CONCLUSION
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Les différentes étapes de la pensée, et
les voies d'exploration qui en résultent, nous montrent bien que l'on
peut envisager deux ensembles normatifs, interétatique et
cosmopolitique, qui tendent à se superposer à ce qui demeure bien
évidemment la même communauté sociologique humaine
mondiale, mais considérée tour à tour comme divisée
en Etats ou comme mondialisée. On peut sans difficulté y
adjoindre le principe, non encore attesté dans la pratique, d'ordres
transnationaux partiels comme pour le droit des marchands et des sportifs qui
ne sont certainement pas les phénomènes qui occasionnent le plus
de changement.
La prise en considération de ces différents
ensembles juridiques, qui sont encore loin de constituer tous de
véritables ordres juridiques, demande simplement de les articuler les
uns aux autres et d'en limiter les effets éventuellement
négatifs. L'ordre juridique international contemporain est de toutes
façons déjà marqué depuis plusieurs dizaines
d'années maintenant par un pluralisme grandissant d'ensembles normatifs
résultant notamment des organisations et des juridictions
internationales. Or, certains juristes contemporains ont déjà
mené un effort décisif pour développer ce qu'ils appellent
de façon suggestive la pensée de la complexité, autrement
dit, une pensée de cet univers singulier d'ensembles juridiques
enchevêtrés sans chercher à en esquiver la
complexité ou la rejeter.
Penser la complexité revient à penser le
pluralisme juridique sans être enfermé dans le débat
monisme/dualisme et sans abandonner, pour autant, l'idée d'un droit
commun en vue d'une harmonisation et non pas d'une uniformisation des normes
internes et internationales.
C'est aussi rechercher des techniques juridiques qui
permettent d'articuler les différents ensembles normatifs, de prendre en
compte leur éventuel conflit en évitant le risque possible d'une
désagrégation de leur unité. Autrement dit, il ne suffit
pas de faire le constat de leur multiplication mais de savoir les harmoniser ou
du moins de les rendre compatibles si cela est nécessaire. Que peux-t-on
craindre en effet réellement de cet entrecroisement d'ensembles
juridiques issues de versions différenciées de la
communauté : droit interne, droit international et droit mondial?
C'est moins les éventuels conflits de normes, que
connaît au demeurant tout ordre juridique, que le fait qu'en se
constituant en ordres juridiques distincts ce qui n'est pas
réalisé pour tous, l'un d'entre eux prédomine au
détriment des autres ou qu'il absorbe littéralement les autres ;
que la mondialisation ou la transnationalisation
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juridiques signifient la mort des ordres juridique
étatiques par leur affaiblissement continu, ou qu'inversement, le
maintien des Etats souverains et de relations strictement interétatiques
empêchent le développement parallèle d'ordres juridiques
transnationalisé ou mondialisé.
Or, c'est à ce stade que la dogmatique et la technique
juridique sont particulièrement indispensables pour prendre en compte de
façon correcte et concrète cette évolution car, bien
souvent, le débat théorique est faussé par une mauvaise
compréhension des données juridiques qui la sous-tendent.
On pourrait nommer cela l'épreuve de la
réalité. La méconnaissance du fonctionnement réel
et de la nature de l'ensemble normatif par certains théoriciens explique
parfois leur présentation illusoire ou fantaisiste des processus en
cours. Aussi bien, à la vision récurrente qui nous fait concevoir
un seul ordre juridique par communauté, il faut substituer l'idée
qu'un même ordre juridique peut régir plusieurs communautés
différentes ou qu'une même communauté peut être
soumise à des ordres juridiques multiples. Et il en va a fortiori de
même pour ce qui n'est sans doute pour l'instant que des sous ensembles
normatifs d'un même système juridique.
Il est vrai que certains peuvent craindre également
avec raison la tendance vers une certaine anomie des communautés
humaines étatiques, interétatiques et mondialisées, si les
ordres juridiques se révèlent incapables de contrôler
certains phénomènes de non droit ou si le droit se trouve
absorbé dans l'économie mondialisée, ou encore, si les
sujets eux-mêmes ne respectent plus les règles fondamentales dans
un système qui ne peut les leur imposer.
C'est ici une question de pur fait où la mondialisation
signifierait le basculement de la communauté dans la barbarie d'un
état non juridique de nature, qui n'est même pas l'état de
nature organisé des Etats puisque dans une telle perspective ils sont
considérés comme impuissants. Elle est sans doute la plus
alarmante car à la fois la plus éloignée et la plus
persistante. Elle ne peut qu'inciter à développer les
perspectives envisagées.
Cela étant, on voit bien que ce triple effort
contemporain de réflexion passe aussi par une réactivation
très nette de quelques concepts fondamentaux qui sont aujourd'hui
largement historicisés et dont il faut donc être conscient pour
travailler en toute lucidité. On a déjà
évoqué le cloisonnement de la pensée que la notion d'ordre
juridique avait pu induire à la grande époque des discussions
portant sur le monisme et le dualisme.
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Aussi bien, ces deux notions de communauté et d'ordre
juridique sont conditionnées par l'histoire de la pensée de telle
sorte qu'elles sont susceptibles de nous enfermer nous-mêmes dans une
certaine orientation doctrinale. Cela ne veut pas dire nécessairement
qu'elles ne contiennent pas une part de réalité, mais simplement
qu'elles induisent une certaine façon de la penser qui n'est pas neutre.
Elles peuvent ainsi susciter des utopies ou des illusions qui sont
peut-être plus avérées et plus dangereuses que le fait
même de la mondialisation. Elles doivent donc être ramenées
à leur juste place de concepts intellectuels à la fois
descriptifs, mais aussi prescriptifs, pour réfléchir
l'évolution contemporaine liée à la mondialisation.
C'est-à-dire que ce sont de simples représentations d'une
réalité qui leur échappe en partie mais qu'elles
contribuent aussi à créer.
Bien qu'encore insuffisamment approfondis, ces
différentes étapes de l'histoire de la pensée sont
déjà l'indice, semble-t-il, de réflexions successives qui
nous conduisent exactement au point où nous en sommes aujourd'hui.
Certes, il y aura toujours des auteurs ou des acteurs de la
société internationale pour défendre de dangereuses
utopies ayant des effets symétriques pervers, comme celui d'une
société anarchique mondiale ou celle d'un Etat mondial, fut-il
démocratique, ou encore celle d'un trop strict interétatisme. Il
n'empêche : il est tout à la fois possible et pensable d'orienter
l'action et la réflexion de cette façon pour penser
l'évolution de l'ordre juridique international contemporain ; non pas
cependant en présentant cette voie comme étant la solution
miracle du monde transnationalisé et mondialisé, mais comme
représentant une solution à la fois philosophiquement
fondée et empiriquement possible ; comme signifiant un horizon possible
de cette évolution et le cadre pour penser cette évolution,
quitte d'ailleurs à en faire valoir les faiblesses et en mieux articuler
les présupposés.
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