Le détroit de Malacca, enjeu asiatique et mondial majeur( Télécharger le fichier original )par Arnaud Menindes Ecole des Hautes Etudes Internationales (EHEI) - Licence de Relations Internationales 2010 |
II) Le Japon, l'acteur extérieur le plus dynamique et le mieux acceptéIl va être choisi dans cette dernière partie de s'appesantir sur le cas de l'intervention japonaise dans le détroit de Malacca. Ceci pour plusieurs raisons. Tout d'abord parce qu'elle est ancienne et a surmonté certains facteurs historiques. Ensuite parce qu'elle parait être la plus efficace et la plus adaptée aux réalités politiques sécuritaires locales A) Un acteur étrangement légitimeAu regard du passé du Japon, il peut paraitre étrange que cet acteur soit si bien accepté dans la région. Cette acceptation s'explique par une occupation particulière durant la seconde guerre mondiale. En outre, dans l'après seconde guerre mondiale, le Japon a été le premier Etat à s'impliquer dans les problématiques de développement des pays d'Asie du Sud Est et de navigation dans le détroit, ce qui a forgé son image positive 1) Le poids de l'histoire allégé L'implication du Japon dans la gestion du détroit de Malacca ne peut être considérée comme naturelle ou prévisible. Certes, l'Empire du Soleil Levant est une puissance économique de la première importance dont la viabilité économique dépend fortement du flot continu d'importation de matières premières (pétrole notamment) transitant sur les routes maritimes internationales. Mais c'est aussi, pour reprendre l'expression maintenant consacrée, un géant économique doublé d'un nain politique tant la force de son économie n'a d'égal que sa faible implication dans les grands dossiers internationaux. Son alignement quasi permanent sur les positions américaines a ainsi pu être vu par nombre d'observateurs comme la preuve d'un certain pusillanime. Il n'en reste pas moins que le Japon est une puissance asiatique, donc certainement plus proche culturellement des nations riveraines du détroit pourrait-on arguer. Certes le Japon est une puissance régionale, mais elle n'est pas n'importe laquelle. Elle traine derrière elle le fardeau du souvenir des atrocités commises par l'armée impériale durant la seconde guerre mondiale alors qu'elle occupait une grande partie des Etats du continent asiatique, Malaisie, Indonésie et Singapour compris. Dés lors, il apparait bien difficile de dire pourquoi l'aide et la coopération avec le Japon apparaissent plus acceptables aux yeux des Etats riverains du détroit que celle des Etats Unis ou de la Chine. a) Une occupation moins traumatisante que dans l'Asie du Nord Est L'intérêt du Japon pour l'Asie du sud est et pour le détroit de Malacca n'intervient pas inopinément au moment de la montée en puissance économique de l'archipel. Il remonte à quelques décennies plus tôt et revêt une forme bien plus violente et hégémonique. Les idéologies imprégnant le militarisme japonais des années 1930, telle celle du clan Tosei-ha proche des hauts cercles militaires et de certains membres de la famille impériale, n'ont jamais caché leur volonté de créer une grande Asie sous domination japonaise. Le premier ministre japonais, le prince Konoe annonce dés 1940 vouloir rendre l'Asie aux asiatiques et donc la débarrasser des anglais, présent notamment en Malaisie et à Singapour, des hollandais, présent dans l'actuelle Indonésie et des français présent en Indochine. Le 1er aout 1940 est crée la sphère de coprospérité incluant selon les plans de l'armée l'ensemble de l'Asie du Sud est. La débâcle française de 1940, entrainant le quasi abandon de l'Indochine, ouvra grand la porte à l'armée impériale. Consécutivement à l'attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941, le Japon impérialiste lance une offensive de grande ampleur sur l'ensemble de l'Asie. Le 15 février 1942 Singapour et la Malaisie tombent puis le 6 mars 1942, l'armée hollandaise, bien affaiblie depuis l'occupation allemande de la métropole européenne, capitule à Batavia (actuelle Jakarta). L'occupation de ces territoires durera jusqu'au 15 aout 1945, date de la chute du Japon. L'Asie du sud est et donc les Etats riverains du détroit de Malacca se retrouvent donc sous le joug japonais pendant la seconde guerre mondiale. Cependant, si aujourd'hui les relations entre le Japon et l'Asie extrême orientale (Chine et Corée) restent crispées sur l'héritage sanglant de la seconde guerre mondiale, celles avec les Etats d'Asie du sud-est semblent nettement plus chaleureuses, ceux-ci accueillant volontiers l'aide nippone. De même aucune protestation n'a émané des gouvernements indonésiens, malaisien ou singapourien lors des visites controversées de l'ancien premier ministre Junichiro Koizumi au sanctuaire Yasukuni de Tokyo où sont notamment honorés des criminels de guerre. Dés lors pourquoi les relations des nations d'Asie du Sud Est ne sont elles pas nourries de ressentiments, pourtant légitimes, vis-à-vis du passé impérialiste ? Plusieurs raisons peuvent éclairer cette différence de relations. Tout d'abord, il faut inscrire les rapports nippo-asiatiques sur le long terme. Le Japon entretient des relations étroites avec la Corée et la Chine depuis des siècles et au cours de ceux-ci le Japon a maintes fois envahi la Corée, l'empire du milieu et celui du soleil levant se sont livrés à nombre de guerres se soldant par la victoire de l'un ou l'autre pays. Si on osait une comparaison avec le continent européen, on songerait aux antagonismes profonds qui jusqu'au lendemain de la seconde guerre mondiale émaillaient les relations de la France avec l'Allemagne ou l'Angleterre. Au contraire, les relations du Japon avec l'Asie du Sud Est avant la seconde guerre mondiale sont peu développés du fait notamment de la distance géographique plus importante séparant les deux régions et de l'isolationnisme japonais qui perdurera jusqu'en 1868. Autre argument chronologique, l'occupation japonaise en Asie du sud est dure moins de 4 ans alors que la Corée est annexée de 1910 à 1945 et que l'occupation, certes partielle, de la Chine commence en 1931 avec l'invasion de la Mandchourie. Mais la durée de l'occupation ne permet pas à elle seule de mesurer son caractère traumatique, l'appréciation psychologique est cruciale sur ce point. Et ici aussi nombre de caractéristiques font différer les expériences du sud est et du nord est asiatique. Quand le Japon envahit la Corée, il envahit un Etat autonome et non colonisé, il bat donc les populations autochtones. Lors de l'invasion progressive de la Chine, il met à genoux un pays qui bien que non exempt de rapports de domination avec l'Europe n'est pas pour autant colonisé. C'est en outre « l'Empire du milieu », c'est-à-dire dans l'idéologie chinoise, le pays au centre du monde. En Asie du sud est la situation est totalement différente, la Malaisie (Singapour compris) et l'Indonésie sont toutes deux colonisées, respectivement par l'Angleterre et la Hollande. Et l'armée impériale va fortement jouer sur ce qui pourrait presque être considéré comme un malentendu. Le Japon se présente aux yeux de la population et des mouvements anti colonialistes locaux comme le libérateur des populations asiatiques opprimées par l'homme blanc. Ainsi le choc de l'invasion nippone est perçu beaucoup moins violemment et certaines populations telle celle de la Birmanie vont même chaleureusement accueillir les troupes. Bien rapidement cependant, les illusions des locaux fanent quand bien loin d'apporter la liberté et l'auto-détermination initialement promises, les japonais ne font que devenir de nouveaux colonisateurs. Mais occupé par une guerre qui s'enlise avec les Etats-Unis, le Japon ne peut occuper complètement et efficacement les régions comme la Corée et la Chine. Si la Malaisie et Singapour sont annexés, surtout pour la maitrise du détroit de Malacca et donc sous tutelle directe du pouvoir central japonais, l'Indonésie, sans être déclarée indépendante comme les Philippines, dispose d'une certaine autonomie. En effet, un parti unique est crée, le parti Putera avec à sa tête le futur libérateur, Sukarno. La raison en est purement pragmatique : le Japon a besoin des ressources, notamment énergétiques de l'Indonésie pour poursuivre l'effort de guerre et ne peut se permettre une occupation totale du pays par manque de moyens matériels. Il va donc s'appuyer sur les autochtones qui, bien que victimes d'humiliations et d'un commerce à des termes particulièrement mauvais qui va appauvrir l'économie nationale, vont être plutôt épargnés. Ainsi les croyances musulmanes de la population indonésienne vont être plutôt respectées par l'occupant. Sur l'ile de Java, dés 1943, un conseil consultatif des indonésiens musulmans est crée avec le soutien du Japon. En Malaisie, les sultanats sont gardés bien que vidés de leur pouvoir. Ainsi lorsque les japonais se retirent en 1945, bien que la situation en Asie du Sud Est soit catastrophique, les groupes de résistance nationale se sont renforcés, soit par la collaboration soit par la résistance au nouvel occupant, et se sont tant implantés qu'ils rendront la recolonisation éphémère et finalement impossible. Dans l'histoire de ces pays, l'occupation japonaise, malgré les exactions qu'elle a pu entrainées, est aussi une période de transition qui va affaiblir les colonisateurs et finalement mener à l'indépendance. Il est ainsi compréhensible que l'attitude parfois révisionniste, ou tout du moins indifférente vis-à-vis des événements terribles engendrés par l'occupation, des gouvernements japonais successifs soit peu ou pas vécue comme une offense par les gouvernements et opinions publiques du Sud Est asiatique. Cette analyse souffre cependant d'une exception notable. Singapour a longtemps eu une attitude similaire à la Chine ou à la Corée vis-à-vis du Japon. Les raisons en sont nombreuses et répondent autant à des considérations factuelles que psychologique. Il faut d'abord considérer que la prise de Singapour par les japonais fut une bataille violente, bien plus que la conquête de l'Indonésie ou de la Malaisie. Singapour était dans la stratégie britannique la principale base militaire en Asie du sud-est, le point à partir duquel Londres voulait défendre ses intérêts dans la région. C'était en effet, comme c'est toujours le cas aujourd'hui, un lieu stratégique du fait du contrôle que la ville permettait d'avoir sur le passage maritime entre l'océan indien et pacifique, c'est-à-dire entre l'Inde et Hong-Kong, possessions britanniques. Ainsi le plus gros des forces armés britannique se trouvaient à l'extrême sud de la péninsule malaise en 1941 et les japonais se concentrèrent particulièrement sur l'attaque de cette ville au moment de la conquête de l'Asie. La ville fut bombardée à plusieurs reprises et à son large, la bataille navale décisive dans la chute de ce point stratégique fut menée. Il faut ensuite considérer la perception japonaise de l'ennemi durant la seconde guerre mondiale. Alors que les malais ou les indonésiens étaient vus comme des peuples inférieurs et inaptes à l'indépendance et donc ne représentant que peu de danger, les chinois, ethnie majoritaire à Singapour, étaient depuis au moins 3 décennies pour le militarisme japonais et depuis des siècles dans les esprits des dirigeants japonais les ennemis régionaux principaux. Dés lors un effort particulier de contrôle de la population fut entrepris par les forces d'occupation, effort d'autant plus efficace du fait de la petite taille du territoire. Cet effort se trouva néanmoins confronté à une résistance active de la population chinoise structurée par des associations et des partis politiques préexistants. Le succès des ces guérillas fut sans conteste et à la fin de la guerre celles-ci maitrisaient de vastes territoires aux abords et à l'intérieur de Singapour. Dans l'esprit singapourien il existe ainsi une mémoire de résistance à l'ennemi et donc une définition des forces armées japonaises en tant qu'ennemi bien plus forte que dans le reste de l'Asie du sud-est. Il faut en outre noter que la désorganisation et le pillage économique induits par l'occupation dégrada considérablement les conditions de vie de la future cité-Etat. Contrairement aux ruraux malais qui pouvaient subvenir à leurs besoins grâce à de petites exploitations agricoles familiales, l'isolement géographique et le caractère urbain de Singapour entrainèrent une sous nutrition et un rationnement constant durant l'occupation. Ces années de souffrance et de pauvreté furent donc en général plus dures pour la population que dans le reste des territoires occupés. Cette cicatrice psychologique marqua la société singapourienne pendant l'après guerre et notamment sa classe politique dont les membres furent en part actifs dans les guérillas de résistance. Ainsi le premier chef de gouvernement singapourien, Lee Kuan Yew, véritable figure tutélaire dans l'ordre politique national, éprouva durant toute sa longue carrière (1959-1990) à la tête du gouvernement un ressentiment et une méfiance vis-à-vis de ce qui était alors devenu la puissance économique dominante de la région65(*). Il exprima aussi publiquement des reproches à un premier ministre japonais ayant visité le sanctuaire Yasukuni. b) De la crainte à l'admiration Mais si dans l'immédiat après guerre, les dirigeants de ces Etats nouvellement indépendants gardèrent une certaine rancoeur ou méfiance vis-à-vis de l'ex occupant, le Japon sut améliorer son image dans la seconde moitié du XXe siècle. Comme le note Anthony L. Smith66(*), le Japon et l'Asie du Sud-est trouvèrent rapidement des objectifs communs. Ceux-ci sont de deux natures : politiques et économiques. Dans le volet politique, il faut remarquer que la principale crainte de ces Etats nouveaux nés dans les années 1960 et 1970 (parfois jusque dans les années 1980 et 1990) fut la menace communiste. Dans chacun des trois Etats riverains du détroit, des partis communistes très actifs et des guérillas infligèrent une pression constante sur les gouvernements et menacèrent la stabilité ainsi que le développement économique. Dés lors, malgré le non-alignement officiel de l'Indonésie et de la Malaisie, ces Etats durent s'accommoder d'une certaine coopération avec les Etats-Unis, soucieux d'endiguer l'expansion communiste dans la région afin d'éviter un deuxième Vietnam. Le Japon, dans cette optique était, en tant qu'allié des Etats-Unis, dans le même camp que les pays d'Asie du Sud-est car lui aussi fortement anti-communiste et essayant de contrer la montée en puissance de l'extrême gauche. L'ASEAN est crée notamment dans ce but en 1967 avec le soutien appuyé du Japon : elle permettait d'unifier l'Asie du Sud-est non communiste. Mais les intérêts mutuels du Japon et de l'Asie du sud-est étaient bien plus importants dans le domaine économique, et la création de l'ASEAN en est d'ailleurs le témoin. Dans son expansion économique, le Japon s'aperçut bien rapidement, que le manque de matières premières serait un obstacle à la réussite. Et l'Asie du Sud-est s'avéra être le fournisseur le plus proche et le plus pratique pour le Japon. Forte de ressources énergétiques certes moins conséquentes que le Moyen-Orient mais plus proche géographiquement, l'Indonésie allait devenir un partenaire important du commerce extérieur japonais. Ainsi l'Empire du Soleil Levant est le premier acheteur des exportations indonésiennes (17,28% de celles-ci lui sont destinées) et un peu moins de 9% des importations indonésiennes sont en provenance du Japon67(*). La peur du Japon militariste est bientôt balayée par la fascination du miracle économique. Le pays, anéanti au lendemain de la seconde guerre mondiale réussit en à peine 20 ans à devenir l'une des premières puissances mondiales en terme économiques. Les pays du Sud Est se mettent à observer attentivement le schéma de croissance nippon qui a fait en outre des émules : la Corée du Sud ou encore Taiwan qui l'ont suivi sont eux aussi devenus des pays industrialisés prospères. L'Indonésie et surtout Singapour et la Malaisie vont lorgner sur ce développement et mettre en place des politiques pour se rapprocher de l'Empire du soleil levant. Le cas le plus intéressant est la politique « Look East » engagée par Kuala Lumpur visant à lier la péninsule au boom économique nippon et suivre son exemple de réussite économique. Même Lee Kuan Yew ne put s'empêcher de reconnaitre la réussite japonaise, lui qui avait un ambitieux projet d'industrialisation pour son pays. 2) Une présence dans le détroit de longue date Muées par une admiration induite par le succès économique les relations entre le Japon et l'Asie du Sud Est ne restèrent pas exemptes de suspicions à l'encontre de l'ancien occupant. Si le passé militariste pouvait occasionnellement les animer, ce fut bien plus souvent la crainte d'une hégémonie économique et d'un capitalisme sauvage qui les firent survivre. La Japon, en tant qu'utilisateur principal du détroit a donc dû prendre en charge les responsabilités qui lui incombaient. Ce faisant il s'est imposé comme légitime pour intervenir dans les problématiques du détroit. a) Un Etat usager responsabilisé Usager, le Japon l'est à plusieurs échelles. Il est d'abord « usager » des économies d'Asie du Sud Est qui sont autant une source d'approvisionnement qu'un débouché pour l'industrie nippone. Ce rôle a pu être à l'origine de tensions. Le Japon est connu dans l'après seconde guerre mondiale, et dans une certaine mesure encore aujourd'hui pour avoir une politique extérieure assez pragmatique, guidée quasi exclusivement par ses intérêts économiques. Le gouvernement fait d'ailleurs savoir que ses principaux intérêts dans la région sont les sources d'approvisionnement en matières premières, les débouchés économiques et le détroit en tant que voir de passage obligée. Face à cela la Malaisie et surtout l'Indonésie craignent un impérialisme d'un nouveau genre où l'Empire du Soleil Levant, n'agissant que par intérêt, mettra en position de dépendance ses voisins du sud. Pour ces pays, engagés dans le mouvement des non alignés et dans une politique d'industrialisation par substitution des importations, cette situation est inadmissible. Les suspicions enflent, allant jusqu'à des manifestations anti japonaises lors de la visite du premier ministre Tanaka en 1974. Afin d'éviter la compromission de ses intérêts dans la région, le premier ministre Fukuda dessine une nouvelle ligne de conduite du Japon en Asie du Sud Est que l'histoire retiendra sous le nom de « Doctrine Fukuda ». Celle-ci est axée sur trois point : (1) Le Japon rejette tout rôle militaire et est déterminé à contribuer à la paix et à la prospérité en Asie du Sud Est, (2) le Japon fera de son mieux pour consolider la relation de confiance mutuelle basée sur une prise en compte profonde de la situation des uns des autres (3) le Japon sera un partenaire égal de l'ASEAN et de ses Etats-membres et coopérera en soutenant leurs efforts propres, tout en forgeant une relation de compréhension mutuelle avec les Etats d'Indochine, et contribuera de plus à l'édification de la paix dans toute l'Asie du Sud-est68(*). Le but de cette stratégie est avant tout de rassurer les Etats du Sud Est asiatique de la crainte d'un Japon basant ses relations sur ses propres intérêts matériels uniquement et d'inclure dans celles-ci des objectifs de développement et de rapprochement culturel. Ainsi Tokyo améliore son image dans la région ce qui lui permet à l'avenir de pouvoir proposer et agir pour la sécurité et la navigation dans le détroit sans être taxé de pur opportunisme. Usager, il l'est surtout dans le détroit de Malacca dont il est le principal utilisateur. Comme nous l'avons vu, le Japon est fortement dépendant du détroit dans ses importations pétrolières et dans ses exportations. Selon l'Ocean Policy Resarch Foundation, les navires appartenant à des compagnies japonaises représentent environ 0,75 milliard M /T sur les 4 milliards totales transitant chaque année69(*). Cet important trafic, s'il engendre des retombées économiques positives pour les Etats riverains, est aussi à l'origine de problèmes d'ordre sécuritaire et environnementaux, ainsi que de coûts économiques. Nous avons déjà traité des risques de piraterie et de terrorisme dans le détroit, mais rappelons que ceux-ci sont alimentés en partie par l'intensité du trafic dans le détroit. Ils obligent les Etats riverains à multiplier les opérations de sécurité civile ou militaire fort couteuses. La forte activité maritime japonaise induit aussi de nombreux contentieux d'ordre environnementaux. C'est en effet du pétrole qui transitent par le détroit et comme les tragédies de l'Erika ou du Prestige en France nous le rappelle le risque de marée noire est toujours présent et à même de créer des remontrances à l'encontre du pays auquel appartient la société à l'origine du drame70(*). Dans le cadre du détroit, certains navires appartenant à des compagnies japonaises ont étaient à l'origine de vives polémiques plaçant Tokyo dans l'embarras. Le Showa Maru fait naufrage en 1975 et déverse 7700 tonnes de pétroles dans les eaux du détroit. Il est suivi par le Nagasaki Spirit en 1993 qui, après avoir été détourné, entre en collision avec un autre navire provoquant le déversement de 13 000 tonnes d'hydrocarbures. En 1992 le périple de l'Akatsuki Maru qui transportait du plutonium de Cherbourg à Yokohama a mis à jour les enjeux environnementaux présents dans le détroit. L'ensemble des Etats riverains et une part significative de la communauté internationale s'était alors opposé au passage du navire prétextant des risques nucléaires. Ces événements, par leur ampleur et leur retentissement au sein de l'opinion publique cachent cependant la réalité de la pollution marine, la plus fréquente étant celle produite par l'écoulement des eaux usées servant au nettoyage du bateau et qui contiennent en forte quantité des substances toxiques. L'ensemble de ces problèmes a fait apparaitre la responsabilité du Japon dans l'entretien de l'environnement du détroit. La multiplication de ceux-ci aurait pu entrainer une détérioration de l'image du pays dans la région, ce qui pourrait mettre en péril l'utilisation du détroit par l'archipel extrême oriental. Il fut donc très tôt décidé par le Japon de s'impliquer dans la sécurisation du passage maritime. Parallèlement, la prise de conscience des Etats riverains de leur incapacité à assurer seul la sécurisation et la gestion de leur « bien commun » va amener à une acceptation de l'aide étrangère et même à son appel. Le déclic est complet en 2005 lorsque la compagnie d'assurance Lloyd's décide de classer les détroits de Malacca comme zone à haut risque. La conférence tripartite qui suivra, à Batam outre le regret exprimé vis-à-vis de cette classification, va, pour la première fois, voir l'aide des Etats usagers formellement acceptée par les riverains, en accord avec la convention de Montego Bay qui prévoit que les Etats usagers doivent participer aux couts et aux initiatives d'entretien des voies de navigation internationales qu'ils traversent. En tant que première utilisateur, le Japon doit naturellement s'investir, mais en quoi est-il plus légitime que d'autres ? a) Le positionnement stratégique du Japon Premier utilisateur du détroit, il apparait logique que le Japon soit investi dans la gestion. Mais des facteurs, cette fois non pas historiques mais touchant les alliances présentes du pays s'opposent à cet investissement nippon dans la zone. Il est ici bien sûr question de l'alliance militaire entre le Japon et les Etats Unis. Celle-ci est matérialisée par le traité de Washington par lequel le Japon reconnait le géant d'Amérique du Nord comme le principal défendeur de l'archipel. Dans les faits, la politique extérieure japonaise s'est toujours inscrite dans l'approbation des décisions du secrétariat d'Etat, surtout pendant la période de la guerre froide où pour se prémunir des voisins communistes (URSS et Chine), Tokyo comptait sur la force de frappe nucléaire américaine et le caractère dissuasif qu'elle induisait. Dés lors comment les Etats riverains du détroit de Malacca ne voient ils pas l'intervention nippone comme une intervention américaine déguisée ? La différence de traitement tient essentiellement à des considérations de politique intérieure du Japon. Le Japon est limité dans sa capacité à intervenir militairement à l'extérieur de son territoire par l'article 9 de sa constitution dans lequel le pays abandonne tout rôle militaire international. De ce fait Le japon ne peut proposer des patrouilles de sa flotte militaire dans les eaux territoriales étrangères et ne peut participer à une coopération purement militaire. Malgré un débat interne vis-à-vis de la pertinence de cet article au sein du monde politique japonais, l'opinion publique s'affirme toujours dans sa majorité comme approuvant de principe. Les Etats d'Asie du Sud Est se voient donc beaucoup moins menacés par l'intervention japonaise qui est obligatoirement moins interventionniste et qui ne peut compromettre gravement la souveraineté de l'Indonésie ou de la Malaisie. En outre, le Japon a en Asie depuis une quarantaine d'années une politique de démarcation vis-à-vis de l'allié américain car il a bien compris que pour s'imposer il devait apparaitre moins soumis à l'hégémonie de son puissant partenaire. Dans cette optique l'alternance survenue à la tête de l'Etat après les élections de septembre 2009 et l'arrivée au gouvernement du Parti Démocrate du Japon (PDJ) emmené par Yukio Hatoyama a été vécue positivement. Ce parti est beaucoup moins partisan d'une alliance inconditionnelle avec Washington. Pour preuve, l'un de ces thèmes de campagne a été la relocalisation des bases américaines d'Okinawa, objet d'une intense controverse du fait des nuisances qu'elles entrainent pour la population locale et des questions de souveraineté qu'elles soulèvent71(*). Le caractère pragmatique de la diplomatie japonaise est un autre élément apprécié par des pays qui acceptent mal l'interventionnisme sur des questions de politique intérieure. Le Japon, malgré sa constitution idéaliste (du fait de son rejet de la guerre), est dans ce contexte bien différent des Etats Unis qui peuvent être considérés comme moralisateur et « droit de l'hommiste ». La position du gouvernement Koizumi vis-à-vis de la situation dans la province d'Aceh est révélatrice. Depuis plusieurs décennies, cette région située au nord de Sumatra connait un mouvement indépendantiste avec lequel Jakarta est réfractaire à la négociation. Sa gestion du dossier a même pu connaitre des épisodes de grande violence via des opérations militaires destinées à écraser le Free Aceh Movement. Cette région est d'un intérêt primordial pour Tokyo du fait de sa proximité avec le détroit. Sa déstabilisation pourrait marquer une recrudescence de l'insécurité dans les eaux la bordant et même la survenance de nouveaux actes terroristes. Cependant le gouvernement japonais s'abstient souvent de condamner la violence de l'Indonésie, et bien que se prononçant pour le règlement pacifique de la question (Tokyo a accueilli des conférences de négociations en 2002), il est avant tout en faveur de l'intégrité territoriale de l'Indonésie aux dépens parfois des impératifs affairant aux droits de l'homme. Cette position est tout autant dictée par la peur du Japon de voir l'émergence d'un Etat encore plus inadapté à répondre aux défis du détroit que par la volonté de non interférence dans les affaires internes indonésiennes. Elle lui vaut une certaine confiance de Jakarta qui le voit désormais comme un acteur moins pressant que les Etats Unis. Compter sur le Japon est donc un moyen de diversifier la dépendance des pays riverains vis-à-vis des Etats Unis et de la Chine qui à l'avenir pourrait se disputer le contrôle de la zone. Le Japon par son attitude se place lui aussi dans la course à l'influence sur l'Asie du Sud Est qu'il craint de voir entièrement englobé dans l'aire d'influence de l'Empire du Milieu. * 65 Il déclara notamment « For me and those of my generation, the deepest and strongest imprint the Japanese left on us was the horror of the occupation years » Lee Kwan Yew, Singapore Story (Singapore : the Strait Times Press, 1998) * 66 Japan's relations with Southeast Asia, Japan in a dynamic Asia, Lexington Books, 2006 * 67 Chiffres de 2009, CIA World Fact Book * 68 Traduction personnelle des axes de la doctrine Fukuda telle que décrite dans Sueo Sudo, The International Relations of Japan and Southeast Asia, Routledge, 2003. En voici la version originale :» (1) Japan is committed to peace, and rejects the role of a military power;(2) Japan will do its best to consolidate the relationship of mutual confidence and trust based on "heart-to-heart" understanding with the nations of Southeast Asia;(3) Japan will cooperate positively with ASEAN while aiming at fostering a relationship based on mutual understanding with the countries of Indochina and will thus contribute to the building of peace and prosperity throughout Southeast Asia» * 69 Chiffres de 2004 * 70 La marée noire dans le Golfe du Mexique causée par BP, société britannique en est un exemple frappant. * 71 La négociation menée par le premier ministre Hatoyama avec les Etats Unis a finalement échoué, ce qui fut l'une des causes de sa démission le 8 juin 2010 |
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