Section II : LA POSITION DOCTRINALE DE L'INDIVIDU EN
DROIT
INTERNATIONAL
Il ne fait aucun doute que le principe d'une communauté
humaine universelle est une idée bien plus ancienne que celle de
communauté des Etats dont l'histoire est au demeurant forte
brève.134 On ne reviendra pas sur cet héritage
amplement commenté sinon pour retenir deux choses. D'une part, que le
principe même d'une telle communauté est un acquis
légué par la pensée des anciens et, d'autre part, qu'il
est reçu pour être reformulé en partie dans le contexte de
l'époque
129 ANZILOTTI(D),op.cit, p.132 130Idem, p.133
131 NYS(E), op.cit, p.65
132 ANZILOTTI(D),op.cit, p.122
133 LAROCHE(J), op.cit, p.134
134 HALPERIN(JL),op.cit, p.79
moderne, laquelle est justement le moment de
théorisation de la notion d'Etat moderne et du droit international
interétatique.
L'analyse complète d'un tel cheminement demanderait que
l'on reconstitue le parcours de cette idée, telle qu'elle a
été progressivement modifiée pour être
arrachée à son socle jus naturaliste classique et pensée
sous le signe d'une positivité, d'un subjectivisme et d'un
individualisme grandissants. Il faudrait aussi évoquer les projets
successifs institutionnels d'unification du genre humain.
Mais comme nous ne cherchons qu'à appréhender la
logique ultime qui porte ce second modèle de communauté humaine,
on s'en tiendra d'un coté de l'approche de Kant (§1), et de l'autre
coté, à deux théories plus contemporaines dont on
étudiera brièvement la représentation qu'elles en donnent.
Il s'agit des thèses de H. Kelsen et de G. Scelle (§2) dont il
n'est pas anodin de constater qu'elles ont pris forme à la même
époque de l'entre deux-guerres.
§1 : L'approche de Kant sur la notion de la
communauté humaine
On ne retiendra donc ici qu'un double apport de Kant à
la question des rapports internationaux car ils nous paraissent susceptibles de
conférer toute son importance à une certaine notion de l'Etat
sans renoncer pour autant à la communauté du genre humain:
d'abord le pluralisme juridique d'ensembles normatifs -mais non pas d'ordres
juridiques qu'il maintient et qu'il hérite de l'ensemble de la tradition
jus naturaliste pour le reformuler dans le cadre de sa philosophie
générale ; ensuite le lien qu'il établit entre droit
interne et droit international.
Quant au pluralisme juridique, P. Haggenmacher est l'un des
interprètes qui, nous semble-t-il, a dernièrement le mieux fait
ressortir cette idée en retraçant par ailleurs tout ce que Kant
devait à la tradition de l'Ecole du droit de la nature et des
gens135. On sait bien que dans son Projet de paix perpétuelle
comme dans la Doctrine du droit, Kant a développé l'idée
de trois ensembles normatifs qui représentent les trois articles
définitifs de son projet de paix136. Le premier est le droit
civil de chaque Etat. Le second est le droit des gens qui régit pour
l'instant les rapports des Etats dans l'état de nature dans lequel ils
sont plongés avant que soit constituée une alliance
135 HAGGENMACHER(P), « Kant et la tradition du droit des
gens », Vrin, Paris, 1997, p.122
136 KANT(E), op.cit, p.226
entre Etats libres. Il s'agit manifestement d'un droit
international public classique entre Etats personnes morales, dans lequel Kant
englobe certaines matières traditionnelles qui lui étaient
dévolues et qui concernent strictement les relations entre Etats. Il
range ainsi dans ce droit des gens le ius in bello comme le ius ad bellum, mais
également le droit relatif aux traités de paix137.
Qu'il réduise ainsi ce droit des gens au droit de la
guerre est parfaitement compréhensible car il ne s'agit pour lui que
d'un droit privé provisoire, comme beaucoup de commentateurs l'ont
souligné, qui ne deviendra donc un droit public péremptoire
qu'avec l'association des Etats.138 A côté du droit
civil et de ce droit des gens interétatique, il y a enfin le fameux
droit cosmopolitique, qui là encore est loin d'être une innovation
kantienne puisque ce ius communicationnis est présent chez de nombreux
prédécesseurs à commencer par Vitoria lui-même qui
avait développé, on l'a vu, l'idée d'un ius
communicationis et societatis humanae139.
On retrouve donc chez Kant l'idée d'un tel droit qui se
résume essentiellement et sans réelle surprise au droit
d'hospitalité. Toutefois le propre de Kant est d'en reformuler le statut
et le fondement avec beaucoup de cohérence. L'alliance pacifique entre
Etats souhaitée par Kant a comme condition et comme horizon le droit
cosmopolitique.
On ne peut prétendre en effet, selon lui, que les Etats
restent clos sur eux-mêmes ; c'est impossible et impensable en raison de
leur interdépendance grandissante due à la surface limitée
de la terre. Il faut donc juridiciser également les relations qui
peuvent se nouer entre Etats à cette occasion, mais surtout entre
individus et Etats, afin d'éviter toute cause de conflit comme celle
résultant, par exemple, d'une conquête abusive ; d'où
l'idée d'un droit cosmopolitique d'hospitalité des individus par
les Etats étrangers. Ce faisant, Kant reprend à son compte la
notion d'une communauté cosmopolitique pour en prolonger l'intuition
fondamentale de la communauté originaire du genre humain, d'une
identité fondamentale entre les hommes qui dépasse les
frontières et qui justifie l'existence de ce droit de tout
137 KANT(E), Projet de paix perpétuelle, p.22 et ss.
138Idem, p.22 et ss.
139Ibidem, p.29
individu à ne pas être traité en ennemi,
comme il l'indiquait lui-même et comme le précise si justement N.
Bobbio140.
Et la formulation que Kant en propose est potentiellement
assez considérable dans la mesure où l'individu est doublement
pensé à la fois comme sujet de droit cosmopolitique et sujet de
droit interne, ce qui nous renvoie directement à l'état du droit
positif actuel. C'est pourquoi il serait abusif d'identifier le droit
cosmopolitique, comme certains l'ont fait141, à un simple
droit des étrangers qui rentrerait dans le schéma du droit
interétatique. Kant tient expressément à singulariser le
droit cosmopolitique en tant que branche juridique autonome représentant
la troisième catégorie du droit public à côté
du droit civil et du droit des gens.
En outre, ce droit cosmopolitique n'est pas d'origine
interétatique car il repose sur les principes de la raison en
considération de la communauté originaire des
hommes142. C'est un droit des hommes qui leur est accordé, en
tant que citoyens du monde et non pas en tant que citoyens de tel ou tel Etat
national, car il est fondé sur la communauté universelle des
hommes et non pas sur la division des Etats comme le droit des gens. Il ne
correspond pas plus à ce que nous appelons aujourd'hui le droit
international privé.
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