Désobéissance et liberté. Pourquoi un homme commence-t-il à désobéir. Eléments pour une étude philosophique de l'action du juste de Bordeaux( Télécharger le fichier original )par Elodie Arroyo Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne - Master 1 2004 |
« Pourquoi un homme commence-t-il à désobéir ? »C'est la question posée par José-Alain Fralon, journaliste au Monde, lorsqu'il relate la vie d'Aristides De Sousa Mendes, le Juste de Bordeaux1(*). Pourquoi un homme d'une cinquantaine d'années, issu de l'aristocratie portugaise, catholique pratiquant, marié et père de quatorze enfants, au sommet de sa carrière de consul après de brillantes études de Droit, n'ayant jamais manifesté d'opposition à son gouvernement, décide-t-il de violer une circulaire alors même que ses pairs l'appliquent scrupuleusement ? « Que s'est - il passé pour que cet homme qui a d'abord appris à obéir, commence à désobéir ? » Nous sommes aux prémisses de la Seconde Guerre Mondiale. Aristides De Sousa Mendes exerce ses fonctions à l'Ambassade du Portugal à Bordeaux. L'Europe est en guerre. La France est encore sous le régime démocratique de la Troisième République ; le Régime de Vichy ne sera instauré qu'au matin du 14 juin 1940, après l'entrée des Allemands à Paris, peu après que De Sousa Mendes n'ait entamé son action2(*). La dictature de Salazar, en progression constante, sévit au Portugal, mais celui-ci choisit au nom de son pays de rester neutre dans le conflit. Aristides De Sousa Mendes reçoit, le 13 novembre 1939, une circulaire de son ministère « qui remet en cause des siècles de tradition d'hospitalité du Portugal et qui introduit une notion, inconnue jusque là, de ségrégation raciale ou religieuse »3(*). Elle édicte qu'eu égard aux « circonstances anormales actuelles », il faut « adopter des mesures, même à titre provisoire » pour « prévenir les abus » « sans vouloir pour autant rendre trop difficile » l'entrée au Portugal « des étrangers en transit qui viennent de Lisbonne pour partir à destination de l'Amérique et que nous n'avons pas envie de gêner ». Vient ensuite l'interdiction faite aux consuls des concéder des passeports et des visas sans en référer aux Ministère des Affaires Etrangères aux apatrides, réfugiés et « Juifs expulsés de leur pays, déchus de leur nationalité ». Face à ses dispositions, notre consul adoptera tout d'abord une attitude loyale, se gardant de toute initiative en matière de délivrance de visas. Mais face aux refus du Ministère concernant certaines demandes, et après avoir reçu personnellement les requérants lui ayant fait part de leur détresse, celui qui est volontiers présenté comme « un homme d'une immense générosité » par ses proches ne peut se résoudre à les laisser dans une telle situation ; et c'est au compte-gouttes que, dans un premier temps, Aristides De Sousa Mendes octroie, aux risques et périls de sa fonction, leur passeport pour un nouveau départ aux citoyens en danger. Il ignore encore quel funeste sort les aurait attendu s'ils n'avaient alors pu quitter le territoire... Néanmoins, il semble qu'il lui soit difficilement supportable de voir d'honnêtes gens privés d'un droit -liberté, celui d'aller et venir, sur des considérations douteuses, voire arbitraires, et apparues brusquement après des décennies plutôt libertaires en la matière. Et l'information concernant sa réceptivité et sa sensibilité au problème est bien vite diffusée, de sorte qu'il doit bientôt faire face à un important afflux de réfugiés. Il en alerte son ministère, qui persiste à lui refuser les visas demandés. C'est dans l'embarras qu'il doit prendre une décision. Sa réaction sera catalysée par l'amitié qu'il noue avec le rabbin Jacob Kruger. De Sousa Mendes offre l'hospitalité à l'homme ainsi qu'à sa famille, et s'engage à les aider à quitter le pays. Mais Kruger pousse sa requête plus loin : « Ce n'est pas seulement moi qu'il faut aider, mais tous mes frères qui risquent la mort. » Sa cause sera entendue. Alors que des milliers de réfugiés se pressent à la porte de l'ambassade, domicile des De Sousa Mendes, le consul entre dans une crise jugée inexplicable par son entourage : durant trois jours et trois nuits, il reste enfermé dans sa chambre, ne souhaite aucun contact avec l'extérieur, plongé dans un état maladif qui inquiète ses proches. Au matin du quatrième jour, sa détermination est inébranlable : « désormais, je donnerai des visas à tout le monde, il n'y a plus de nationalités, de races, de religions. » Il cite à l'appui sa Constitution, et dit lui rester fidèle. Il dit avoir entendu une voix, celle de Dieu ou de sa conscience, qui lui indiquait la conduite à tenir. Il se met alors à délivrer visa sur visa, malgré les remontrances de son ministère qui se font de plus en plus vives. Au bout d'un mois, il est sommé de rentrer au Portugal, ce à quoi il s'exécute. Un procès disciplinaire a été ouvert contre lui par Salazar ; son aboutissement verra le consul et les siens plonger dans la misère : la désobéissance se punit. Comment ne pas être intuitivement outré par le sort qui a été réservé à ce consul, dont l'action nous semble à la fois courageuse et empreinte de bonnes intentions ? Ne nous demandons-nous pas comment il a été possible qu'à un moment donné, on soit capable de punir en toute légalité un homme qui a, certes méconnu une disposition légale, mais dans le but de maintenir certains droits et -rétrospectivement, on le sait- la vie de milliers de personnes ? Ne sommes-nous pas plus choqués par le fait que certains hommes aient obéi aux institutions nazies que par le fait que d'autres y aient résisté ? Cet état de fait est provoqué par l'émergence spontanée en nous de certaines valeurs, d'ordre moral, éthique, qui sont largement considérées comme relevant de la justice, de l'équité ; nous savons qu'elles sont contingentes, néanmoins elles nous paraissent indispensables à la conduite des affaires politiques. Par une sorte de compassion envers les victimes, les résistants qui ont pour beaucoup payé de leur vie leur action, la façon dont les droits de l'Homme ont été bafoués nous est intolérable ; car il s'agit de droits garantissant l'égalité entre les hommes, l'assurance que tous puissent vivre librement et en paix. Et pourtant, en 1940, les lois nazies étaient de fait tout ce qu'il y a de plus valide, et ceux qui les critiquaient étaient hors système, pénalement condamnables. Entérinant ces mesures, le gouvernement portugais institua pour son pays la discrimination des Juifs, entre autres, et Aristides De Sousa Mendes se retrouva coupable, aux yeux de la loi, d'avoir permis la fuite de personnes qui n'auraient pas dû être autorisées à quitter l'Europe. Mais pour lui, il était de son devoir de le faire : en désobéissant à la loi, il avait obéi à sa conscience. Comment qualifier l'action de ce consul ? Il a utilisé sa fonction à des fins de justice, humanitaires, à l'image de la générosité chrétienne dont le Portugal s'était jusque là toujours porté garant, selon les dires de notre homme ; il a outrepassé les pouvoirs qui lui étaient conférés en se passant de l'autorisation de ses supérieurs hiérarchiques pour agir et en invitant certains vice-consuls à faire comme lui alors que ce n'était pas dans ses attributions. A découvert, puisqu' il signait les visas de sa main et de son nom, il s'est livré à un acte de protestation, réfléchi -on se souvient des trois jours où il s'est enfermé seul, et de sa détermination à la sortie- et argumenté : les droits de l'homme n'étaient tout simplement pas respectés, la directive reçue en 1939 lui semblait contraire à la Constitution qui garantit la liberté et l'inviolabilité des croyances, en interdisant que toute personne soit persécutée à cause de celles-ci. Son argumentation n'est pas seulement d'ordre moral ou religieux, mais d'ordre politique, et il ajoutera même qu'il n'a que contribué à prolonger la position de neutralité adoptée par le Portugal en ne se soumettant pas à une disposition « pouvant être interprétée comme de la collaboration avec l'oeuvre de persécution des Juifs menée par Hitler ». Si l'on reprend la définition de John Rawls selon laquelle la désobéissance civile est « un acte publique, non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener à un changement dans la loi ou dans la politique du gouvernement »4(*), alors force est de constater que c'est à un acte de désobéissance civile que s'est livré De Sousa Mendes. Chez Hannah Arendt, le désobéissant est mû par certaines convictions morales ; c'est aussi le cas de De Sousa Mendes comme on l'a vu ; mais pour elle, ce type d'action ne peut entrer dans le champ politique qu'après concertation entre différents acteurs, la décision individuelle, prise in foro conscientiae, ne pouvant relever que de la morale, qui est nécessairement apolitique puisque extrêmement subjective. Est-ce conciliable avec notre cas ? Dans la mesure où c'est en revendiquant a posteriori des droits institués, reconnus, des droits de nature politique qui furent si chèrement acquis dont on ne pourrait à l'évidence nier le fait qu'ils étaient gravement transgressés par l'ordre nazi, que De Sousa Mendes justifie son action, l'on peut dire que celle-ci était directement politique, la concertation s'étant faite préalablement, au moment de l'institutionnalisation des droits (on pourrait dire qu'elle était virtuelle, de Sousa Mendes témoignant ainsi de son adhésion aux droits de l'homme que d'autres ont pensés et appliqués avant lui). Même sa réhabilitation post mortem par le Parlement portugais en 1988, qui témoigne de la reconnaissance de son action par les générations suivantes de son peuple, peut être considérée comme une reconnaissance de sa conscience citoyenne. Du reste, si Arendt souhaite ériger en principe le caractère collectif de la désobéissance civile, c'est en raison de sa portée pratique : elle nous dit que le plus souvent, un tel acte est indirect. La loi contestée n'est pas directement violée, peut-être parce qu'il est juridiquement trop coûteux de le faire. Par exemple, on peut ne pas respecter les règles relatives à la circulation, comme dans le cas des Freedom Riders qu'elle nous expose ; pour contester la politique gouvernementale. Si cela n'avait été que le fait d'une seule personne, cela n'aurait eu aucune portée et aucun intérêt, d'autant que c'était quelque chose de finalement dangereux. Cela ne peut être que le fruit d'une action de groupe. Mais dans le cas du consul portugais, rien n'impliquait une telle nécessité d'ordre pratique. C'est en 1971 que John Rawls nous livre sa fameuse Théorie de la justice, où figure la définition de référence en matière de désobéissance civile. Il s'agit d'une tentative de repenser la légitimité du droit, sur une conception neutre de la justice à laquelle chacun doit pouvoir adhérer. On remarquera l'ambition fascinante de cette théorie, dont l'idée est de dépasser les principes de l'utilitarisme qui n'hésitent pas à sacrifier une minorité d'individus pour le bien-être de la majorité, selon un calcul téléologique de maximisation des avantages d'une règle et de minimisation de ses inconvénients. La volonté est bien de satisfaire chaque membre de la société de manière égale. Rawls s'emploie ainsi à dégager des principes de justice sur la base desquels la société peut s'organiser pour garantir une coopération juste, équitable, entre les individus libres et égaux, aboutissant à une répartition équitable des richesses, des droits et des charges publiques. Il a alors recours à une conception « procédurale » de la justice, comme le dira Ricoeur. Tâchons de rappeler brièvement cette procédure. Tout d'abord, les parties à la discussion qui doit conduire à la découverte des principes de la justice se placent dans une « position originelle », sous un « voile d'ignorance ». Ignorant par cet artifice la place qui est la leur dans la société, chacun fait abstraction de sa position sociale, de ses valeurs et de ses préférences pour prendre en compte la situation d'autrui. Chacun a donc intérêt à ce que tout le monde soit le mieux loti possible, puisqu'il ne sait pas quelle sera sa place à l'issue de la discussion. A alors lieu la discussion et une fois les règles dégagées, chacun soulève le voile et retrouve sa place dans la société, confronte les règles à son système de valeurs propre et décide ou non d'y adhérer. Enfin, on procède à un « consensus par recoupement », c'est-à-dire que l'on garde les règles qui ont été acceptées par chacun à la seconde étape, après la confrontation aux valeurs. Dès lors, la validité morale de ces principes repose sur la convergence des différentes visions du monde des participants, que Rawls nomme « doctrines compréhensives raisonnables » (ce sont « ce que les citoyens considèrent comme leurs convictions religieuses, philosophiques et morales les plus profondes », nous dit-il dans sa réponse à Habermas lors du fameux débat publié dans la revue Débat, sur la justice politique, Cerf, 1997, p.153). Ceci n'est pas sans rappeler l'idée d'universalisation des maximes, de Kant : pour qu'une assertion, ou une loi, soit valable, il faut qu'elle ait été l'objet d'une discussion, d'une concertation publique, qui ait débouché sur un accord quant à sa validité. Rawls est du reste assez prudent sur la question de la désobéissance. S'il semble en approuver le principe, estimant que la désobéissance contribue à stabiliser le système constitutionnel, il l'assortit d'une série de conditions et de limites telles que peu de cas réels de contestation peuvent y correspondre, qui soient alors considérés comme des cas de légitime désobéissance. Cela est par ailleurs plutôt cohérent avec son idée qu'il existe un devoir naturel d'obéir, même à des lois injustes, parce que sa théorie suppose une société déjà suffisamment juste : « l'injustice d'une loi n'est pas, en général, une raison suffisante pour ne pas y obéir »5(*), c'est le principe ; la désobéissance civile, tout comme l'objection de conscience, en est une exception. Il fait référence à « un certain degré d'injustice » à partir duquel on peut y procéder. Cette injustice serait le résultat d'une discussion en position originelle défectueuse, ce qui devrait s'avérer extrêmement rare si les conditions de discussion sont dûment respectées. Elle doit être « majeure et évidente », c'est le seul critère que nous livre l'auteur. Par ailleurs, les citoyens contestataires ne peuvent y avoir recours qu'après avoir épuisé tous les moyens légaux de protestation (manifestations, pétitions, prises de position publiques, recours devant les tribunaux...), et en prenant garde de ne pas provoquer de débordements. Il préconise même une coopération entre les minorités afin d'obtenir un consensus maximal et de limiter ainsi le niveau global de contestation ; car l'ordre juridique dans son ensemble doit demeurer intact. C'est d'ailleurs ce qui permet de distinguer cette forme de contestation d'autres plus radicales et violentes telles que la résistance à l'oppression et l'anarchie. D'autres ne seront pas aussi restrictifs. Relativement neuve en Europe occidentale, la désobéissance civile est pratiquée depuis longtemps dans le monde anglo-saxon. L'expression anglaise « civil desobedience » est née aux Etats-Unis vers 1866 6(*), sous l'impulsion d'Henry Thoreau qui avait refusé de payer l'impôt électoral afin de protester contre les lois esclavagistes7(*). Elle sera traduite en français par « désobéissance civile », d'usage courant aujourd'hui, bien que « désobéissance civique » eût semblé plus fidèle8(*). Le décalage temporel entre les Etats-Unis et l'Europe pour l'introduction de cette notion, et de sa pratique, s'explique essentiellement par des raisons historiques. C'est d'abord aux Etats-Unis et dans les colonies anglaises que la désobéissance fut utilisée à grande échelle. On pense, outre à Thoreau, figure emblématique mais isolée, aux campagnes de désobéissance massives et non violentes organisées en Inde par Gandhi, aux manifestations contre la guerre du Viêt-nam (comme les sit-in qui paralysaient le centre des grandes villes) ou au mouvement pour les droits civiques (les Noirs qui, pour protester contre la ségrégation, s `asseyaient par exemple dans les zones réservées aux Blancs dans les gares ou les bus). Or, si la question de la désobéissance a tardé à être formulée comme telle en Europe, cela ne signifie pas que l'idée de résistance à des lois oppressives ou injustes nous soit restée étrangère, loin s'en faut. De grandes figures comme celles de Socrate, Antigone, Zola ou Martin Luther King, font partie intégrante de notre imaginaire collectif. Mais il reste que la désobéissance civile en tant que telle, distinguée du droit de résistance des peuples à l'oppression, y a fait l'objet de peu d'attention jusqu'à la fin de la décennie passée9(*), alors qu'aux Etats-Unis les références se font nombreuses. La notion contemporaine de désobéissance civile puise ses sources dans une manière, plus typiquement occidentale, d'envisager la liberté de l'homme, vu comme individu, et sa relation à l'Etat, qui est lui-même une forme particulière de pouvoir, fruit de la civilisation occidentale10(*). Certes, il est souvent fait référence à d'illustres personnages, de l'Antiquité notamment, pour montrer que le phénomène n'est pas nouveau et que de tout temps, les hommes ont su s'insurger contre l'injustice du droit, nous forçant ainsi à nous interroger sur l'approfondissement de ses exigences. Mais ce que certains qualifient rétrospectivement de désobéissance civile, comme le cas de Socrate ou d'Antigone, est pensé avec notre conception actuelle de la notion ; elle est le fruit d'une construction intellectuelle élaborée sur des siècles de réflexion de la philosophie politique. La tâche était de concilier la liberté individuelle et la légitimité de la loi. Cela n'est pas sans poser un certain nombre de problèmes. Comment, en effet, justifier un acte qui contrevient nécessairement à l'expression de la volonté du peuple souverain ; un acte qui porte le fer au coeur même du liant social le plus palpable, du ciment censé maintenir l'ordre et la paix entre les hommes ? Qu'est-ce qui peut légitimer une résistance, aussi locale soit - elle, à ce qui est communément admis comme vecteur de pacification entre les hommes ? C'est en changeant de point de vue sur la relation de ceux-ci à l'Etat, à la société, au droit, qu'a pu naître l'esquisse d'une possibilité pour l'un d'entre eux de soumettre à la communauté politique dans son ensemble sa conception de la justice, en faisant appel à celle des autres, pour dénoncer une loi jugée inique, générant une situation de fait fâcheuse, au regard de ces principes et qu'il s'estime en droit de méconnaître ; ceci ne peut se faire sans la reconnaissance par les autres hommes de son acte, reconnaissance qui témoigne de l'égalité entre les individus et du droit de chacun à exprimer son opinion sur la place publique, ce qui suppose donc de se trouver dans un Etat démocratique. Qu'est-ce qui a permis à Arsitides De Sousa Mendes de penser qu'il pouvait résister à une loi sans remettre en question tout le système ? C'est cette vision particulière. La désobéissance civile est à mi-chemin entre deux conceptions qui seront présentées plus bas : l'une, celle de Hobbes, prône l'obéissance absolue au gouvernement, l'autre, de Locke, clame le droit de désobéir collectivement lorsque ce dernier devient oppressif ; la désobéissance civile est une alternative qui permet d'interroger le bien-fondé d'une loi sans que soit remise en question la légitimité de l'autorité publique, invitant à la réforme de cette loi ou à son retrait. Ainsi, Aristides De Sousa Mendes a contrevenu aux dispositions de la circulaire en délivrant des visas alors qu'il n'en avait pas le droit : il a désobéi à la loi qu'il trouvait injuste, et même contraire aux droits édictés par la constitution. En refusant d'appliquer une loi inique, il a voulu dire à son gouvernement que celui-ci n'avait pas respecté les grands principes et a voulu montrer le modèle à suivre, plus légitime selon lui. Mais en aucun cas il n'a remis en question la légitimité du gouvernement portugais lui-même ; il reconnaît l'autorité de son ministère en tant que pouvoir réglementaire, mais condamne le règlement qu'il a adopté ainsi que la conduite tenue en matière de restriction d'octroi de visas. Ce faisant, son acte est politique, et élève le débat à des considérations plus générales sur le respect des droits de l'homme, sur les principes à suivre lorsque ces derniers sont bafoués par l'autorité en place ; ces principes sont alors déterminés par Aristides de Sousa Mendes seul, avec l'appui de son entourage, et vont guider son action. Mais à ces yeux , ils n'ont rien d'arbitraire : il va se référer à une conception de la justice qui lui paraît légitime ; c'est là qu'il fait appel à un certain sens moral, ou éthique, dans lequel il va puiser les règles de l'attitude qu'il pense se devoir d'adopter et, en dernière instance, la justification de sa résistance. Il y a donc un parallèle entre l'établissement de la reconnaissance du droit de désobéir, qui a changé le caractère de la révolte : de métaphysique, elle est passée à politique, en ce sens que ce n'est plus la critique de la condition faite au sujet qui est au coeur de la désobéissance civile (puisque celui-ci a cette possibilité, alors qu'avant cela lui était formellement interdit). Un parallèle entre cette possibilité, et dès lors la façon de l'envisager, de la penser. C'est pourquoi nous souhaitons aborder, pour cette étude du cas De Aristides De Sousa Mendes, dans un premier temps, l'émergence historique de la possibilité pour un homme de se penser liberté et dès lors de se considérer en droit de désobéir, en tant qu'être libre parmi tous les êtres libres, quand cette liberté, de l'un ou des autres, se trouve entravée par la loi. Ce cheminement de réflexion séculaire sur la condition de l'homme, et de sa diffusion, est consacré par l'apparition des théories sur la désobéissance civile. Nous proposerons ensuite de voir de quels fondements plus profonds, plus intimes, vont s'ériger, chez l'individu, des principes , qu'ils soient moraux ou éthiques, qui vont guider son action et justifier sa désobéissance à ses yeux : pourquoi un homme commence-t-il à désobéir ? Comment décide-t-il de désobéir ? Comment le justifie-t-il ? A partir de quel moment et à quelles conditions est-ce envisageable dans une société ? * 1 José-Alain FRALON, Le Juste de Bordeaux, Editions Mollat, 1998. * 2 Cette précision nous semble importante eu égard aux théories sur la désobéissance civile que nous verrons plus loin, notamment le point de vue de John Rawls, puisque la question de cette forme particulière de désobéissance ne peut se poser que dans un régime démocratique, « une société presque juste ». * 3 José-Alain FRALON, opus cité. * 4 John RAWLS, Théorie de la justice, Seuil, 1997 (édition originale : Harvard University Press, 1971), p.405. * 5 ibidem p.392. * 6 Il existe bien un article de Thoreau intitulé « Civil Desobedience » daté de 1848, mais il n'est paru sous ce titre qu'en 1866. Il avait été publié en 1849 sous le titre « Resistance to Civil Government » * 7 Il s'agit en l'espèce plus exactement d'un cas d'objection de conscience (sur la distinction, voyez les développements sur la théorie de Rawls). Il reste que Thoreau a lancé des appels à la désobéissance à plusieurs reprises et a généralisé l'emploi du terme. * 8 A l'instar des « libertés civiques » et « mouvement pour les droits civiques », généralement retenus pour « civil liberties » et « civil rights movement ». * 9 On pense à l'appel de certaines célébrités, dans Le Monde du 12 février 1997, à désobéir aux lois Debré qui obligeaient la dénonciation d'étrangers qui étaient en situation irrégulière en France ; ou plus récemment aux actions des groupes anti-OGM ou au mariage homosexuel célébré par Noël Mamère. * 10 Nous ne discuterons pas de la naissance de l'Etat en Europe occidentale. Nous ferons simplement référence aux différents travaux de Norbert ELIAS, notamment La dynamique de l'Occident (1977), Pocket 2003. |
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