L'amour comme paradigme de la morale chez Vladimir Jankélévitch( Télécharger le fichier original )par Marios KENGNE Grand séminaire Paul VI-Philosophat de Bafoussam - mémoire de fin de cycle 2002 |
2. Pour une revalorisation de l'amour dans le monde actuelLa pensée morale de Jankélévitch émerge au moment où le monde entier a encore en mémoire les séquelles et sous les yeux les multiples dégâts de la deuxième guerre mondiale. Pour ce contemporain, le phénomène des violences entre les hommes est la manifestation d'un manque d'amour : « Jankélévitch voulut ne jamais oublier que ce fut le principe moral qui manqua aux heures noires de la collaboration antisémite. »109(*) On dirait bien que de nos jours, on n'est plus pris dans les tenailles d'une deuxième guerre mondiale. Nul n'est sans ignorer qu'aujourd'hui les exactions de divers ordres connaissent malheureusement un essor considérable. A regarder les tares qui minent la société actuelle, on se demanderait si l'homme d'aujourd'hui n'est plus l'homme ontologiquement moral de Jankélévitch ? Force est de constater que les hommes semblent ne plus avoir aucun scrupule quand ils infligent à leurs semblables des traitements déshumanisants. Et pourtant Kant dans ses maximes morales prescrit : « Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours et en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »110(*) Depuis longtemps, les philosophes ont toujours manifesté leur souci de la quête d'une vie bonne, d'une vie heureuse, d'une vie vertueuse. En ce sens, Epicure affirme : « Il faut donc avoir le souci de ce qui produit le bonheur, puisque s'il est présent, nous avons tout, tandis que s'il est absent nous faisons tout pour l'avoir. »111(*) Nous pouvons alors nous demander quel est le souci de la génération actuelle ? Est-ce le souci d'une vie bonne à l'image des Anciens ? Tout compte fait, il faut dire que les rapports interpersonnels connaissent un déclin considérable ; les relations interpersonnelles nécessitent d'être revigorées. D'où l'orientation de la morale vers l'amour comme l'a fait Jankélévitch. L'amour auquel Jankélévitch convie est un amour qui incite indubitablement à la tolérance. On ne saurait aimer si on n'a pas le sens de la tolérance ni celui de la patience car comme disait Platon, « l'amour est lent à se former entre les personnes qui se ressemblent. »112(*) Souscrire à cette loi de l'amour semble une urgence pour une civilisation qui paraît hostile aux prescriptions de la morale. Aimer son prochain quel qu'il soit pourra alors remédier aux fléaux qui minent la société présente : injustice, inégalités sociales etc. Sans une réelle volonté de faire le bien qu'on attendrait en retour du prochain, une vie à la dimension humaine semble progressivement s'estomper de la sphère des êtres de raison ; et on pourrait assister à une société dans laquelle la raison connaît une éclipse. Pour Jankélévitch, il faut chercher le bien, et surtout le bien d'autrui parce que c'est cela qui rend l'homme concret et lui donne de se posséder réellement : « Le bien est en soi l'être le plus réel, et en même temps le plus attrayant, source de bonheur pour qui le possède. »113(*) Il faut donc dire que c'est ce pur mouvement d'amour vers l'autre qui peut donner aux individus de se sentir responsables les uns à l'égard des autres et inversement. Il ne serait pas stupide de dire qu'une société éclairée est celle qui est composée d'individus ayant un sens élevé et étendu de la responsabilité. Ainsi, toute la valeur morale contenue dans ce pur mouvement d'amour donnerait aujourd'hui un nouveau sens de la responsabilité. La responsabilité implique toujours la prise de conscience des conséquences de nos actes au-delà d'une satisfaction immédiate. Ceci veut dire que l'on devrait prendre conscience du fait que l'avenir de l'humanité est fonction de l'agir de l'homme d'aujourd'hui. Il est question de savoir que l'individu singulier qui agit est lui aussi embarqué dans l'unique bateau qui conduit l'humanité entière. Aimer autrui quel qu'il soit est donc se sentir responsable de ce dernier et par conséquent de toute l'humanité. L'incitation de Jankélévitch à faire de l'action morale, une action d'amour, c'est stimuler les hommes à regarder le monde comme une seule famille élargie à la dimension universelle. C'est ce qu'aura remarqué Jean-Paul Sartre: « La responsabilité d'un choix [...] en m'engageant, engage aussi l'humanité toute entière [...] L'homme se trouve dans une situation organisée où il est lui-même engagé, il engage par son choix l'humanité entière.»114(*) Il faut remarquer dans cette perspective que Jankélévitch prône une morale qui tienne compte de tout le monde et qui ne fait aucun calcul. Sa morale est orientée vers un amour qui est causa sui et dont qui ne recherche aucun intérêt individuel et égoïste. Alors que l'on sait que la société d'aujourd'hui est relativement caractérisée par le capitalisme, la recherche du gain, la concurrence des capitaux, n'y a-t-il pas lieu d'envisager une perspective critique à ce que propose notre auteur ? * 109 _ BARAQUIN N., LAFFITTE J., Dictionnaire des philosophes, op. cit., p. 162. * 110 _ KANT E., Fondements de la métaphysique des moeurs, op. cit., p. 12. * 111 _ EPICURE, Lettres et Maximes, op. cit., p. 191. * 112 _ PLATON, Le Banquet, Phèdre, Trad. Emile Chambry, Paris, Flammarion, 1992, p. 25. * 113 _ JANKELEVITCH V., L'austérité et la vie morale, op. cit, p. 87. * 114 _ SARTRE J.-P., L'être et le néant : essai d'ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1946, p., 74. |
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