Quelle stratégie numérique pour les éditeurs de livres ?( Télécharger le fichier original )par Patricia Gendrey Institut Léonard de Vinci - MBA marketing et commerce sur internet 2011 |
Section 2. L'organisation de la filière livreSous-section 1 - Vers une évolution de la chaîne de valeur Paragraphe 1. La chaîne de valeur du livre papier Depuis l'individualisation des métiers, la chaîne du livre traditionnel n'a guère été modifiée. L'éditeur est au centre du dispositif, il en est le chef d'orchestre. Il assure la gestion des auteurs et leur coaching, il donne les directives pour fabriquer le livre, il briefe le diffuseur, suit la distribution et dresse le plan de promotion. L'éditeur gère donc l'ensemble de la chaîne du livre, il en est le coordinateur. Avec l'arrivée des nouveaux acteurs, la chaîne de valeur numérique, encore calquée sur la chaîne papier, va sans doute s'en trouver modifiée, notamment par la pression de certains acteurs traditionnels, mais aussi et surtout de nouveaux entrants. 19 L'édition sans éditeurs, André Schiffrin, éditions La Fabrique, mars 1999 Cette valeur est inégalement répartie. Ainsi la commercialisation est le poste le plus important pour l'éditeur, car elle représente 55% du chiffre d'affaires. Il est donc stratégique pour les maisons d'édition de maîtriser la diffusion et la distribution, car alors, ce n'est pas seulement 21% du chiffre d'affaires qui leur revient, mais bien 41 %, en déduisant la part revenant au libraire). Pour un ouvrage revenant 10 euros TTC, en prenant en compte les coûts de promotion (PLV, dépliants...) et la TVA, la vente du livre ne rapportera que 1,42 euros à l'éditeur s'il fait appel à un diffuseur-distributeur extérieur, au lieu de 3,32 euros dans le cas contraire. Exemple de répartition de la valeur Toutefois, à la question des motivations liées aux revenus, s'ajoute celle d'assurer la promotion la plus efficace, ce qui conduit à internaliser les fonctions de diffusion au sein même de l'activité. L'éditeur peut à la fois déterminer les librairies qui seront visitées et maîtriser les leviers qui permettront de motiver les commerciaux afin d'assurer de meilleures performances commerciales. Paragraphe 2. La chaîne de valeur du livre numérique : clone du livre papier ? La problématique est si stratégique que les gros éditeurs, bien que peu actifs du moins au début pour numériser leur catalogue, se sont lancés en ordre dispersé dans la mise en place de plates-formes de distribution de livres numériques. C'est ainsi que Numilog a été racheté par Hachette, puis Eden Livres a été créé sous la forme d'un partenariat entre les éditions Gallimard, Flammarion et la Martinière et enfin, Editis a lancé depuis peu « eplateforme » (voir les acteurs du livre numérique). L'objectif clairement affiché par ces deux dernières plates-formes est de protéger la chaîne traditionnelle et de ne pas court-circuiter le libraire. Iine s'agit bien entendu pas là d'une forme d'altruisme, mais du désir de préserver les détaillants qui assurent encore plus de 75% du chiffre d'affaires de ces éditeurs. Chaîne de valeur du livre numérique La répartition de la valeur du livre numérique n'est pas simple, car tout dépend du mode de production : s'agit-il d'une numérisation à partir du livre ? du PDF ? ou le contenu est-il nativement structuré ? Le schéma de synthèse proposé par Le motif - Observatoire du livre numérique en Ile de France-, bien que ne prenant pas en compte l'ensemble de ces paramètres, a le mérite de présenter une répartition de la valeur pouvant donner un ordre d'idée aux éditeurs néophytes dans ce domaine. Répartition du prix de vente d'un livre numérique (HT) Alors que les éditeurs peuvent sans peine évaluer les coûts de fabrication d'un livre papier, il est aujourd'hui difficile de connaître les ordres de grandeur de production d'un ouvrage numérique. On peut toutefois noter que la présence ou l'absence de DRM, n'est pas anodine en termes de coûts, puisque cette technologie représente 3% du coût total. Cette répartition varie en outre en fonction des acteurs intervenant dans la chaîne de valeur : Les éditeurs tentent de maintenir la chaîne de valeur traditionnelle, parfois même en dépit du bon sens. Comparaison de la chaîne du livre papier et de la chaîne du livre numérique Source DEPS : Ministère de la culture et de la communication 2010 C'est ainsi que cette volonté a été réaffirmée dernièrement par le président du SNE, déclarant ainsi que : « Face à des modèles d'intégration exclusifs développés par des grands opérateurs technologiques, les auteurs et les éditeurs ont un intérêt partagé à faire respecter la chaîne de valeurs communes au livre imprimé et au livre numérique. Dans la perspective proche d'une coexistence de ces deux marchés, l'équilibre de notre secteur ne se conçoit sans que la librairie y joue son rôle. 20» Les autres acteurs ne seront peut-être pas de cet avis. Toutefois, la chaîne de valeur peut ne plus être linéaire, puisque l'ensemble des acteurs ont maintenant les moyens matériels d'entrer en contact avec les autres. Les lecteurs peuvent désormais parler aux auteurs, ces derniers peuvent placer directement leurs livres sur des plateformes de distribution, les éditeurs peuvent aussi vendre en direct via une boutique en ligne. La chaîne de valeur traditionnelle plutôt que linéaire évolue vers un dispositif en réseau. L'ensemble des acteurs intègre désormais un vaste maillage où tout devient possible. Lorenzo Soccavo propose le schéma ci-dessous et parle d'une recomposition progressive de la chaîne qui passera d'un modèle horizontal à une structure réticulaire dans les dix prochaines années. En fait, tous les acteurs sont à même d'entrer en contact désormais avec tous les autres maillons que ce soit les auteurs, les éditeurs, les edistributeurs ou les cyberlibraires. Source « Prospective du livre et de l'édition », Lorenzo Soccavo, janvier 2009 Sous-section 2. Les acteurs Les acteurs traditionnels de la chaîne du livre, et en particulier les éditeurs, considèrent les nouveaux entrants comme une menace, agissant bien trop souvent de manière protectionniste, tentant parfois de mettre en place des dispositifs leur assurant de conserver le contrôle de l'ensemble du processus. 20 L'édition numérique accorde les mêmes droits d'auteur que le livre imprimé, Le Monde, 20 janvier 2011 Le site d'un éditeur pure player dont la société est en création propose un mapping des acteurs numériques sur lequel il place l'ensemble des intervenants de la chaîne21. Cartographie des acteurs du livre numérique Extrait du blog de Romain Champourlier Paragraphe 1. Les agents littéraires et les auteurs : alliés de la renégociation des droits L'agent littéraire est défini, dans l'étude commandée par le Motif22, comme «l'interface entre auteurs et éditeurs, ou l'intermédiaire entre éditeurs pour la vente et 21 http://www.rchampourlier.com/ 22 L'agent littéraire en France, réalités et perspectives, Juliette Joste, Le Motif, Juin 2010 31 l'achat de droits de traduction ou la négociation des coéditions.» Il est rémunéré à la commission23. Cette activité est en France peu développée, tant et si bien, que l'Hexagone est raillé comme étant le pays aux deux agents : Susanna Lea et François Samuelson. En fait, l'étude du Motif recense une vingtaine d'agences et 200 à 300 auteurs représentés. Néanmoins, les débats sur le livre numérique relancent l'intérêt pour cette profession, susceptible de jouer un rôle primordial dans la défense des droits des auteurs. Ces derniers ne pouvant pas se tourner vers l'éditeur, qui est à la fois juge et partie, il trouve un allié en la personne de l'agent mieux armé pour défendre ses droits. Cette profession va sans doute considérablement croître dans les prochaines années. En revanche, la situation est inverse aux Etats-Unis, cette profession étant largement représentée. D'ailleurs, alors que les ventes numériques croissent dans ce pays atteignant 8% en valeur et 10 % en volume du marché global en 201024, les agents tentent tout naturellement de renégocier les droits, arguant de la réduction des coûts et donc de l'augmentation des marges au profit de l'éditeur. Ces derniers ont souhaité fixer les droits d'auteur numériques à hauteur de 25 %, restant sourds aux revendications. Cette attitude intransigeante est la cause des évènements intervenus au cours de ces derniers mois. Notons, tout d'abord, la décision des ayants-droit de William Styron qui ont refusé de céder les droits numériques de l'oeuvre du défunt à Random House (l'éditeur de la version papier), au profit d'un pure player, Open Road Integrated Media, lequel proposait de verser 50 % de droits d'auteur. De même, l'agent star, Andrew Wylie, gestionnaire d'un portefeuille prestigieux - Philipp Roth, Salman Rushdie, Norman Mailer, Julian Barnes et bien d'autres - a tenté lui aussi de renégocier les droits numériques, mais sans succès. L'homme baptisé le Chacal, n'étant pas un enfant de coeur, a annoncé25 en juillet dernier lors d'une conférence de presse qu'il venait de créer sa maison d'édition numérique et de conclure un accord de distribution exclusif avec Amazon, afin de mieux rémunérer les droits des auteurs qu'il représente. Le patron de Random House a aussitôt riposté déclarant que toute négociation était suspendue avec l'agence d'Andrew Wylie, celle-ci étant devenue de fait un concurrent. Les deux parties avaient bien trop à perdre, ils conclurent donc fin août 2010 un accord, sans en dévoiler les détails. Random House récupéra alors 13 des 20 titres exploités par l'agence26. Ainsi, Antoine Gallimard se réjouissait-il à la foire de Franckfort, s'exclamant que <<L'affaire est réglée» en se félicitant qu'Andrew Wylie ait précisé que <<le couplage des droits papier et numérique allait de soi et relevait de l'éditeur. Il n'y a donc plus de 23 La commission varie de la façon suivante : 10 à 15 % sur les droits couverts par le contrat d'édition, 20% sur les adaptations audiovisuelles et 20 % sur les cessions de droits étrangers (Source Le Motif) 24 Association of American Publishers 25 Odyssey Editions, société d'édition numérique, créée par Andrew Wylie en juillet 2010 : http://www.odysseyeditions.com 26 Odyssey Editions a conservé l'exploitation de 7 titres d'auteurs n'ayant pas cédé leurs droits numériques. malentendu.» Enfin, le monde de l'édition se sentait soulagé, parvenant de plus en plus difficilement à répondre aux critiques liées à la rémunération des droits. Néanmoins, l'accalmie fut de courte durée. Dans un article plein d'humour, cinq auteurs écrivent en commun une <<lettre ouverte d'un auteur à son éditeur» (Voir annexe 1). De façon faussement naïve, ils s'étonnent que les droits ne sont pas répartis plus équitablement, s'amusent de l'infidélité des héritiers de William Styron <<indifférents aux liens anciens», s'inquiètent de <<certaines pratiques en amis», évoquent <<l'hypothèse d'école» de confier les droits numériques à un éditeur web, à un libraire virtuel ou à un fabricant de tablettes. Les rédacteurs de l'article concluent de la manière suivante, faisant ainsi planer la menace : <<Car s'il n'y a peut-être pas d'auteur sans éditeur, il n'y a sûrement pas d'éditeur sans auteur. Je sais ce que je sais ce que je te dois, cher ami, je souhaite être ton allié et aussi que tu me considères comme tel. Alors, voici ma question : faut-il humilier un allié ?» Il ne semble pourtant pas que cet avertissement, véritable menace d'éviction de l'éditeur dans le processus de publication, ait été compris par la communauté des éditeurs, ainsi Antoine Gallimard déclarait dans un article publié par le Monde : << Malgré le contexte d'incertitude du marché et les investissements qu'ils font, les éditeurs proposent à leurs auteurs des taux de rémunération au moins égaux à ceux du livre imprimé, en retenant de plus en plus fréquemment le "haut de la fourchette" de ces taux et en l'asseyant sur le prix public (et non sur leur chiffre d'affaires net). 27» Ces évènements montrent que les agents, et à travers eux les auteurs, souhaitent une redistribution des profits et que, dans le cas contraire, ils se tourneront vers les acteurs de la chaîne qui se montreront plus généreux. La question d'une renégociation des droits est donc aujourd'hui un enjeu majeur pour les éditeurs. À trop se replier sur le passé et les privilèges, certains finissent par en oublier les perspectives d'avenir et omettre de bâtir pour demain. Paragraphe 2. L'éditeur : un métier à réinventer Le monde de l'édition s'inquiète de l'arrivée de nouveaux acteurs et se met en ordre de marche pour préserver la chaîne traditionnelle du livre. Pourtant, il est temps de se lancer dans la bataille, car les pure players réalisent des produits innovants qui, dans la durée, leur permettront d'installer leur marque et de conserver un avantage concurrentiel. Les grandes maisons d'édition auront sans doute les moyens de rattraper leur retard, ce sont les sociétés de taille moyenne qui prennent le risque d'être évincées de la course de façon définitive. Il est à noter que ce marché est dominé par un petit nombre, ainsi 50 éditeurs représentent 80 % du chiffre d'affaires du secteur et sept maisons d'édition contrôlent 90 % du marché du livre, c'est-à-dire les principaux maillons de la chaîne. 27 L'édition numérique accorde les mêmes droits d'auteur que l'édition imprimé, Le Monde, 20 janvier 2011 Classement des éditeurs Source Livres hebdo Quand on parle d'édition de livres, le grand public a tendance à penser que ce secteur est resté totalement à l'écart de la révolution numérique et ne commence que depuis quelques mois à se mettre en ordre de marche. Il s'agit là d'idées reçues pour deux raisons : d'une part, il y a bien longtemps que ces changements ont eu lieu en amont et que le dispositif de fabrication profite pleinement des avancées technologiques ; d'autre part, les produits numériques constituent une grande part du chiffre d'affaire des éditeurs scientifiques et juridiques. Sous-paragraphe 1 - Les éditeurs et Google : une nécessaire alliance La communauté des éditeurs est majoritairement hostile à Google, parfois sans bien même comprendre l'origine du problème. Revenons donc, en 2004. Google propose alors aux éditeurs et aux bibliothèques de numériser et de mettre en ligne leurs contenus. C'est ainsique la firme de Mountain View a entrepris de scanner les livres des bibliothèques. Ces ouvrages sont présentés sous deux formes : les livres du premier groupe figurent en texte intégral s'ils sont entrés dans le domaine public ; en revanche, ils apparaissent sous forme d'extraits s'ils sont encore protégés par le droit d'auteur, sauf refus explicite des titulaires des droits. Le groupe La Martinière considérant qu'il s'agissait là d'une violation de la législation a intenté une action en 2006 devant le tribunal de grande instance de Paris, soutenue par le SNE. Google a alors été condamné en 2009 en première instance pour contrefaçon. Le jugement lui interdit de poursuivre la numérisation d'ouvrages sans autorisation des éditeurs (pour mieux comprendre ce contentieux, voir Annexe 3). La société américaine a fait appel de ce jugement. Albin Michel, Flammarion, Eyrolles et Gallimard ont eux aussi poursuivi Google. Les représentants des éditeurs et des auteurs américains ont porté également l'affaire devant les tribunaux. Un accord transactionnel, baptisé l'ASA28, a été conclu entre Google et les ayants droits dont les règles s'appliquaient aux Etats-Unis mais visaient aussi les oeuvres étrangères. Après protestation du SNE notamment, un règlement du différend est intervenu en 2009 pour réduire le champ d'application du texte et exclure les livres français, à l'exception de ceux enregistrés au Copyright Office (environ 200 000 titres). Le 22 mars 2011, Google a essuyé un nouveau revers. Le juge Chin a estimé l'accord << ni juste, ni suffisant, ni raisonnable >>. Il demande aux parties de réviser leur copie et d'abandonner l' << opt out >> 29 au profit de l' << opt in >>. Ainsi, ce qui serait pour lui acceptable, c'est qu'auteurs et éditeurs puissent accepter a priori la numérisation des oeuvres orphelines, le silence des parties ne devant pas être considéré comme un accord implicite. Amazon et Apple se sont réjouis de cette décision judiciaire, considérant que la pratique de numérisation des oeuvres orphelines constituait une concurrence déloyale. Alors que le dossier est toujours en cours auprès des juridictions françaises et que le contentieux n'a pas pris fin entre Google et la communauté des éditeurs , Arnaud Nourry, Président d'Hachette Livre a, dans la consternation la plus totale, annoncé le 17 novembre 2010, que son groupe avait conclu un accord avec le géant américain se désolidarisant ainsi du reste de la profession. Ce contrat concerne 40 000 à 50 000 livres anciens dans les secteurs de la littérature générale (Grasset, Fayard, Calmann Lévy), des ouvrages universitaires (Armand Colin, Dunod) et des ouvrages documentaires (Larousse). Cet accord signé pour cinq ans, prévoit une autorisation préalable pour la numérisation des livres et pour la diffusion commerciale des fichiers sous forme d'ebooks. Ce protocle ne comprend pas les questions de rémunération des ayants droits, ainsi que la répartition des revenus entre Google et Hachette, points qui donneront lieu à un autre accord. De même, un deuxième contrat a été signé avec les filiales américaines d'Hachette afin de permettre la mise en vente, sur la plate-forme de vente de livres numériques Google Editions, des nouveautés. Il s'agit notamment de la commercialisation des titres de Stephanie Meyer, John Connoly ou James Patterson, par exemple. Le premier coup de colère passé, Antoine Gallimard tenta de faire bonne figure en se félicitant officiellement du recul du géant américain à travers cet accord. Le ministre de la culture, Frédéric Miterrand, a souhaité cependant rappeler que <<les questions de numérisation et des droits des oeuvres indisponibles font l'objet d'un travail commun>> entre les acteurs de la chaîne du livre, critiquant le manque de concertation et exprimant ainsi sa crainte que l'initiative d'Hachette, premier acteur en France, brise la solidarité entre les éditeurs français contre l'hégémonisme de Google. 28 Amended Settle Agreement 29 Opt out : acceptation tacite des propriétaires des droits ; Opt in : acceptation préalable des propriétaires des droits Néanmoins, en dépit de la démarche individualiste du groupe Hachette, cet accord aidera peut-être les maisons d'édition à négocier un cadre légal qui protégera au mieux les droits de chacune des parties. |
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