B. PRODUIT DE LA DOMINATION ET DE LA DEPENDANCE
Adoptant une visée critique par rapport au paradigme
évolutionniste, le paradigme marxiste réunit un éventail
de penseurs, les dependistas, qui s'accordent, dans des perspectives
diversifiées, pour mettre en évidence les échanges
inégaux prédominant dans les relations entre les pays riches et
les pays pauvres.
instruments stratégiques de la production de la
pauvreté et du développement du sousdéveloppement du
tiers-monde.
Selon Pierre Jalée13, la dépendance
politique et militaire du tiers monde aurait été principalement
établie lors de la colonisation. Cette dépendance militaire et
politique devait favoriser la dépendance économique. Aujourd'hui
encore plus que jamais les survivances de la colonisation participeraient de la
subordination du tiers monde par rapport au centre dominant. Cette
subordination se manifesterait sous les formes de:
o La dépendance économique : Elle se
manifesterait d'abord au niveau des échanges. Par exemple en 1969, le
tiers monde et les pays du centre auraient échangé des
marchandises valant 40 milliards dollars qui auraient représenté
trois quarts du commerce extérieur total du premier et environs un
cinquième du commerce extérieur du second. Ceci expliquerait dans
ce cas précis que les pays du tiers monde seraient près de quatre
fois dépendants des pays du centre14. Cette
inégalité de forces constatées aurait pour effet une
aggravation de la pauvreté des pays du tiers monde.
o La dépendance commerciale : Elle
s'expliquerait notamment par le fait que les pays du centre auraient la
possibilité d'offrir dans le cadre de l'échange international une
gamme variée de produits, tandis que les pays tiersmondistes
n'offriraient qu'un nombre de produits considérablement limités.
Ainsi la production des principaux secteurs de l'économie d'un pays
tiers mondiste se trouverait t-elle dominée par des facteurs externes
qui influeraient négativement sur la rentabilité.
13 Jalee, P., Le Pillage du tiers monde, 1973, FM/petite
collection maspero, Paris
14 Idem
o La dépendance financière : celle-ci
serait étroitement imbriquée avec la dépendance
économique, elles se conditionneraient mutuellement. Toutes les
ponctions surtout commerciales effectuées par les pays capitalistes sur
les économies du tiers-monde se répercuteraient sur les finances,
particulièrement les finances extérieures des pays du
tiers-monde. Si ces derniers se limitaient à leurs propres ressources,
ils connaîtraient la catastrophe au plan économique et financier
15 . D'où la nécessité de l'aide internationale
publique. Ainsi s'expliquerait t-il une dépendance fondamentale.
Une fraction importante des recettes d'exportation- qui
appartiendraient en principe aux pays du Sud- serait
récupérée par les pays impérialistes. Par exemple,
les transports maritimes entraîneraient un prélèvement
considérable des recettes des pays périphériques.
L'exploitation s'opèrerait également par le rapatriement au
centre des profits réalisés dans la périphérie
où très peu des ces profits seraient
réinvestis16.
Analysant le système de la subordination des pays du Sud
à ceux du Nord, Albertini, J.-
M 17 a conclu que la dépendance et
l'exploitation entraîneraient pour le tiers-monde des conséquences
structurales au plan économique, politique, social et culturel:
o Au plan économique, la dépendance et
l'exploitation auraient provoqué la déformation, le
déséquilibre, et la déstructuration de l'économie.
L'impérialisme en fonction de la période et des besoins ne ferait
qu'exploiter une ou deux potentialités d'un pays
périphérique au détriment d'autres qui ne
répondraient pas à leurs besoins. Par voie de conséquence,
l'économie des pays du Sud deviendrait
déséquilibrée avec des secteurs modernisés,
15 ibidem
16 ibidem
17 Albertini, J.-M, les mécanismes du
sous-développement, les éditions ouvrières, Paris, 1972,
p.52
technologiquement très poussés avec de haut
niveau de productivité, et d'autres secteurs archaïques avec des
niveaux de productivité extrêmement bas. Les secteurs de
l'économie ne seraient donc pas intégrés. Ceci
empêcherait la réalisation simultanée du plein emploi du
capital et de la main d'oeuvre. Il serait souventefois constaté un
problème de structure caractérisé à la fois par un
dualisme territorial (des régions économiquement
développées et d'autres ayant des conditions proches de la
misère) et un dualisme fonctionnel (des secteurs produisant
exclusivement pour l'extérieur sans prendre en compte les besoins
nationaux, des industries locales transformant des matières
premières importées, etc.).
o Au plan politique et socioculturel, la
dépendance et la domination- mettant en contact des hommes, des rapports
économiques inégaux- suscitent inévitablement un complexe
d'infériorité culturelle. En termes d'influence, les
sociétés industrielles perturberaient gravement le mode
d'organisation sociale des pays du tiers-monde dont le social s'appuierait sur
un mode d'économie traditionnelle. Il arriverait presque toujours que la
modernisation d'une économie tiers-mondiste s'amorce en parfaite
inadéquation avec l'organisation sociale et les normes culturelles. La
dépendance et domination politique des sociétés du
tiers-monde s'expliqueraient avant tout par le colonialisme par lequel
`' Les colonisateurs tente de modeler les esprits et les
institutions indigènes afin de rendre les populations locales semblables
aux populations métropolitaines. Mais en même temps, il les
maintient dans un état d'infériorité ; l'assimilation
n'est jamais voulue.''18
Les séquelles, les traumatismes et l'automatisme de la
colonisation ne seraient pas tout à fait disparus. Ils favoriseraient
l'acceptation de l'idée selon laquelle les pays du tiers-monde ne
seraient pas capables d'orienter le développement de leurs
sociétés. Ainsi beaucoup de dirigeants tiers-mondistes
laisseraient t-ils le champ libre aux instances internationales pour
déléguer auprès de leurs ministres et/ou directeurs
généraux des assistants techniques qui exerceraient le plus
souvent la substance du pouvoir. L'assistance technique prendrait souvent la
forme d'une `'mise sous tutelle» qui tuerait tout dynamisme
endogène.
A la recherche d'une solution au sous-développement,
Raúl Prebisch soutient que l'enrichissement des pays riches serait
inversement proportionnel à celui des pays pauvres19, il
serait donc impossible que les pays périphériques se
développent au même temps que les pays du centre. Samir Amin,
étant hostile à tout évolutionnisme, suppose que l'aide
internationale ne pouvant déboucherait sur le développement ne
ferait qu'éviter dans une certaine mesure que le
sous-développement ne soit explosif. Selon lui, les pays du centre ne
reflèteraient pas l'image de ce que seraient demain les pays
périphériques, donc l'enjeu pour le tiers-monde ne serait pas
`'le rattrapage» comme prescrit par le courant évolutionniste, mais
plutôt l'édification d'une autre société en
pratiquant une déconnexion comprise comme la soumission des rapports
extérieurs à la logique du développement interne ou
endogène.
L'idée du développement endogène a
été lancée comme un nouveau discours qui
intègrerait `'la culture comme fondement, dimension et finalité
essentielles du développement. `'20 Le développement
endogène se caractériserait par : (i) une attitude culturelle
négative à travers le rejet des valeurs de la modernisation
(industrialisation, schéma unique de
19 BELHEDI, A., PROBLEMATIQUE DE L'ESPACE LOCAL:
Développement et aménagement de l'espace local, pp: 69 - 84, in
"L'espace local. Développement et aménagement", Actes du
VII° Colloque de Géographie Magrébine, mars 1996,
Association des Géographes Tunisiens (AGT).
20 Tri, C. H. et all, Développement endogène :
aspects, qualitatifs et facteurs stratégiques, Unesco, Parsi, 1988
développement, etc.), (ii) la critique de la notion
capitalistique des besoins, (iii) le refus de confondre industrie et
développement, (iv) et la promotion d'une vision qualitative du
développement.
Le développement ne devrait pas être l'imitation
servile de la trajectoire des peuples dits développés, mais de
préférence le produit de la créativité, du
génie globalement exercé d'un peuple. Le développement
devrait résulter de la valorisation des ressources internes, de la
répartition équitable des tâches et des
bénéfices. Ce serait le lieu de la dignité reconquise de
chaque être humain en puisant en lui et dans les formes de pensées
et d'action propres aux nationaux pour s'enrichir et enrichir la culture
humaine.
`'Chaque société doit vivre sa propre
modernité à travers ses propres innovations multiples,
multiformes et multidimensionnelles aussi bien dans les domaines technologique
que social, culturel et idéologique par l'adoption des voies originales
et diversifiés dans le développement»21.
Samir Amin propose de développer des actions
systématiques en vue de construire un monde polycentrique capable
d'ouvrir des espaces d'autonomie au progrès d'un socialisme mondial afin
de transiter vers un au-delà du néoliberalisme22.
Convaincu que le développement du
sous-développement tirerait son origine dans la structure même du
système mondial capitaliste dominant, Andre Gunder Franck a conclu
pour
21 Unesco, doc.115 /EX/SP/RAP 1, p. 60.
22 Amin Samir, Le Développement inégal- Essai sur
les formations sociales du capitalisme périphérique, Editions de
Minuit, Paris, 1973
sa part que la seule issue possible au problème du
sous-développement serait une révolution socialiste, à la
fois nécessaire et possible23.
Face aux critiques du paradigme marxiste, les tenants de
l'approche évolutionniste du développement rétorquent que
leur approche ne recouperait point l'explication marxiste du
développement. Selon eux, les étapes de la croissance de Rostow
ne seraient que décalées par rapport à celles de Marx qui
seraient: le féodalisme, le capitalisme, le socialisme et le
communisme.
Quant à la thèse selon laquelle le
sous-développement résulterait d'une situation de
dépendance, l`explication marxiste serait sans fondement réel
selon les évolutionnistes. Car l'évolution à travers
l'histoire ne se serait jamais faite à un rythme égal. Certains
pays prendraient de l'avance pour être rejoints plus tard par d'autres
sur la voie du développement. C'est dire que chaque pays
connaîtrait à un moment donné une relative
dépendance par rapport d'autres. Le sous-développement ne
résulterait point de la dépendance, il ne serait que la preuve
d'un certain retard de croissance qui peut donner une impression de
dépendance et de vulnérabilité aux pays moins
avancés. En plus et plus fortement, les tenants de l'approche
évolutionniste affirment que l'histoire du développement ne
ferait que contredire les théories marxistes selon lesquelles les
nations arriérées devraient refuser la coopération
internationale sous prétexte d'éviter les méfaits du
capital étranger.
Il a été permis de voir que le paradigme
évolutionniste et le paradigme marxiste du développement
s'inscrivent tous deux dans les théories de la sociologie du changement
social. Étant des théories du progrès, elles promeuvent le
même modèle culturel des sociétés industrielles,
elles se révèlent de la même idéologie du
développement que les sociétés développées
ont produite pour donner sens à leurs pratiques de développement.
Les deux approches ont laissé la notion du développement
imprécise tant sur son origine que sur sa compréhension.
L'approche évolutionniste, présentant le développement
à la fois comme une
23 Frank, A., Gunder; Dependent Accmulation and Underdevelopment,
Editions MacMilan, Londres, 1978
avance naturelle et comme un niveau de culture, a nourri un
ensemble de contradictions : Si le développement est un processus
naturel, pourquoi les pays qui seraient en retard devraient-ils subir une
accélération à la fois externe et artificielle? Ne
serait-il pas contre-nature que de vouloir acculturer l'autre sous
prétexte d'accélérer son développement? Cette
accélération du développement en vaudrait-il la peine? A
cette interrogation, Paul Bairoch répond :
`'Non, le développement rapide n'est pas
inéluctable, il constitue une option dont il faut peser soigneusement
l'actif et le passif.»24
L'auteur a ainsi répondu en considérant :
» le caractère effroyable du rouleau
compresseur que constitue le processus du développement
économique accéléré, ... la masse de souffrances
qu'a entraînée en Occident la révolution industrielle, ....
[que] l'harmonie de tant de sociétés risque en effet de se
trouver complètement détruite et des traditions (folklore et art
de vivre) irrémédiablement perdues.25
Toutefois, peu de contradictions de l'approche
évolutionniste sont résolues par l'approche marxiste. Cette
dernière a même renforcé certaines des contradictions:
ethnocentrisme, linéarisme, holisme, etc. L'approche marxiste
n'évalue la situation des pays du Sud qu'en référence aux
standards du Nord, et elle tente de généraliser son explication
du sousdéveloppement en mettant tous les pays
sous-développés dans une même et unique catégorie,
sans considérer leurs profondes disparités
socioéconomiques et culturelles. Le développement
endogène- comme alternative proposée à la modernisation-
ne constitue pas en soi un modèle cohérent. Il se pressente de
préférence comme un ensemble d'idées à la fois
radicalement revendicatives et inatteignables dans le concret.
24 Bairoch, P., Le tiers-monde dans l'impasse, Editions
Gallimard, 1983, p. 69
25 Idem
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