct.
2011) pointe toutefois le risque d'une récupération du pouvoir
associatif des habitants par les collectivités locales (et leurs
caciques). Une trop grande proximité des associations et des
institutions n'est donc pas forcément un signe de pouvoir
décisionnel des habitants.
Myriam Guillabot compare directement, elle aussi, le PNR
Millevaches au PNR Périgord-Limousin sous l'angle du «
développement durable », angle essentiellement économique
[Guillabot, 2008]. Elle parle d'une forêt de production pour Millevaches,
et d'une forêt économiquement valorisée sur le
Périgord. Cette dernière -forêt composée de
nombreux châtaigners- serait davantage liée au patrimoine,
donc potentiellement mieux acceptée et choisie par les habitants, ayant
davantage l'image de ce « terroir » qu'on retrouverait encore comme
source financière pour la région.
Ces deux dernières auteures (Agnès Bonnaud et
Myriam Guillabot) ne s'intéressent pas à la culture comme
élément de développement ou d'autonomie locale.
Peut-être la pensent-elles hors des circuits du pouvoir ? Ou bien l'objet
de leurs thèses est avant tout une comparaison au niveau institutionnel
des économies locales. Si elles offrent des outils de comparaisons
directes du territoire de Millevaches avec d'autres lieux, les comparaisons que
je peux en tirer, pour mon étude, ne sont que partielles. Elles
soulignent néanmoins l'aspect « terroir » comme
élément préhensible par la population pour avoir une
maîtrise sur son environnement, aspect que je n'ai peut-être pas
assez remarqué ou fouillé sur le Plateau. Mais, sur ce point
encore, le risque de récupération par des entreprises ou des
institutions n'est pas négligeable. De nombreuses grandes marques jouent
sur des produits terroir sans que ceux-ci
104
ne soient le moins du monde contrôlés et
décidés par les habitants dudit terroir. Néanmoins,
l'analyse qu'Agnès Bonnaud nous livre de l'Aubrac souligne que, sur
certains territoires, c'est un levier de pouvoir local qui fonctionne, qui est
issu des habitants.
Par leurs études des rapports
société-nature en Afrique tropicale, Jean Boutrais et Dominique
Juhé-Beauleton vont relier les cultures agricoles (donc un terroir
potentiel) à la nature de la propriété [Boutrais,
Juhé-Beauleton, 2005]. Ils écrivent d'ailleurs que « le
statut coutumier des terres constitue le premier patrimoine naturel des
sociétés rurales », patrimoine dont j'avais surtout
parlé de manière symbolique (historique et culturelle) sur le
plateau de Millevaches. Ce statut coutumier des terres suppose un pouvoir de
propriété, des codes de propriété établis
par les habitants. Et les auteurs décrivent un régime foncier
souple et flexible qui pourrait s'adapter à la taille des diverses
familles, voire intégrer de nouveaux arrivants, donc d'une transmission
d'un patrimoine qui n'est pas forcément identique d'une
génération à l'autre. Le foncier pourrait alors être
un levier déterminant de pouvoir sur son environnement. Mais les auteurs
montrent aussi que sa nature oriente les cultures : d'un côté, une
petite propriété paysanne et la solidarité qui lui est
corrélée maintiennent une culture d'oléagineux et, de
l'autre côté, une réforme foncière agrandissant des
domaines condamne cette même culture. Ils concluent leur passage en
stipulant que les productions locales, de terroir, découlent avant tout
des organisations sociales dont la petite propriété serait un
reflet. La maîtrise de la propriété par la
collectivité des habitants apparaît certainement comme un levier
de pouvoir supérieur à la propriété propre, ce qui
est supposable également pour le plateau de Millevaches mais difficile
à constater au vu de la possession foncière extérieure.
Dans le Livradois-Forez, région très
boisée et enrésinée, la propriété de la
forêt peut également s'avérer un élément de
privation de pouvoir pour les habitants. Le journal critique auvergnat la
Galipote le relate à propos...des champignons1 ! Une
association de propriétaires forestiers s'étaient crée,
sous l'impulsion de Liliane Usaï, « étroitement
liée » à l'entreprise de transformation et de
conservation de fruits Mondiacepes pour obliger quiconque voudrait ramasser les
champignons à acheter une carte (20€) à l'association. La
propriété s'immisce ici comme rapport de force entre individus et
prive plusieurs habitants de l'accès à leur environnement. Les
propriétaires locaux sont, d'une certaine façon,
récupérée par une entreprise pour avoir du pouvoir sur les
habitants.
La possession foncière de terrains reste donc, à
mon sens, un levier de pouvoir ambigu sur son environnement. Si par la
maîtrise du « terroir » ou grâce à la
solidarité paysanne (c'est
1 La Galipote, Printemps-été 2011
pp.26-27. Chante-querelles pour cueilleurs à la ramasse par
Louis Chaput.
105
l'exemple du Larzac), elle constitue un moyen de
contrôle effectif du territoire et de l'occupation des sols, plusieurs
cas, dont celui de Millevaches, montrent qu'elle peut devenir un outil de
domination sur les habitants. C'est l'analyse qu'un « écologiste
libertaire » faisait du plateau de Millevaches, voilà 30 ans. Il
concluait à un « pays dominé dans tous les domaines
» [Pressicaud, 1980] : il citait évidemment la forêt, le
foncier mais aussi l'hydro-électricité (les besoins locaux
pouvant être couverts par des retenues plus petites), l'exploitation de
l'uranium ainsi que l'agriculture « sous perfusion ». Bien
avant lui, Marius Vazeilles s'inquiétait des revenus
générés par la petite propriété paysanne et
proposait le reboisement (en partie avec des résineux) pour enrichir en
capital le petit paysan [Vazeilles, 1931]. C'était une vision purement
rentable de l'occupation des sols puisqu'il proposait de supprimer les
bruyères pour créer des pâturages. Mais les
tourbières et landes sont, sur le Plateau, un « terroir »
beaucoup plus spécifique que la forêt, même paysanne, que
proposait Marius Vazeilles. Il s'est finalement concentré sur
l'archéologie pour mettre en avant le patrimoine bâti du Plateau.
Si sa vision n'était pas vraiment écologique, il proposait
toutefois une maîtrise de l'environnement, naturel comme bâti, par
les habitants du Plateau. Pour ma part, je reste sur la position que la
culture, via l'influence et le savoir, est un levier primordial de pouvoir des
habitants et qu'il est nécessaire de la comprendre comme acte de pouvoir
pour s'en saisir et impacter son environnement. Le terroir revêt
d'ailleurs une fort part culturelle même s'il est, peut-être, -mais
est-ce vraiment une bonne qualification ?- à cheval sur la culture et la
propriété quant à sa considération en tant que
levier de pouvoir pour l'habitant.
Dans sa rencontre avec les Nambikwara, Claude Levy-Strauss
s'intéresse aux limites du pouvoir des « chefs » mais
également aux limites du pouvoir des membres de la communauté
[Levy-Strauss, 1955]. Dans les pages 374 à 377, il cite le
consentement comme « origine et limite du pouvoir
». Un groupe consent à ce que l'un d'eux dirige s'il est
généreux en échange. Le chef a des privilèges (la
polygamie) parce qu'il a une charge qu'il consent à exercer. Claude
Levy-Strauss avance que les Nambikwara ne courent pas après le pouvoir,
qu'ils sont peu animés par l'esprit de compétition et que le
pouvoir, par conséquent, s'explique par une origine sociale plutôt
que par des aspirations personnelles au prestige ou aux privilèges. Il
écrit ainsi : « des attitudes et des éléments
culturels tels que le « contrat » et le « consentement » ne
sont pas des formations secondaires [...J : ce sont les matières
premières de la vie sociale, et il est impossible d'imaginer une forme
d'organisation politique dans laquelle ils ne seraient pas présents
». La culture est comprise comme partie prenante de l'organisation
des sociétés et de leurs espaces. De même, les collectifs
sociaux du Plateau qui se distancient du pouvoir en prônant une gestion
horizontale ou autogestionnaire du groupe
106
sont la matérialisation d'attitudes culturelles. La
culture, que j'ai liée comme levier de pouvoir à l'influence, ou
au savoir peut aussi devenir une composante des institutions, de l'organisation
de la démocratie. Mais elle est d'abord citée (via le «
consentement ») comme limite d'un statut de pouvoir par Claude-Levy
Strauss.
Ces comparaisons, issues de lectures, peuvent remettre en
cause la catégorisation des leviers de pouvoir que j'ai pu donner, ou
bien pointer de nouveaux leviers : le terroir qui constitue une relation
directe à son environnement proche et la forme de la
propriété (davantage que la propriété
elle-même) qui préfigure de l'occupation des sols et des
paysages.
Comment chacun peut décider de son territoire
relève aussi d'un mouvement culturel, d'accès à la
connaissance de son environnement. L'organisation de la société
en dépend. La connaissance des fleuves, des monts, des plantes,
déifiés parfois, est un élément qui conditionne
l'établissement ou l'organisation d'un village dans des
communautés amazoniennes par exemple. Le positionnement, l'orientation
des mosquées ou églises relève sans doute du même
ordre. Je vais maintenant m'intéresser à l'organisation de la
société et aux questions sur l'espace de la démocratie qui
viennent avec celles du pouvoir de chacun sur son espace de vie.
2 - Le pouvoir comme question d'organisation de la
démocratie et question d'échelle.
De la forme de gouvernement dépend le pouvoir
institutionnel de chaque habitant.
Et Henry Thoreau entamait son Civil Disobedience par
cette fameuse phrase :
« That government is best which governs least
». [Thoreau, 1947]
Parce qu'il y a une dualité entre le pouvoir
administratif, institutionnalisé et celui des habitants sur leur propre
vie. Le dernier pouvant être contraint par le premier.
En effet, les Etats ou Régions ont pu chercher leurs
limites selon la capacité du chef à contrôler la
population, percevoir l'impôt, ont pu composer le paysage selon une forme
qui leur seyait et selon leurs besoins (regroupement de parcelles, bocage pour
laine de mouton, forêts pour bois de marine...). Mais les limites des
Etats, c'est-à-dire l'échelle des Etats et de l'espace citoyen
trouve aussi ses marques dans les espaces communautaires [Trochet, 1998]. On
peut prendre l'exemple de la Mésopotamie cité par
Jean-René Trochet : « le passage de la cité-Etat
à l'empire s'effectua en Mésopotamie sans difficultés
majeures puisqu'il n'impliqua pas une modification importante du fonctionnement
des pouvoirs et de la structure sociale ».
107
Le respect des espaces communautaires est pour les
entités administratives qui se forment le choix d'éviter un
rapport de force qui pourrait leur être défavorable.
Les divisions établies délimitent alors des
territoires où le pouvoir central a moins de prises. On trouve souvent
ces territoires aux confins des limites administratives où lorsque
« l'humanité est trop clairsemée » [Claval,
1978]. Le plateau de Millevaches satisfait ces critères. La façon
d'échapper au pouvoir institutionnel est une question de liberté
sur sa propre vie pour l'habitant. La démocratie doit conjuguer le
pouvoir de chacun et le pouvoir de tous pour gérer l'espace de vie,
l'environnement.
2.1 - Formes de démocraties
« Il y a démocratie quand le pouvoir est
détenu par une majorité d'hommes de naissances libres mais
pauvres, et oligarchie quand il appartient à une minorité
d'hommes riches d'origine plus noble » écrivait Aristote
[Aristote, 1971].1 La définition supposait l'existence
d'esclaves mais rangerait davantage les régimes de moult Etats de la
planète sous le terme d' « oligarchie » que de «
démocratie ». Ce qui est à mon sens plus juste. Et souligne
les conflits entre institutions et citoyens soulevés par la phrase
d'Henry Thoreau. Lui ne voulait pas payer son impôt en partie parce qu'il
ne voulait pas que celui-ci serve à financer une armée
gouvernementale.
Le citoyen ne peut pas se contenter de voter puis
d'obéir : c'est le principe de départ des réflexions sur
la démocratie participative. Hélène Hatzfeld décrit
la pensée de la « démocratie participative » comme
dérivée des mouvements autogestionnaires post-soixante-huitards,
pour s'opposer à un pouvoir pensé comme domination [Bacqué
et Sintomer, 2011], pour devenir un contre-pouvoir. La nomination «
contre-pouvoir » utilisée aussi par Miguel Benasayag n'est
peut-être qu'un tour de passe pour éviter d'utiliser le mot «
pouvoir » dont on aurait peur ou qu'on refuserait car compris comme
l'instrument exclusif de domination des puissances économiques et
administratives. Le « contre-pouvoir » n'est souvent autre que
certains leviers de pouvoir utilisés par les habitants. Mais le
contre-pouvoir, à l'image de l'argumentation de Miguel Benasayag a
besoin de critiquer le pouvoir pour se poser en recours. Parler simplement de
« pouvoir » incite peut-être non seulement à vouloir
décider de sa vie mais à participer à l'organisation de
son espace. Mais, quelle que soit la nomination, il y a effectivement une
opposition entre la démocratie pratiquée et le pouvoir des
habitants, et à
1 Politique tome II, livre IV, Ch. IV.6
108
plus forte raison entre la démocratie pratiquée
et le pouvoir des militants, comme le souligne Iris Marion Young. Elle
écrit que, pour le militant, les bons citoyens « devraient
avoir recours au pouvoir du scandale et de la dénonciation pour faire
pression sur les parties délibérantes »,
c'est-à-dire au levier de l'influence culturelle et médiatique.
Elle rapporte d'ailleurs peu avant que « la culture populaire, qu'il
s'agisse du cinéma ou de la chanson, offre bien des exemples de
célébration de mouvements en faveur de la justice sociale
». Par le levier culturel, le citoyen peut agir sur son environnement
et informer de cette action. Parce que les tables rondes des démocraties
n'offrent que des positions de pouvoir, des sièges, et parce que ceux
qui sont assis sur ces sièges pensent transformer une position en
pouvoir effectif et ne daignent alors que peu voir remise en question
l'existence du siège. Le débat qui s'est tenu le 2 avril à
Nedde1 insistait précisément sur les
difficultés d'accès aux tables de la démocratie pour
chacun et aux difficultés de faire entendre ses voix via les instances
démocratiques si elles ne sont pas numériquement majoritaires. Il
reste néanmoins l'influence idéologique, la faculté de
« juger de la valeur morale des actes » qui est primordiale
selon Paul Claval mais qui peut être limitée par l'influence
économique puisque on serait prêt à faire n'importe quoi
pour disposer du minimum vital. Mais ne serait-on pas plutôt prêt
à faire n'importe quoi pour disposer du superflu ? C'est peut-être
notre cupidité davantage que notre besoin qui limite notre influence
idéologique ou notre capacité de juger. Ainsi que l'accès
à des sources de connaissances : c'est une question qui revient souvent
dans les débats sur la démocratie.
En matière d'environnement, la loi cherche pourtant
à intégrer le citoyen. Son avis doit être recueilli. Mais
cet avis reste uniquement consultatif (code de l'environnement, article
L121-12) : l'habitant peut participer aux débats
environnementaux, non aux décisions. Il peut également en
être informé mais c'est lui qui doit demander l'information
(L121-21). La loi ne confère donc pas un pouvoir réel
à l'habitant sur son environnement, d'autant plus que les articles
mentionnés ci-dessus peuvent être contredits par d'autres articles
du code de l'urbanisme ou du code minier. La justice par les lois est souvent
un rapport de force dans lequel il faut pouvoir se payer ceux qui savent
combiner les lois.
Il est reconnu davantage de crédit légal aux
associations (L141-2 et 142-21) qui ont droit de cité et qui
peuvent porter une action en justice. Ces actions ne sont pas toujours simples
à mener mais beaucoup d'associations environnementales se servent de la
loi pour faire constater ou empêcher des pollutions par des
entreprises.
1 Affiche en annexe 5
2 Voir annexe 9
109
Elles peuvent également être appelées
à la table des décisions en ce qui concerne l'aménagement
du territoire. Je rappelle que si la négociation, la concertation, le
consensus peuvent être interrogés comme moyens d'actions
associatifs [Mermet et Berlan-Darqué], ces moyens restent
conditionnés par le fait qu'un aménagement soit
négociable. Ce qui n'est généralement pas le cas puisque
les habitants ou associations environnementales ne veulent pas de
l'aménagement qui est proposé, souvent par une entreprise ou par
l'Etat. Je suis de l'avis de Philippe Subra qui dit dans Hérodote
[Subra, 2003] que le débat public, la participation d'associations
environnementales aux tables institutionnelles de décision n'est que
factice et n'était qu'un moyen, inutile, trouvé par les
aménageurs pour éviter une opposition frontale. Pierre Lascoumes
va d'ailleurs dans le même sens (chapitre 7 [Lascoumes, 1994]) en
rappelant que les associations sont, d'une part sélectionnées,
d'autre part très minoritaires dans les instances décisionnelles,
que les enquêtes publiques leur sont rarement confiées et que les
préfets peuvent voter à main levée des projets
d'aménagement du territoire. Ces derniers, comme les aménageurs,
ont une vision rentable et lucrative de l'environnement, une vision
monétaire du progrès alors que la remise en cause du Produit
Intérieur Brut (PIB) comme indice de base du progrès est l'un des
points d'orgue de nombreuses associations environnementales. C'est ce que
rappelle également Marie Lequin pour qui la gouvernance locale
nécessite la participation des communautés locales et une
assurance des citoyens sur le contrôle du développement de leur
communauté [Lequin, 2001].
Des relations trop poussées entre institutions et
associations ne sont donc pas forcément le signe d'un pouvoir des
habitants sur leur environnement (alors que c'était un critère
choisi par Agnès Bonnaud) : cela dépend pour beaucoup de
l'institution. Mais les liens entre associations (tels que constatés sur
le plateau de Millevaches) et ceux entre associations et habitants semblent un
élément plus pertinent quant à la capacité de la
population de pouvoir peser sur son environnement. Les formes actuelles de
démocratie ne donnent pas un pouvoir décisionnel aux habitants
sur leur environnement. Quand bien même, l'expression et la culture
resteront des leviers indispensables en cela qu'ils conditionnent aussi les
connaissances portées par et aux habitants.
Ces formes de gouvernement, Aristote va en proposer diverses
définitions : c'est sa façon de chercher le meilleur
régime. Jean-Jacques Rousseau va faire de même dans son
contrat social. S'il fait apparaître la personne morale de
l'Etat qui représenterait la population et l'intérêt
général, il relie également les types de régime
à la taille de l'espace considéré. Et il conclue que la
démocratie demande une petite échelle, un espace restreint,
local. Plus l'espace est grand et plus on doit en passer par des
représentants et plus la population risque d'être
110
éloignée des décisions directes. Dans son
introduction du débat du 2 avril à Nedde, Gérard
Monédiaire insistait sur le besoin nécessaire de
décentralisation. Miguel Benasayag et les auteurs de l'insurrection
qui vient [Comité invisible, 2011] notent ce même besoin. Ces
derniers identifient la communauté comme le noyau de base où des
individus peuvent avoir du pouvoir, « être le territoire »
et s'opposer à la « topologisation » du pouvoir
en siège. Il faudrait alors penser le lien entre ces communautés
et le pouvoir de chacun pour des enjeux qui dépasseraient
l'environnement local.
Les leviers de pouvoir utilisés par les habitants
visent aussi à franchir les échelles d'écoute et le
franchissement des échelles est l'une des façons de mesurer
l'efficacité de ces leviers et donc du pouvoir des habitants.
2.2 - Le franchissement des échelles
Avoir du pouvoir sur son environnement demande parfois d'avoir
du pouvoir sur une échelle supérieure à celui-ci. Parce
que les institutions vont du centre vers la périphérie et parce
que l'influence sur l'extérieur permet aussi une influence sur
l'environnement interne. Le franchissement des échelles peut être
signe de reconnaissance comme signe de force. L'opposition à
l'agrandissement du camp militaire du Larzac doit son succès à un
dépassement d'échelle, parce que le camp pouvait relever d'un
intérêt national, intérêt contesté à
échelle locale et nationale. L'expression, via des manifestations de rue
notamment ainsi que l'occupation des sols, l'utilisation de la
propriété paysanne ont été des leviers de pouvoir
parmi les plus utilisés. Carlos Zorilla, dans son manuscrit pour contrer
les activités minières dans l'Intag, insistait lourdement sur la
diffusion de l'information à échelle internationale et certaines
ONG se montent dans ce même but. Le fait d'avoir des alliés
à une échelle extra-locale est une force, à condition que
ces alliés ne privent pas les habitants de leur pouvoir local.
Pour revenir sur mon cas d'étude, il est de nombreuses
situations où le pouvoir des habitants peut dépasser
l'échelle locale. Le monument de Gentioux, patrimoine, attire des
manifestants de toute la France pour le 11 novembre et leurs actions ont
conduit « le président de la république à
reconnaître, à plusieurs reprises, que les fusillés pour
l'exemple n'étaient pas coupables » (annexe 3). C'est un cas
où, pour reprendre un thème d'un article sur identité
globalisation et culture locale [Gertel, 2003] l'espace local est aussi un
espace national d'action. Certaines associations montées sur le Plateau
(Mémoire à vif, Refuge des Résistances) affichent un champ
national d'action, c'est-à-dire possèdent des membres dans
111
toute la France. Les collectifs peuvent également
former un réseau supra-local. Des personnes peuvent venir de toute la
France aux activités proposées par les Plateaux Limousins (j'ai
pris un jeune de Pau en stop qui s'y rendait) ou pour s'insérer un temps
dans la communauté de Tarnac, dans le GAEC Champ des possibles...
Plusieurs structures, dont Ambiance Bois, sont regroupées dans le
Réseau (national) d'Echanges et de Pratiques Alternatives et
Solidaires1 (REPAS), font des conférences (voir annexe 7,
dernière partie) ou accueillent des stagiaires. Ces derniers
expérimentent, en particulier, des fonctionnements horizontaux de
travail. D'ailleurs nombre d'acteurs de ce réseau sont implantés
sur le plateau de Millevaches, ce qui n'empêche liens entre collectifs de
se tisser à échelle nationale. Si les pratiques alternatives de
Plateau restent peu connues de l'ensemble des habitants (comme le suppose
l'enquête du I.1.2), elles touchent des personnes
intéressées de près ou de loin et les liens entretenus
nationalement permettent une reconnaissance des autorités locales. Le
fait d'entretenir des liens et d'adopter des pratiques alternatives de pouvoir
au sein d'un groupe impacte forcément l'environnement local et
confère une reconnaissance des habitants qui se saisissent de ces
pratiques. Un dossier du journal IPNS2 cite le sociologue
André Micoud lors d'un colloque à Eymoutiers : « Quand
on parle d'un territoire comme un lieu d'innovation dans certains
ministères, ça veut dire évidemment qu'il s'y passe des
choses... ». Notoriété politique venant des nombreux
collectifs qui ne serait pas toujours pour plaire aux élus de Limoges
installés dans les pratiques hiérarchiques du pouvoir de la
démocratie institutionnelle. Mais notoriété que soutien
(financièrement) le Conseil Régional qui reconnaît le
dynamisme apporté par les collectifs à cette région peu
peuplée.
Plusieurs collectifs du Plateau affichent l'éducation
populaire parmi leurs actions. Le réseau REPAS, lui aussi, vise au
partage national des savoirs, que certains peuvent ranger sous le terme de
« contre-pouvoir ». L'accès au savoir et sa production est une
des questions qui secoue le fonctionnement de la démocratie et je me
propose maintenant d'approfondir quelques débats qui sont apparus dans
ce chapitre.
3 - Débats sur le pouvoir des habitants.
Le souhait de voir chacun avoir un pouvoir de décision
sur son environnement soulève certaines nécessités,
certaines conséquences. J'aurais pu, et peut-être dû, au
défi du besoin de
1 Site Internet : http://www.reseaurepas.free.fr/
2 N°37, décembre 2011 : Quand le
plateau donne des boutons à Limoges par Alain Carof, Michel Lulek,
Gérad Monédiaire et Jean-François Pressicaud.
112
paragrapher mon texte, aborder ces débats au fur et
à mesure qu'ils se présentaient, à l'intérieur
même des chapitres précédents, laisser courir les
réflexions. Cela aurait été plus fluide. Mais me
voilà empreint du vain besoin de nommer des débats, d'appuyer
moi-même sur certains interrupteurs. Aurais-je eu peur qu'on ne s'y
arrête pas et qu'on ne lise que déblatérations si je ne le
faisais pas... Est-ce que je nie les approches personnelles que chacun
pourraient avoir, la science de l'autre, ou est-ce que je pare à un
possible flou ?
3.1 - La place de la science
Comment accéder au savoir pour juger des questions de
société de manière éclairée et qui doit
fournir ce savoir ? Ce sont aussi des questions qui se posent quand on
émet le souhait que les habitants puissent décider de leur
environnement. J'ai rencontré plusieurs personnes qui abordaient le
sujet de la pertinence d'une science d'experts lorsque je posais mes questions
sur le pouvoir. Un retraité d'un hameau de Tarnac relatait la
présence d'ingénieurs qui dirigèrent des travaux de
goudronnage d'une piste. Ils ont voulu faire des fossés malgré la
réticence des habitants, fossés qui ont servi de réservoir
d'eau et qui se déversaient sur la route. Une connaissance
générale, experte, a été suivie au lieu d'une
connaissance locale, populaire mais plus adéquate. Un chargé de
mission du PNR m'a décrit une expérience similaire. Un syndicat
s'occupant des eaux, fort de sa position institutionnelle reconnue et de ses
experts, a voulu aménager les berges de certains cours d'eau, rendre
ceux-ci bien droits, bien propres, sauf qu'ils détruisaient les
échanges minéraux entre le fleuve et les berges et le nombre
d'espèces diminuait drastiquement dans le ruisseau. Au contraire,
l'ancien système paysan des levadas [Boudy, Caunet, Vignaud,
2009] (livre que m'a donné le chargé de mission) qui consistait
à tracer des sillons pour arroser progressivement diverses parties du
champ, ne modifiait ni le lit de la rivière ni les apports
minéraux de la terre vers l'eau. Cela reflète la coupure entre
culture populaire et technologie scientifique pointée par Paul Claval,
ressentie et décrite par certains et la critique par les habitants de la
domination de la dernière sur la première [Claval, 2001]. Animant
une conférence gesticulée1 aux Plateaux Limousins,
Hervé Chapelais évoquait la nécessité de se
réapproprier des savoirs populaires, l'idée d' « une
convergence des rustres » capables de fabriquer aussi leur science et de
ne pas être dans la domination d'une science d'experts, possiblement
contrôlée et orientée par des puissances
financières. Il racontait le cas d'une verrue à la main que
divers médecins et
1 A laquelle j'ai assisté voilà une
semaine tout juste, le 4 mai 2012
113
dermatologues n'étaient pas parvenue à
ôter en deux ans ; sa mère a alors eu l'idée d'aller voir
papy qui « enlevait le feu », qui a baragouiné quelques
prières et fait quelques gestes autour de la verrue. Quelques temps plus
tard sa main n'avait plus rien.
« Le surnaturel ne l'a jamais concernée.
D'ailleurs Grace est pour le partage des tâches. C'est aux scientifiques
d'expliquer l'univers jusqu'à un certain point qui, au-delà,
ressortit à une zone sous l'autorité directe de Dieu. Avec ce
vieux, on est projeté très au-delà d'une frontière
acceptable.
Thomas poursuit d'une voix calme :
-Il sait ôter la douleur. Il est rebouteux. J'ai
entendu dire qu'il arrêtait les hémorragies. »
Même cas de figure et c'est Jean-Guy Soumy qui raconte
l'histoire d'une américaine s'échouant un jour de tempête
sur le Plateau et voyant remises en cause ses définitions du savoir et
ses priorités dans la vie [Soumy, 2003]. Ces superstitions aux airs de
savoirs instinctifs sont peut-être un des cas les plus troublants des
savoirs populaires car échappant non seulement aux besoins
technoscientifiques de certains décideurs à grande échelle
mais échappant également (encore) aux explications rationnelles.
Ce sont certainement eux, en partie, qui font dire à Paul Claval que la
nature serait la nouvelle force supérieure à respecter pour
nombre d'écologistes comme porteuse de sciences populaires et de valeurs
morales, à l'image d'une religion. Sur cet axe, Adrian Atkinson
(écologiste libertaire) livre une critique de la philosophie des
lumières comme production de la science par les experts et non par tous,
c'est-à-dire une production non démocratique de la science et qui
vise à faire adopter par les classes populaires la norme du savoir
servant les intérêts de ceux qui sont en position de pouvoir et
qui peut aboutir à une reproduction des élites [Atkinson, 1991]
puisque les élites sont celles qui maîtrisent le mieux la science
qu'elles fabriquent. C'est peut être oublier que ces mêmes
lumières ont également pour objet de détruire un autre
pouvoir de domination et de position : celui d'ainesse dans la famille, quand
ce n'est pas celui des hommes en siège dans la religion. Les
superstitions ou « savoirs populaires » qui se transmettent de
génération en génération, sous couvert
d'autorité paternelle, sont livrés à l'esprit critique de
par la philosophie des lumières. Pierre Bourdieu, qui s'opposait aussi
à la reproduction des élites, condamne d'abord les
difficultés d'accès à la culture (entre autres à
celle des lumières) des classes populaires. Difficultés
consécutives, selon lui, d'une confusion des pouvoirs dans les
sociétés libérales et technocratiques : « le
pouvoir symbolique [médiatique, celui que l'argent donne sur les
esprits] qui dans la plupart des sociétés était distinct
du pouvoir politique ou économique est aujourd'hui réuni entre
les mains des mêmes personnes » (p.417 [Bourdieu, 2002]). Ce
qui pose surtout le problème du contrôle et de la diffusion des
savoirs. Par qui ? Je pense que la recherche de la démocratie demandent
la confrontation, voire la
complémentarité, de savoirs populaires et
scientifiques (qui seraient issues de classes non populaires) et
l'émergence d'un esprit critique, conscient de la dépendance des
savoirs transmis envers ceux qui les produisent.
Et par conséquent radialement opposée à
celle proposée par la tribune UMP du Limousin qui peut écrire qu'
« en démocratie, la proximité passe par les
représentants du peuple régulièrement élus qui sont
payés pour travailler et réfléchir puis expliquer à
leur mandants les mesures de politique qu'ils votent» (annexe 6).
Pour ces auteurs, comme pour la Grace du roman de Jean-Guy Soumy, la
construction de décisions se font par des personnes
spécialisées dans cette tâche. Il y a même, dans ce
cas- là concentration des tâches. Ces personnes aspirants à
participer à la démocratie institutionnelle sont loin, pour moi,
de promouvoir la démocratie en tant que pouvoir donné à
chacun.
Ceux qui fabriquent et possèdent du savoir sont plus
à même de peser, d'autorité, sur l'orientation de la
société, sur la construction de l'environnement. Ils ont les us
de développer des arguments ou de fabriquer des démonstrations ;
c'est pourquoi, si l'on veut que chaque habitant ait du pouvoir sur son
environnement, les détenteurs de science ne doivent pas former une
élite mais être chaque individu de la population. Cette
dernière orientation est prônée par ce qu'on appelle «
éducation populaire ». Elle vise à faire valoir ce que
chaque individu peut apporter : des savoirs populaires comme le compte-rendu de
lecture ou l'information de résultats universitaires scientifiques. Cela
pour parer à la destruction des savoirs populaire comme aux
difficultés d'accès de chacun aux savoirs produits par
l'université. Le but de cette transmission des savoirs est bien de
donner un pouvoir de jugement et de décision à chacun, de
permettre à tous de participer, collectivement, à
l'élaboration de leur environnement.
Il reste que pour participer à ces rendez-vous
d'éducation populaire, comme pour participer aux affaires de la
Région, pour s'instruire tout simplement, il faut du temps. La
démocratie ne doit donc pas viser à une division des tâches
qui accorderait ce temps disponibles aux mêmes. Si certains collectifs
s'organisent différemment sur le Plateau, c'est justement pour
dégager du temps pour s'instruire ou pour participer aux
décisions locales. Aristote, qui classe les types de gouvernement, les
conditionne par l'existence de loisirs, écrivant qu'il y a peu
d'assemblées si les citoyens travaillent beaucoup à moins que
seuls ceux qui ont des loisirs ne gouvernent1. Problème de la
distribution des loisirs qui ne présageait en rien, chez Aristote de
celui de l'exécution des travaux manuels : « celui qui commande
n'est
114
1 Politique, Tome II, livre IV, ch. V
115
pas obligé de savoir les faire mais plutôt de
savoir en profiter » sinon « il n'y a plus ni maître
d'une part, ni esclave d'autre part1 ». C'est pourtant
cela que doit viser la démocratie.
3.2 - Le pouvoir de l'autorité
Qu'il y ait une distribution des loisirs, comme à
Ambiance Bois ou de nombreux salariés travaillent à mi-temps, ou
une distribution, une rotation des tâches, un partage des savoirs, cela
n'empêche pas l'existence de positions de pouvoir. « Le mode de
gestion participative qu'Ambiance bois tente de mettre en place, il n'est pas
idéal non plus. Y'a bien des patrons et qui sont pas les 20 personnes.
Les grandes gueules ont plus de pouvoir que ceux qui se taisent. »
rappelle Marc Lajara. L'expérience confère aussi un statut
de pouvoir, une reconnaissance ; c'est ainsi que ceux qui ont fondé
Ambiance Bois ont peut-être une voix qui porte plus que les autres. Le
problème qui se pose pour que chacun ait ensuite un pouvoir sur les
décisions est que la force de la voix ne soit pas loi et que chacun
puisse trouver un moment, une manière de s'exprimer qui comptera autant
que les autres. Cela tient aussi de la faculté de ceux qui
possèdent un statut de pouvoir, par leur autorité reconnue,
à remettre en cause ce statut. Cela est d'autant plus facile lorsque les
décisions critiques existent, que des liens existent ou que des
connaissances circulent.
L'autorité, si elle peut être envisagée
comme un pouvoir du à l'influence où aux connaissances, peut se
confondre avec un statut. Alors on peut parler d'un pouvoir purement
autoritaire, excluant, de par les positions tenues au sein d'un groupe. Le
crime de Croze (entre Felletin et Clairavaux) [Chevalier, 2008]2, en
1965, révèle la délicate nature de l'autorité. Il
se passe chez une famille venue de l'Aisne, installée au village de
Mours. La fille reprochait au père la mauvaise gestion de l'exploitation
céréalière ainsi que le mauvais emploi de l'argent et lui
promettait qu'il n'aurait pas un grain. Au crépuscule, le père
revint avec son fusil, la fille, lui tenant tête s'avança vers lui
pour le braver et la dernière dispute lui fut fatale puisque le
père déchargea son arme sur elle. Au procès de janvier
1967, l'avocat général a retenu deux attitudes : celle de la
fille qui a bravé le père, allant vers lui malgré les
avertissements maternels et celle du père, déterminé au
meurtre « peut-être tout autant pour l'orgueil que
l'intérêt ». La fille contestait-elle d'abord le statut
de chef de famille à son père ? Puisque, selon d'autres avis, il
gérait convenablement son exploitation. Revendiquait-elle ses
connaissances comptables supérieures dans le but d'être la
maîtresse, de ne pas partager le
1 Politique, Tome II, livre III, ch IV
2 Triste réunion de famille à Croze,
p.357.
116
grain ? Et quelle autorité le père n'a-t-il pas
supporté de se voir contester : la science ou la position de chef de
famille ?
Pour Michel Foucault, le pouvoir n'est pas tant dans la
possession d'un statut d'autorité que dans son exercice. Le pouvoir se
manifeste, s'exerce, en particulier à travers la famille, le voisinage,
une unité élémentaire de société [Foucault,
1994]. Mais ce qui serait le charisme paternel ou masculin est adoubé
par la position au sein du groupe, présupposée position de
pouvoir. Le chef exerce un pouvoir sur son entourage, pour affirmer son
autorité qui lui vient, par la coutume, de sa position statutaire
(ancien) ou sociale (haut niveau d'études, riche) au sein du groupe. Il
valide sa position de pouvoir par l'exercice de l'autorité. Il n'est pas
que la connaissance acquise ou le fait d'être une « grande gueule
» qui peuvent amener à l'exercice de l'autorité mais aussi
la propriété. Anne Stamm, dont les travaux ethnologiques se
penchent beaucoup sur les relations familiales nous parle en ces termes de
l'amoindrissement de l'autorité de statut en Haute-Corrèze :
« l'ancien qui a gardé les rênes n'ose plus imposer son
absolutisme. La possession de la terre fonde encore l'autorité mais
l'expérience est devenue insuffisante pour la gestion d'un domaine
» p.29 [Stamm, 1983]. Ce passage de témoin du
pouvoir, du statut au savoir est parfois énoncé comme l'un des
marqueurs de l'entrée dans la modernité. Cet ancien n'a ici plus
les arguments pour exercer son pouvoir et s'il continue à le rechercher,
il risque de tomber dans l'autoritarisme. La conformation au pouvoir
statué, ou pourrait-on dire institué, marque la reproduction
sociale et dicte les individus qui doivent décider de l'espace commun.
Armand Frémont va parler d'espace « aliéné » et
il définira l'espace vécu en l'opposant à l'espace
aliéné, parce que l'espace vécu est celui qu'on a le
pouvoir de construire, que l'on peut s'approprier, qui donc a de la valeur pour
nous et qui ne découle pas d'une « somme de lieux
réglés par les mécanismes de l'appropriation »
[Frémont, 1999]. L'autorité n'est pas un pouvoir en soi mais
plutôt la résultante de la reconnaissance de l'utilisation, par
quelqu'un, de certains leviers de pouvoirs. Ceux que j'ai pris tant de peine
à détacher au chapitre précédent : la
propriété, l'expression, la culture trouvent leur conclusion dans
l'autorité. En même temps, ils en contestent aussi la
légitimité puisque quiconque actionnera ses leviers pourra
revêtir l'autorité et se voir reconnu un statut de
décideur. Ces leviers de pouvoir ne sont pas seulement « à
prendre » mais « à donner ». L'un des prémices de
la démocratie est de donner une forme d'autorité à chacun.
On distribue des leviers de pouvoir pour qu'ils ne tombent pas entre les mains
d'un seul auquel on serait forcé d'obéir. Parce qu'on tient
à la liberté. L'égalité d'accès au pouvoir
sur son environnement est un facteur de liberté. La volonté de
tisser des liens comme l'expérience d'un fonctionnement
117
horizontal dans l'entreprise, la considération d'un
rythme de vie adapté à ses besoins n'essaient-ils pas d'abolir
cette autorité de statut qui est parfois confondue avec le pouvoir ?
3.3 - Pouvoir et Position de pouvoir.
Cela repose sur la distinction entre pouvoir et position de
pouvoir. Les institutions ou la démocratie représentative donnent
une position de pouvoir et non du pouvoir en soi. C'est pour cela que nombre
d'habitants regardent comme inutile l'utilisation de l'organigramme de la
démocratie représentative pour se faire entendre. Comprendre que
l'on a du pouvoir est aussi comprendre que le pouvoir n'est pas une position,
pas un statut. L'expression, la culture, le tissage de liens sociaux comme une
organisation horizontale du groupe au sein d'une association sont des leviers
saisissables par chacun pour impacter son territoire. Quelle influence
réelle a le lointain président d'un Etat sur un environnement
local ? Quel pouvoir ? Miette nous offre un exemple précis de
cette distinction entre le pouvoir et la position de chef : « Mais de
même qu'elle avait passé outre à son vouloir propre, choisi
la nécessité, de même on lui aurait fait violence en
prétendant la mettre au centre, pour les photos, ou l'asseoir au haut
bout de la table, même après que Pierre eut disparu et qu'elle
devint ce qu'elle n'avait jamais cessé d'être depuis qu'elle
était arrivée avec sa dot et les grandes armoires : la
maîtresse des lieux » p.53 [Bergounioux, 1995].
Je n'ai pas spécialement besoin d'une position de
pouvoir pour décider du rythme de ma propre vie ni de mes relations
à mon environnent, aussi bien naturel qu'humain. Cela vaut aussi au
niveau entrepreneurial, ou plus précisément dans l'organigramme
financier. Le dirigeant d'un coopérative forestière a-t-il
réellement davantage de pouvoir sur un environnement parce qu'il a une
position de pouvoir ? Il n'a de pouvoir par son argent, par les
supposées richesses qu'il peut développer à tel endroit
plutôt qu'à un autre, par l'enrésinement sur le plateau de
Millevaches que tant qu'on lui reconnaît un pouvoir confondu avec sa
position. La cupidité tient d'un amalgame entre le pouvoir que l'on peut
exercer et la position de pouvoir que nous confère un statut de riche.
Elle peut restreindre nos actions sur l'environnement à celles qui nous
permettrait de gagner de l'argent. Alors on ne choisit plus l'environnement. On
est en capacité de le subir, voire de le faire subir si notre statut est
légitimé et reconnu comme condition à l'exercice du
pouvoir.
Aussi peut-on désirer ce statut pour avoir du pouvoir
sur sa propre vie. On peut reconnaître ou la position, ou le pouvoir et
l'expression, la culture peuvent légitimer un statut de siégeant,
de scientifique ou d'habitant.
118
Quand Miguel Benasayag et Diego Stulwark évoquent la
naïveté des révolutionnaires (mais on peut dire la
même chose des chefs de guerre) [Benasayag, Stulwark, 2002], ils la
justifient par la croyance qu'occuper physiquement un lieu de pouvoir revient
à avoir la possibilité d'exercer son pouvoir et changer son
environnement. Ils considèrent un peu vite les révolutionnaires,
à l'exception de ceux de 1789 en France, comme futures victimes de
pratiques autoritaires du pouvoir qu'ils ont négligé de remettre
en cause par un renouveau culturel. C'est surtout pour asseoir leur discours
argumentant qu'il faut construire le pouvoir plutôt que de le prendre.
Mais en s'emparant d'un lieu de pouvoir, il est possible qu'on s'empare de
certains leviers parce qu'on les a reconnus comme confondus avec le lieu :
comme l'usage de la propriété et le tissu de relations
nouées autour du siège. Un médecin, en partant à la
retraite, vend son cabinet et sa clientèle. Rien n'oblige cependant la
clientèle à se faire soigner par le nouveau médecin. Parce
qu'on reconnaît la position de pouvoir comme faculté à
exercer le pouvoir, qu'on reconnaît les manettes comme attachées
au siège, la conquête de la position peut devenir
stratégique. Le chef de guerre veut conquérir la capitale parce
qu'avec son contrôle, il pense accepté par la population le mythe
du contrôle des leviers de pouvoir. Et qu'il lui reste à raconter
ce mythe.
De même le directeur d'un journal, ou fondateur,
apporteur de fonds n'a de pouvoir sur l'expression du journal que celui que les
journalistes, qui veulent s'exprimer, lui cèdent. Si le journal les
bride, ils peuvent s'exprimer ailleurs ; pour eux, le journal n'est plus un
levier de pouvoir. Et ils montrent alors les faiblesses du journal comme
facteur d'expression. Si vous prenez une position de pouvoir pour impacter
votre environnement, il faut encore que l'on vous reconnaisse du pouvoir pour
que vous en ayez effectivement. Le pouvoir, lui, ne se prend pas. Il se donne.
Il a besoin de la caution des autres.
S'il se donne, c'est que sa quête, que la
possibilité de pouvoir décider de tout, que l'impact personnel,
orgueilleux et satisfaisant pour l'ego, n'apporte pas une qualité de vie
supérieure. Qui voudrait cumuler des leviers de pouvoir, les utiliser
plus explicitement que d'autres peut très bien perdre du pouvoir sur sa
propre vie. Levy-Strauss relatait que les Nambikwara ne recherchaient pas la
position de pouvoir (le statut de chef) parce que, déjà, ils
consentent à se donner les uns les autres des leviers de pouvoir, et que
le statut de chef n'est plus qu'une charge administrative. De même
Miette, dans le roman de Bergounioux refuse la position de pouvoir, refuse de
présider. Mais Eva, dans le roman de Jean-Guy Soumy refuse
également l'exercice du pouvoir, l'influence sur les autres : on lit
page 220 que « son âme affleure ses gestes, ses apparences, ses
mots. Pour elle l'argent n'est pas un but. Quant au pouvoir sur les autres, qui
compte tant aux yeux de Grace, elle y est insensible. Elle croit en
l'exemplarité,
119
Eva. Pas vraiment en la contrainte » [Soumy,
2003]. Je pense que c'est également ce qu'expriment plusieurs membres de
collectifs sur le plateau de Millevaches quand ils affirment ne pas vouloir le
pouvoir ni ne pas rechercher l'influence. Mais ils escomptent que
l'organisation de leurs collectifs, les activités qu'ils proposent,
pourront séduire, inspirer, et servir en quelque sorte d'exemple. Ce
qu'ils revendiquent, c'est l'organisation des rapports humains et des rapports
à l'environnement sans la manifestation de pouvoirs individuels.
Ce qui nous rapproche de l'idée que le fin gras du
pouvoir serait justement de se priver de l'exercer.
3.4 - Le pouvoir de ne pas pouvoir
Je sais que je ne sais rien, professait Socrate, et
c'était le savoir ; de même pouvoir ne pas faire, sera le pouvoir
réel. C'est tout du moins ce que nous invite à comprendre Giorgio
Agamben qui définit la puissance par la possibilité de son
non-exercice [Agamben, 2006]. Si vous n'avez pas la possibilité de ne
pas passer à l'acte, votre puissance n'est en réalité
qu'une image. La puissance, me semble-t-il, peut être comprise comme
l'énergie du pouvoir, son effet, l'acte de pouvoir, énergie qui
peut être ou non contrôlée. C'est par la maîtrise de
ses privations que l'on est conscient de sa puissance réelle, c'est par
le choix du refus du pouvoir que la réalité de notre
décision nous apparaît. Giorgio Agamben, qui comme d'autres
éprouve le besoin d'identifier un critère distinguant l'homme de
l'animal, choisit l'exercice de l'impuissance : « l'homme est l'animal
qui peut sa propre impuissance. La grandeur de sa puissance est mesurée
par l'abîme de son impuissance » (p.240). Mais certains animaux
n'évaluent-ils pas mieux que nous leur impuissance et les dauphins qui
guident les bateaux vers les poissons ou bien comprennent leur
incapacité à attraper autant de poissons qu'un filet, ou bien
peuvent se priver de cette nourriture qu'ils abandonnent à l'homme.
Cette faculté à ne pas exercer son pouvoir est
déjà évoquée par Elysée Reclus et lui fait
différencier l'homme civilisé du barbare, ce dernier n'ayant que
la possibilité de piller la Terre. C'est la culture, le savoir, qui
amène, chez Elysée Reclus, au non-exercice de sa puissance et
à comprendre son intérêt comme confondu avec celui de tous
et avec celui de la nature elle-même. Ce discours est très proche
de celui qu'on pu me servir plusieurs paysans en agriculture biologique. Ils
ont le pouvoir de ne pas agir sur la nature. Jacques Lepart et Pascal Marty,
défenseurs de la reconnaissance de l'utilité de la
biodiversité pour l'espèce humaine, partagent cette approche
puisqu'ils conditionnent notre pouvoir à tirer des
bénéfices de la nature par la compréhension de notre
dépendance vis-à-vis des processus naturels
120
[Lepart, Marty, 2009]. La connaissance de ces processus (on
pourrait dire la connaissance de l'autre, de notre lien à l'autre, de ce
que nous sommes nous-mêmes un autre) est un facteur qui encourage le non
exercice de la puissance, donc qui nous donne du pouvoir. Ce qu'on appelle
l'altruisme, ou la pitié, que nous portons en nous, nous guiderait dans
ce refus du pouvoir. Dans Miette, Bergounioux relate comment, par
l'ignorance de cette dépendance à l'autre, s'institutionnalisent
des positions de pouvoir (qui font loi) et les inégalités (de
droit) qui en découlent : « Mais les gens du haut ignoraient
presque qu'il y eût des gens plus bas. Ils ne désiraient pas le
savoir. Il ne fallait pas, sans quoi ils auraient refusé de rester les
gens du haut. » (p.66). Comme si la pitié, pourvu qu'ils
soient en mesure de connaître leur position, l'exercice qu'ils font de
leur pouvoir, les amèneraient à refuser ce pouvoir, cette
chaîne qui leur fait ignorer leur condition.
Et certainement cette coupure entre les élus et ceux
qu'ils représentent, entre experts scientifiques et rustres
évoquée dans les paragraphes précédents orientent
les premiers à exercer un pouvoir, non pas par choix, mais par
obligation. Leur pouvoir est convention quand celui qu'exercent les habitants
sur leur territoire est vécu dès lors qu'il est perçu.
Et il se vit comme inséré dans un
écosystème, c'est pourquoi beaucoup de personnes avec qui je me
suis entretenu avancent le pouvoir comme nécessairement collectif «
on n'a pas de pouvoir tout seul ». Cette explosion du pouvoir
interroge l'existence de l'identité de l'individu, la peur ou le
désir de ne pas être soi, de ne pas être une personne propre
qui vit sur un territoire propre, notre dépendance existentielle
à notre environnement comme élément susceptible de se
fondre dans celui-ci.
3.5 - L'identité, passager du pouvoir ?
Se fondre dans la Nature comme se fondre dans un Dieu ? C'est
ce que Paul Claval lisait. Ou bien c'est l'opposition du pouvoir sur l'espace.
Est-ce que ce pouvoir sur notre environnement, cette capacité à
le marquer doit créditer notre identité, prouver notre existence
et qu'on utilise alors le pouvoir pour transporter notre identité ?
L'abandon du pouvoir est alors la réponse, la reconnaissance des limites
de Soi. On veut changer le Monde et on est alors obligé de commencer par
chercher le Monde. On risque de trouver que notre identité n'a pas
d'éternité parce que nous sommes dans le Monde.
En apéritif de leur noire description de la
société moderne, le « comité invisible » pointe
le mythe de l'identité de l'individu. Mythe qui promeut l'assurance
d'être soi-même comme un stade d'accomplissement de la
liberté.
121
« Tout ce qui m'attache au monde, tous les liens qui me
constituent, toutes les forces qui me peuplent ne tissent pas une
identité, comme on m'incite à la brandir, mais une existence,
singulière, commune, vivante, et d'où émerge par endroits,
par moments, cet être qui dit « je ». Notre sentiment
d'inconsistance n'est que l'effet de cette bête croyance dans la
permanence du Moi, et du peu de soin que nous accordons à ce qui nous
fait ». (p.16) [Comité invisible, 2011].
Entendre par « ce qui nous fait » : notre
environnement. La personne n'est qu'un point
d'émergence de ce qui l'entoure, le champignon qui
apparaît soudain depuis ses filaments de mycélium, elle n'a plus
de pouvoir sur son environnement que ce qu'elle se reconnaîtra comme
dépendances, comme attaches. Si le Moi ne reconnaît pas sa
dépendance envers les autres, alors il est possible qu'il se la veuille
créer. Car il a besoin des autres pour exister, pour se regarder, se
comprendre différent, il s'analysera comme son propre centre, avec un
monde rattaché à lui, qu'il doit conquérir, dont il doit
se servir. Par cette position centrale, il demandera à son environnement
d'assurer son essence, il demandera à son environnement de
dépendre de lui pour lire sur cet environnement sa propre action, preuve
de son existence. Ironiquement, Blaise Pascal confère au Moi deux «
qualités » : l'injustice en soi et l'incommodité aux autres.
La première découle de sa position de centre du monde, la seconde
de sa volonté d'asservir les autres [Pascal, 1954]1. Et lui
d'ajouter qu'il ne s'agit pas uniquement de lutter contre l'incommodité
du moi car, en ce cas, on ne plairait qu'aux injustes. La justice exige alors
de remettre en cause la position de centre du Moi, et pour cela remettre en
cause l'identité de l'individu. Je peux même m'essayer à
transformer la maxime que Blaise Pascal applique au nostrum, à
la propriété2 pour l'accoler au nos, à
l'identité. Nihil amplius Nos est ; quod Nos cogitabimus artis
erit3.
On veut chercher ses particularismes, ses
spécificités pour exister, séduire ou mourir d'être
Soi, ses particularismes ou ceux de son groupe, de son espèce, de son
territoire, de son environnement, quand on ne peut chercher que ses
dépendances. La désignation et le classement des individus par
leurs particularismes, ce qui les rattache à leur identité, les
transforme, pour Michel Foucault, en sujets [Foucault ,1994].
C'est-à-dire les soumet à un pouvoir extérieur.
Le refus du pouvoir est aussi le refus de l'ego, le
refus d'être un centre. C'est pourquoi des collectifs cherchent à
fonctionner sans tête, sans position de pouvoir. Ils parent à
cette injustice institutionnelle mais n'en suppriment pas pour autant les
ego. Il est aussi agréable
1 Pensées II.3.136
2 La maxime originale des pensées est
« Nihil amplius nostrum est ; quod nostrum dicimus, artis est ».
II.9.230
3 Ne connaissant pas le latin, j'aurais
peut-être mieux fait de traduire directement : il n'y a rien qui soit
Nous ; ce que nous penserons Nous ne sera qu'artifice.
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que difficile de ne pas être. En aimant sans les guides de
la séduction, possible est-il que nous arrivions à être un
autre que nous. En n'écrivant rien, Socrate se gardait peut-être
de son ego. Dans ce cas, force m'est de constater, par cette
présente récitation, que je n'ai pas réglé la note
de mon pouvoir. De mon pouvoir sur mon ego.
.... that is the question.
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