3) Une nouvelle approche de la soutenabilité :
l'effet débond
La critique du développement durable
La décroissance, pourrait-on croire, a beaucoup
à voir avec le développement durable : même volonté
de proposer un nouveau modèle, prise en compte des problèmes
énergétiques et environnementaux... Or, les partisans de la
décroissance, pour l'essentiel, récusent le développement
durable tel qu'il a été envisagé avec le rapport
Brundtland en 1987.
Leurs critiques sont virulentes. Nombreux sont ceux qui, comme
Serge Latouche, voient dans le développement durable une simple
manière de changer les mots pour ne rien changer aux pratiques, tout
simplement parce que le développement ne saurait être durable : il
y a une contradiction entre les termes, une oxymore45 . Tout
d'abord, car tout développement, même
41LATOUCHE (S.), Le pari de la
décroissance, éd. Fayard, 2006, 302 p.
42ELLUL (J.), CHARBONNEAU (A.), « Directives
pour un manifeste personnaliste », in Cahiers Jacques-Ellul, N°
1/2003 : Les Années personnalistes.
43Par le biais de l'ouvrage collectif comprenant la
« Déclaration finale de la première conférence
internationale sur la décroissance économique pour la
soutenabilité écologique et l'équité sociale »
de Paris d'avril 2008, consultable sur la réf. MYLONDO (B.), (dir.),
La décroissance économique : pour la soutenabilité
écologique et l'équité sociale, Editions du Croquant,
2009, 239 p.
44CHEYNET, op.cit. ; LATOUCHE (S.), Le
pari de la décroissance, éd. Fayard, 2006, 302 p.
45LATOUCHE (S.), Le pari de la
décroissance, éd. Fayard, 2006, 302 p.
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durable, impose de puiser dans les ressources naturelles, et
que selon la loi de l'Entropie de Georgescu-Roegen, ce modèle finira par
causer la fin de l'humanité : avec une croissance « durable »,
ou une croissance « zéro », les ressources
s'épuiseront, plus lentement certes, mais tout aussi sûrement.
Ensuite, parce que certains des instruments de la soutenabilité faible,
la taxation et les permis d'émission, postulent une
substituabilité des éléments naturels (eau, paysage,
biodiversité...) qui ne peut être précisément «
durable », en ce qu'elle est impossible. Mais surtout, le
développement durable a foi dans une croissance économique moins
consommatrice d'énergie et de ressources naturelles, ce qui ouvre un
boulevard à un effet rebond encore plus destructeur de la
planète.
Cet effet a été mis en lumière par
Stanley Jevons46 à la fin du XIXe siècle. Il
apparaît que les gains de productivité, donc d'énergie et
de ressources, sont rendus nuls par une production et une utilisation plus
intensives. Du côté des producteurs, la réduction des
coûts par unité de production n'est pas utilisée pour
réduire les impacts absolus, mais pour permettre de gagner des parts de
marché et d'augmenter la production47 . Du côté
des consommateurs, l'effet rebond se manifeste par l'augmentation de la
consommation liée à la réduction des limites
(environnementales, financières, pratiques...) à l'utilisation
d'une technologie : une voiture qui consomme moins n'incite pas à rouler
moins. De même, l'économie immatérielle s'ajoute plus
qu'elle ne se substitue à l'économie matérielle.
Voilà le paradoxe dans lequel semble se mouvoir le développement
durable : la croissance est à la fois la solution et ce qui la rend
inefficace. Solution parce qu'elle implique un progrès dans les
techniques, les rendant moins énergivores ; annihilateur de cette
solution, parce qu'elle permettra de ce fait une consommation et une production
plus facile, plus grande et en apparence moins coupable, et cherchera
même à la susciter, puisqu'elle ne peut survivre sans.
L'effet débond
Face aux difficultés que pose l'effet rebond, plusieurs
auteurs et mouvements proposent un nouvel instrument, que certains nomment de
soutenabilité forte, l'effet débond.
Au sein de l'ouvrage collectif lancé par l'association
« Recherche et décroissance » dans la lignée de la
Conférence de Paris en 2008, les auteurs annoncent les conditions de
mise en oeuvre
46Aussi appelé « Paradoxe de Jevons
», il a été développé dans son ouvrage de 1865
Sur la question du charbon. 47Jevons donne l'exemple
suivant : si les machines à vapeur sont de plus en plus économes,
la consommation totale
de charbon ne baisse pas, car l'économie « par
machine » est « rattrapée » et dépassée par
l'augmentation du
nombre total de machines.
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d'une stratégie d'effet débond. Il s'agira, en
premier lieu, de décourager les solutions basées sur
l'efficacité et l'individualité (prendre sa voiture seul ou le
Train à Grande Vitesse pour parcourir des distances encore plus
grandes), car sujettes à des micro ou macro-rebonds. Dans un
deuxième temps, favoriser les solutions qui créent une
satiété de la demande, en posant des limites à la
production et à la consommation : celles-ci sont appelées «
innovations frugales ». Pour Paul Ariès48, ces deux
faces d'une même pièce ont un nom : accorder la gratuité de
l'usage et renchérir le mésusage. Rendre gratuit l'usage, cela
signifie favoriser l'accès aux produits, transports, services qui sont
à la fois indispensables, efficaces écologiquement et permettent
de combler en partie les inégalités de richesse. Renchérir
le mésusage, en faisant payer les comportements individualistes car peu
soucieux de l'environnement, et par ce biais chercher à les
décourager. Par exemple, rendre gratuits les transports non polluants et
de l'autre côté, taxer lourdement les détenteurs d'un
véhicule type 4x4. Mais Ariès avance également des
idées beaucoup plus radicales dans la quête de l'effet rebond,
rompant ainsi avec ces propositions écologistes somme toutes classiques
: transformer les routes et autoroutes en chemins de fer et pistes cyclables,
aménager les centres-ville en jardins urbains. Baptiste Mylondo et les
co-auteurs de l'ouvrage Demain la décroissance pensent eux plus
concrètement donner la primeur à des projets locaux et
réalisables : co-habitat, réutilisations des produits, partage
d'automobile et d'objets de consommation courante dans le but d'éviter
la multiplication des produits, et privilégier les moyens d'existence
qui n'ont pas la capacité de créer de nouveaux besoins. Est
même introduite l'idée de « débond temporel »,
qui consiste à préférer les activités longues,
conviviales et enrichissantes (repas de famille, randonnée...) et qui
permettent de réduire le temps disponible pour polluer. En quelque
sorte, favoriser les comportements qui reconnaissent les limites.
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