
REMERCIEMENTS
« Une seule main ne saurait
faire un paquet », dit un proverbe africain. Nous voulons ainsi
dire notre gratitude à l'endroit de tous ceux et celles qui, d'une
manière ou d'une autre, ont contribué à la
rédaction de cette monographie. Nous pensons :
Au père Dominique NDEH qui a bien voulu disposer de son
temps pour nous orienter dans cette recherche.
A Nosseigneurs Joseph Atanga et Gabriel Simo qui nous ont
permis de faire les études de philosophie dans notre cheminement
vocationnel.
A tous les formateurs (internes et externes) du
philosophât de Kouékong pour leur disponibilité.
Aux pères Emmanuel Dassi Youfang et Noël Sofack
pour leur constante et paternelle sollicitude.
A vous tous : frères, soeurs et amis pour tous vos
encouragements et votre sens de coopération.
Ensemble, magnifions le Nom du Seigneur !
INTRODUCTION GENERALE
« La philosophie morale est (...) le premier
problème de la philosophie. »1(*) Cette remarque de Vladimir
Jankélévitch s'inscrit dans le sillage de l'une des principales
préoccupations des différentes époques de l'histoire de la
philosophie. Cette préoccupation est essentiellement centrée sur
la quête d'une vie heureuse qui a tant retenu l'attention des
philosophes. Si déjà l'homme, l'objet de la philosophie et le
sujet philosophant, a tant occupé le débat philosophique, la
question de sa conduite, de son agir, de son comportement, bref, de sa
moralité n'a pas été omise. En ayant un regard panoramique
sur l'histoire de la philosophie, on peut déjà pressentir les
lueurs d'une certaine sollicitude d'ordre morale. Ainsi de Socrate aux
stoïciens et aux épicuriens en passant par Platon et Aristote, l'on
constate qu'au-delà des interrogations d'ordre métaphysique,
l'interrogation essentielle revient à définir les principes d'une
vie heureuse à la dimension de l'homme raisonnable.
C'est dans cette perspective que s'inscrit la réflexion
de Jankélévitch, philosophe français, au sujet de la
morale. Les questions de la moralité sont au coeur de ce philosophe. En
ce sens, une vie vécue selon l'ordre du coeur va constituer la vraie
structure de sa philosophie et il va faire de l'amour le corollaire de la
morale. D'où la formulation de notre thème : l'amour
comme paradigme de la morale chez Vladimir Jankélévitch.
L'acte moral n'est plus désormais une simple obéissance à
telle loi ou à telle prescription juridique. Il doit être
imprégné d'une dimension amoureuse. L'amour est
inséparable de la morale, surtout du devoir moral. Il est comme la
condition de validité voire de possibilité de tout acte moral.
Notre préoccupation est d'étudier cette
corrélation que Jankélévitch établit entre morale
et amour. Comment faire de l'amour le corollaire de la morale ? En
d'autres termes, comment, mener une vie morale constante, véritable et
profonde dans l'action d'aimer ? Avec Jankélévitch, seul
l'amour, inestimable dans sa générosité infinie, peut en
conférer une valeur authentique. Il faut dire que c'est d'abord
l'essence très fragile de la moralité qui retient l'attention de
ce contemporain, car selon lui, la fugace intention morale n'est qu'un
« je-ne-sais-quoi », constamment menacé de
déchéance c'est-à-dire de chute dans l'impureté.
C'est ainsi qu'aux confluents du néoplatonisme, de la mystique des
Pères de l'Eglise, du pur amour fénelonien, de la bonne
volonté kantienne et de la pureté de coeur kierkegaardienne,
surgit une éthique, mieux une morale de l'intention bienfaisante. En
cela, son Traité des vertus, publié en 1949, en dit
long.
Notre analyse sera échafaudée sur un plan en
quatre chapitres : au chapitre premier, il sera question de relever le
caractère irrécusable de l'évidence morale chez tout
être de raison. Après une présentation des
éléments qui ont influencés la pensée morale de
Jankélévitch, la deuxième articulation de ce premier
chapitre s'attardera à montrer que la conscience humaine est une
conscience ontologiquement morale. Le deuxième chapitre essayera de
présenter l'amour comme principe ultime de la morale : la
première articulation sera un exposé des paradoxes de la morale.
Quant à la seconde, elle mettra en lumière la causalité
circulaire de l'être moral. Au troisième chapitre, il sera
question de l'analyse de l'imbrication des paradoxes de la morale dans la
notion du droit et du devoir moral : il s'agira d'une énonciation
de l'universalité des droits et des devoirs dans la première
partie, et de l'analyse de la morale de l'intention bienfaisante dans la
seconde partie. Le quatrième chapitre sera essentiellement
évaluatif : portée philosophique et perspectives
critiques.
CHAPITRE PREMIER : L'EVIDENCE MORALE
La morale s'appréhende ordinairement
comme l'ensemble des règles qui doivent présider
l'activité libre de l'homme. Elle est la science qui enseigne les
règles à suivre pour faire le bien et éviter le mal. Ce
premier chapitre qui porte sur l'évidence morale, veut montrer le
caractère irrécusable de la moralité de la conscience
humaine. Il s'agit en fait de montrer que l'homme en tant qu'être de
raison, ne peut être autrement qu'un être moral. La moralité
est une caractéristique spécifique liée à la nature
même de l'homme. Mais avant d'aborder la morale comme un a
priori, une évidence à la nature de l'homme, ce chapitre
veut d'abord présenter quelques influences qui ont
déterminé la pensée philosophique de Vladimir
Jankélévitch de manière générale et surtout
quelques éléments qui ont stimulé la pensée morale
de ce philosophe, car comme dit Schleiermacher, « tout ce qui
dans un discours donné demande à être
déterminé de façon plus précise, ne peut
l'être qu'à partir de l'aire linguistique commune à
l'auteur et à son public original. »2(*) Ceci voudrait dire que toute
pensée, si originale soit-elle, est toujours influencée soit par
celle de ses prédécesseurs, soit par des événements
antérieurs ou contemporains à celle-ci. Telle sera la tâche
de la première articulation de ce chapitre.
I. Aux sources de la
pensée de Vladimir Jankélévitch
1. L'influence d'Henri
Bergson
Vladimir Jankélévitch, philosophe de
nationalité russe, a été plus moulé dans la culture
française que la culture russe. En effet, fuyant les pogroms
c'est-à-dire les massacres organisés de juifs qu'a connu
l'Empire russe entre 1881 et 1921, la famille de Jankélévitch se
réfugia en France. Ainsi en 1922, Jankélévitch,
poursuivant ses études, entra à l'Ecole normale supérieure
pour faire les études de philosophie. C'est alors qu'en 1923, il fit la
connaissance d'Henri Bergson avec qui il entretint des correspondances, bien
qu'il ne fût pas son étudiant. Marqué par ce dernier,
Jankélévitch va lui consacrer plusieurs de ses articles ainsi que
son premier ouvrage sous le titre d'Henri Bergson, paru en 1931
et dont Bergson lui-même est l'auteur de sa préface. Il
est marqué par les termes centraux de la philosophie de
Bergson tels que : la durée, l'intuition, l'élan vital,
le rapport entre l'âme et le corps. La notion du devenir qui traverse la
philosophie de Bergson va donc influencer Jankélévitch. Dans ce
sens, son Traité des vertus de 1949 en est une
illustration emblématique; il y envisage la vie morale sous un jour
nouveau et original en faisant un rapport au temps qui est d'inspiration
bergsonienne. En effet, chacune des vertus étudiées dans cet
ouvrage, est avant tout, placée sous le signe de l'instant ou de la
durée. Jankélévitch découvre chez Bergson la notion
de l'instabilité, mieux de la futurition de la conscience
humaine :
« L'homme est je ne sais quoi de presque
inexistant et d'équivoque qui n'est pas seulement dans le devenir, mais
qui est lui-même un devenir incarné qui est tout entier
durée, qui est une temporalité ambulante ! Ni il n'est, ni
il n'est pas : donc il devient [...] Il n'est pas ce qu'il est, et il est
ce qu'il n'est pas, il n'est plus et il n'est pas encore, car le même
devient toujours autre par altération
continuée. »3(*)
Il apparaît ici que pour Jankélévitch,
l'homme est un être de l'intervalle. Du point de vue de la morale, il
s'agit de l'oscillation de l'homme entre le faire et l'être. L'homme vit
à cheval entre le présent et le futur ; il vit dans
l'instabilité.
Jankélévitch aura donc trouvé chez
Bergson, la genèse d'une nouvelle approche conceptuelle de la vie, qu'il
applique particulièrement à la vie morale. Sa lecture de Bergson
lui permet de retracer la précarité de la conscience morale.
Selon lui « le bergsonisme, veut être pensé dans le
sens même de la futurition, c'est-à-dire à
l'endroit. »4(*) Il se rend compte du problème de la conscience
dans le temps. Du point de vue philosophique, il est reconnu comme un des
grands philosophes moralistes français, car le courage, la
fidélité, la sincérité, la modestie et
l'humilité, la justice et l'équité, sont des vertus qui
font l'objet de riches analyses dans sa pensée.
2. L'influence de la
deuxième guerre mondiale
Cette influence de la deuxième guerre mondiale sur la
pensée de Vladimir Jankélévitch découle de son
engagement dans la Résistance de 1939 en France. La Résistance de
1939 est l'action menée dans la clandestinité en France et en
Europe par divers réseaux et organisations pour lutter contre
l'occupation allemande durant la deuxième guerre mondiale. Habitant
alors Paris, Jankélévitch se verra contraint de s'enfuir à
Toulouse en 1940 avec sa famille, parce qu'étant révoqué
par les lois antisémites du régime de Vichy. Ce gouvernement de
Vichy, connu sous le nom d'Etat français, dirigea la France pendant la
deuxième guerre mondiale. Il est orienté vers une politique de
l'exclusion et de la discrimination. Ainsi, tous les Juifs étaient
privés de la fonction publique, de l'éducation, du cinéma
et de la presse, ainsi que de nombreux milieux publics.
Vladimir Jankélévitch est, lui aussi, victime de
cette politique de l'exclusion. Il est profondément marqué par la
guerre et à plusieurs niveaux :
Au niveau de sa vie privée, il est victime d'un grand
pillage : « La guerre a coupé ma vie en deux. Il ne
me reste rien de mon existence d'avant 1940, pas un livre, pas une photo, pas
une lettre.»5(*)
Bien qu'il fût un jeune universitaire très brillant, il est
écarté de l'enseignement pendant un temps.
Au niveau culturel et intellectuel, il va rejeter la culture
allemande car il a en mémoire les tristes souvenirs de l'Allemagne
nazie :
« J'ai répudié à peu
près toute la culture allemande, j'ai oublié la langue allemande.
Je sais bien que c'est le côté passionnel de mon existence. Mais
quelque chose d'innommable s'est passé, qui m'a concerné dans mes
racines. C'est un hasard si je n'ai pas été
anéanti. »6(*)
Telles sont les raisons qui justifient l'horreur que
Jankélévitch éprouve à l'égard des crimes
nazis. Il se trouve isolé non seulement de ses collègues
(à l'instar de Lacroix), mais aussi de ses étudiants. Ses
ouvrages en pâtissent aussi car même la maison d'édition
(Flammarion en l'occurrence) qui publiait ses ouvrages le
dédaigne ; aucune revue ne s'intéresse ni à sa
personne propre ni à ses ouvrages : il est entièrement
ignoré. Dès lors, Jankélévitch conçoit la
guerre comme un événement malheureux qui dépend
entièrement de la volonté humaine et qui entre en contradiction
avec la moralité :
« La guerre, malheur voulu par les hommes, non
point fléau en soi, satisfait cet instinct du non-être, de la
laideur, de l'étroitesse et de la négation, qui est un profond
instinct ésotérique de l'homme »7(*)
Par ailleurs, la guerre apparaît pour
Jankélévitch comme une humiliation pour les êtres de raison
que sont les hommes :
« C'est la honte de l'homme moderne que la
guerre tienne lieu d'éthique, dans la religion générale de
la jouissance sans frein. C'est qu'il y a dans l'éthique de la guerre
une sorte de monstrueux vertuisme, l'idée que la paix est
dégradante, avilissante, efféminante, et qu'elle porte ombrage au
destin. »8(*)
Cette situation fait que Jankélévitch
mène une existence toute orientée vers les questions d'ordre
moral. Sa vie elle-même en est profondément marquée. Dans
ce combat, il privilégie la morale à tout autre chose ; sa
vie est la manifestation du primat absolu de la morale sur toute autre
instance.
3. La
déferlante de 1968
Si Vladimir a été profondément
touché par les réalités de la deuxième guerre
mondiale, il le sera davantage avec la déferlante de mai 68. En France,
cette déferlante sépara la société en deux camps
ennemis : les libertaires et les puritains. Les premiers s'assimilent aux
anarchistes et avaient pour objectif l'établissement d'un ordre social
sans dirigeant ; il s'agit de fonder une société dont les
individus sont libres et conscients que l'épanouissement individuel et
collectif est une tâche qui incombe à chacun, pris
individuellement. Leur préoccupation est le rejet du pouvoir et de
l'autorité, d'où la fameuse expression : « Il
est interdit d'interdire.» Quant aux puritains, ils sont
opposés aux libertaires et sont ceux qui prônent une vie
d'ascèse et rigoureuse ; ils sont qualifiés de moralistes
à cause de l'austérité et de la rigidité de leur
morale.
Alors que Jankélévitch était
réprouvé par les lois antisémitiques du régime de
Vichy, dans son refuge de Toulouse, il se rangea du côté des
étudiants et mena avec eux la Résistance. Il en profita pour
exercer, en catimini, une activité parallèle :
l'enseignement de la philosophie dans les cafés, bien qu'étant
suspendu de l'enseignement par les lois antisémitiques. En tant que
membre de la Résistance, il maintient encore les souvenirs des victimes
du nazisme après la guerre. Il combat avec les étudiants la
légalisation de l'euthanasie et exige l'enseignement de la philosophie
dans les établissements secondaires français.
Dans cet engagement, Jankélévitch marqua de
nombreuses générations d'étudiants par le privilège
qu'il donnait à la morale. Il est en fait considéré comme
un des philosophes qui ont refondé la morale en France après la
déferlante de mai 1968.
II. La conscience morale
1. La primauté
de la philosophie morale
Marqué par les événements tragiques
susmentionnés, Vladimir Jankélévitch appréhende la
question de la moralité comme un problème qui se donne de
manière a priori à l'homme. La morale est un
problème qui englobe ou qui enveloppe la totalité de
l'existence ; c'est ce qui se dessine à travers la pensée
morale de ce philosophe, en ce sens qu'il privilégie la vie morale
à toute autre chose. Voilà pourquoi dans le domaine purement
philosophique, la philosophie morale vient en première position au sein
d'une panoplie de problématiques qui incombent à la philosophie.
Il faut déjà dire que si la philosophie éprouve de grandes
difficultés à se saisir elle-même ou à se trouver un
statut, la philosophie morale sera davantage complexe à examiner. Ainsi,
Jankélévitch peut faire de la philosophie morale
« une problématique omniprésente et
prévenante. »9(*) D'où la nécessité de
l'appréhender au premier abord de la pensée discursive. Il s'agit
de faire de la morale le sujet central de toute spéculation critique,
mieux, d'en faire le problème fondamental et primordial de la
philosophie. C'est ce que Jankélévitch souligne en ces
termes :
« La philosophie morale apparaît comme le
comble de l'ambiguïté et de l'insaisissable ; elle est
l'insaisissable de l'insaisissable. La philosophie morale est en effet le
premier problème de la philosophie : il faudrait donc tirer son
problème au clair et s'interroger sur sa raison d'être avant de
plaider sa cause. »10(*)
La philosophie morale recèle donc des
ambiguïtés et apparaît comme une problématique assez
délicate qui peut prêter à confusion avec d'autres
disciplines. C'est en ce sens que Jankélévitch la distingue de la
science des moeurs. Selon lui, la science des moeurs est la discipline qui se
plaît à décrire les moeurs sans toutefois prendre parti, ni
formuler des préférences ni proposer des jugements de valeurs. La
philosophie morale se démarque de la science des moeurs en étant
à la fois une problématique qui se veut prévenante
c'est-à-dire délicate, et une problématique qui se veut
englobante c'est-à-dire comprise comme un tout. A ce niveau, la
philosophie morale apparaît encore comme un a priori par rapport
à la science des moeurs. C'est ce que souligne
Jankélévitch quand il stipule que « la
problématique morale joue par rapport aux autres problèmes le
rôle d'un a priori, qu'on entende l'a priori comme priorité
chronologique ou comme présupposition logique. »11(*) Nous pouvons découvrir
à ce niveau la primauté que Jankélévitch accorde
à la philosophie morale ; celle-ci apparaît comme devant
avoir le primat sur toute autre instance quelle qu'elle soit.
La philosophie morale, selon notre auteur, prime donc sur
toutes les autres problématiques philosophiques. Dans ce sillage, il
rejoint Emmanuel Lévinas qui considère l'éthique comme
philosophie première. Cette idée lévinassienne s'insurge
contre Heidegger qui restreint l'objet de la philosophie à l'ontologie.
Or, pour Lévinas, « le primat de l'ontologie
heideggerienne ne repose pas sur le truisme : `` pour connaître
l'étant, il faut avoir compris l'être de l'étant.''
Affirmer la priorité de l'être par rapport à
l'étant, c'est déjà se prononcer sur l'essence de la
philosophie, subordonner la relation avec quelqu'un qui est un étant (la
relation éthique) à une relation avec l'être de
l'étant qui, impersonnel, permet la saisie, la domination de
l'étant (à une relation de savoir), subordonne la justice
à la liberté. »12(*) Il s'agit pour Lévinas de montrer qu'on ne
saurait se prononcer sur la nature de la philosophie du point de vue
ontologique en éludant la relation éthique qui lie l'étant
à son être propre. Ceci veut dire que la question éthique
doit être le premier point de l'ordre du jour du débat
philosophique : d'où l'éthique comme philosophie
première. Jankélévitch se situe donc dans le même
sillage que Lévinas en faisant de la morale le premier problème
de la philosophie.
Ce primat de la morale n'est pas seulement d'ordre
chronologique, mais il faut dire que la morale est liée à un
problème de conscience : il s'agit de la conscience morale, car
selon lui, la morale tend à envelopper toute l'existence humaine.
2. Le siège
permanent de la moralité : la conscience
La moralité englobe la totalité de la personne
humaine. Si la morale est au coeur de la philosophie, elle est également
au coeur du sujet philosophant. Ceci voudrait dire que la moralité est
dans la conscience de l'homme et lui est inséparable :
« La moralité est co-essentielle à la conscience,
la conscience est tout entière immergée dans la
moralité. »13(*) Avec cette assertion de Jankélévitch,
nous pouvons faire un lien avec ce que dit Dominique Ndeh au sujet de la
distinction entre morale et non morale ou a-morale, et entre morale et
immorale. Ceci nous aidera à comprendre davantage
l'indissociabilité de la morale et de la conscience.
En ce qui concerne la distinction entre morale et non morale,
il faut déjà signaler que « la moralité
caractérise l'existence humaine. »14(*) Nous pouvons en déduire
qu'il n'y a pas de nature humaine sans morale car comme dit encore Dominique
Ndeh, « vivre sans morale, c'est vivre sans
raison. »15(*) La morale est donc un domaine privé de l'homme
qui, seul, peut faire la distinction entre ce qui est bien et ce qui est mal.
De par sa raison, l'homme apparaît comme un être moral, comme un
être qui pense l'axiologie. Il s'ensuit que les animaux qui agissent par
instinct ne seront jamais des êtres moraux ; ils sont en dehors de
la sphère de la moralité car « la raison et la
liberté sont la base de la moralité. »16(*) Etant donné que les
animaux sont déterminés par l'instinct, ils se situent dans le
domaine de la non moralité car « est non moral, tout ce
qui se situe dans le déterminisme de la nature et ne laisse aucune place
à la liberté. »17(*)
De même, la morale se distingue de l'immoralité.
Nous avons déjà remarqué que la morale relève du
domaine de la raison et de la liberté. L'immoralité qui s'oppose
à la morale, est un vice, un défaut, ou encore pourrons-nous
dire, une mauvaise foi que manifeste un être moral par ses actes
immoraux. L'on comprend que ne peut être immoral qu'un être moral.
L'immoralité se situe encore dans la sphère de la
moralité :
« Il est clair que l'immoralité, sous la
forme du vice, qui est pourtant le contraire de la moralité, sous
l'aspect de la vertu, fait partie de la sphère morale: l'opposition
moral/immoral est donc inscrite dans l'opposition précédente
moral/non-moral. Les êtres non humains sont incapables
d'immoralité parce qu'ils sont étrangers par nature à la
sphère morale. »18(*)
En reprenant l'exemple des animaux, nous dirons qu'ils ne
peuvent jamais être immoraux car l'immoralité est englobée
dans la moralité. Un être qui a une conscience morale pourrait
bien paraître immoral ; c'est dans cette orientation que la
conscience est le siège permanent de la moralité. Et comme nous
l'avons déjà signifié, la moralité est
co-essentielle à la conscience. Nous pouvons alors en déduire que
pour Jankélévitch, la conscience humaine est toujours morale
même si de temps en temps elle oscille entre moralité et
immoralité :
« Il s'avère après coup que l'a
priori moral n'avait jamais disparu, qu'il était déjà
là, qu'il était toujours là, apparemment endormi, mais
à tout instant au bord du réveil. »19(*)
C'est ici le lieu de faire un rapprochement avec ce que dit
Descartes au sujet de la pensée. La pensée fait de l'homme une
substance qui pense toujours ; elle est immanente et continuellement
pensante, même si l'homme n'en prend pas expressément conscience.
Descartes remarque qu'il est une substance dont la nature est de penser :
« Je connus de là que j'étais une substance dont
l'essence ou la nature n'est que de penser. »20(*) Ceci revient à dire que
si la moralité est co-essentielle à la conscience, alors la
pensée est également co-essentielle à la conscience
étant donné que la pensée ne saurait être en
activité en dehors de la conscience. C'est à travers la
conscience que la pensée se rend dynamique et peut ainsi procéder
à l'évaluation de tout jugement de valeur.
Nous pouvons donc dire avec Jankélévitch, que
par le canal de la conscience, l'homme est un être toujours moral, quand
il affirme :
«Tout ce qui est humain pose donc tôt ou tard,
par un côté ou par l'autre, sous une forme ou sous une autre, un
problème moral. Car la morale est partout compétente, même
[...] et surtout dans les affaires qui ne la regardent
pas. »21(*)
Nous comprenons donc que la moralité englobe tout
l'être humain. A ce niveau, se pose la question de l'ontologie de la
moralité.
3. L'homme est-il
ontologiquement un être moral ?
C'est en considérant l'ontologie comme la science de ce
qui est ou le discours sur ce qui est, que nous voulons aborder cette
réflexion. Si la morale tend à envahir l'existence entière
comme le dit Jankélévitch, est-ce à dire que l'homme est
un être fondamentalement moral ?
Nous avons remarqué que l'homme par la médiation
de sa conscience est un être dont le caractère moral est
indubitable. Ceci veut dire qu'au-delà de tout acte immoral qui
surgirait dans le comportement d'un être humain, il demeure qu'il n'y a
qu'un être moral pour poser un acte immoral.
Nous en déduisons que quelque chose
d'inaltérable demeure en l'homme : la conscience. C'est ce que nous
pouvons assimiler à la pérennité d'une manière
d'être qui apparaît sous la plume d'Aristote. Cette
manière d'être appliquée à la morale,
mérite d'être appelée vertu tel que le précise
Jankélévitch. La vertu étant liée à la
morale, nous pourrons dire que la conscience morale fait de l'homme un
être ontologiquement moral. Cependant, il faut tout de même noter
que « l'homme est un être virtuellement éthique qui
existe comme tel, c'est-à-dire comme être
moral. »22(*) Avec Descartes, nous avons remarqué que
l'homme est une substance qui pense ; dans le sens de la virtualité
de l'homme moral, il faut aussi dire que l'être pensant est loin de
penser tout le temps car comme stipule Vladimir Jankélévitch, les
somnolences et les distractions de la conscience morale occupent la majeure
partie de notre vie quotidienne. Pourtant, le sens de la vertu est encore
présent dans la conscience de l'homme moral ; il le dit en
substance:
« La vertu reste paradoxalement chronique alors
même qu'elle surgit et disparaît dans le même instant... Le
sens moral est virtuellement présent chez tous les humains alors
même qu'il paraît être chez tous en
léthargie. »23(*)
Il en ressort qu'il est de la nature de l'homme de tendre vers
la vertu étant donné qu'il se caractérise par sa raison et
que celle-ci est comme le dit Descartes, la lumière naturelle permettant
de distinguer le bien d'avec le mal. Et comme nous l'avons
précédemment mentionné, la conscience est
omniprésente en l'homme. Cette présence permanente de la
conscience en l'homme fait aussi que la pensée soit permanente en
l'homme. Comme dit Jankélévitch, la pensée est l'instance
de suprématie que l'homme ne lâche jamais, elle est toujours
là. D'où l'analogie que fait Jankélévitch entre
l'omniprésence de la conscience morale et celle de la pensée:
« L'omniprésence de l'évaluation
morale, malgré sa spécificité qualitative accentuée
et apparemment très subjective, ou à cause de cette
spécificité même, n'est pas sans analogie avec
l'omniprésence du cogito. »24(*)
Nous pouvons conclure ce chapitre en disant que la morale est
une évidence, un a priori chez l'être de raison. Tout
compte fait, l'homme est caractérisé de manière
spécifique par la moralité. Il est pourtant indubitable que le
train-train de la vie quotidienne semble contredire l'a priori de la
moralité que révèle la conscience humaine. Cependant, il
faut dire avec Jankélévitch que « la conscience est
un dialogue sans interlocuteur, un dialogue à voix basse, qui est en
vérité un monologue. »25(*) Ceci voudrait dire que par la
conscience, les principes de la moralité sont toujours vivants en
l'homme ; ils sont soit en éveil soit en veille ; ils sont
comme une maladie devenue chronique en l'homme et dont aucune cure n'est
efficace pour l'extirper. En ce sens, le remords en révèle le
caractère authentique car il est considéré comme
« une persécution morale qui poursuit en tous lieux et
à tout instant le coupable, et ne lui laisse aucun
répit. »26(*) Au-delà donc de tout ce qui peut
paraître comme immoral chez l'être humain, il faut dire que le
caractère moral de l'homme emporte sur toute autre instance :
« La morale a toujours le dernier mot ; traquée,
persécutée par l'immoralisme, non pas nihilisée, elle
connaît toutes sortes de revanches et d'alibis ; elle
régénère à l'infini, elle renaît de ses
cendres, pour notre sauvegarde. Car on ne peut vivre sans
elle. »27(*) Nous pourrons dire que la morale finit toujours par
triompher.
Cependant, il est difficile que l'homme soit à tout
moment animé d'une bonne volonté morale ; de même, il
ne saurait non plus s'enliser dans la mauvaise ; il oscille entre ces deux
extrêmes étant donné qu' « on ne va
jamais jusqu'au bout et jusqu'à la fine pointe de la bonne
volonté, mais on ne touche jamais non plus le fin fond de la
mauvaise : celle-ci est insondable autant que celle-là est
inattingible ; la volonté morale et le témoin qui la juge
oscillent sans fin entre les deux pôles. »28(*) La morale est donc en l'homme
un problème jamais résolu de manière exhaustive.
CHAPITRE II : L'AMOUR COMME PRINCIPE
ULTIME DE LA MORALE
Après avoir
montré l'évidence de la morale dans la nature de l'homme (ce qui
fait de lui un être ontologiquement moral) dans le chapitre
précédent, nous voulons dans ce second chapitre, montrer que l'on
ne saurait parler de la morale chez Jankélévitch en
éludant le concept d'amour. Amour et morale sont liés dans sa
philosophie. D'où cette remarque de Robert Maggiori :
« L'amour est la morale elle-même dans la philosophie de
Jankélévitch.»29(*) L'amour chez ce philosophe est un corollaire de la
morale. Ceci fait que sa réflexion morale est toute orientée vers
le concept de l'amour.
Dans une première articulation, nous allons
présenter les paradoxes de l'amour sous forme d'un impératif
catégorique. Pour aimer, il ne doit avoir aucune condition, et ce,
jusqu'au plus haut degré du sacrifice. La deuxième articulation
se situera quelque peu dans le sillage du premier chapitre pour montrer la
causalité circulaire de l'être moral. Il sera question de mettre
en lumière le fait que l'être moral préexiste à
l'amour et réciproquement.
I. Paradoxes de
l'amour
1. « Vivre
pour l'autre, quel que soit cet autre »
Existe-t-il un amour sans condition ? Ou encore peut-on
penser un amour sans motivation ? Aimer est un fait purement humain et
lié à la nature même de l'homme. De même que l'homme
ne peut vivre sans morale comme nous l'avons souligné dans le chapitre
précédent, de même, nous pourrons dire qu'il ne peut vivre
sans aimer. Mais qu'est-ce que l'amour ? Que veut dire aimer ?
Vladimir Jankélévitch présente deux
paradoxes qui constituent un impératif indubitable pour aimer. Aimer
c'est « vivre pour l'autre, quel que soit cet
autre. »30(*) Tel est le premier paradoxe de l'amour. L'amour
présuppose toujours la mise en mouvement d'au moins deux êtres.
C'est le mouvement d'un Je qui est en quête d'un Tu, ou
le mouvement d'un Ego à la recherche d'un Alter. Dans
ce sens, André Lalande pense que l'amour est tout simplement
« un nom commun à toutes les tendances attractives,
surtout quand elles n'ont pas pour objet exclusif la satisfaction d'un besoin
matériel. »31(*)
Mais nous voulons appréhender l'amour dans une
perspective purement humaine ; il s'agit de l'amour entre les êtres
humains. Ainsi, dans l'impératif moral de Jankélévitch qui
est « vivre pour l'autre, quel que soit cet
autre », il s'agit pour un individu de consacrer
entièrement son vécu à un tiers, à un
alter. La question qui se pose ici est celle de savoir à qui
renvoie cet alter, à qui renvoie cet autre ? Nous avons
donc à identifier cet autre. C'est à ce niveau que
Jankélévitch parle d'amour philanthropique et d'amour
altruiste.
La philanthropie désigne ordinairement un certain amour
de l'humanité, humanité étant entendue simplement comme
l'ensemble des êtres humains. Le philanthrope est, en effet, une
personne qui aime tous les hommes ; c'est un ami du genre humain. En
d'autres termes, le philanthrope est une «personne qui cherche
à améliorer le sort de ses semblables par des dons en argent, la
fondation et le soutien d'oeuvres.»32(*) En ce même sens, la philanthropie tend de nos
jours à être considérée comme une sorte de
bienveillance que l'on manifeste à l'égard du genre humain et
s'apparente plus à l'humanisme qui, du point de vue philosophique, est
la théorie qui place l'homme et les valeurs humaines au-dessus de tout.
Peut-on aimer l'humanité ?
Signalons d'ores et déjà que la philanthropie
apparaît chez Jankélévitch comme un paradoxe :
« La philanthropie est paradoxologique parce qu'il est paradoxal
d'aimer l'homme en général et pour la seule raison qu'il est un
homme. Car cette raison, dans les concepts de la morale close, n'est pas une
raison. »33(*) Cette idée paradoxale de
Jankélévitch au sujet de l'amour philanthropique a un lien avec
la conception aristotélicienne de l'amitié. Pour Aristote, l'ami
est un autre moi-même, un alter ego. L'amitié a un
langage paradoxalement altruiste. Il faut aimer l'autre, il faut être
juste envers l'autre. Jankélévitch trouve ici le principe d'une
ouverture infinie à l'autre dans le processus d'amour. C'est
principalement l'amour de l'autre qui est une tendance à vouloir et
à faire le bien à autrui. Tout compte fait, il faut dire que
l'expression « vivre pour l'autre, quel que soit cet
autre » pose surtout le problème de la raison de l'amour
car comme le souligne Jankélévitch, « la
préférabilité inconditionnelle de l'autre ne peut pas
être rationnellement justifiée [...] Le fait de
l'altérité n'est pas à proprement parler une raison
abstraite qui explique l'amour. »34(*) Quelle est donc la
nécessité de l'amour ?
Trouver une raison qui justifie le fait que l'on aime
apparaît ordinairement comme une évidence en ce sens
qu' « un impératif rationnel, justifiable et
démontrable ne peut être moralement que conditionnel : j'aime
délibérément après avoir soupesé le poids,
évalué la valeur, apprécié le mérite de
l'aimé. C'est la conclusion logique d'un
raisonnement. »35(*) Tel est le raisonnement habituel et normal qui, le
plus souvent, motive l'amour entre les individus. Mais est-ce là
l'essence même de l'amour ? L'amour devrait-il être
conditionné par un « parce que », un
« selon que », un « en tant
que » ?
Le premier axiome que formule Jankélévitch pour
l'amour est de « vivre pour l'autre, quel que soit cet
autre. » Voilà pourquoi nous avons remarqué que
parler de l'amour altruiste ou de l'amour philanthropique n'a pas grande
importance. Il faut en fait aimer au-delà de toutes les
considérations humaines. Pour Jankélévitch, aimer c'est
« vivre pour l'autre, quel que soit cet autre. Au-delà de
tout ``quatenus'', de toute prosopolepsie. »36(*) Nous pouvons donc remarquer
que l'amour exclut tout favoritisme, il transcende toute partialité.
Dans ce sens, Jankélévitch fait référence à
la Bible. Il part de l'Ancien Testament, notamment avec le livre du
Deutéronome qui stipule que Dieu ne discrimine pas les étrangers,
car d'étrangers, il n'y en a pas à ses yeux (Dt 10, 17). En
outre, Jankélévitch cite saint Paul qui dans son épitre
aux Romains exprime une idée similaire à celle de l'Ancien
Testament : « Dieu ne fait pas acception des
personnes » (Rm 2, 11). C'est à ce niveau que l'expression
« quatenus » (c'est-à-dire en tant que,
parce que) trouve tout son sens car il s'agit de vivre pour l'autre sans
conditions aucunes ; vivre pour l'autre, quel que soit cet autre, c'est le
considérer non pas en tant que ceci ou cela. C'est dans ce sens que la
prosopolepsie, considérée par Jankélévitch comme
« la duperie qui consiste à faire acception du masque,
à prendre en considération le faciès et la couleur de la
peau, autrement dit le personnage »37(*), est rejetée par les
Saintes Ecritures. Pour Jankélévitch, il s'agit là des
considérations purement superficielles qui vont contre le principe de
l'amour. Dans ce sillage, il affirme :
« Ce qui est inessentiel et accidentel, ce qui
est grimace ou apparence ``adjectivale'', Dieu n'en tient pas compte :
Dieu ne tient compte que de l'essence, il ne tient compte que de
l'humanité de l'homme, sans considérer la pigmentation de sa peau
ni la forme de son nez. Parce qu'il est au-dessus de toute mesquinerie, de
toute prosopolepsie, Dieu considère la substance et non
l'épithète plus ou moins pittoresques ou
folkloriques. »38(*)
Jankélévitch en déduit que ce refus de
la prosopolepsie est une manifestation de la foncière
indifférence à tous les distinguos sociaux,
professionnels ou éthiques. Il apparaît donc que l'amour ne doit
avoir aucune condition, et ceci par rapport à l'aimant comme par rapport
à l'aimé. Il faut tout simplement aimer. A ce niveau peut se
poser un problème de responsabilité car celui qui aime doit se
sentir en quelque sorte responsable du sujet aimé. Cette
responsabilité ne dépend ni des compétences ou limites de
l'aimant ni de celles de l'aimé. C'est ce que Jankélévitch
exprime en ces termes :
« L'assistance à un homme en danger me
concerne non pas en tant que professeur, sapeur-pompier ou maître nageur,
ou représentant d'une certaine catégorie sociale
particulière, celle des sauveteurs : elle m'incombe parce que je
suis un homme et le noyé est un homme comme moi. Tels sont les devoirs
les plus urgents et les plus impératifs. »39(*)
Ne pouvons-nous pas faire un lien entre cette
responsabilité morale qui, chez Jankélévitch se traduit
par l'amour immotivé, mieux l'amour sans cause, avec la
responsabilité éthique que prône Emmanuel Lévinas
dans Ethique et infini? En effet, il faut dire que si je dois aimer
mon prochain et seulement l'aimé sans toutefois viser quelque
intérêt, cela est une sorte de responsabilité que j'ai
à l'égard de mon prochain. Jankélévitch
émet ici une idée similaire à celle de Lévinas pour
qui, le rapport à autrui doit être une relation éthique
dans laquelle l'ego est responsable d'autrui sans attendre aucune
réciprocité. Il le dit dans cette formule :
« La relation intersubjective est une relation
non symétrique. En ce sens, je suis responsable d'autrui sans attendre
la réciproque, dût-il me coûter la vie. La réciproque
c'est son affaire. C'est précisément dans la mesure où
entre autrui et moi la relation n'est pas réciproque, que je suis
sujétion à autrui ; et je suis sujet essentiellement en ce
sens. C'est moi qui supporte tout. »40(*)
Pour Jankélévitch, il faut aimer sans poser
aucune modalité préalable. En ce sens, « vivre pour
l'autre, au-delà de tout quatenus ou au-delà de toute
prosopolepsie » apparaît pour lui comme un paradoxe car cela
est une contradiction par rapport à ce qui est habituellement
constaté, on aime parce que ceci ou parce que cela. Ainsi, selon notre
auteur, « il est doxal, c'est-à-dire conforme au sens
commun, d'aimer son prochain en tant qu'il est ceci ou cela, et de l'aimer
d'autant plus que ses mérites sont plus grands, que ses états de
service pèsent plus lourd ; mais il est paradoxal de l'aimer sans
faire acception de ses titres ni de ses mérites. Le paradoxe c'est
d'aimer l'homme non pas en tant que tel ou tel, parce que ceci ou parce que
cela, juif ou grec, mais en tant que rien du tout, ou sans nul en-tant-que ou,
ce qui revient au même, d'aimer l'homme en tant
qu'homme. »41(*) Ceci sous-entend que l'amour doit être d'un
caractère ou d'une dimension universelle. L'amour doit être sans
frontière. Aimer c'est aimer infiniment et universellement sans faire
acception de personne. L'amour est sans cause : « Aimer
l'homme sans quatenus, c'est aimer tout court et absolument, aimer
un-point-c'est-tout. »42(*) Aimer dans cette condition implique chez
Jankélévitch la notion du sacrifice qu'il expose dans le
deuxième paradoxe de l'amour.
2. « Vivre
pour l'autre, à en mourir »
L'amour chez Jankélévitch n'est authentique que
lorsqu'il résulte d'un désintéressement total. C'est
à cette condition qu'on peut parler d'amour pur. Ce deuxième
paradoxe est un impératif catégorique de l'amour vrai. C'est
évidemment dans le sillage du premier paradoxe qu'il est un
impératif catégorique car dans le premier comme dans le second,
la condition de l'acte d'amour est le dénuement total ; d'où
leur présentation en un impératif
catégorique : « Ces deux paradoxes forment
à eux deux un seul et même impératif [...] Parce que
l'impératif d'amour est radicalement immotivé, il est
catégorique ! »43(*)
Le premier paradoxe posait comme condition de l'amour,
l'absence de tout quatenus, et de toute prosopolepsie. Voilà
pourquoi l'amour prôné dans cette maxime, est un amour
philanthropique, c'est-à-dire un amour qui embrasse tout humain ;
l'homme de l'amour philanthropique est en effet un homme qui ne sait pas faire
de différence entre les hommes. A ce sujet, Jankélévitch
énonce :
« L'homme des droits de l'homme et des devoirs
de l'homme, l'homme de l'amour philanthropique est un homme au-delà des
quatenus ; sa dignité d'homme, il ne la possède pas comme un
privilège spécialement conféré à son
mérite ou comme une distinction accordée en récompense de
service rendu ; les distinctions qui soulignent le distinguo, semblables
en cela à toute discrimination, résulte de la
prosopolepsie. »44(*)
Le second paradoxe est analogue au premier, car il s'agit dans
les deux cas de l'amour, du don, du devoir ou tout simplement de vivre pour
l'autre. Toutefois il se distingue du premier par sa spécificité
qui réside dans le fait d'aimer à en mourir :
« L'intention de l'altruisme n'est pas de faire mal à
soi-même, mais de vivre pour l'autre ; et il lui arrive seulement de
vivre pour l'autre jusqu'à en mourir. »45(*) Ici l'amour conduit à
la mort, l'aimant meurt pour l'aimé : c'est le sacrifice. Ce
sacrifice implique que l'aimant aime l'aimé sans poser de borne. Il
l'aime à l'infini. Et pour reprendre l'expression de
Jankélévitch, nous dirons que ce deuxième axiome de
l'amour recommande un amour au-delà de tout hactenus
c'est-à-dire un amour qui ignore le jusqu'ici ou le
jusqu'à ce point, mieux encore un amour qui constitue
lui-même sa propre mesure, car comme dit Saint Augustin, la mesure de
l'amour c'est d'aimer sans mesure. Dans ce sens, l'amour doit donc être
illimité, il doit être sans frontière ; c'est un don
total et infini. Seulement, si l'homme doit aimer au point de mourir d'amour,
la mort ne serait-elle pas une limite à l'amour ?
Remarquons déjà qu'il est question dans ce
second paradoxe du degré de l'amour, ce degré d'amour devant
être nécessairement un degré absolu. C'est le don total qui
aboutit ou qui pourrait aboutir à la mort si les circonstances
l'exigent. L'homme est un être qui a au moins une certitude, celle de sa
finitude, il est mortel : « la mort est le mot ultime de
notre destin. »46(*) Il faut donc reconnaître que l'homme est un
être fini. Et pourtant le devoir moral qui lui incombe est un devoir
infini. C'est ce que Jankélévitch énonce dans ce
deuxième paradoxe : « L'homme est un être fini
à qui incombe un devoir infini, et qui aime son prochain d'un amour
infini. »47(*) On peut comprendre à ce niveau le sens
même du paradoxe. Pour notre auteur, la finitude même de l'homme
disproportionnée par rapport au caractère immense de son devoir
est la clé de voûte du deuxième paradoxe :
« Vivre à en mourir n'aurait
évidement pas de sens si le vivant était impérissable par
sa constitution ontologique, s'il était incapable de mourir( ce qui est
absurde) et, par suite, condamné à l'immortalité
obligatoire : il vivrait alors pour ses frères sans efforts, sans
mérite et sans risques, et il se dévouerait à eux corps et
âme aussi aisément qu'il respire ; l'abnégation serait
une fonction de la vie ni plus ni moins que la circulation du sang dans les
artères ;le sacrifice serait un acte simple comme bonjour, bonsoir
et bonne nuit ! Les mots sacrifice, héroïsme, courage, vertu,
n'auraient plus de sens. »48(*)
Il en ressort que le caractère létal de l'homme
est la condition de l'amour. C'est parce que l'homme est un être pour la
mort comme dirait Heidegger, que ce paradoxe peut avoir un sens. Son trait
d'authenticité réside dans la finitude de l'être humain. Il
nous faut alors dire que le plus précieux don de l'amour est le
sacrifice de la vie de l'être humain. Telle est le modèle que la
religion chrétienne donne aux hommes, à travers
Jésus-Christ, qui a posé comme condition essentielle de l'amour,
le don de soi. De ce point de vu l'amour de Dieu pour les hommes n'est pas pure
spéculation. Il s'incarne dans un vécu quotidien qui fera dire
à Jésus Christ : « Il n'y a pas de plus
grandes preuves d'amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime.»
(Jn 15, 13). Ce qui est dans la droite ligne des propos de
Jankélévitch ; l'amour est savoir vivre pour autrui à
en mourir. Eu égard ce qui précède, ne pourrons-nous pas
remarquer que la morale de Jankélévitch tend à rejoindre
en quelque sorte la morale chrétienne ?
L'absoluité du don gratuit est ici
présentée comme le trait de l'authenticité de l'amour.
L'homme doit obéir à cet impératif de manière
radicale car selon Jankélévitch,
« l'impératif du sacrifice infini et du
désintéressement absolu ne reconnaît en principe
(c'est-à-dire théoriquement) aucune limite, n'admet aucune
restriction [...] Le sacrifice n'est pas simple renoncement à ceci ou
à cela, le sacrifice est l'arrachement total de tout l'être
à la totalité de son être. »49(*) Il faut donc dire que le
devoir moral ne doit souffrir d'aucune exception. Il est sous la gouverne d'un
impératif radical qui se souscrit à la loi du tout-ou-rien
c'est-à-dire celle de l'option morale.
3. L'option
morale : le tout-ou-rien
Nous avons déjà remarqué que l'amour doit
engager toute l'existence de l'aimant. A cet effet, l'amour ne connaît
pas de délais ni de restriction. Il faut aimer hic et
nunc ; c'est à ce niveau que le tout-ou-rien trouve son
origine, et devient le principe de la morale. Ce principe exige que l'aimant
ignore totalement la notion d'à peu près. Tout est
à prendre ou à laisser. Ainsi, dans l'acte d'aimer,
« le principe du tout-à-rien veut tout simplement savoir
si le coeur y est ou si le coeur n'y est pas. »50(*)
Pour l'illustration de ce principe, Jankélévitch
prend l'exemple des vices ou des fautes. Il veut en fait montrer que par le
principe du tout-ou-rien, il n'y a ni grande faute ni petite faute, une faute
est une faute et donc que toutes les fautes peuvent s'égaler :
« Une peccadille est un grand
péché et réciproquement : faute vénielle,
faute mortelle, cela revient au même ; celui qui est arrivé
le plus près du but et celui qui est le plus loin ont l'un et l'autre
manqué le but : il n'y a pas de milieu ; ils sont tous les
deux logés à la même enseigne. »51(*)
Ceci suppose que la morale doit être compétente
dans toutes les situations, à tout moment et à toutes les
positions. Car comme le remarque Platon dans le Philèbe, il
suffit d'un petit grain de poussière pour qu'une blancheur, aussi
blanche soit-elle, tourne au gris. La vie morale dans cette perspective doit
être considérée comme étant « quelque
chose qui se continue tous les jours du mois et toutes les heures de chaque
jour. »52(*) Il faut alors dire que l'option morale ne doit
souffrir d'aucune duplicité qui, dès lors, ternirait la bonne
intention morale. L'option morale du tout-ou-rien n'admet donc aucune condition
restrictive ni de temps ni de lieu ni d'espace dans le mouvement de
l'être aimant vers l'être aimé. Il faut en fait dire que
l'amour n'est ni partiel ni partial, il est intransigeant :
« l'amour et le devoir ne connaissent qu'un seul
degré : le superlatif ; une seule grandeur : le
maximum ; une seule philosophie : le maximalisme ; une seule
tendance : l'extrémisme. »53(*) Nous pouvons comprendre que si
telles sont les conditions pour aimer, le seul commandement de l'amour sera
d'aimer. Dans l'acte d'aimer, c'est tout le possible qui doit être
fait.
Le principe du tout-ou-rien se situe dans le sillage des deux
paradoxes et surtout du deuxième paradoxe qui exige que l'aimant se
donne à l'aimé à l'infini c'est-à-dire
jusqu'à la mort si nécessaire. L'amour est à ce titre un
engagement qui conduit l'homme à l'absolu puisqu'il est absolument et
infiniment exigible. La volonté de vivre pour l'autre jusqu'à la
mort est donc la loi de l'amour, celle qu'aucune raison ne peut comprendre.
Cette loi, nous pourrons la considérer comme la loi de la passion du
toujours plus ou du jamais assez car « l'amour
souscrit à la positivité de l'inclination, et pourtant il n'en
ratifie pas la facilité et l'inertie puisqu'il va, au contraire, dans le
sens de la plus grande résistance et du plus grand effort et rend
capable du sacrifice suprême. »54(*) Il ne s'agit pas d'une
extravagance amoureuse dans le sacrifice, mais il est question pour
Jankélévitch de faire comprendre que l'amour ne dit pas
hactenus et ne prescrit aucune limite. Celui qui aime doit être
tendu vers l'autre jusqu'au déséquilibre, et pour reprendre
l'expression de Béatrice Berlowitz, nous dirons que l'amoureux est tout
entier « proue de navire.» Il faut donc noter que chez
Jankélévitch, l'impératif moral exige de la part de
l'aimant une grande humilité ou encore un effacement total. L'amour est
pur don de soi.
4. « Faire
tenir le maximum d'amour dans le minimum d'être »
Au regard de ce qui précède, il faut dire que la
loi morale est la volonté pour un individu de vivre pour l'autre
jusqu'à la mort. Il s'agit du dénuement total de l'aimant qui
aime jusqu'au don total. Il ne s'agit pas pour l'aimant d'aimer l'autre comme
une partie de lui-même mais de l'aimer comme ce dernier s'aime
lui-même ou de l'aimer plus qu'il ne s'aime. Dans cette perspective,
Jankélévitch estime que « l'amour, dont la seule
nature est de désirer, exclut l'÷åéí ou
êåêôÞóèáé,
c'est-à-dire, dans le langage de Gabriel Marcel, l'Avoir, tout comme il
exclut l'Etre substantiel ; il fait peu de cas des
êôçìáôá, c'est-à-dire de
tout ce qui est appartenance, biens ou propriétés ; il
naît dans le dénuement et s'exalte par
l'absence. »55(*) Il s'agit donc de l'effacement total de l'être
aimant devant le sujet de son amour. En ce sens, la vertu de l'humilité
est la condition de possibilité de cet amour car
« l'humble nihilise son être-propre en admirant celui des
autres »56(*) ou encore comme disent les théologiens,
« l'humilité est le fondement des
vertus. »57(*) L'humilité vertueuse veut en fait être
une grandeur effacée qui permet à l'aimant de paraître
petit devant l'aimé et même dans ce contexte de disparaître
par un agir ou un passage inaperçu. Mais il importe d'ajouter cette
nuance:
« Toutefois l'amour n'est pas un vide qui
cherche à se combler ; cette représentation
matérielle, excluant le désir-de-soi, est encore trop dogmatique
pour l'amour : car si l'amour n'était d'aucune manière ce
qu'il recherche, comment le pressentirait-il ? »58(*)
Cette exigence morale rejoint les paradoxes de la morale que
nous avons présentés plus haut. Ceux-ci stipulent qu'il faut
aimer au-delà de tout quatenus et au-delà de tout
hactenus. Cette autre exigence veut de la part de l'homo
duplex c'est-à-dire de l'être-aimant, une résignation
à être lui-même pour pouvoir pousser l'amour à son
apogée. Pour cette exigence, l'idée selon laquelle il faut le
moins de mots possible pour le plus de sens possible, en est une illustration
emblématique. On pourrait aussi mettre en parallèle cette notion
esthétique du beau : plus c'est simple, plus c'est beau. Tout
compte fait, il est question d'une sorte de nihilisation de l'être-propre
de l'homo duplex en faveur de l'être aimé. A ce niveau,
nous pouvons dire qu'il s'agit de la quantité d'amour. En terme
d'amour-propre, l'aimant ne doit connaître que le minimum, et doit
cependant, toujours parler de l'amour d'autrui qu'en terme de maximum car
« plus il y a d'être, moins il y a d'amour. Moins il y a
d'être, plus il y a d'amour. Le problème scabreux de la vie morale
ressemble à un tour de force, mais on y réussit ce tour de force
presque sans y penser quand on aime : c'est répétons-le, de
faire tenir le maximum d'amour dans le minimum d'être et de volume ou,
à l'inverse, de doser le minimum d'être ou de mal
nécessaire compatible avec le maximum d'amour. »59(*)
II. Causalité circulaire de l'homme moral
1. Pour aimer, il faut
être
D'emblée, il faut dire que chez
Jankélévitch, l'amour veut dire deux choses:
« L'amour implique déjà
l'affectivité qu'il est lui-même le versant vécu et
sensible de la charité. L'amour, cela veut dire à la fois
quelqu'un à aimer et quelqu'un pour aimer. Le premier ``quelqu'un'',
objet de l'intention transitive, est à la fois l'accusatif d'amour,
c'est-à-dire la visée de l'amant, et ce qui allume et entretient
la vive ``flamme d'amour'' »60(*)
Ceci suppose que l'amour appelle à l'existence au moins
deux individus, sans lesquels il n'aurait pas de sens et n'existerait
même pas. Pour aimer, il faut être. Il s'agit bien ici de
l'existence non seulement de l'être-aimant, mais aussi de
l'être-aimé. Pour que l'aimant aime, il faut qu'il soit et de
même, il faut que le sujet de son amour existe. Il est donc question
d'une existence réciproque de l'aimant et de l'aimé.
Il faut aussi dire que pour que l'homme puisse se sacrifier,
il faut qu'il vive, sinon il n'aurait rien à sacrifier. Or, en
présentant les paradoxes de l'amour, nous avons remarqué que
l'amour peut conduire à la mort. Au cas échéant, l'on peut
dire que l'aimant dans cet acte de don total de soi, tend à s'annihiler.
Pourtant aimer nécessite d'être. Cela voudrait dire que la mort
à laquelle conduit l'amour n'est pas la disparition létale en
tant qu'anéantissement de l'être humain ou encore en tant que la
« tragédie métempirique [...] Un vide qui se creuse
brusquement en pleine continuation d'être.»61(*) Ce fait est la
caractéristique de tous les êtres vivants car la mort est la
« loi universelle de toute vie [...] le destin
oecuménique des créatures. »62(*)
Nous constatons que s'il s'agissait de cette mort là,
tout le monde serait capable de mourir pour l'autre car vivant sa vie
normalement sans pression dans l'attente de l'accomplissement de l'ordre
naturel des choses. Il s'agit bien d'une mort à soi. Il ressort ici
comme une sorte de contradiction parce que nous constatons que pour aimer, il
faut être, d'une part, et d'autre part, il faudrait ne pas être. Ce
qui reste vrai, c'est qu'il faut déjà exister pour être
capable d'affection : « Pour aimer, il faut être. Et
pour aimer vraiment, il faudrait ne pas être. Pour aimer il faut
être, mais pour être il faut avant tout aimer : car celui qui
n'aime pas est un fantôme. »63(*) Le fait d'être serait
donc la condition sine qua non de l'amour de l'être-aimant, ce
fait est le préalable des préalables. Sans ce
présupposé, qui est première personne de l'amour, les
exigences de l'amour susmentionnées seraient purement et simplement des
leurres, parce qu'il n'y aurait rien à sacrifier si on avait rien
à perdre ; pour mourir, il faut vivre étant donné que
ce qui ne vit pas ne meurt pas. De même, il est clair que pour donner il
faut avoir car si l'on ne possède rien, tout don que l'on puisse faire
sera ce que Jankélévitch appelle une simple galéjade
c'est-à-dire une mauvaise plaisanterie.
Toutefois, si le problème de la vie morale ressemble
à un tour de force que l'on brave sans y penser quand on aime tel que
nous l'avons mentionné précédemment, il faut dire qu'il
serait possible de donner ce que l'on n'a pas ; dans ce cas, le miracle
est inéluctable :
« L'amour, lui, ne s'embarrasse ni du principe
de non-contradiction ni du principe de conservation : il donne
incompréhensiblement ce qu'il n'a pas, et il le crée non
seulement pour le donner mais en le donnant, et dans l'acte miraculeux de la
donation elle-même ; aussi est-il inépuisable et
intarissable. »64(*)
Dans cette même orientation, Jankélévitch
fait recours à Jean-Louis Chrétien qui, en parlant du Bien de
Plotin, affirme que « le Bien donne ce qu'il n'a pas [...] Ce
qu'il a donné, il l'a encore. »65(*) C'est aussi dans la même
perspective que Sénèque écrit : « Hoc
habeo quod dedi », « ce que j'ai donné,
inexplicablement, je le possède encore.» La cause de ces
apparentes contradictions est due à la créativité de
l'amour, l'amour est souverain créateur, il est causa sui. Nous
pouvons donc en partant du Bien plotinien comprendre que si l'amour est
créateur, il n'a pas besoin de posséder quelque chose pour
pouvoir faire un don, étant donné qu'il ne s'appauvrit pas quand
il se donne. Pour tout dire, il faut reconnaître que l'être
préexiste à l'amour et donc que pour aimer, il faut
être ; parce que « l'être est la condition
fondamentale de l'amour. »66(*) Cependant, n'y a-t-il pas possibilité de
penser le contraire c'est-à-dire que pour être il faudrait
aimer ?
2. Pour être, il
faut aimer
Si pour aimer, il faut être, n'est-il pas possible de
penser que la réciproque est vraie, que l'être moral chez
Jankélévitch se situe dans cette causalité
circulaire ?
C'est en aimant que l'on devient soi-même. Nous pouvons
en déduire que la réalisation plénière de
l'être se fait dans l'amour. C'est lorsque nous nous donnons tout entier
que nous nous possédons le plus. En outre, il faut dire que c'est dans
l'acte d'aimer que l'on devient soi-même. L'amour fait être
l'être. Il est ici question d'aimer quelqu'un et non le genre humain tout
entier.
Au chapitre précédent, nous avons dit que
l'homme est un être ontologiquement moral. Jankélévitch
affirme que l'être est antérieur à l'amour, mais aussi que
l'amour prévient l'être :
« De toute évidence l'être
préexiste logiquement et grammatiquement à l'amour (et au
devoir) ; l'existence (la préexistence) de l'être-aimant est,
par définition même, substantiellement présupposée
comme la condition minimale de cet amour. »67(*)
Nous pouvons noter dans cette causalité circulaire de
l'être moral une sorte d'ontologie morale de cet être. Voilà
pourquoi dans cette réalisation ou affirmation de l'être dans
l'amour, nous pouvons faire allusion aux concepts d'acte et de puissance chez
le stagirite. Pour Aristote, en effet, il y a deux catégories
d'être : l'être en puissance et l'être en acte.
En ce qui concerne l'être en puissance, nous pouvons
l'assimiler à l'être jankélévitchien qui n'aime que
lorsqu'il existe. Nous l'avons mentionné ci-dessus en disant que pour
aimer, il faudrait d'abord être. Seulement lorsque l'être est ou
lorsqu'il existe, il n'est pas encore un être authentique, un être
réel ou encore un être dans la totalité de sa
concrétude. Pour tout dire, il se résume à l'être en
puissance d'Aristote. Pour Jankélévitch, l'amour fait être
l'être comme nous l'avons mentionné tout à l'heure. C'est
donc l'amour qui rend l'être authentique, c'est l'amour qui rend possible
la plénitude de l'être. C'est en ce sens que pour être, il
faut aimer. Il nous faut donc dire que l'amour fait passer l'être de la
puissance à l'acte car il assure la pleine réalisation de
l'être-aimant. A ce niveau, nous pouvons dire qu'il n'y a pas
d'être sans amour ni d'amour sans être. Il y a comme une
complémentarité entre les deux concepts. Cependant, il faut se
demander qu'est-ce qui, de manière chronologique prend l'avance sur
l'autre ?
Il n'y a pas de doute que l'être préexiste
à l'amour car comme stipule Jankélévitch, l'être est
le préalable des préalables : « L'être
était premier car il est la condition inerte et muette, négative
et implicitement sous-entendue dans les choses existantes... Premier parce
qu'ancien, voire immémorial. »68(*) Cependant, l'amour selon qu'il
est un être en puissance prévient l'être :
« L'amour prévient l'être : l'amour
n'était pas encore là, donc il intervient, il advient ou
survient, il accourt, il devance ce qui pourtant était
déjà là depuis toujours. »69(*) On pourrait conclure que par
rapport à l'amour l'être est premier. Conclusion sans doute
hâtive. Il faut en fait relever qu'il y a une nuance parce que
l'être n'a pas une primauté absolue ni l'amour. Platon faisait
dire à Agathon dans Le Banquet que l'amour est
íåþôáôïò pour
signifier la jouvence et la nouveauté de celui-ci70(*) C'est pour cela que dans la
mythologie grecque, Eros qui est le dieu de l'amour ne connaît
pas de vieillesse. Pour Jankélévitch, l'amour à l'instar
de la mort est toujours novice :
« La toujours nouvelle banalité de
chaque mort n'est pas sans analogie avec la très ancienne
nouveauté de l'amour, avec la vieille jeunesse de tout amour :
l'amour est toujours neuf pour ceux qui le vivent, et qui prononcent en effet
les mots mille fois ressassés de l'amour comme si personne ne les avait
jamais dits avant eux, comme si c'était la première fois depuis
la naissance du monde qu'un homme disait la parole d'amour à une femme,
comme si ce printemps était le tout premier printemps et ce matin le
tout premier matin. »71(*)
Dans le même sens Diotime, qui est philosophe et
prophétesse, appréhende l'amour comme un devenir sans
fin.72(*) Ceci veut encore
signifier davantage la jeunesse de l'amour. En d'autres termes, il s'agit pour
nous de signifier jusqu'à quel point et jusqu'à quel degré
l'amour anticipe :
« L'amour est toujours naissant, toujours sur
le point de...L'amour est commencement ou plutôt un recommencement qui,
à l'infini continuera de commencer ! L'amour est un
événement qui advient. L'amour est premier en tend qu'il pose et
fonde l'être. »73(*)
Il est donc clair que l'être a la primauté
à un certain degré, mais aussi que l'amour dans une certaine
mesure et suivant une certaine valeur prend l'avance sur l'être. Il faut
donc conclure en disant que :
« Pour aimer il faut déjà
être, bien entendu, et c'est la vérité triviale, la
vérité des carrefours - mais pour être il faut aimer, et
c'est la vérité ésotérique des mystères
[...] L'être préexiste à l'amour qui le prévient,
mais l'amour prévenant prévient l'être qui pourtant lui
préexiste...L'être et l'amour se devancent l'un l'autre, ils sont
plus forts l'un que l'autre ! »74(*)
Nous devons toutefois rappeler que l'amour qui poserait et
fonderait l'être est un amour qui transcende tous les quatenus
et tous les hactenus. Un tel amour ne saurait être
autrement qu'un amour pur.
3. La notion de l'amour
pur
Commençons par cette remarque assez
significative : « L'être pléthorique
empêche d'aimer, mais il sait être parfois, lui si souvent honni,
il sait être l'épanouissement naturel et le rayonnement
spontané de l'amour. »75(*) Cette remarque montre l'ambiguïté ou la
difficulté de poser le problème de l'amour pur. S'il existe en
fait un paradoxe de la morale, il faut reconnaître que l'amour pur en
est une illustration emblématique. Il n'y a, en effet, que cet amour pur
pour revêtir le trait d'authenticité du
désintéressement total et de l'intentionnalité parfaite.
Nous disions qu'il faut vivre pour l'autre, à en mourir et qu'ainsi
l'amour semblait se conduire lui-même vers son propre non-être. Ne
faut-il pas dire qu'un tel amour serait un amour sans être ? Si
l'aimant doit en fait mourir à cause de l'aimé, il y a risque de
nihilisation de ce dernier. Etant donné que l'amour sous-entend
quelqu'un qui aime et quelqu'un à aimer, il faut donc dire que la
suppression ou la disparition de l'un de ces sujets plonge l'amour dans le
non-être, parce que l'aimant s'étant fusionné dans
l'aimé, l'aimé se retrouve seul.
De là nous pouvons relever la difficulté d'avoir
des certitudes en morale parce que «l'être moral est un
être claudiquant dont le pouvoir est fini et le devoir infini [...]
L'ascension et le progrès moral ne peuvent être ni continus ni
réguliers ni directs : ils sont neutralisés et
compensés, et même au-delà, par des rechutes et des
reculs. »76(*) A ce niveau, les paradoxes de l'amour
présentés sous forme de l'impératif catégorique,
apparaissent comme illusoires. Aimer en niant l'être-propre, est
quasiment impossible. D'où la notion de moindre mal qui est
nécessaire pour l'impératif moral. Ceci voudrait alors dire que
l'amour pur n'est pas l'absence de défaut :
« L'impératif moral minimise le mal
nécessaire que le corps et l'égoïsme dressent sur sa route
et dont il fait justement un moindre mal [...] Dans l'absolu,
l'impératif moral exigerait qu'on tînt ce résidu comme
inexistant, qu'on fît comme s'il était non avenu : c'est ce
que Leibniz appelait la volonté
antécédente. »77(*)
Nous comprenons donc qu'il s'agit dans la notion de l'amour
pur, de faire tenir le maximum d'amour dans le minimum d'être.
CHAPITRE III : IMBRICATION DES PARADOXES DE LA MORALE DANS LA NOTION DU
DROIT ET DU DEVOIR MORAL
Le droit s'entend souvent comme un ensemble de principes qui
régissent les rapports des hommes entre eux et qui servent à
établir des règles, des normes auxquelles les hommes doivent se
conformer pour la bonne marche de la société. Le devoir quant
à lui, peut être appréhendé comme
« l'obligation morale considérée en elle-même
et, en général, indépendamment de telle règle
d'action particulière. »78(*) C'est ainsi que l'on parle souvent du devoir moral.
Si Jankélévitch fait de l'amour un corollaire de la morale, il
n'élude pas cependant la question du droit ni celle du devoir. Ainsi,
les paradoxes de la morale qu'il présente ont un lien étroit avec
la notion du droit et celle du devoir. On pourrait en fait dire qu'aimer autrui
c'est faire son devoir envers autrui, c'est avoir de l'estime à
l'égard des droits d'autrui.
Dans ce chapitre, nous voulons présenter le
caractère paradoxal du droit moral et du devoir moral. Aimer autrui,
quel qu'il soit, de manière désintéressée, implique
que l'obligation qu'on aurait envers ce dernier, serait la
fidélité dans l'accomplissement du devoir moral. Il s'agit de
comprendre que l'exigence de la morale fait du sujet moral, un être qui
n'aurait que des devoirs et dont la responsabilité consisterait non
à revendiquer ses droits, mais à défendre ceux de l'autrui
qui est en face. A ce titre, il n'a donc envers autrui que des devoirs.
N'est-ce pas là un paradoxe ? On sait en effet, que tout homme a
non seulement des droits, mais également des devoirs. Comment comprendre
donc que le sujet moral ait exclusivement des devoirs envers son
prochain ?
I.
L'universalité des droits et devoirs
1.
Objectivité et subjectivité des droits
D'entrée de jeu, il faut dire que tout homme a des
droits et des devoirs. Il est pourtant vrai que l'on parle de droits de l'homme
en général. D'où par exemple la déclaration
universelle des droits de l'homme et du citoyen (proclamée en 1789). En
ce sens, tout individu pris isolément a des droits déduits de
l'ensemble des droits de l'homme. Ainsi, Jankélévitch peut
affirmer : « Tout le monde a des droits, donc moi
aussi. »79(*) De là se révèle donc le
caractère à la fois objectif et subjectif du droit. Et c'est en
ce sens que nous parlons de l'objectivité et de la subjectivité
des droits. Il est, en effet, évident qu'un droit qui serait valable de
manière universelle pour des sujets pensants, ne saurait ne pas
l'être pour un individu singulier étant donné que tous les
hommes ont une dignité d'égale valeur. En prenant l'exemple des
besoins vitaux de l'homme à savoir, la passion de la liberté, le
droit de vivre, le besoin d'aimer, nous pouvons bien comprendre qu'un droit qui
est valable pour l'ensemble des humains l'est aussi pour un être
singulier. D'où la formule de Jankélévitch :
« Tout le monde a des droits, donc moi aussi
[...] Car je suis à tout le moins un sujet moral, un sujet moral entre
autre et comme les autres, un de ces sujets en faveur desquels on
réclame la justice et le droit [...] Ce qui vaut pour le tout vaut
également pour la partie ; ce qui vaut pour l'ensemble des
êtres doués de raison, première personne incluse, vaut ipso
facto (à plus forte raison ? à plus faible raison ?
selon le point de vue) pour cette première personne
elle-même. »80(*)
Il faut donc retenir que les droits de l'homme en
général s'appliquent également à des êtres
particuliers, chacun à son niveau. Seulement, dans la morale que
prône Jankélévitch, nos droits ne sont pas à
revendiquer. Je n'ai pas à revendiquer mes droits. Si j'ai des droits,
j'ai également des devoirs. Ce qui importe pour moi, ce sont mes
devoirs. A ce niveau, on se situe dans la logique du premier paradoxe de la
morale que nous avons présenté au chapitre
précédent : vivre pour l'autre, quel que soit cet autre.
Ceci nous emmène à dire que si le droit a un caractère
objectif et subjectif, le devoir quant à lui s'applique à la
subjectivité. Ce qui importe pour l'être moral ce sont ses
devoirs. Cependant, même si l'être moral ne doit s'attarder
qu'à ces devoirs, il faut reconnaître qu'il a des droits et qui
lui sont dus :
« Mes droits sont à la fois un peu et peu
de chose : un peu c'est-à-dire plus que rien, c'est-à-dire
une humble assurance contre la bestialité, la rapine et la
violence ; peu c'est-à-dire presque rien, ou à peine quelque
chose ou, en tout cas, le moins possible, tout juste ce qu'il faut pour ne pas
s'annihiler. »81(*)
En parlant de la circularité de l'être moral,
nous avons dit que pour aimer, il faut être. Ainsi, pour que l'être
moral accomplisse son devoir, il faudrait qu'il soit, et donc, il doit
déjà avoir un ensemble de droits propres que notre auteur appelle
« minimum juridique.» Il faut donc dire qu'il n'y a pas
de droit sans devoir.
2. Objectivité des
droits, subjectivité des devoirs
A priori, remarquons que parler de la
subjectivité des devoirs ne veut pas dire que celui qui a des devoirs
ignore ceux des autres. Il s'agit pour Jankélévitch de montrer
que les droits ne sont pas à revendiquer comme nous l'avons
souligné. Je dois également connaître que autrui à
des devoirs. Cependant mon devoir ne consiste pas à m'ériger en
agent de police pour obliger l'autre à accomplir ses devoirs. Mon devoir
consistera donc à défendre les droits d'autrui. Je dois faire mon
devoir et rien que mon devoir, sans tenir compte de l'agir de mon
vis-à-vis. Nous comprenons donc que c'est encore dans le sillage du
premier paradoxe, mieux du premier axiome de l'amour que nous avons
souligné au chapitre précédent : aimer l'autre, quel
que soit l'autre. De même, je dois faire mon devoir à
l'égard de tous les êtres humains sans faire de distinction
aucune, ou encore vivre pour l'autre au-delà de tout quatenus
ou de toute prosopolepsie.
Il faut donc dire que le devoir moral est aussi exigent que le
principe du tout-ou-rien. Il faut faire son devoir. C'est un impératif
catégorique. Dans cette perspective, au lieu de dire tout le monde a des
droits, donc moi aussi, on dira plutôt « tout le monde a
des droits, sauf moi. Je n'ai que des devoirs. A toi tous les droits, à
moi toutes les charges. »82(*) L'on se demanderait s'il y a un seul homme sans
droit ? Une telle pensée serait sans doute une absurdité.
Avec Jankélévitch, l'homme qui renonce au droit renonce à
tout dans l'optique d'assurer la sûreté du dénuement
absolu. Nous avons dit que pour aimer, il fallait être, et que pour
être, il fallait aimer. Ainsi, nous pouvons dire que l'homme qui renonce
au droit obtient le même droit en accomplissant son devoir moral. Ceci
voudrait dire que celui qui accomplit pleinement son devoir moral acquiert par
ce fait même, tous ses droits, en dépit du fait qu'il ne les
revendique pas. Il faut toutefois se demander si ce n'est pas une conception
quelque peu idéaliste ? Que faire en effet de ceux qui, par
mauvaise foi ou délibérément refusent de reconnaître
les droits des autres ?
Selon Jankélévitch, l'homme de devoir doit
supporter les injustices en défendant les droits de son prochain
jusqu'à en mourir : « Le juste, victime d'une
injustice extrême, tel Job en ses épreuves scandaleusement
imméritées, se confond à la limite avec l'amant
désintéressé, qui aime sans
contrepartie. »83(*) Nous sommes là dans le second paradoxe :
vivre pour l'autre, à en mourir. Nous pouvons donc constater le
caractère asymétrique du devoir moral. Ce devoir moral,
avons-nous déjà dit est infini. L'on pourrait dire que ce devoir
dicte en effet à l'homme une tâche épuisante autant
qu'inépuisable. A ce titre, il faut dire que le devoir moral exige une
volonté infatigable à la mesure d'un effort qui est toujours
à recommencer. Il nous faut donc conclure en disant que la question du
droit est universelle ; chaque individu a des droits ainsi que des
devoirs. Cependant, avec notre auteur il faut relever cette
ambiguïté :
« A priori et théoriquement, j'ai des
droits, mais à proprement parler et à la limite, je n'ai aucun
droit. Et d'abord : j'ai des droits. Mes droits - ceux du moins auxquels
j'ai droit - existent ou, plutôt, consistant dans l'objectivité
juridique et dans la réciprocité sociale : ils se recoupent
l'un l'autre, s'agglutinent l'un à l'autre, forment un système
d'intelligibles, une pièce montée qui est en quelque sorte notre
savoir éthique. »84(*)
La morale apparaît chez ce philosophe comme une morale
qui incite à agir, et à agir maintenant ou jamais. La vertu est
à ce prix pour l'être qui se veut moral.
II.
La Morale de la volonté agissante
1. Caractère
asymétrique du devoir moral
Tout au long des chapitres précédents, nous
avons constaté que la morale et l'amour sont concomitamment liés.
L'être moral c'est celui qui aime inéluctablement d'un amour
désintéressé, et qui peut de ce fait le conduire à
la mort si la nécessité l'oblige. En considérant qu'aimer
quelqu'un c'est faire son devoir à son égard, il faut dire que
dans la perspective d'un tel amour, le devoir moral ne peut être
autrement qu'un devoir asymétrique parce que « le devoir
est essentiellement impair. »85(*)
Le devoir moral chez Jankélévitch est un devoir
qui ne souffre d'aucun délai. Il faut agir. Toute l'exigence morale doit
tendre vers cet agir. Ainsi, je dois agir sans attendre la réciproque.
Mon devoir est irréversible. Tout le monde a des droits et des devoirs,
cela est une évidence. Mais il faut reconnaître que pour notre
auteur, l'agir moral méconnaît la notion de symétrie. Ceci
voudrait dire que le devoir moral doit s'accomplir dans la stricte innocence du
sujet. Le sujet moral doit prendre conscience du fait que l'accomplissement de
ses devoirs est la condition pour lui d'être vertueux car
« faire son devoir est une vertu. »86(*) La préservation de
l'innocence concerne ici celle des droits de l'être moral. Bien que
l'agent moral ait naturellement des droits, l'observance de ceux-ci ne le
concerne pas. En tant que sujet moral, ce qui importe pour lui ce sont ses
devoirs. Dans l'accomplissement de ses devoirs, l'être moral est
responsable d'autrui. Cette responsabilité vise essentiellement les
droits d'autrui. Autrui n'a rien à faire avec les devoirs de son
vis-à-vis. Son devoir sera de garder les droits de son prochain. Il n'a
donc aucun droit à l'égard de son prochain :
« A la limite et en principe, je n'ai par
rapport à mon prochain que des devoirs sans avoir moralement sur lui le
moindre droit, et notamment sans avoir droit à la moindre
récompense : telle est la vérité
désintéressée, l'austère et ingrate
vérité du devoir ! »87(*)
Il faut alors dire que les devoirs de l'être moral
auront pour vocation de préserver les droits de son prochain. Tout
l'agir moral doit s'évertuer à cette tâche.
Si dans l'accomplissement de mon devoir je dois être le
défenseur des droits de mon prochain, il aura à mon égard
seulement des droits. Ce qui est bien paradoxal, c'est que pour
Jankélévitch, mon prochain n'aura par rapport à moi aucun
devoir dont je puisse lui exiger moralement le respect :
« A toi tous les droits, à moi tous les
devoirs et toutes les charges ! et, comme si cela ne suffisait pas :
mon devoir, plus qu'à toute autre chose, s'applique à la
préservation de tes droits, il englobe et commande cette
préservation comme une de ses exigences les plus impératives. Ce
qui est sacré pour moi et qui est l'objet de mon souci quotidien et ma
constante sollicitude, ce ne sont pas tellement les droits de l'être
humain en général, au nombre desquels figurent les miens, ce sont
avant tout les droits de l'autre, et ce sont plus particulièrement les
tiens - car je travaille pour tes droits, et non pour les miens : le
premier de mes devoirs est le respect d'autrui, de sa dignité, de ses
droits, de son honneur.»88(*)
Il ressort de cette idée la responsabilité
éthique lévinacienne dont nous avons fait allusion
antérieurement. Je suis responsable de mon prochain sans attendre de
réciproque ni antécédente ni subséquente. Mon
devoir moral à ce titre exige que je me sente responsable de mon
prochain sans chercher à savoir s'il assume son devoir. C'est dans cette
orientation que pour Jankélévitch, mon prochain n'a même
pas envers moi des devoirs comme j'ai les miens à son égard. L'on
pourrait admettre que ce caractère asymétrique du devoir moral
tend à faire acception des droits ou à les nihiliser. Tel n'est
pas le cas. Il n'y a pas de droit sans devoir et réciproquement.
Seulement dans l'agir moral, dès que l'on cherche à s'approprier
ses droits, l'acte n'est plus un acte moral : « La
conscience de mon propre droit, considéré réflexivement et
en première personne, n'est jamais morale ; elle reste
prisonnière de l'intéressement et de la
sordidité. »89(*) Nous pouvons donc comprendre qu'une action, si elle
n'est pas désintéressée, elle n'est pas morale. L'oubli de
mon droit sera à ce titre la condition de la validité de mon
action. Toutefois, il faut reconnaître que, « de même
qu'une vertu isolées des autres vertus est un vice, de même la
vérité de mon droit, exilée du devoir, n'est plus qu'une
abstraction, c'est-à-dire un mensonge. »
90(*) L'agir moral dans
cette optique est le propre de l'amour pur c'est-à-dire de l'amour
désintéressé.
Il faut alors dire que l'innocence de mon droit ne compromet
ni les droits de mon prochain, ni ses devoirs. Si ses droits doivent constituer
mes devoirs, la réciproque est loin d'être possible parce que le
devoir moral se veut asymétrique :
« Tout est pour moi devoir. Et par
conséquent tes droits sont perçus, vécus par moi comme
étant les premiers de mes devoirs, les plus urgents et les plus
impératifs : ils doivent être mon souci, mon intention, mon
angoisse de chaque jour, l'objet de ma constante sollicitude. Les droits de
l'autre sont eux-mêmes pour moi autant de devoirs qu'il me faut assumer
et jalousement préserver, comme on veille sur un trésor
infiniment précieux. »91(*)
Précisons que le devoir moral chez
Jankélévitch est fonction non seulement de l'intention de l'agent
moral, mais aussi de la concrétude de ses actes.
2. La morale de
l'intention bienfaisante
La morale que prône Jankélévitch n'est pas
une morale qui se limite au discours. Certes sa morale est
considérée comme une morale de l'intention qui fait le bien. Le
bien se concrétise par les actes, il ne se limite pas aux pures
spéculations orales. La morale implique l'agir humain et cet agir ne
peut se passer des réalités concrètes. Une intention qui
ne se manifeste pas dans les actes du sujet moral sera difficilement
appréhendable et appréciable. Ceci voudrait dire qu'une
intention, aussi bonne soit-elle, ne saurait être le critère de
moralité d'une action. Chez Jankélévitch, en plus de la
bonne intention, l'action réelle doit témoigner de cette
intention.
Dans cette perspective, Jankélévitch
opère un dépassement de l'autonomie de la volonté
d'Emmanuel Kant posée comme critère de moralité. Il faut,
en effet, dire que Kant fonde de prime à bord la moralité sur le
principe du «vouloir » qui se caractérise par la bonne
volonté. Cette bonne volonté, Kant la considère comme
l'unique critère qui puisse permettre de tenir une chose pour bonne sans
restriction : « De tout ce qu'il est possible de concevoir
en ce monde, ou même hors de ce monde, il n'y a rien qui puisse sans
restriction être regardé comme bon absolument, excepté une
BONNE VOLONTE.»92(*) En plus de cette bonne volonté kantienne, il
faut l'effectivité de l'intention qui se rend manifeste dans l'action
posée. Toutefois, l'intention n'est pas à rejeter, elle doit
être toute entière tendue vers l'action. A ce titre, le
sérieux d'une intention ne peut se dévoiler que grâce
à l'action. Nous pouvons dire que l'action est la vérité
de l'intention qui la précède. Il faut même dire que c'est
à la proximité de la décision d'agir et surtout de l'acte
effectif que l'on pourrait reconnaître le sérieux d'une intention.
Jankélévitch énonce à ce sujet : «Il
n'y a de témoignage absolument sincère et total sur l'intention
que le témoigne par les actes [...] L'acte est plus éloquent et
plus convainquant que le verbe. »93(*) C'est en ce sens que
Jankélévitch incite à agir. Le sujet moral doit rendre
concret l'intention dans son agir.
Nous pouvons comprendre à ce niveau l'urgence et la
nécessité d'agir. Il faut agir, il faut poser des actes concrets
qui sont la manifestation de l'intention que le sujet moral porte en lui. Une
intention qui n'est pas mise en pratique n'est qu'une idée, une
galéjade. Elle sera comparable à une idée vide de tout
contenu réel. Dans cette perspective, nous pouvons faire
référence à Kwame Nkrumah qui affirme dans le
Consciencisme : « La pratique sans
théorie est aveugle ; la théorie sans pratique est
vide. »94(*) Le critère de moralité d'une
intention sera donc fonction non seulement de cette intention elle-même,
mais aussi de sa mise en pratique. Cependant, il faut signaler que cette mise
en pratique ne vaudra moralement que si elle manifeste l'effort de celui qui
agit en vue de réaliser l'intention morale. Il ne suffit pas donc
d'avoir de bonnes intentions, il faut encore cette volonté
déterminée de les rendre évidentes. La morale à ce
titre revêt un caractère pragmatique.
Pour Jankélévitch, le « vouloir, c'est
pouvoir » de Kant n'est pas tout. Il faut que ce qui est voulu soit
porté en acte parce que « le vouloir tend asymptotiquement
vers une limite qu'il ne pourra toucher par un contact physique, qu'il peut
seulement effleurer, d'une tangence impondérable et
instantanée. »95(*)
En somme, l'imbrication des paradoxes de la morale dans la
notion du devoir moral tient en ceci : Jankélévitch
prône un amour désintéressé et sans borne. Cet
amour, « rapport transitif et direct du Je avec
l'Autre »96(*), exige que le Je aime seulement l'Autre sans
contrepartie. Ce pourra être un amour à sens unique. De
même, il stipule que l'agent moral doit faire son devoir sans
contrepartie. Il n'a d'ailleurs que des devoirs puisque ses droits, il ne peut
les revendiquer. Le devoir moral est alors comme l'amour, un devoir
asymétrique. Il faut aimer, il faut faire son devoir. Nous pouvons
comprendre qu'à cette condition l'agent moral ou l'aimant peut subir des
injustices dont il ne peut même pas s'en plaindre :
« Je dois en principe, supporter l'insupportable iniquité
dont je suis victime, sans prétendre à aucune compensation, sans
revendiquer le moindre dédommagement, sans même avoir le droit de
me plaindre [...] Et d'abord, tout le monde a des devoirs, moi compris, moi
surtout, puisque le devoir, exprimant l'inachèvement infini de
l'être moral, est avant tout appel et vocation. »97(*) Il faut alors dire
que la morale chez Jankélévitch exige que l'on évite tout
parti-pris dans l'agir moral. Faire son devoir, c'est le faire à
l'égard de tout le monde sans la moindre préférence ;
de même, l'amour exclut toute iniquité.
CHAPITRE IV : PORTEE PHILOSOPHIQUE ET PERSPECTIVE CRITIQUE
Le présent chapitre se veut
essentiellement évaluatif. Il est question dans une première
articulation de dégager la portée philosophique de la
pensée morale du philosophe du Paradoxe de la morale. Il
s'agira de relever la primauté que ce philosophe accorde à la
morale, et partant du lien qu'il en fait avec l'amour ; il s'agira aussi
d'énoncer une revalorisation de cet amour entre les relations
interpersonnelles dans le monde contemporain. Ensuite, nous envisagerons
d'évoquer succinctement quelques interrogations en rapport avec la
morale de Vladimir Jankélévitch.
I. Portée de la
pensée morale de Jankélévitch
1. Primauté de
la morale
La philosophie, appréhendée d'un point de vue
morale, essaye de connaître les raisons de l'agir humain. Elle veut
déterminer les limites de cet agir, ses pouvoirs, mais aussi ses
devoirs. En ce sens, nous pouvons dire que le comportement moral de l'homme est
l'objet privilégié de la quête philosophique. Au chapitre
premier, nous avons remarqué que Jankélévitch
considérait la problématique morale comme le problème
a priori de la philosophie.
En revenant aux Anciens, l'on peut mieux comprendre ce
privilège de la philosophie toute orientée vers la conduite et
l'agir de l'homme. Il faut dire que la philosophie leur apparaissait
déjà comme une discipline importante. Tel est le cas d'Epicure
qui invite tous ses contemporains à s'adonner à l'exercice de la
pratique philosophique : « Que personne, parce qu'il est
jeune, ne tarde à philosopher, ni, parce qu'il est vieux ne se lasse de
philosopher ; car personne n'entreprend ni trop tôt ni trop tard de
garantir la santé de l'âme. »98(*) En prenant congé des
Anciens et en faisant appel aux Contemporains, nous pourrons retrouver une
idée analogue chez Paul Ricoeur dans Soi-même comme un
autre qui observe que « la vie bonne est ce qui doit
être nommé en premier parce que c'est l'objet même de la
visée éthique. »99(*) Nous remarquons la nécessité d'accorder
un privilège à la vie morale.
C'est dans ce sillage que Jankélévitch construit
sa pensée morale. Il ne prétend pas inventer une nouvelle morale
car beaucoup d'écoles de la sophia antérieures à
lui tels que le stoïcisme, le platonisme, le plotinisme, le christianisme
etc. en ont déjà dit l'essentiel. C'est sans doute en ce sens que
Bergson affirme : « De tout temps ont surgit des hommes
exceptionnels en lesquels cette morale s'incarnait [...] l'humanité
avait connu les sages de la Grèce, les prophètes d'Israël
[...] C'est à eux que l'on s'est toujours reporté pour avoir
cette moralité complète, qu'on ferait mieux d'appeler
absolue. »100(*)
Jankélévitch, au-delà d'une morale de
l'agir humain, insiste davantage sur une vie morale vécue selon l'ordre
du coeur. La morale, il faut non seulement la penser, mais il faut
également la vivre. C'est en cela qu' « il
dégage une éthique de l'intention, proche de l'éthique
chrétienne, qui privilégie l'innocence et la charité,
vertus supérieures du don de soi aimant, les plus opposées qui
soient la méchanceté, essence du mal. »101(*) La question de la morale est
donc au coeur de ce philosophe. D'où les exigences de la morale que nous
avons présentées au chapitre deuxième. Pour cet auteur, en
effet, une philosophie ne vaudra la peine d'être mise en valeur que dans
le cas où elle ne se dérobe pas de son objet essentiel qui est la
morale. A cet égard, la raison d'être de la philosophie sera alors
dans une certaine mesure, une raison toujours morale. C'est d'ailleurs ce que
dit le philosophe dès les premières pages de son ouvrage :
« Certes oui, la philosophie en vaut la peine, à condition
de ne pas éluder le problème radical de sa propre raison
d'être, qui est toujours moral à quelque
degré. »102(*) Dans cette perspective, l'on constate que c'est
d'abord la question de la morale qui préoccupe ce philosophe. Il est un
héritier de ses prédécesseurs dans leur manière
d'aborder la philosophie morale. Par exemple, la morale est chez
Jankélévitch illustrée par la bonne volonté
kantienne (même si Jankélévitch insiste sur
l'effectivité de cette volonté en acte), par la pureté de
coeur que prône Kierkegaard, et par le désintéressement du
pur amour fénelonien considéré comme une charité
sans arrière-pensée.
Le discours moral du philosophe du Paradoxe de la
morale est un discours tout orienté vers le pur amour. La morale
est souvent considérée comme « la théorie ou
la doctrine de l'action humaine qui tente d'établir de façon
normative la valeur des conduites et de prescrire les règles de conduite
qu'il convient dès lors de respecter.»103(*) Beaucoup de philosophes ont
appréhendé la morale dans cette optique. Tel est le cas de Kant
chez qui la morale se définit comme une théorie de l'obligation
c'est-à-dire « une théorie du devoir conçu
comme inconditionnel et universel.»104(*) Comme nous l'avons souligné tout à
l'heure, Jankélévitch ne prétend pas inventer une nouvelle
morale. Il se réfère à ceux qui ont pensé avant
lui. Seulement, la moralité, valeur des conduites et des personnes,
considérée par rapport à l'idéal moral105(*), ne saurait éluder le
concept d'amour chez Jankélévitch. Etre moral c'est aimer son
prochain, c'est aimer autrui. Aimer son prochain, c'est accomplir ses devoirs
à son égard. A ce niveau, accomplir son devoir ne sera plus
simplement vu comme une prescription juridique, mais nécessitera qu'on y
imprègne une dimension amoureuse de l'acte moral.
Nous relevons alors une autre dimension de la morale qui est
de lier la morale à l'amour. Pour Jankélévitch, un acte
posé avec amour sera d'une valeur de vérité plus
élevée qu'un acte posé dans la perspective de ne pas
enfreindre aux obligations du devoir moral. Cette morale qui vise l'amour du
prochain ne doit souffrir d'aucun délai : le devoir moral, c'est
d'agir maintenant ou jamais. Il faut aimer autrui quel qu'il soit. Il est alors
nécessaire pour le sujet moral d'opérer un certain effacement
total de soi pour s'élancer totalement vers autrui qui est en face. Cet
engagement de l'homme ne tient compte d'aucune motivation quelconque. Tel est
le mérite de Jankélévitch. Il s'agit d'un amour qui est
causa sui c'est-à-dire cause de soi. C'est un amour qui vise
à la fois l'indigent et le nanti, le marginalisé et même
l'ennemi : « Nous aimerions même si la personne
aimée n'en vaut pas la peine, bien qu'elle n'en vaille pas la peine, et
précisément parce qu'elle n'en vaut pas la peine et surtout parce
qu'elle n'en vaut pas la peine. »106(*) Voilà en
quoi consiste l'amour chez Jankélévitch : un amour sans
cause et sans mesure. Saint Augustin émet une idée analogue quand
il affirme que la seule mesure de l'amour c'est d'aimer sans mesure. Et
Jankélévitch peut ajouter :
« Le mot excès n'a pas de sens quand il
s'agit d'aimer : comme l'amour, l'impératif moral déborde
indéfiniment de sa littéralité actuelle. La
démesure ne saurait donc faire l'objet d'un interdit quand il s'agit
d'amour. »107(*)
Il ressort à ce niveau la dimension sacrificielle de
l'amour. On pourrait dire que la devise de l'amour c'est : jamais assez.
Nous constatons bien que la morale n'est pas simple soumission à telle
loi ou à telle obligation chez Jankélévitch, mais n'est
moral chez ce philosophe qu'un acte posé avec amour et un amour qui
implique, si nécessaire, le plus grand sacrifice possible. De là,
le critère de vérité d'une action sera désormais
fonction de l'amour :
« Une vérité sans amour n'est que
sécheresse et indifférence, une justice sans charité est
un radotage et un sarcasme ; une vérité sans amour n'est que
mensonge et mauvaise foi, une justice sans charité est le comble de
l'injustice.»108(*)
Nous pouvons donc comprendre qu'au-delà de la bonne
volonté dont aura parlé Kant, Jankélévitch insiste
sur le fait que l'acte moral doit être sous-tendu par cet élan
affectif qui détermine l'agent moral à agir. Au cas
échéant, l'acte ne pourra revêtir le trait
d'authenticité et sera à cet égard un acte de mauvais
aloi. C'est en cela que Jankélévitch accorde le privilège
à une vie morale vécue selon l'ordre du coeur. Cependant, l'on
peut se demander si cette morale peut pallier aux ravages ou aux
problèmes éthiques de l'heure, vu que le monde contemporain
paraît être sous la gouverne d'un égocentrisme à
outrance.
2. Pour une
revalorisation de l'amour dans le monde actuel
La pensée morale de Jankélévitch
émerge au moment où le monde entier a encore en mémoire
les séquelles et sous les yeux les multiples dégâts de la
deuxième guerre mondiale. Pour ce contemporain, le
phénomène des violences entre les hommes est la manifestation
d'un manque d'amour : « Jankélévitch voulut ne
jamais oublier que ce fut le principe moral qui manqua aux heures noires de la
collaboration antisémite. »109(*)
On dirait bien que de nos jours, on n'est plus pris dans les
tenailles d'une deuxième guerre mondiale. Nul n'est sans ignorer
qu'aujourd'hui les exactions de divers ordres connaissent malheureusement un
essor considérable. A regarder les tares qui minent la
société actuelle, on se demanderait si l'homme d'aujourd'hui
n'est plus l'homme ontologiquement moral de Jankélévitch ?
Force est de constater que les hommes semblent ne plus avoir aucun scrupule
quand ils infligent à leurs semblables des traitements
déshumanisants. Et pourtant Kant dans ses maximes morales
prescrit : « Agis de telle sorte que tu traites
l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout
autre toujours et en même temps comme une fin, et jamais simplement comme
un moyen. »110(*) Depuis longtemps, les philosophes ont
toujours manifesté leur souci de la quête d'une vie bonne, d'une
vie heureuse, d'une vie vertueuse. En ce sens, Epicure affirme :
« Il faut donc avoir le souci de ce qui produit le bonheur,
puisque s'il est présent, nous avons tout, tandis que s'il est absent
nous faisons tout pour l'avoir. »111(*)
Nous pouvons alors nous demander quel est le souci de la
génération actuelle ? Est-ce le souci d'une vie bonne
à l'image des Anciens ? Tout compte fait, il faut dire que les
rapports interpersonnels connaissent un déclin
considérable ; les relations interpersonnelles nécessitent
d'être revigorées. D'où l'orientation de la morale vers
l'amour comme l'a fait Jankélévitch. L'amour auquel
Jankélévitch convie est un amour qui incite indubitablement
à la tolérance. On ne saurait aimer si on n'a pas le sens de la
tolérance ni celui de la patience car comme disait Platon,
« l'amour est lent à se former entre les personnes qui se
ressemblent. »112(*) Souscrire à cette loi de l'amour semble une
urgence pour une civilisation qui paraît hostile aux prescriptions de la
morale. Aimer son prochain quel qu'il soit pourra alors remédier aux
fléaux qui minent la société présente :
injustice, inégalités sociales etc. Sans une réelle
volonté de faire le bien qu'on attendrait en retour du prochain, une vie
à la dimension humaine semble progressivement s'estomper de la
sphère des êtres de raison ; et on pourrait assister à
une société dans laquelle la raison connaît une
éclipse.
Pour Jankélévitch, il faut chercher le bien, et
surtout le bien d'autrui parce que c'est cela qui rend l'homme concret et lui
donne de se posséder réellement : « Le bien
est en soi l'être le plus réel, et en même temps le plus
attrayant, source de bonheur pour qui le
possède. »113(*) Il faut donc dire que c'est ce pur mouvement d'amour
vers l'autre qui peut donner aux individus de se sentir responsables les uns
à l'égard des autres et inversement. Il ne serait pas stupide de
dire qu'une société éclairée est celle qui est
composée d'individus ayant un sens élevé et étendu
de la responsabilité. Ainsi, toute la valeur morale contenue dans ce pur
mouvement d'amour donnerait aujourd'hui un nouveau sens de la
responsabilité. La responsabilité implique toujours la prise de
conscience des conséquences de nos actes au-delà d'une
satisfaction immédiate. Ceci veut dire que l'on devrait prendre
conscience du fait que l'avenir de l'humanité est fonction de l'agir de
l'homme d'aujourd'hui. Il est question de savoir que l'individu singulier qui
agit est lui aussi embarqué dans l'unique bateau qui conduit
l'humanité entière. Aimer autrui quel qu'il soit est donc se
sentir responsable de ce dernier et par conséquent de toute
l'humanité. L'incitation de Jankélévitch à faire de
l'action morale, une action d'amour, c'est stimuler les hommes à
regarder le monde comme une seule famille élargie à la dimension
universelle. C'est ce qu'aura remarqué Jean-Paul Sartre:
« La responsabilité d'un choix [...] en m'engageant,
engage aussi l'humanité toute entière [...] L'homme se trouve
dans une situation organisée où il est lui-même
engagé, il engage par son choix l'humanité
entière.»114(*)
Il faut remarquer dans cette perspective que
Jankélévitch prône une morale qui tienne compte de tout le
monde et qui ne fait aucun calcul. Sa morale est orientée vers un amour
qui est causa sui et dont qui ne recherche aucun intérêt
individuel et égoïste. Alors que l'on sait que la
société d'aujourd'hui est relativement caractérisée
par le capitalisme, la recherche du gain, la concurrence des capitaux, n'y
a-t-il pas lieu d'envisager une perspective critique à ce que propose
notre auteur ?
II. Perspectives critiques
1. La morale de
Jankélévitch : une morale du sentiment ?
Tout au long de ce travail, nous avons remarqué que
Jankélévitch fait de l'amour un corollaire de la morale. Etre
moral c'est aimer. Sans cet élan du coeur qui pousse un individu
à agir, son action ne pourra être morale. L'homme se
caractérise par sa raison. Et cette raison doit présider à
tout l'agir humain. L'amour s'appréhende souvent comme un sentiment qui
nous entraîne vers nos semblables ou même vers des choses. A ce
titre, nous pouvons constater que le sentiment semble être
inévitable. Peut-on aimer sans sentiment ?
Le sentiment peut être considéré comme
« une tendance affective liée à des
émotions, des représentations, des
sensations. »115(*) En analysant la définition de l'amour, on
pourrait comprendre qu'il est déjà un sentiment. Ainsi, on est
bien en droit de se demander si la morale de Jankélévitch n'est
pas une morale du sentiment ? Car le sentiment semble être un terme
inséparable de l'amour. Aimer est un problème qui relève
essentiellement des aspirations du coeur. Et de ce fait, est sujet à une
certaine influence des émotions, des sensations et même des
passions parce que dans une certaine mesure l'amour peut s'assimiler à
la passion.
Si la passion peut se définir comme une émotion
très forte et durable qui vainc la raison, l'homme moral de
Jankélévitch sera-t-il encore moral ? Il faut, en fait, dire
que la question de la moralité est liée à la raison. C'est
la raison qui doit présider à l'agir humain et non les pulsions
sentimentales. Une morale du sentiment pourra-t-elle tenir compte de ce
caractère irrécusable de la rationalité de l'homme ?
L'amour est en fait lié à la subjectivité alors que la
morale est liée à l'objectivité. Comment alors concilier
la subjectivité et l'objectivité ?
Une morale du sentiment n'est pas loin d'une morale
fondée sur la pitié telle que l'a fait Schopenhauer. Si la
pitié ou le sentiment devient le critère de validité de la
morale, alors il n'y aura plus d'objectivité en morale. Car le sentiment
n'est pas identique chez tous les hommes. Il est relativement subjectif et dans
une certaine mesure irrationnel. La morale doit se fonder sur la raison qui est
la caractéristique de tout être humain. En outre, il faut dire que
d'une manière générale, la morale doit viser
l'humanité, et partant, elle doit aussi viser l'universalité. On
comprend donc qu'une morale fondée sur le sentiment ne saurait avoir un
caractère universel car le sentiment que j'éprouve envers un
toi, ne sera pas le même que je vais éprouver envers un
lui.
2.
Ambiguïté de la morale asymétrique
Nous avons montré au chapitre troisième
l'imbrication des exigences de l'amour dans celles du devoir moral. Le devoir
moral consiste à aimer autrui. Cet amour pour autrui implique que l'on
ne lui tienne pas compte du fait qu'il puisse vaquer à ses devoirs
moraux ou pas. On pourrait dire que c'est un amour à sens unique. C'est
ainsi donc que le devoir moral chez Jankélévitch est impair et
revêt un caractère irréversible : « Tout
le monde a des droits, sauf moi. Je n'ai que des devoirs. A toi tous les
droits, à moi toutes les charges. »116(*) Une morale du devoir avec
une telle exigence est-elle faisable ? Tient-elle compte des limites de
l'homme ?
Nous avons aussi déjà remarqué que faire
son devoir à l'égard d'autrui, implique la
nécessité de se sentir responsable de ce dernier. Or nous
remarquons que chez Jankélévitch, le sujet moral doit ignorer
complètement la notion de l'estime de soi. C'est ce que nous avons
appelé l'innocence du sujet dans l'action morale. En faisant recours
à Paul Ricoeur, on relèverait l'ambigüité de cette
nihilisation de ce que nous pouvons appeler l'être-propre du sujet moral.
Pour Ricoeur, le soi, que nous assimilons à l'être aimant
de Jankélévitch, doit d'abord s'estimer lui-même,
c'est-à-dire être déjà responsable de lui-même
pour pouvoir être responsable de son prochain : « Il
n'y aurait pas de sujet responsable si celui-ci ne pouvait s'estimer
soi-même en tant que capable d'agir intentionnellement,
c'est-à-dire selon des raisons
réfléchies. »117(*) Nous pouvons donc noter que c'est notre degré
de responsabilité à l'égard de nous-mêmes qui
déterminerait notre capacité de prise en charge de notre
prochain. Autrement dit, c'est en fonction de l'intensité de notre
amour-propre (excepté l'amour-propre qui traduit l'égoïsme
de l'ego), que nous pourrons aimer véritablement notre
prochain : puis-je aimer fortement autrui si mon amour-propre est au
degré zéro d'amour ?
Il faut donc relever l'hypothèse d'une certaine
symétrie dans l'accomplissement du devoir moral. Il ne s'agit pas certes
de prôner une morale du donnant-donnant c'est-à-dire celle qui
peut dire par exemple : comme tu as fait ton devoir envers moi, alors, je
ferai le mien en retour à ton égard. En arriver là, serait
insuffler un souffle neuf à la loi du talion : oeil pour oeil, dent
pour dent. Non ! Loin de là ! Il s'agit de dire que tout homme
est capable de sentiment et que partant, tout sujet moral qui accomplit son
devoir devra d'une manière ou d'une autre, ressentir le désir de
voir que ses droits sont respectés. De même, il faut dire qu'il
serait fantômique de concevoir un être qui n'éprouve aucun
besoin d'être aimé. Dans ce sillage, on peut se demander si
Jankélévitch n'est pas quelque peu idéaliste dans sa
conception de la morale ou de l'amour ? Il faut en effet être l'Etre
dont l'essence est l'Amour pour aimer d'un tel amour : Dieu. D'où
le concours de la grâce pour être moral au sens de
Jankélévitch. A ce niveau, on pourrait dire que la morale de
Jankélévitch s'assimile à la morale chrétienne. Une
équivoque est à lever : au commandement christologique de
l'amour du prochain : aime ton prochain comme toi-même, on
ne saurait substituer celui de Jankélévitch que nous formulons
ainsi : aime ton prochain comme il s'aime lui-même.
CONCLUSION GENERALE
Notre analyse a porté sur l'amour
comme paradigme de la morale chez Vladimir Jankélévitch. Il
s'agissait d'étudier la corrélation que
Jankélévitch établit entre la morale et l'amour. Peut-on
vraiment aimer étant donné la difficulté réelle de
la saisie permanente de la moralité ? Comme dit
Jankélévitch, l'homme apparaît, en effet, comme un
être virtuellement moral. D'où la complexité de la
constance dans la vie morale. Toutefois, il faudrait déjà dire
que l'homme ne saurait être autrement qu'un être moral. A partir du
moment où il a une conscience et par conséquent une raison, il
est de ce fait même un être moral. L'instabilité de la
moralité se résout facilement pour tout sujet moral qui
aime : « Le problème scabreux de la vie morale ressemble
à un tour de force, mais on y réussit ce tour de force presque
sans y penser quand on aime. »118(*)
Il faut dire que la morale est une caractéristique
essentielle de l'être humain. C'est ce que nous avons remarqué
d'entrée de jeu dans cette réflexion. Ceci est la raison qui a
déterminé Jankélévitch à accorder une
priorité à la question de la moralité dans sa philosophie.
La moralité est comme une maladie chronique dont tout être humain
possède les gênes ; ses principes sont toujours soit en
éveil, soit en veille. Ils sont toujours vivants.
Comme nous l'avons signalé, les perturbations de la vie
morale se résolvent sans grande complexité quand on aime. C'est
en cela que l'amour apparaît dans la philosophie de
Jankélévitch comme la morale elle-même. L'amour est un
impératif catégorique qui est la résultante de deux
paradoxes : vivre pour l'autre, quel que soit cet autre, et
vivre pour l'autre à en mourir. L'observance de ces maximes
donne au sujet moral d'aimer d'un amour pur. Ainsi, l'amour devient ce qui pose
et fonde la morale. C'est en aimant qu'on devient soi-même. Telle est la
vérité de l'amour. Il est pur don de soi.
Etant donné qu'on ne saurait parler de la morale en
éludant la notion de droit et devoir, nous avons fait une imbrication
des paradoxes de l'amour dans ces deux notions. Si l'amour doit être
désintéressé et sans bornes, de même le devoir moral
consistera pour le sujet moral à se considérer non comme un
gendarme des devoirs de son prochain, mais bien plutôt comme le
défenseur de ses droits. Comme l'amour est à sens unique, de
même, le devoir moral sera asymétrique. Le sujet moral doit faire
son devoir sans contrepartie et est même tenu de ne pas revendiquer ses
droits. Il doit se considérer comme un être de devoir. En somme,
la morale est corrélationnelle à l'amour, parce que c'est l'amour
qui rend possible l'acte moral.
Toutefois, nous avons relevé dans une perspective
évaluative, le danger qui pourrait guetter la morale de
Jankélévitch. Si la morale est inséparable de la l'amour,
n'y a-t-il pas risque de tomber dans le sentimentalisme ? Par ailleurs, la
morale asymétrique n'est-elle pas ambiguë ? Comment pourrait
tenir un amour à sans unique ? Il nous faut donc conclure en disant
que la morale idéale serait celle qui est sous la gouverne de la raison
et qui ne favorise ni ne marginalise aucun individu. Si donc chaque individu
pouvait faire sienne cette règle : ne fais pas à autrui
ce que tu redoutes pour toi-même (Tb 4, 15),
l'humanité serait peut-être moins victime des
déchéances de la non moralité.
BIBLIOGRAPHIE
Ø OUVRAGES DE L'AUTEUR
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- Henri Bergson, Paris, Quadrige / PUF, 1959.
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OUM OUM J. S. P., La petite éthique de Paul Ricoeur
dans Soi-même comme
un autre. Un essai de définition
de l'éthique contemporaine,
mémoire de fin de cycle
philosophât de Bafoussam, année
académique 2003-2004,
inédit.
TAHABA KENFO A., La notion de pitié dans le
Fondement de la morale de
Arthur Schopenhauer,
mémoire de fin de cycle, Grand séminaire
philosophât de Bafoussam,
année académique 2003-2004, inédit
Ø SITE ELECTRONIQUE
WWW. WIKIPEDIA. ORG
Annexe
1903

1985
Eléments biographiques de Vladimir
Jankélévitch
Vladimir Jankélévitch est né à
Bourges en France dans une famille dont les parents sont russes. Il est le fils
de Samuel Jankélévitch à qui l'on doit des traductions
françaises des oeuvres des auteurs comme : Hegel, Simmel, Schelling
et Freud. La famille de Jankélévitch étant
installée à Paris, il fait ses études à Louis
Legrand et au lycée de Montaigne. C'est alors qu'un professeur l'oriente
vers la philosophie. De ce fait, il entre en 1922 à l'Ecole Normale
Supérieure où il obtient l'agrégation en 1926. Il y fait
aussi la connaissance d'Henri Bergson qui exerce sur lui une influence
considérable.
Sa thèse sur l'Odyssée de la conscience dans
la dernière philosophie de Schelling est moins évocatrice de
sa pensée que sa thèse annexe sur la Valeur et signification
de la mauvaise conscience où l'éthique qui y est
proposée, est annonciatrice de celle de son Traité des
Vertus de 1949. De 1927 à 1933, il sera enseignant à divers
lieux de Prague. De retour à Paris, il est révoqué par les
lois antisémites dès 1940. Réfugié à
Toulouse avec sa famille, il mène de front la Résistance
parallèlement avec des activités philosophiques. Il sera
profondément marqué non seulement par cette révocation,
mais aussi par la seconde guerre mondiale et plus tard par la déferlante
de mai 1968 en France. Sa pensée sera donc orientée vers la
morale et c'est ainsi qu'il tint une chaire de philosophie morale à la
Sorbonne de 1951 à 1978.
Jankélévitch est l'auteur d'une vingtaine
d'oeuvres philosophiques parmi lesquelles : La mauvaise conscience,
L'ironie ou la bonne conscience (1936), Le mal (1947),
Philosophie première, introduction à une philosophie du presque
(1954), L'austérité et la vie morale (1956), Le
sérieux de l'intention, (1968), Les Vertus et l'Amour
(1970), L'Innocence et la méchanceté (1972), Le
Paradoxe de la
Morale(1981).
TABLE DES MATIERES
DEDICACE..............................................................................i
REMERCIEMENTS 1
INTRODUCTION GENERALE 2
CHAPITRE PREMIER : L'EVIDENCE MORALE 2
I.Aux sources de la pensée de Vladimir
Jankélévitch 2
1.L'influence d'Henri Bergson 2
2.L'influence de la deuxième guerre mondiale
2
3.La déferlante de 1968 3
II.La conscience morale 3
1.La primauté de la philosophie morale
3
2.Le siège permanent de la moralité :
la conscience 4
3.L'homme est-il ontologiquement un être
moral ? 4
CHAPITRE II : L'AMOUR COMME PRINCIPE 6
ULTIME DE LA MORALE 6
I.Paradoxes de l'amour 6
1.« Vivre pour l'autre, quel que soit cet
autre » 6
2.« Vivre pour l'autre, à en
mourir » 7
3.L'option morale : le tout-ou-rien 7
4.« Faire tenir le maximum d'amour dans le
minimum d'être » 8
II.Causalité circulaire de l'homme moral
8
1.Pour aimer, il faut être 8
2. Pour être, il faut aimer 9
'
3. La notion de l'amour pur 9
CHAPITRE III : IMBRICATION DES PARADOXES DE LA
MORALE DANS LA NOTION DU DROIT ET DU DEVOIR MORAL 11
I. L'universalité des droits et devoirs
11
1. Objectivité et subjectivité des droits
11
2. Objectivité des droits, subjectivité des
devoirs 11
II. La Morale de la volonté agissante
11
1.Caractère asymétrique du devoir moral
11
2.La morale de l'intention bienfaisante 12
CHAPITRE IV : PORTEE PHILOSOPHIQUE ET PERSPECTIVE
CRITIQUE 13
I.Portée de la pensée morale de
Jankélévitch 13
1.Primauté de la morale 13
2.Pour une revalorisation de l'amour dans le monde actuel
14
II.Perspectives critiques 14
1.La morale de Jankélévitch : une
morale du sentiment ? 14
2.Ambiguïté de la morale asymétrique
15
CONCLUSION GENERALE 15
BIBLIOGRAPHIE 16
Annexe 20
TABLE DES MATIERES 21
* 1 _ JANKELEVITCH V., Le
paradoxe de la morale, Paris, Seuil, 1981, p. 7.
* 2 _ SCHLEIERMACHER F.,
Herméneutique, trad. et introduction de Mariama Simon,
Génève, Labor et Fides,
1987, p. 170.
* 3 _ JANKELEVITCH V., Henri
Bergson, Paris, Quadrige / PUF, 1959, pp. 36-37.
* 4 _ Ibid., p. 3.
* 5 _BEAUDUC L., Une vie en
toute lettre, Liana Lévi ,http://philo_be-vladimir
Jankélévitch à travers le
pardon.htlm.
* 6 _ Ibid.
* 7 _ JANKELEVITCH V.,
L'austérité et la vie morale, Paris, Flammarion, 1956,
p. 6.
* 8 _ Ibid., p. 7.
* 9 _ JANKELEVITCH V., Le
paradoxe de la morale, op. cit., p. 7.
* 10 _ Ibid.,
p. 7.
* 11 _ Ibid.,
p. 8.
* 12 _ LEVINAS E.,
Totalité et infini, Essai sur l'extériorité,
Paris, Martinus Nijhoff, 1971, p. 36.
* 13 _ JANKELEVITCH V., Le
paradoxe de la morale, op. cit., p.8.
* 14 _ NDEH D., Cours de
philosophie morale, philosophât de Kouékong, 2006-2007,
inédit.
* 15 _ Ibid.
* 16 _ Ibid.
* 17 _ Ibid.
* 18 _ FOLSCHEILD D.,
FEUILLET-LE MINTIER B., MATTEI J.-F., Philosophie, éthique et droit
de la
médecine,
sous la direction de J.-F. MATTEI, Paris, PUF, 1997, p. 18.
* 19 _ JANKELEVITCH V., Le
paradoxe de la morale, op.cit., p. 8.
* 20 _ DESCARTES R.,
Discours de la méthode, les intégrales de la
philosophie, Paris, Fernand Nathan, 1981,
p. 55.
* 21 _ JANKELEVITCH V., Le
paradoxe de la morale, op.cit., p. 10.
* 22 _ Ibid.,
p. 10.
* 23 _ Ibid.,
p. 12.
* 24 _ Ibid., p.
15.
* 25 _ Ibid.,
p. 13.
* 26 _ Ibid.,
p. 12.
* 27 _ Ibid.,
p. 34.
* 28 _ Ibid.,
p. 112.
* 29 _ MAGGIORI R.,
http://philo_be-vladimir Jankélévitch à travers le pardon.
htlm.
* 30 _ JANKELEVITCH V., Le
paradoxe de la morale, op. cit., p. 49.
* 31 _ LALANDE A.,
Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1962,
p. 46.
* 32 _ Nouveau Larousse
Encyclopédique, vol. 2, Paris, Larousse, 1994, p. 1197.
* 33 _ JANKELEVITCH V., Le
paradoxe de la morale, op. cit., p. 41.
* 34 _ Ibid., p.
40.
* 35 _ Ibid., pp.
40-41.
* 36 _ Ibid., p.
39.
* 37 _ Ibid., p.
42.
* 38 _ Ibid., p.
42.
* 39 _ Ibid., p.
43.
* 40 _ LEVINAS E., Ethique
et infini. Dialogue avec Philippe Nemo, Paris, Fayard/Culture,
1982, pp. 94-95.
* 41 _ JANKELEVITCH V., Le
paradoxe de la morale, op. cit., p. 49.
* 42 _ Ibid., p.
49.
* 43 _ Ibid.,
pp. 40-41.
* 44 _ Ibid., p.
48.
* 45 _ JANKELEVITCH V.,
L'austérité et la vie morale, op. cit., p.
244.
* 46 _ Ibid., p.
38.
* 47 _ JANKELEVITCH V., Le
paradoxe de la morale, op. cit., p. 53.
* 48 _ Ibid., p.
50.
* 49 _ Ibid., p.
52.
* 50 _ Ibid., p.
54.
* 51 _ Ibid., p.
53.
* 52 _ JANKELEVITCH V., Les
vertus et l'amour, volume 1, Paris, Flammarion, 1986, p. 38.
* 53 _ JANKELEVITCH V., Le
paradoxe de la morale, op. cit., p. 55.
* 54 _ JANKELEVITCH V.,
L'austérité et la vie morale, op. cit.,
p. 246.
* 55 _ JANKELEVITCH V., Les
vertus et l'amour, op. cit., p. 82.
* 56 _ Ibid.,
p. 285.
* 57 _ SAINT AUGUSTIN,
Sermon 69, I (P. L., 38, col. 441): l'humilité, cite
par JANKELEVITCH V. in Les vertus et l'amour, op. cit.,
p. 287.
* 58 _ JANKELEVITCH V., Les
vertus et l'amour, op. cit., p. 82.
* 59 _ JANKELEVITCH V., Le
paradoxe de la morale, op. cit., p. 150.
* 60 _ Ibid.,
p. 143.
* 61 _ JANKELEVITCH V., La
mort, Paris, Flammarion, 1977, p. 6.
* 62 _ Ibid.,
p. 7.
* 63 _ JANKELEVITCH V., Le
paradoxe de la morale, op. cit., p. 123.
* 64 _ Ibid.,
p. 121.
* 65 _ WAHL J., Etudes
kierkegaardiennes, nouvelle éd., p. 614, Cité par
JANKELEVITCH J. in Le
paradoxe de la morale, op.
cit., p. 121.
* 66 _ JANKELEVITCH J., Le
paradoxe de la morale, op. cit., p. 74.
* 67 _ Ibid.,
p. 132.
* 68 _ Ibid.,
p. 132.
* 69 _ Ibid., p.
132.
* 70 _ Cf. PLATON,
Le Banquet, Agathon, 195 a, c.
* 71 _ JANKELEVITCH V., La
mort, op. cit., p. 8.
* 72 _ Cf. PLATON,
Le Banquet, Diotime, 203 d.
* 73 _JANKELEVITCH V., Le
paradoxe de la morale, op. cit., p. 135.
* 74 _ Ibid.,
p. 133.
* 75 _ Ibid.,
p. 134.
* 76 _ Ibid.,
p. 89.
* 77 _ Ibid., p.
149.
* 78 _ LALANDE A.,
Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op.
cit., p. 225.
* 79 _ JANKELEVITCH V., Le
paradoxe de la morale, op. cit., pp. 155-156.
* 80 _ Ibid., p.
157.
* 81 _ Ibid.,
pp. 159-160.
* 82 _ Ibid.,
p. 161.
* 83 _ Ibid.,
p. 162.
* 84 _ Ibid., p.
163.
* 85 _ Ibid.,
p. 163.
* 86 _ JANKELEVITCH V.,
Les vertus et l'amour, op. cit., p. 7.
* 87 _ JANKELEVITCH V., Le
paradoxe de la morale, op. cit., p. 167.
* 88 _ Ibid.,
p. 168.
* 89 _ Ibid.,
p. 169.
* 90 _ Ibid.,
pp. 168-169.
* 91 _ Ibid.,
p. 177.
* 92 _ KANT E., Fondement
de la métaphysique des moeurs, Trad. Hatier, Paris, Hatier, 1963,
p.16.
* 93 _ JANKELEVITCH V.,
Henri Bergson, op. cit., p. 292.
* 94 _KWAME NKRUMAH, Le
consciencisme, Paris, Payot, 1965, pp. 119-120, cité par
AZOMBO-MENDA S.,ENOBO KOSSO M., Les philosophes africains par les
textes, Paris, Fernand Nathan, 1978, p. 43.
* 95 _ JANKELEVITCH V., Le
paradoxe de la morale, op. cit., p. 183.
* 96 _ JANKELEVITCH V.,
Henri Bergson, op. cit., p. 295.
* 97 _ JANKELEVITCH V., Le
paradoxe de la morale, op. cit., p. 187.
* 98 _ EPICURE, Lettres et
Maximes, Trad. Marcel Conche, Paris, PUF,
« Épiméthée », 1987, p. 191.
* 99 _ RICOEUR P.,
Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 203.
* 100 _ BERGSON H., Les
deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1955, p.
27.
* 101 _ BARAQUIN N., LAFFITTE
J., Dictionnaire des philosophes, Paris, Armand Colin, 2002, p.
162.
* 102 _ JANKELEVITCH V.,
Le paradoxe de la morale, op. cit., p. 9.
* 103 _ BARAQUIN N. et
alii, Dictionnaire de philosophie, Paris, Armand
Colin, 2005, p. 229.
* 104 _ Ibid.,
p. 229.
* 105 _ JANKELEVITCH V.,
Le paradoxe de la morale, op. cit., pp. 7-10.
* 106 _ Ibid.,
p. 47.
* 107 _ Ibid.,
p. 63.
* 108 _ Ibid.,
p. 154.
* 109 _ BARAQUIN N., LAFFITTE
J., Dictionnaire des philosophes, op. cit., p.
162.
* 110 _ KANT E.,
Fondements de la métaphysique des moeurs, op. cit., p.
12.
* 111 _ EPICURE, Lettres
et Maximes, op. cit., p. 191.
* 112 _ PLATON, Le
Banquet, Phèdre, Trad. Emile Chambry, Paris, Flammarion,
1992, p. 25.
* 113 _ JANKELEVITCH V.,
L'austérité et la vie morale, op. cit, p.
87.
* 114 _ SARTRE J.-P.,
L'être et le néant : essai d'ontologie
phénoménologique, Paris, Gallimard, 1946, p.,
74.
* 115 _ Dictionnaire
universel, Paris, Hachette/ Edicef, 2002, p. 1106.
* 116 _ JANKELEVITCH V.,
Le paradoxe de la morale, op. cit., p. 161.
* 117 _ RICOEUR P.,
« Approche de la personne », in Esprit,
mars-avril, 1990, n° 160, p. 116, cité par OUM OUM J. S. P. in
La petite éthique de Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre. Un
essai de définition de l'éthique contemporaine,
mémoire de fin de cycle philosophât de Bafoussam, année
académique 2003-2004, inédit.
* 118 _ JANKELEVITCH V.,
Le paradoxe de la morale, op. cit., p. 150.
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