· 1. La question
de la spécificité de la dignité
« supérieure » de l'Homme
L'Homme possède quelque chose de noble, qui fait de lui
une espèce spécifique parmi tant d'espèces qui existent
dans la nature. « En vérité, l'homme ne se trompe pas
lorsqu'il se reconnaît supérieur aux éléments
matériels et qu'il se considère comme irréductible, soit
à une simple parcelle de la nature, soit à un
élément anonyme de la cité humaine. Par son
intériorité, il dépasse en effet l'univers des
choses : c'est à ces profondeurs qu'il revient lorsqu'il fait
retour en lui-même où l'attend ce Dieu qui scrute les coeurs et
où il décide personnellement de son propre sort sous le regard de
Dieu » (GS 14). De plus en plus, l'Homme s'affirme par sa
capacité d'organisation sociale. Il a mis en place, pour communiquer,
un outil efficace qu'est le langage articulé. De plus « ... il
jouit de deux prérogatives exclusives et propres à sa
nature : l'intelligence et la volonté libre. Grâce à
l'intelligence, il comprend l'univers et se comprend, étend son
activité aux horizons illimités de l'esprit, sur la voie des
domaines matériel, biologique, scientifique, esthétique, moral,
religieux. [...], il accède non seulement à l'univers sensible,
mais aussi au monde intelligible : il perçoit les valeurs
transcendantes de vérité et de justice »49(*). L'Homme est jusqu'à
nos jours, la seule créature qui se questionne au sujet de sa propre
existence et pose aussi les conditions de possibilité de l'existence
d'un Être suprême : Dieu. « ... L'homme est et
demeure l'être de la transcendance, c'est-à-dire l'étant
auquel l'infini de la réalité, disponible et silencieuse, se rend
durablement présente comme mystère. C'est par là que
l'homme est fait pure ouverture à ce mystère, et c'est ainsi
qu'il est posé devant lui-même comme personne et
sujet »50(*).
La question afférente aux bases de la dignité de l'Homme peut
se poser à plusieurs niveaux. Pour Axel Kahn51(*), d'un point de vue dualiste,
religieux, tout est simple : si l'Homme a été
créé à l'image de Dieu, la question de sa dignité
supérieure est évidente. L'évidence s'impose aussi si de
tout le règne vivant, l'on venait à reconnaitre à l'Homme
seul le fait de posséder une âme (question très
débattue en philosophie). Mais dans une approche moniste et
laïque la question est, en revanche d'une extrême complexité.
Du point de vue, de la vision évolutionniste, l'Homme serait
l'égalité de tous les êtres vivants qui dériveraient
d'une cellule originelle apparue sur la terre il y a environ 3,8 milliards
d'années. Dès lors, la question de la
spécificité de la dignité
« supérieure » de l'Homme se se pose :
Pourquoi, s'il est vrai que tous les êtres vivants sont issus d'une
même cellule originelle (cf. le mot apogonos), certaines
pratiques seraient-elles moralement applicables et sont de fait
appliquées à d'autres êtres vivants, mais
deviendraient-elles illégitimes dans leur application à
l'Homme ? La réponse à cette question fait l'objet d'un
discernement chez Axel Kahn. Il souligne, outre les capacités
intellectuelles, de créativité, l'aptitude au sens moral,
technique et langagier dont jouit l'Homme, le rôle de la
société, mieux de « l'humanisation ». Il
reprend aussi l'affirmation de Karl Marx, à savoir que
« l'Homme est le monde de l'Homme »52(*). Toutefois cette affirmation
ne doit pas amener à la négation de l'individu dans sa
communauté. La capacité qu'a l'être humain de se poser
lui-même la question de sa dignité et de ses droits, en conscience
et en raison, constitue un fondement essentiel de la dignité de l'Homme.
Cette capacité d'auto-projection et d'auto-détermination, comme
sujet de droits et de dignité, se concrétise soit en
« promesse » soit par « transfert ».
Dans l'ordre de la promesse, cette capacité prend en compte le cas de
l'embryon, du foetus, du nouveau-né et, pourquoi pas, du
« non-encore-né » dans certaines cultures. La
promesse veut tout simplement dire que le foetus et l'embryon, qui n'ont pas de
capacité directe de revendiquer leur dignité et leurs droits sont
cependant en attente de le faire, ils en sont la promesse. Dans l'ordre du
transfert, la capacité se révèle au niveau de
l'intersubjectivité, quand les relations ou les traitements
infligés à un alter ego sont perçus comme
l'expression de soi comme être de dignité et de droits.
Au-delà de la recherche des bases de la dignité
de l'Homme, l'une ou l'autre perspective, l'on se rend bien compte que l'Homme
reste une énigme, mieux un mystère! La présence de l'Homme
dans le monde est, en réalité, une trace de la présence
divine dans laquelle toute dignité repose. C'est justement cette
dignité d'essence, en tant qu'elle est fondamentale, et va
au-delà du périssable que procurent les contingences
existentielles53(*), qui
fait l'objet de notre quête dans ce chapitre. Cette dignité, nous
voulons la relire à travers l'être de l'Africain en tant qu'il est
« un homme venant de Dieu ». Il s'agit là d'une
affirmation qui est explicitement formulée dans la tradition africaine.
A ce propos, Bujo écrit: « Dieu est un postulat qu'on ne
remet pas en question, bien qu'on le mentionne assez rarement. On sait une fois
pour toutes qu'il est premier et sans lui rien ne se fait et ne
subsiste54(*)». A
partir de là, les traditions africaines appellent à l'admiration
de la merveille qu'est l'homme. Mais avant d'approfondir ce point, qu'en est-il
de la conception de la dignité de l'homme par le magistère de
l'Église ?
* 49 _ Mudiji Malamba
Gilombe, « Interpellations culturelles et éducation morale de
la jeunesse », in Etudes des Moralistes Zaïrois. Actes
de la deuxième rencontre des moralistes Zaïrois de Kinshasa du 11
au 16 novembre 1985, pp. 129-139.
* 50 _ K. Rahner,
Traité fondamental de la foi. Introduction au concept du
christianisme, Paris, Le Centurion, 1983, p.49.
* 51 _ A. Kahn, Et l'Homme
dans tout ça ? Plaidoyer pour un humanisme moderne,
Paris, Nil, 2002, pp. 63-69.
* 52 _ Cf. A. Kahn, Et
l'Homme dans tout ça ? Op., cit., p.68.
* 53 _ Cf. Jean -Marie
Breuvart « Dignité humaines des souffrants » dans
Le supplément. Revue d'Éthique et théologie
morale, n°191 (1994), pp. 99-129, traitant du « concept
philosophique de la dignité humaine » dans son
évolution historique.
* 54 _ B. Bujo,
Introduction à la théologie africaine, Fribourg, Presse
Universitaire, 2008, p.128.
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