B- Ambivalence socio-culturelle haïtienne et
péripéties fondamentales de l'École.
Le système socio-culturel haïtien a pris naissance
dans un contexte de luttes multiformes. Il s'insère dans la mouvance
d'une acculturation forcée de l'esclave par rapport à la culture
créole et se caractérise par une extraordinaire capacité
de résistance face à un modèle de
déshumanisation.
A mesure que les négriers déversaient dans
l'espace saint-dominguois les flots de migrants brutalement arrachés de
l'Afrique, il se constituait une population servile
hétérogène, compte tenu de ses origines
diversifiées, de plus en plus dense, au fil du temps, et logiquement
ingouvernable.
C'est pour répondre au défi de ce complexe
cheptel humain que les stratèges du colonialisme français
inventèrent un impressionnant appareil de coercition, un cortège
de mesures répressives et un modèle de stratification sociale
référant aux nuances de l'épiderme. Le monopole d'une
paradoxale légitimité devenait alors la propriété
de l'oppresseur.
<< Mieux qu'une hiérarchie, nous dit Aimé
Césaire, la société coloniale était une ontologie.
En haut, le blanc - l'être au sens plein du terme-, en bas, le
nègre, sans personnalité juridique, un meuble ; la chose, autant
dire le rien... »1.
Les futurs dirigeants d'Haïti, héritiers d'un
régime pigmentocratique multiséculaire, se trouvaient
acculés à choisir, malgré eux, entre le système de
valeurs qui servaient d'assises aux oppresseurs, le seul valorisé, et
1 Leon-François Hoffmann. Op.cit, page 42.
celui de la masse opprimée, nettement marginalisé.
C'est à ce dilemme que se réfèrent les données
fondamentales susceptibles d'expliquer la crise d'identité dont souffre,
à la naissance même, le système éducatif
haïtien.
1- Signification historique et problématique du
bilinguisme dans la structuration de
l'École haïtienne.
Nous avons exploité les données d'ordre
terminologique pour appréhender le rôle de l'histoire dans la
formation de tout système social. Le système éducatif
haïtien n'échappe pas à ce déterminisme. Il semble
même s'enraciner si profondément dans les vestiges des
contradictions propres à l'incubation de notre Etat que son
émersion reste encore purement virtuelle.
Acceptant le poids de l'héritage du modèle
colonial esclavagiste, et ne trouvant aucune idée plus originale pour
combattre la mise en quarantaine de la communauté internationale, les
nouveaux dirigeants d'Haïti choisirent d'organiser l'Etat en s'inspirant
du modèle européen. « L'énorme majorité des
haïtiens ne parlaient que créole, mais on conserva la langue
française ; l'énorme majorité ne pratiquaient que le
vodou, mais la religion catholique devint la religion officielle. Le code
Napoléon, le système éducatif français, les
structures administratives élaborées en métropole furent
adoptées en bloc. Dans la vie publique comme dans la vie privée,
on calqua une organisation et une manière de vivre qui n'avaient
à la rigueur de sens que pour l'infime minorité de ceux qui
détenaient le pouvoir »1. C'est ainsi que la nation se
retrouve aux prises avec une diglossie. On se sert de la langue pour imposer le
silence à plus de quatre-vingt pourcent des Haïtiens qui ne parlent
pas et ne comprennent pas, ne fût-ce que de façon rudimentaire, la
langue dans laquelle on les gouverne.
La mise en place de cette structure scolaire qui brime la
parole, trouve ses racines dans l'époque coloniale où
l'école jouait le rôle de renforcement de
l'inégalité sociale et aidait au maintient de la stratification.
L'instruction, pendant toute la période coloniale a été
interdite aux esclaves. Mais à l'annonce de la liberté
générale en 1793 la conquête du syllabaire devenait,
pendant un moment, une nécessité pour la conservation de la
colonie à la métropole française. C'est ainsi que
Polvérel imposait même le recours à l'instruction pour
calmer les effervescences du tout nouveau statut social des anciens esclaves.
Jean Fouchard souligne qu'il écrit à la paroisse de
l'Anse-à-Veau qui hésite encore à instruire les esclaves :
« Vous parlez d'effervescence ; j'entends ! C'est
1 Léon-François Hoffmann, Op.cit. Page
42.
l'effervescence des maîtres dont vous me parlez ; moi,
j'ordonne d'instruire les esclaves. C'est le seul moyen d'empêcher une
effervescence plus terrible qui ferait égorger tous les maîtres.
Si je n'apprends pas que vous avez promptement réparé votre
faute, vos têtes m'en répondront »1. Ainsi, si
à un moment donné de l'histoire de la colonie la sauvegarde
jalouse du syllabaire était un acte politique de contrôle et de
maintenance du modèle colonial esclavagiste, à la
déclaration de la liberté, sa diffusion joue la même
fonction de manipulation. L'éducation, en ce sens, ne cesse de jouer le
jeu politique pour la satisfaction des besoins du moment de la classe
dominante. Le souci de Polvérel d'assurer rapidement l'instruction de la
masse répondait à un besoin pressant de maintenir l'esclavage
subjectif dans la colonie, de garder les chaînes mentales qui valident la
supériorité du blanc bien en place. Comme il est mentionné
tantôt, la prise de contrôle générale du gouvernement
de la colonie par Toussaint Louverture, allait normalement impulser un
renouveau dans la quête de l'instruction. Mais la personnalité
même du précurseur l'inclinait à faire des choix
éducatifs dans la lignée du modèle préexistant.
L'historien L. F. Manigat le présente en ces lignes : << Le
Toussaint Bréda du nom de l'habitation d'un colon français de la
partie Nord de Saint Domingue, a passé son enfance, sa jeunesse et sa
maturité, non loin du Cap français, capitale de la colonie, alors
surnommé le Paris de Saint Domingue, et jouissait de la liberté
de fait d'un esclave domestique privilégié, relativement
fortuné pour un noir non affranchi (...) »2. Toussaint
était un nègre créolisé, qui a
intégré les rouages de la culture assimilatrice coloniale
Saint-dominguoise, donc il ne pouvait ne pas considérer la langue de la
classe dominante comme seul vecteur d'humanité. Non seulement il s'est
approprié, malgré lui, le schème de pensée du
colonisateur, mais tout comme ce dernier, il a rejeté en bloc tout ce
qui touchait à la culture de la masse bossale majoritaire. Sa formation
dans la colonie l'empêchait de se concevoir totalement humain sans
être chrétien et francisé. Et, comme le christianisme se
base sur la négation des altérités, il ne pouvait imaginer
de compromis entre les deux manières de voir. C'est ainsi que Toussait
imposait le catéchisme et le syllabaire pour, comme le dit Jean Fouchard
: << tenter de proscrire la primitivité des superstitions et le
dérèglement des moeurs ». L'auteur continue : <<
Toussaint est profondément chrétien. Il bannit les pratiques
superstitieuses, et souvent, pour s'adresser à son peuple, il allait
à l'église et, de la chaire sacrée, prenait Dieu à
témoin de ses efforts. L'idéal de fraternité du
christianisme, la morale chrétienne, ce catéchisme qui fut
caché aux nègres de Saint-Domingue, c'est Toussaint qui
l'enseigne et l'applique (...) »3. Paradoxe flagrant, mais
évidente réalité, dès le départ
l'école héritait des contradictions internes de la
1 Jean Fouchard.Op.cit, page 41. Page 93.
2 L.F. Manigat. Op.cit. Page 39. Page 143.
3 Jean Fouchard. Op.cit. Page 41. Page 95.
société esclavagiste de Saint Domingue,
Toussaint était bien placé pour savoir et apprécier le
rôle de la culture des bossales : le vodou, la langue créole, dans
la lutte pour la liberté, mais la liberté une fois
établie, ce schème culturel fait vite figure de parent pauvre. La
politique diplomatique autonomiste de Toussaint le poussait à être
prudent dans ses choix stratégiques, pour ne pas trop bousculer la
classe dominante blanche et mulâtre qu'il voulait conserver. La
sublimation du modèle de l'ancien maître répondait-t-elle
à un besoin de calmer les esprits sur les desseins de son gouvernement ?
Complexe question. Mais Toussaint, le précurseur, a choisi de conserver
fermement la religion catholique comme seul et unique représentation de
Dieu admise dans la colonie. Les élites dirigeantes pendant toute notre
histoire n'ont fait que reproduire, et de manière souvent plus radicale,
le choix éducatif de Toussaint. Ainsi, la structuration de l'espace
éducatif de la nouvelle nation allait être le terrain des luttes
d'influence implicite où le christianisme, le vodou, le français,
le créole s'affrontent, mais toujours à la perte de la masse,
historiquement marginalisée.
2-Evangélisation, oppressions, vodou et luttes
d'influence dans la structuration de l'espace socio-éducatif
haïtien.
Le foetus du système éducatif haïtien fut
victime de malformation. Porteurs de gènes pathologiques d'un
modèle de société basée sur la duperie et la
duplicité, il se trouva sous l'emprise d'un cynique conditionnement de
telle sorte que l'École haïtienne nouveau-née était
drapée de luttes idéologiques, de conflits entre les
géniteurs, les clans, les castes, les classes, les compartiments
ethno-raciaux menacés de reproduire, sous d'autres formes, le
modèle colonial esclavagiste. Après avoir émis ses
premiers vagissements à l'aube de la proclamation de
l'indépendance nationale, notre système éducatif,
traumatisé dans sa conformation, portait l'empreinte de profondes
contradictions et de la douleur du martyre.
L'école, comme il est expliqué dans les
chapitres précédents, a toujours été dans la
colonie, que ce soit avant ou après la proclamation de la liberté
générale, un espace privilégié
d'évangélisation. On ne concevait pas l'éducation sans la
christianisation, et cette dernière ne fonctionne pas sans oppression,
car elle jouait un rôle de remodelage, de reformatage de la conscience.
C'est ainsi que l'école s'est transformée en un espace de lutte
où se confrontent sui generis deux schèmes culturels religieux
distincts. En apparence, toutefois, ce litige laisse
l'impression d'être institutionnellement et
historiquement résolu. Déjà, l'article trois du code noir
stipule : << Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront
baptisés et instruits dans la religion catholique, apostolique et
romaine >>. L'article deux accentue : << Qu'il est interdit tout
exercice public d'autre religion que de la catholique... >>. Cependant,
le vodou a pris naissance dans un contexte de résistance, et sa
structuration interne lui donne une capacité d'absorption énorme
pour contrer les agressions du christianisme. C'est ainsi que l'église
catholique même sert de lieu de culte du vodou, le sacrément du
baptême est reçu avec un certain enthousiasme par les esclaves.
Laënnec Hurbon dans le livre << Les mystères du vaudou
>> présente un tableau de Rose-Marie Desruisseaux
accompagné des mots d'un critique haïtien donnant ses points de vue
sur la toile: << Le baptême censé cautionner l'esclavage,
renforçait le dispositif des croyances et de pratiques du vodou. Les
esclaves le recevaient de trois à six fois, tant pour eux il signifiait
un accroissement de pouvoirs magiques (...) >>1, l'auteur
renforce que << l'interdit jeté sur les traditions religieuses
africaines se trouve déjoué par la pratique même
obligatoire du christianisme. L'esclave investit le culte des saints, les
sacrements, les processions et toutes les grandes fêtes liturgiques ; il
en fait un dispositif protecteur des croyances africaines >>. Aussi
est-il que de manière superficielle, l'école ne semble couver
aucune contradiction, aucune lutte d'influence, car le vodou garde le statut
d'opprimé de ses tenants, il n'a jamais cherché à
contester la place d'aucun autre système religieux, il a fini par se
créer un monde en marge et à travers les autres systèmes.
Mais, c'est mal compter avec les autres schèmes religieux qui ne
rêvent que de l'élimination totale du vodou, ce qui explique les
différents << campagnes antisuperstitieuses >> qui ont
jalonné toute notre histoire de peuple. Dans le livre << Le statut
du vodou et l'histoire de l'anthropologie >>2, L. Hurbon
rapporte qu'en effet le vodou fut victime de plusieurs vagues de
persécutions (1864, 1896,1941) tentant à son éradication
immédiate et complète, sous prétexte qu'il constitue
<< une tare africaine >>. Et l'école a toujours
été un espace privilégié, une arène
où s'affrontent les différentes tendances. Historiquement, elle a
joué un rôle de rupture, de séparation entre la famille et
l'apprenant. Un lieu où ce dernier apprend à être autre,
à inférioriser le schème culturel ancestral. Conflit,
dilemme, aliénation ! L'élève parfois se bute sur des
obstacles d'adaptation insurmontable : << Dois-je considérer ma
mère comme loup-garou ? >>3 questionne un
élève de la quatrième année fondamentale par
rapport aux prises de possession auxquelles est sujette sa mère.
L'élève parfois entraîne ses parents dans une
multiplicité de litiges et de
1 L. Hurbon. Les mystères du vodou.
Éditions Gallimard, Paris, 1993. Page 22.
2 L. Hurbon. Le statut du vodou et l'histoire de
l'anthropologie. Une partie du texte trouvé dans le texte du cours
<< Culture et société en Haïti >> de la
Faculté des Sciences Humainse. Page 250.
3 Monclair Frantz. Education formelle et
société à Baconnois. (Mémoire de sortie
à L'Unioversité Aotonome de Port-au-Prince. 10 juillet 2002. Page
20
débats épineux « J'ai envoyé mon
enfant à l'école pour être éduqué non pour
être évangélisé », martèle un
père voudouisant à Baconnois, face à l'option d'un
directeur d'école enclin à inculquer des principes
chrétiens à son fils, rapporte Monclair Frantz1 dans
son mémoire de sortie à l'Université autonome de
Port-au-Prince. Si l'école s'est constituée comme impasse
obligée de mobilité sociale dans nos sociétés
d'aujourd'hui, en Haïti son accès est semé d'embûches
de toutes sortes pour bloquer le passage à la masse. Les bienheureux qui
réussissent à enjamber les hauts barbelés se trouvent dans
une sorte de purgatoire où ils apprennent à se «
dégrossir » de tout schèmes de pensée et de
manière d'agir propre au peuple. Un processus non exempt de violence,
qui demande un profond reniement de la part de l'apprenant. Mais c'est l'une
des conditions sine qua non pour se tailler une place dans la
société et se laver un peu de la stigmatisation instituée
par l'élite et parfois intériorisée par les victimes. Le
vodou n'a jamais été considéré comme faisant partie
de la conscience collective du peuple en tant que religion et culture, donc
digne d'être analysé, respecté, et ayant le droit d'avoir
sa place dans la partie du curriculum réservé à
l'étude des religions et cultures.
1 Ibid Page 20
DEUXIÈME PARTIE
Maturation et complexification identitaire de
l'École haïtienne. (De la naissance d'Haïti, Etat-
Nation aliéné, à nos jours). (1804 - 2009)
CHAPITRE 3 Le poids de l'aliénation
dans le patrimoine historico-éducatif haïtien.
Dans les deux premiers chapitres, nous avons essayé de
remonter les filières de l'histoire pour sonder les racines coloniales
de notre système éducatif dans la perspective de comprendre les
rouages de fonctionnement de cette machine à former des êtres
aliénés. L'aliénation, dans le sens que nous le concevons,
est un construit historique, un produit de l'aventure ethnocide dans laquelle
furent embarqués les infortunés du commerce triangulaire,
contraints à l'ingurgitation des théories racistes et
ethnocentristes de l'occident colonisateur. C'est ainsi que la fameuse
proclamation de l'indépendance qui a rompu les chaînes de
l'esclavage n'a pas réussi à rompre les chaînes mentales
invisibles et subtiles qui tout au long de la période coloniale ont
servi d'assise et de toile de fond au théâtre de l'enfer
Saint-Dominguois. Après les guerres pour l'indépendance, une
autre forme de lutte allait s'installer au coeur du jeune Etat. L'élite,
minoritaire, mais historiquement privilégiée, s'est
dressée contre le reste de la nation au travers de son engagement
à maintenir le statu quo. De cette option naquirent les
difficultés de concevoir un modèle éducatif
répondant aux aspirations de la masse. Dans ce chapitre nous aurons
à présenter la configuration socio-éducative de
l'après-indépendance d'Haïti et à étudier les
facteurs qui ont fait de notre école l'un des plus performants vecteurs
de l'aliénation culturelle dans la société.
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