UNIVERSITÉ ADVENTISTE D'HAÏTI
FACULTÉ DES SCIENCES DE L'ÉDUCATION, DES LETTRES
ET DES ARTS OPTION SCIENCES SOCIALES
MISE EN PLACE DES STRUCTURES ET PROBLÉMATIQUE
FONCTIONNELLE DE L'ÉCOLE HAÏTIENNE.
APROCHE CRITICO-ANALYTIQUE D'UN SYSTÈME ALIÉNANT
D'ÉDUCATION DE 1492 À NOS JOURS.
MÉMOIRE PRÉSENTÉ PAR RIDORÉ
KATHIA
EN ACCOMPLISSEMENT PARTIEL DES EXIGENCES ACADÉMIQUES
POUR L'OBTENTION DU GRADE DE LICENCIÉE EN SCIENCES DE
L'ÉDUCATION
DIRECTEUR DE RECHERCHE : PROFESSEUR RICHARD
JEAN-MICHEL PORT-AU-PRINCE, HAÏTI Juin 2009
REMERCIEMENTS
Ce travail de recherche est rendu possible grâce au
support financier de la FOKAL (Fondasyon konesans ak libète).
La réalisation de ce travail de recherche ne serait pas
rendue possible sans l'appui et le support d'un nombre important de gens. Il
serait impossible d'afficher tous leurs noms ici, mais nous voulons qu'ils
sachent que chaque ligne de ce travail s'imprègne de leur
pensée.
Je tiens à rendre un hommage spécial à Dr
Jean-Michel RICHARD, non pas seulement parce qu'il est le directeur du
mémoire, mais également parce que, pendant tout ce cycle
d'études, il s'est mis corps et âme à la disposition de
tous les étudiants, sans jamais rien attendre en retour. Nous tenons
à lui exprimer notre gratitude et à lui dire qu'il a une place de
choix dans le coeur de chaque étudiant de la faculté de Sciences
de l'Éducation de l'UNAH.
Il serait impossible de faire abstention du nom de M.
Frénels CHARLES dans la partie réservée aux remerciements
dans les mémoires de cette Université. M. Charles est à la
fois le doyen, le guide, le conseiller, l'ami de tous les étudiants,
quelque soit leur faculté.
En rédigeant cette partie, toute ma pensée se
tourne vers mes parents, Mme Dieula FRANÇOIS, M. Jean Rigot
RIDORÉ, et mon frère Maurice RIDORÉ, qui n'ont
cessé de me procurer encouragement, amour, aide financière, de
mon enfance jusqu'aujourd'hui encore.
Remerciements également à Professeur Élie
JEAN-RÉNOL qui nous a reçue et conseillée au cours de la
rédaction de ce travail, et à Pierre Richard FRANCISQUE, pour ses
encouragements, ses suggestions et conseils et surtout son affection qui nous a
aidé à parcourir ce long cheminement.
Tout le corps professoral, les responsables et les
étudiants de l'Université Adventiste d'Haïti sont vivement
remerciés, et également tous les amis de la Faculté de
Sciences Humaines.
Merci à toutes et à tous, et encore à la
FOKAL, qui a financé une bonne partie de nos
études.
AVANT-PROPOS
Ce travail de recherche se veut plus qu'un simple exercice
académique pour l'obtention du grade de licenciée en Sciences de
l'Éducation.
En procédant à l'analyse critique de notre
système éducatif, nous touchons à l'une des bases de
fonctionnement de notre État-nation, car à travers ses
institutions de reproduction sociale la nation forme ses ressources humaines
pour la prise en main de la chose publique.
Le patriotisme, la conscience nationale, l'identité
socio-culturelle ne sont pas innés. Ils sont créés par la
nation à l'intérieur des institutions responsables de
l'éducation et de la formation du peuple, où l'école, de
nos jours, a une place centrale. Alors, si à travers nos écoles
nous sommes incapable de former des personnes aptes à prendre en main la
chose collective, il est temps pour nous de questionner les fondements de cette
institution, pour voir dans quelle mesure elle contribue à notre
faillite sociale.
A travers les recommandations que nous avons
suggérées, cette recherche constitue un outil de réflexion
pour initier la pensée de la mise en place par la classe populaire d'une
école alternative, dans une perspective de changement social global, une
progression vers un autre système éducatif et, pourquoi pas, une
autre société.
Nous formulons le voeu que ce travail serve de catalyseur, en
poussant d'autres chercheurs à se pencher et à approfondir la
problématique de l'aliénation culturelle et sociale dans le
système éducatif haïtien.
TABLE DES MATIERES
- Remerciements ii
- Avant-propos iii
- Table des matières i - ix
EXPOSÉ LIMINAIRE
1-
|
Importance du travail de recherche
|
10
|
2-
|
Problématique du travail de recherche
|
11
|
3-
|
Particularités méthodologiques du travail de
recherche
|
15
|
4-
|
But et délimitation du travail de recherche
|
21
|
|
INTRODUCTION
|
|
1-
|
Éducation, culture, nation, Etat, et
société.
|
|
|
Importance et problématique fonctionnelle des
systèmes d'éducation. 22
2- Indissociabilité de l'Éducation et de
l'État. L'École : espace politique par excellence. 24
PREMIÈRE PARTIE
Genèse, structure et problématique
fondamentale de l'École haïtienne.
(1492 - 1804)
CHAPITRE PREMIER
Le malaise génétique de l'École
haïtienne. 29
A- Potentialité des socio- cultures amérindiennes
et problématique d'un génocide. 30
1-Signification historique de l'anéantissement des
aborigènes d'Haïti. 34
2-Contradictions épistémologiques du colonialisme
espagnol et difficultés de gestion d'un modèle socio-
éducatif opportuniste. 36
B-Problématique de l'École coloniale
française. 39
1- L'organisation et la répartition de l'instruction dans
la société de Saint-Domingue 41
2-Violences, idéologie pigmentocratique et discriminations
fondamentales de l'enseignement.
43
3-Profondeurs et problématique de « l'Académie
marron ». 46
CHAPITRE 2
Le modèle colonial esclavagiste français
dans la conscience historique haïtienne. 50
A- Stratégie de l'oppression coloniale et perversions de
l'âme haïtienne. 51
1-Eclairage terminologique de la conscience historique. 52
2-La problématique de la diffusion des valeurs
religieuses dans le modèle éducatif colonial français.
53
3-Les dichotomies de l'âme haïtienne. 61
B- Ambivalence socio- culturelle haïtienne et
péripéties fondamentales de l'École. 65
1-Signification historique et problématique du bilinguisme
dans la structuration de l'École haïtienne.
66
2-Evangélisation, oppressions, vaudou et luttes
d'influence dans la structuration de l'espace socio- éducatif
haïtien. 68
DEUXIÈME PARTIE
Maturation et complexification identitaire de
l'École haïtienne.
(De la naissance d'Haïti, Etat- Nation aliéné,
à nos jours). (1804 - 2009)
CHAPITRE 3
Le poids de l'aliénation dans le patrimoine
historico- éducatif haïtien. 72
A- Les difficultés de conception d'un modèle
éducatif haïtien. 73
1-Les particularités conjoncturelles du fonctionnement de
l'Etat haïtien dans les premières décennies du XIXème
siècle. 74
2-Trahison d'un projet de rédemption collectif,
hypothèque du pouvoir politique et rupture de l'unité nationale.
77
3-L'Éducation dans la hiérarchie des
préoccupations du jeune Etat d'Haïti 80
B- Les dérives de l'élaboration d'un modèle
éducatif haïtien. 83
1-Eclairage notionnel de l'aliénation et du patrimoine
historico- éducatif. 83
2-Contradictions ethno- culturelles, malaise linguistique et
entraves de la conception d'un modèle éducatif haïtien.
87
CHAPITRE4
Conflits idéologiques, querelles partisanes et
interventions impérialistes dans la dynamique de l'École
haïtienne. 93
A- Les élites haïtiennes aux prises avec le complexe
problème de l'éducation. 94
1-La notion d'élite nationale. 94
2-Les conflits idéologiques et leur empreinte sur
l'École haïtienne. 98
3-Des ambitions de l'école christophienne à
l'obscurantisme de Boyer. 100
4-Défaitisme des élites et poussée des
options démagogiques. 106
B- L'éducation haïtienne au XXème
siècle. 113
1-Le drame de l'intromission impérialiste dans l'espace
éducatif haïtien. 113
2-L'éveil de la conscience haïtienne, percée
de l'indigénisme et questionnement sur l'identité nationale
haïtienne. 117
3-Les actions collectives d'étudiants haïtiens.
120
4-Le malaise fonctionnel des écoles rurales et urbaines.
123
5-Les dérives de la démocratisation scolaire
haïtienne. 125
TROISIÈME PARTIE
Dimensions et perspectives d'une
régénération de l'école haïtienne.
CHAPITRE 5
La potentialité transformationnelle de
l'École haïtienne. 131
A- Les facteurs de continuation de la dérive du
système éducatif haïtien. 131
1-Les racines politico-économiques des courants du
négativisme dans le corps éducatif haïtien, et la mise en
place de la réforme. 132
2-La réforme aujourd'hui et plus de deux siècles
d'une aliénation continue. 138
B- Le système éducatif haïtien et le
sous-développement. 144
1-Discours mystificateurs d'une éducation
développementiste. 144
2-Système éducatif, aliénation et
patriotisme 145
3-Les limites de toutes actions visant la transformation d'un
système aliénant d'éducation haïtien.
147
CHAPITRE 6
Exigences et perspectives d'une éducation
populaire haïtienne. 149
A- La nécessité d'une conscientisation populaire.
150
1-Importance de la prise de conscience dans un projet de
transformation sociale. 151
2-Spécificité d'une transformation sociale
haïtienne. 153
B- La mise en place d'une école alternative. 155
1-Une école haïtienne axée sur la
réalité nationale. 156
2-Une école haïtienne dynamisée par un
programme et une pédagogie soucieux de répondre aux besoins
d'ordre national. 157
3-Une école haïtienne ouverte sur la
réalité mondiale. 163
4-Des enseignant(e) s engagés au service de
l'éducation haïtienne. 165
CONCLUSION
1-L'École haïtienne au coeur d'une
problématique éducationnelle. 167
2-La nécessité d'une lutte permanente au profit du
changement structurel et du bien- être collectif.
169
Glossaire. 171-175
Bibliographie 176-179
Résumé 180
LISTE DES TABLEAUX
Tableau I : Écoles nationales sous
Christophe. (Éventail d'histoire vivante. L. F. Manigat. TomeI)
Tableau II : Comparaison des taux de
scolarisation
(Années 1953-54 1971 et 1982).
(Tiré du texte de Charles Tardieu. L'éducation en Haïti de
l'époque coloniale à nos jours.
Tableau III : Sphères d'influences
étrangères sur le système d'enseignement. (Tiré du
texte de Charles Tardieu. L'éducation en Haïti de l'époque
coloniale à nos jours.
LISTE DES FIGURES
Figure 1 : « Les Espagnoles attaquent un
campement indien ». Gravure de Théodore de Bry. (Tiré du
livre d'Odette Roy Fombrun. L'Ayiti des Indiens. Éditions H. Deschamps
1992. Page 114).
Figure 2 : « Les Espagnoles contemplesnt
l'odieux massacre d'Indiens, dévorés par des chiens ».
(Tiré du livre d'Odette Roy Fombrun. L'Ayiti des Indiens.
Éditions H. Deschamps 1992. Page 115).
RÉSUMÉ
Deux questions ont amorcé nos réflexions sur ce
thème :
- Le système éducatif haïtien, plus
particulièrement l'école haïtienne, a-t-il joué au
cours de l'histoire son rôle de construction et de renforcement de la
conscience nationale et de l'identité socio-culturelle du peuple
haïtien ?
- L'École Haïtienne n'est-elle pas un instrument
d'aliénation qui freine l'auto-détermination du peuple en le
figeant dans un complexe d'infériorité face à son
identité socio-culturelle ?
Une première recension des écrits nous a
emmenée à formuler l'hypothèse stipulant que : «
L'historique du système éducatif haïtien montre qu'il
n'y a pas de rupture entre les valeurs aliénantes qui étaient
à la base du système colonial esclavagiste et le système
éducatif d'aujourd'hui ».
La recherche est inscrite dans le cadre théorique des
courants marxiste et bourdieusien qui perçoivent l'éducation
comme vecteur de reproduction des inégalités sociales et des
rapports de production aliénants propres au système
capitaliste.
Pour arriver à la vérification de
l'hypothèse, nous avons effectué une analyse profonde et critique
des documents qui ont présenté la configuration et la
structuration du modèle colonial esclavagiste, et des études sur
l'évolution historique du système éducatif. Dans
l'objectif principal de mettre en lumière les racines historiques de
l'aliénation du système éducatif haïtien et
l'incidence de cette aliénation sur le devenir et
l'auto-détermination du peuple.
EXPOSÉ LIMINAIRE
1- Importance du travail de recherche.
L'école est l'une des institutions de socialisation les
plus importantes. Dans les sociétés d'aujourd'hui, elle a un
rôle central dans la formation socio-intellectuelle des citoyens ; c'est
également une institution à caractère politique qui
assume, assimile un héritage social qu'elle tend à reproduire et
à transmettre. Ainsi, le système éducatif haïtien a
sa base historiquement ancrée dans les rouages de la colonisation
française, ellemême instituée sur les cendres de la
destruction brutale de la société des peaux-rouges.
Le système éducatif de l'époque coloniale
avait comme objectif, selon Paolo Freire dans son livre : « Lettres
à la Guinée-Bissau sur l'Alphabétisation
»1, de « reproduire l'idéologie colonialiste. Cette
éducation cherchait à inculquer aux apprenants la
représentation que se faisait d'eux cette idéologie : celle
d'êtres inférieurs, incapables, pour qui le salut ne pouvait
consister qu'à devenir des « blancs » ou des « noirs
à l'âme blanche », de là, la négation de tout
ce qui est une représentation authentique de la manière
d'être du peuple. L'école coloniale, anti- démocratique
dans ses objectifs, dans son contenu et dans ses méthodes, sans lien
avec la réalité du pays, était, pour toutes ces raisons,
l'école d'un petit nombre, pour un petit nombre et contre la grande
majorité ».
Aujourd'hui encore, cette même idéologie sert de
base à notre système éducatif. Alors, l'idée qu'il
existe une relation importante entre le blocage socio- économique du
peuple haïtien et le modèle éducatif de nos écoles
est assez pertinente. De nos jours, l'école peut être
considérée comme un pilier, un des maîtres à former
les citoyens. Ainsi, l'analyse critique du modèle de pensée, et
des valeurs soutenant historiquement la base du système éducatif
haïtien et jouant un rôle prépondérant dans la
formation de la conscience sociale et de la manière d'être du
peuple, est une étude tout à fait importante pour une nouvelle
façon de penser l'éducation et le développement en
Haïti.
1 Lettres à la Guinée-Bissau sur
l'alphabétisation. Cahiers libres 343. François Masparo.
Page 44
2- Problématique du travail de
recherche.
Dans cette rubrique, nous allons présenter les
différents problèmes soulevés à travers ce
mémoire, et la recension des écrits qui a débouché
sur l'hypothèse de notre recherche.
Le système éducatif haïtien, plus
particulièrement l'école haïtienne, a-t-il joué au
cours de son histoire son rôle de construction et de renforcement de la
conscience nationale et de l'identité socio-culturelle du peuple
haïtien ?
L'École Haïtienne n'est-elle pas un instrument
d'aliénation qui freine l'auto-détermination du peuple en le
figeant dans un complexe d'infériorité face à son
identité socio-culturelle ?
Charles Tardieu, dans sa thèse de doctorat
intitulé « L'éducation en Haïti de la période
coloniale à nos jours (1980) », a présenté un
résumé des travaux consultés sur l'éducation en
Haïti. Il considère que les théories avancées par les
auteurs semblent répondre à trois postulats : «
L'assimilation quasi-mécanique de l'éducation à
l'instruction scolaire publique, ensuite la proposition que cette
éducation, s'adressant aux masses, serait un pré requis au
développement social et économique, et finalement l'idée
que le passage d'une société coloniale à une conjoncture
néo-coloniale implique la mise en place d'un système
d'éducation pour les masses, par les élites
nationalistes ».
L'auteur a conclu que ces genres d'hypothèses,
clairement exprimées ou sous-entendues, auraient conduit à la
conclusion générale de l'inadéquation de «
l'éducation haïtienne » à la réalité
socio-économique (Chancy, 1972 ; D.E.N., 1982), à la formulation
de la thèse du « rachitisme éducatif » (Ollivier, 1972
; Chancy et Pierre-Jacques, 1981) et enfin, à la dénonciation de
l'impasse où l'irresponsabilité des classes dirigeantes aurait
plongé cette éducation haïtienne (Bellegarde, 1938 ;Brutus,
1948 ;Cook, 1948 ;Phifer,1948). Ces hypothèses auraient ainsi
favorisé le peu d`attention accordée aux rôles de la
culture populaire et des autres institutions à vocation
éducationnelle au même titre que l'école et en parfaite
complémentarité de celle-ci, toujours selon l'auteur.
Avant de présenter notre analyse de ces points de vue de
Tardieu1, nous tenons à exposer la façon dont il a
différencié les écoles de pensée des auteurs
haïtiens sur l'éducation.
Pour l'auteur, toujours dans le texte précité, les
principales critiques de l'école haïtienne peuvent être
regroupées en cinq grandes écoles de pensée :
1) Historiens et pamphlétaires.
Cette école, la plus ancienne et la plus prolifique,
est la seule qui renseigne sur l'éducation en Haïti avant les
débuts du 20e siècle. Vincent et Lhérisson
(1898), puis Bouchereau (1928), ont compilé et commenté la
législation et la réglementation de l'instruction publique. Bien
avant eux, Ardouin (1956), Madiou (1922), Inginac (1843) et Bonnet (1864) ont
fait état des problèmes et réalisations touchant
l'éducation et l'enseignement en Haïti dans leurs chroniques
historiques.
2) Tenants de l'inadéquation
traditionnelle.
Se réclamant du fonctionnalisme, les tenants de
l'inadéquation reprochent au système scolaire haïtien de ne
pas répondre aux besoins de développement de la
société. Ils parlent donc d'inadaptation de l'école
à la réalité haïtienne et prônent des
réformes du système d'enseignement sans remise en cause
fondamentale des structures socio-économiques et politiques du pays et
du rôle de l'idéologie et de la culture dans la
société. Dans la tentative d'expliquer cette inadéquation
de l'école, ce courant dit fonctionnaliste peut être divisé
en trois courants :
-Idéalistes : Dominé par E. Brutus, qui
pense que les débâcles du système sont dues à la
mauvaise volonté de l'élite de prendre en main l'éducation
de la masse. Donc, pour y remédier il suffit d'une prise de conscience
profonde de cette bourgeoisie.
-Technicistes: Ils prônent une éducation
tournée un peu plus vers le technique pour répondre aux besoins
en mains-d'oeuvres qualifiées de la nation. Ce courant est dominé
par Dartigue, Hubert de Ronceray, etc.
1 Charles Tardieu, Charles.- L'Education en
Haïti. Editions Henri Deschamps, Port-au-Prince, 1989. Page 41
à 43.
-Culturalistes : Ce courant insiste sur la promotion d'une
identité propre à Haïti découlant des origines
négro-africaines du peuple. (Denis et Duvalier, 1949).
3-Tenants de l'inadéquation marxiste.
La lecture marxiste de l'éducation en Haïti met en
cause la structure de classe de la société et rend les
régimes politiques responsables de l'état déplorable de
l'enseignement. (Ollivier, 1972 ; Chancy et Pierre-Jacques, 1982). Selon ces
auteurs, les causes de l'école rachitique « il faut les chercher
dans l'organisation générale de la société qui
produit un enseignement incapable de promouvoir le développement
économique » (Chancy, 1972).
4-Tenants du radicalisme.
Sous cette rubrique, on regroupe trois auteurs (Fouchard,
Apollon et Hurbon). Ces auteurs en question ne sont pas des critiques de
l'enseignement. Ils n'abordent que certains aspects de l'éducation en
Haïti. L'intérêt de ce courant réside dans la place
qui est faite à l'idéologie et plus particulièrement aux
religions comme institution à mission éducative et comme courroie
de transmission de cette idéologie.
5-Les modes non-formel et informel.
Les modes non-formel et informel sont inexistants (selon
l'auteur) dans les écrits traitant de l'éducation en Haïti.
SeulS Moreau de Saint-Méry et Jean Fouchard (1956) font
spécifiquement état de modes de formation différents du
mode formel.
Ces analyses présentées par l'auteur sont assez
pertinentes sur certains points, par sa manière de considérer
l'oeuvre des auteurs qu'ils catégorisent comme Historiens. Elles
renseignent effectivement sur l'histoire de l'enseignement avant
l'indépendance, mais les écrivains mentionnés dans les
autres rubriques comme par exemple E. Brutus, Jn Fouchard, font
également une analyse historique du système. E. Brutus, comme l'a
mentionné l'auteur, a responsabilisé quasi totalement la classe
dominante, et attend une prise de conscience de cette classe pour
remédier aux problèmes de l'éducation en Haïti. En ce
qui a trait au courant marxiste, de nouveaux auteurs, comme Jn Anil L. Juste,
s'ajoutent à ce courant. Ce dernier présente néanmoins une
analyse plus adapté à la réalité parce qu'il ne
responsabilise pas totalement les gouvernements de la crise,
mais porte sa critique sur tout le système et ses rapports
aliénants de classe. Son étude est également historique,
mais une histoire dynamique qui, au lieu de subir les dénouements, les
crée plutôt. Il met l'accent sur l'économie, la politique,
soumis au diktat du capital, qui ne peut de ce fait que produire une
éducation qui prolétarise de plus en plus. Face à ce
constat, il propose, au lieu de tout expliquer par la crise de
l'éducation, de penser plutôt une éducation de la crise. Il
avance qu'une « pédagogie active du travail peut participer au
progrès de l'homme haïtien. Les intérêts des
élèves et étudiants doivent motiver leurs activités
inventives dans le cadre des problématiques sociales et technologiques
haïtiennes, mais leur invention et leur apprentissage se fondent sur le
travail comme protoforme de l'histoire humaine »1. Cette
citation montre qu'il a touché non seulement l'éducation formelle
mais également non-formelle, mais, il faut dire, que son étude
porte plus particulièrement sur l'éducation au niveau
supérieur.
Des textes de Jean Casimir et de Laënnec Hurbon, peuvent
s'ajouter à plusieurs de ces rubriques, qu'elles soient de tendance
culturaliste, radicaliste, ou marxiste. Ils ont entamé des études
historiques, mais portant plus principalement sur des analyses sociologiques du
système éducatif haïtien. Jean Casimir n'a pas d'ouvrage
traitant principalement de l'éducation, mais l'analyse en profondeur
qu'il fait de la société saint-dominguoise est assez
intéressante si l'on veut aborder une étude historique critique
du système éducatif haïtien. Le texte de L.A Joint et
Laënnec Hurbon2 présente une analyse critique du
système éducatif, où l'histoire de la réforme
éducative trouve une place centrale, mais toujours dans une vision
historique et sociologique. Le travail de Jean Fouchard garde son
originalité, car il présente des données non connues
d'autres historiens, et révèle des informations pertinentes pour
la poursuite des recherches historiques sur l'instruction à
l'époque coloniale esclavagiste française. Un autre texte non
mentionné par Tardieu est celui de Odette Roy Fombrun3, qui
n'a pas fait une analyse du système éducatif haïtien. Mais
si, comme l'avance La Belle, « l'éducation est un continuum du
non-formel au formel »4, l'analyse de la société
des indigènes d'Haïti avant le génocide peut aider à
éclairer les lanternes sur le fonctionnement du système
d'aujourd'hui. C. Tardieu peut se situer dans la dernière école
puisque son travail, tout en faisant une analyse historique du système,
se porte plus particulièrement sur le non-formel. Mais, en visant comme
objectif d'influencer le système, au niveau du curriculum et des
méthodes d'enseignement, pour les porter à
1 Tiré du résumé du texte de Jn
Anil Louis Juste. .- De la crise de l'éducation à
l'éducation de la crise en Haïti. Imprimeur II,
Port-au-Prince, 2003.
2 Joint, Auguste, Louis ; Hurbon, Lannec.
Système éducatif et inégalités sociales en
Haïti : Le cas des Écoles Catholiques. Éditions
l'Harmattan. Paris, 2007.
3 Fombrun, R. Odette.- Les Problèmes du
Système Educatif en Haïti. Editions Henri Deschamps, 1989.
4 Cité par Tadieu Page 24.
<< se rapprocher un peu plus de l'espace culturel
éducatif proprement haïtien », et à <<
démonter la nécessité d'intégrer certains aspects
des modèles non-formel et informel au nouveau modèle formel en
cours de réalisation », il rentre de plein pied dans le courant
conformiste-culturaliste. Conformiste, parce qu'il ne remet pas en question
toute la superstructure historiquement établie pour produire une
éducation en crise, et culturalistes, parce qu'il met l'accent sur une
prise en considération des facteurs culturels haïtiens, sans
analyser les antécédents historico-socioéconomiques qui
empêchent leur prise en compte.
Un auteur, négligé dans la présentation
de Tardieu, mais qui a eu une grande importance dans notre premier
dépouillement des documents relatifs à nos problématiques,
est J.P. Mars dont l'ouvrage << Ainsi parla l'oncle », soutient que
les Haïtiens ont une tendance à se concevoir d'une manière
autre qu'ils ne sont vraiment. Il emploie le terme << Bovarysme collectif
», pour expliquer ce phénomène. Un autre auteur, Rodrigue
Jean, dans son texte << Haïti : Crise de l'éducation et crise
du développement », parle d'un déracinement de l'être
Haïtien, quand il analyse un tant soit peu les programmes et les
méthodes d'enseignement. Et, tous les auteurs mentionnés plus
haut dans notre analyse ont mis l'accent sur la non-adaptation du
système d'avec la réalité. Ces approches et les analyses
faites par Jean Casimir sur le fonctionnement de la société
saint-dominguoise, nous ont amené à penser qu'il existe une
liaison entre ce << déracinement et l'histoire du système
éducatif haïtien.
D'où notre hypothèse que :
« L'historique du système éducatif haïtien
montre qu'il n'y a pas de rupture entre les valeurs aliénantes qui
étaient à la base du système colonial esclavagiste et le
système éducatif d'aujourd'hui ».
3- Particularités méthodologiques du
travail de recherche.
Dans cette rubrique, nous allons opérationnaliser les
concepts clefs de l'hypothèse de notre recherche, ce qui nous
emmènera à situer notre travail dans un cadre théorique
donné, pour asseoir enfin ses particularités
méthodologiques propres.
Deux concepts attirent principalement l'attention dans
l'hypothèse mentionnée plus haut : Aliénation (valeurs
aliénantes), et éducation (système éducatif), le
tout lié par la vision d'une analyse historique.
Une anthologie de Marx / Engels sur l'éducation,
l'enseignement et la formation professionnelle ne peut être qu'une
critique. Le titre du texte << Critique de l'éducation et de
l'enseignement », présente clairement leur idéologie sur le
rôle de ces institutions dans la société. Cette critique de
l'éducation, comme l'a été celle de l'économie
politique, est fondée essentiellement sur des critères de classe
soulignant le caractère faussement impartial et objectif de toutes les
institutions existantes qui trouvent finalement leur explication dans
l'économie.
Ontologiquement, selon Jn. Anil1, Marx a reconnu
dans ses oeuvres sur l'éducation, l'indissociabilité de celle-ci
d'avec le travail. Par son travail, l'homme a transformé la nature et
s'est lui-même transformé. Georg Lukacs, dans ce même ordre
d'idées, soutient que les connaissances ainsi produites, sont
accumulées et généralisées à travers
l'éducation, pour la reproduction sociale de l'individu. En ce sens,
nous pouvons commencer à synthétiser la pensée de Marx sur
l'éducation dans cette phrase : << L'école ou l'ensemble
des espaces éducatifs dans le système capitaliste, reproduit et
vise de faire perdurer les rapports de production aliénants,
inégalitaires dans la société ».
<< Dès lors que la séparation entre savoir
et travail est effective dans la société, la base est
jetée pour un essor gigantesque des échanges reposant
sur le mercantilisme. La masse, pauvre et ignorante, peut
désormais se faire duper et escroquer en plus par les riches qui
disposent de tous les ressorts matériels et intellectuels de la
société, dans un monde fondé précisément sur
l'accumulation de la richesse aux dépens d'autrui. La science
elle-même est dès lors vénale et s'achète. C'est un
fétiche, un moyen d'oppression et d'extorsion de plus-value entre les
mains du capitaliste. Elle ne peut, en effet, être au-dessus des
conditions aliénées qui l'ont produite comme sphère
réservée à une petite élite »2.
Marcelle Bergeron3 explique que, pour Marx,
dès lors que l'on traite du problème de la culture, de la
science, des arts et des lettres d'une société, on est dans la
sphère que le marxisme appelle les superstructures qui sont le PRODUIT
de la base économique, c'est-à-dire du travail de la classe
productive que s'approprient les classes privilégiées. Il importe
donc de considérer le produit sous un angle double : d'abord les
articles matériels qui débouchent du procès de travail sur
le marché pour être directement consommés ; ensuite le
produit social indirect, c'est-à-dire la division du travail
suscitée par le mode de production et sur laquelle se greffent les
classes et les superstructures. Cette dissociation croissante dans les
sociétés successives de classe devient toujours plus antagonique,
tandis que l'oppression se fait plus pesante pour les classes
exploitées.
1 Op. Cit. Page 5.
2 Karl Marx, Friedrich Engels. Critique de
l'éducation et de l'enseignement. Paris : François Maspero, 1976.
Page 10.
8 Ibid. Page 12.
9 Op. Cit. Page 5
Dans le courant marxiste, l'éducation, selon les mots
de Jn Anil dans le livre précité, << participe de la
reproduction de la totalité de l'être social. Par l'invention de
signes qui symbolisent la production de connaissances sur la
réalité objective, l'homme accumule des expériences. Ces
dernières doivent êtres transmises à chaque
génération et servir de point de départ à
l'invention ou à la reconstruction de nouvelles connaissances, au fur et
à mesure que de nouveaux problèmes se posent à la
reproduction sociale >>1.
Cette conception de l'éducation comme <<
reproduction sociale >>, s'est transmutée dans les oeuvres des
auteurs tels Pierre Bourdieu. Bourdieu est l'héritier de la sociologie
classique, dont il a synthétisé, dans une approche
profondément personnelle, la plupart des apports principaux.
Ainsi, de Max Weber il a retenu l'importance de la dimension
symbolique de la légitimité de toute domination dans la vie
sociale ; de même que l'idée des ordres sociaux qui deviendront,
dans la théorie bourdieusienne, des champs. De Karl Marx, il a
repris le concept de capital, généralisé à toutes
les activités sociales, et non plus seulement économiques.
D'Émile Durkheim, enfin, il hérite un certain style
déterministe et, en un sens, à travers Marcel Mauss et Claude
Lévi-Strauss, structuraliste.
L'oeuvre de Bourdieu débouche, sur une théorie de
la société et des groupes sociaux qui la composent. Celle-ci
entend montrer :
1. comment se constituent les hiérarchies entre les
groupes sociaux ;
2. comment les pratiques culturelles occupent une place
importante dans la lutte entre ces groupes ;
3. comment le système scolaire joue un rôle
décisif pour reproduire et légitimer ces hiérarchies
sociales.
L'éducation a une place centrale dans l'oeuvre de
Bourdieu. Dans les textes << Les Héritiers >>, et <<
La reproduction >>, il présente l'école, comme le haut lieu
de la reproduction des inégalités entre classes dominantes et
classes dominées par le biais d'un enseignement qui << est
objectivement une violence symbolique en tant qu'imposition, par un pouvoir
arbitraire, d'un arbitraire culturel >>2. Alors,
l'éducation, dans le courant Marxiste, comme dans le courant
bourdieusien, se définit toujours, comme << reproduction sociale
>>. La tradition holiste domine: << le tout l'emporte sur les
parties >>. Ex : pour comprendre le fonctionnement de l'école, il
faut analyser l'ensemble du système scolaire et non pas partir des choix
des individus. L'école est un instrument de reproduction sociale au
service des classes dominantes ! La socialisation de la famille est
complémentaire de la
1 Jn. Anil L. Juste. Op. Cit. Page 14
2 La reproduction. Eléments pour une
théorie du système d'enseignement, Paris,
Minuit, 1970, p. 19 (avec Jean-Claude Passeron).
socialisation scolaire pour la classe dominante et
opposée pour la classe dominée ! De plus, le système RUSE
! Il donne l'impression de l'égalité des chances, tout en faisant
de l'école un instrument de sélection sociale. Dans ces
conditions, les enfants des classes populaires acceptent leur
élimination et la considèrent comme normale. Or les enfants et
leur famille ne maîtrisent pas réellement leur destin
scolaire.?La domination d'une classe sociale sur l'autre est donc
toujours d'actualité et la différence ne se fait plus uniquement
sur des critères économiques.
Dans le texte Choses dites, Bourdieu propose de
donner à sa théorie sociologique le nom de « structuralisme
constructiviste » ou de « constructivisme structuraliste ». Dans
ces expressions s'affiche cette volonté de dépassement des
oppositions conceptuelles fondatrices de la sociologie : en particulier ici
celle opposant le structuralisme, qui affirme la soumission de l'individu
à des règles structurelles, et le constructivisme, qui fait du
monde social le produit de l'action libre des acteurs sociaux. Bourdieu veut
ainsi souligner que, pour lui, le monde social est constitué de
structures qui sont certes construites par les agents sociaux, selon la
position constructiviste, mais qui, une fois constituées, conditionnent
à leur tour l'action de ces agents, selon la position structuraliste. On
rejoint ici, par d'autres termes, ce que la sociologie anglo-saxonne appelle
l'opposition « structure/agency » (agent
déterminé entièrement par des structures le
dépassant/acteur créateur libre et rationnel des activités
sociales) dont la volonté de dépassement caractérise
particulièrement le travail conceptuel de Bourdieu.
Bourdieu refuse la théorie de l'espace social de la
tradition marxiste, qui explique tous les rapports sociaux par
l'économie. Il pense, en effet, à la suite de Max Weber, que les
sociétés ne se structurent pas seulement à partir de
logiques économiques. Bourdieu propose ainsi d'ajouter au capital
économique, ce qu'il nomme, par analogie, le capital culturel.
Mais, par extension, la pensée de Marx, avec sa
méthodologie «matérialiste historico-dialectique »,
englobe dans son schème d'analyse, l'opposition bourdieusienne de la
logique économique et culturelle. Car, en dernière instance, le
capital culturel est un sous-produit du capital économique qui
évolue dans le social à travers une relation d'opposition et de
réunion, que constitue l'idée de contradiction inhérente
à la dialectique. En donnant une grande place à l'histoire dans
l'explication des faits sociaux, le marxisme englobe et dépasse toute la
tradition holiste, qui perçoit l'éducation comme reproduction des
rapports sociaux inégalitaires et aliénants dominant la
réalité sociale.
L'aliénation, est un thème qui tient une place
importante dans la littérature marxiste. En effet, le mot trouve une
application majeure sur le plan des relations du travailleur avec le produit de
son travail et avec les institutions, les puissances et les hommes qui en
disposent. << Il désigne à la fois le fait que le
travailleur est réellement dessaisi, privé au profit d'un autre
(alienus) de la possession et de la jouissance d'une partie de son ouvrage, et
le fait que le travailleur est ainsi lésé dans cette part de sa
personnalité qui a été engagée dans
l'activité de production. On peut dire alors qu'il n'est plus
lui-même, mais qu'il est devenu un autre. Céder quelque chose
à un autre et devenir autre, cela fait déjà un double
foyer de sens. Le mot, en effet, oscille entre la description objective d'une
situation d'exploitation - être dessaisi par (et pour) un autre - et la
prise de conscience de cette condition - devenir un autre
>>1.
Dans les oeuvres des auteurs comme Frantz Fanon,
inspiré du courant marxiste, le mot est utilisé pour expliquer
les relations de domination caractéristique de l'ère coloniale et
postcoloniale. Il désigne alors la privation réelle et
objectivement observable du droit de disposer de son sol, de ses richesses, de
sa capacité de travail,
etc. au profit d'une autre puissance ; et le
sentiment d'altération qu'éprouve un peuple dans sa conscience
qu'il prend de son identité en tant que personnalité
collective.
Dans un texte assez récent de l'écrivain
africain Omotunde Jean Philippe, intitulé <<Discours
afrocentrisme sur l'aliénation culturelle »2.
L'auteur présente divers aspects du concept << aliénation
>>. Il explique que << Le terme << aliénation >>
désigne l'état d'inconscience de tout homme privé de sa
vraie nature humaine. Dans l'univers médical, l'aliénation est
assimilée à un état de déficience psychologique
synonyme de maladie mentale grave, voire de folie pure. Pour les praticiens,
<< aliénation >> rime avec << démence >>
et << déséquilibre psychologique >>. Ainsi, en
ouvrant le grand Larousse Universel, on découvre la définition
suivante pour aliénation mentale : << Etat d'une personne dont les
facultés mentales sont gravement altérées et ne lui
permettent plus de mener une existence compatible avec la vie sociale
>>.
Car l'aliéné mental induit un sentiment
d'étrangeté, d'incompréhension, d'absence de
règles, d'impulsivité et de manque de contrôle. (...) Pour
les protéger d'eux-mêmes et d'autrui, les aliénés
mentaux sont (...) placés en milieu psychiatrique (...).
1 Encyclopaedia Universalis. Volume 1. Paris, 1968.
2 Omotunde, Jean Philippe.- Discours afrocentrisme
sur l'aliénation culturelle. Edition Menaibuc, S.L, 2006.
Dans le domaine de la philosophie, le terme <<
aliéné » évoque généralement un
individu dont le comportement reste étranger à sa nature
originelle. Cela peut être le résultat d'un accident ou d'un long
processus psychologique. Aliénation et étrangeté vont donc
de pair. En adjoignant le qualificatif << culturel » au terme
<< aliénation », il devient alors un traumatisme
psychologique, une situation particulière où un homme, voire un
peuple tout entier, asservi, infériorisé, complexé,
ignorant, désorienté, frustré, résigné et
faible mentalement, est devenu la << propriété »
intellectuelle, morale, spirituelle, économique, culturelle et voire
même physique d'un autre homme ou d'un autre peuple dominateur. Ceci,
sans qu'il soit en mesure de prendre conscience de la gravité et de
l'anormalité de sa mise sous tutelle et de sa condition
d'aliéné culturel ».
La figure de l'autre au profit de laquelle on se sent
dépouillé peut prendre tellement de formes, qu'on ne saurait plus
dire de combien de façons un individu ou un groupe peut se sentir
devenir autre, c'est-à-dire échoue à devenir
lui-même, à conquérir son identité personnelle ou
collective.
Le système éducatif aliénant, produit par
l'histoire, est perçu, suivant notre approche, comme vecteur
d'aliénation. Car, l'école est une institution construite
à travers l'histoire des sociétés. En ce sens,
l'école, comme elle existe aujourd'hui, est le résultat d'un
processus encore en marche. Elle ne peut être saisie par l'analyse qu'en
rapport étroit avec l'évolution historique de la
société.
Les problèmes d'éducation, ne peuvent être
vraiment appréhendés s'ils ne sont pas constamment
replacés dans leur contexte historique. En cela, notre travail de
recherche s'inscrit dans le courant intitulé <<
matérialisme dialectique ». Alors, nous prendrons en compte
l'histoire. L'éducation sera analysée à travers le
fonctionnement de la société globale. Nous ferons ressortir les
contradictions inhérentes au fonctionnement du système dans sa
réalité objective.
La formulation du travail de recherche: << Mise en place
des structures et problématique fonctionnelle de l'École
Haïtienne. Approche critico-analytique d'un système aliénant
d'éducation », s'avère assez significative sur ses
particularités méthodologiques. << La mise en place »,
nous suggère déjà une plongée dans l'histoire du
système éducatif pour saisir sa structuration et son
fonctionnement. Et l'approche critico-analytique nous mènera à
étudier les contradictions inhérentes à l'évolution
de ce système à travers une recherche documentaire, une analyse
des documents qui traitent de la structuration sociale du système
colonial esclavagiste et de l'évolution de la structuration et du
fonctionnement du système éducatif, plus particulièrement
le système
scolaire, pour reconstruire cette histoire du système
au point de vue critique. Notre attention se portera plus
particulièrement sur une analyse critique de l'idéologie, des
pratiques sociales et des valeurs constituant la base historique du
système éducatif. Nous nous proposerons de montrer, que
malgré la force de l'aliénation du système et de ses
répercussions sur la capacité d'auto-détermination du
peuple, il est possible de créer une autre forme d'école,
à l'intérieur même de la société victime de
l'aliénation, pour véhiculer une éducation alternative au
modèle dominant.
4- But, limitation et délimitation du travail de
recherche.
Le but de ce mémoire est de mettre en lumière
les racines historiques du système aliénant d'éducation
haïtien (une analyse qui va porter plus particulièrement sur
l'école haïtienne), et de montrer à travers notre
étude documentaire et historique l'incidence de cette éducation
aliénante sur le devenir et l'autodétermination du peuple.
En réalisant ce travail de recherche, nous comptons
contribuer à l'avancement des réflexions sur les relations qui
existent entre le fonctionnement, la structuration du système
éducatif et le fonctionnement global de la société.
Nous espérons que l'analyse critique du système
éducatif à travers ses bases historiques montrera sa
non-adaptation à la réalité haïtienne et son
échec depuis ses plus de deux cents ans de fonctionnement. La classe
populaire haïtienne est ainsi invitée à effectuer une prise
en charge de l'éducation des masses, dans une perspective de changement
social global et radical de la société haïtienne.
Aucun travail scientifique ne peut se réaliser sans
difficultés. Au cours de la réalisation de ce travail, nous nous
sommes confronté à des problèmes surtout au niveau de
l'accessibilité à certains documents clef. Et de
l'impossibilité dans laquelle nous nous sommes trouvée pour
questionner la valeur scientifique des documents. La vérité
scientifique étant toujours relative, et non exhaustive, nous n'avons
pas eu comme l'ambition d'aborder le système éducation dans sa
totalité, notre travail se porte plus particulièrement sur un
historique de l'aliénation socio-culturelle à travers
l'École Haïtienne de 1492 à nos jours.
INTRODUCTION
1- Éducation, culture, nation, Etat, et
société. Importance et problématique fonctionnelle des
systèmes d'éducation.
Certains concepts se caractérisent par leur
extrême complexité, leur contenu subtil qui font d'eux des
entités à la limite de l'indéfinissable. La culture,
l'État, la nation, la société présentent cette
riche personnalité conceptuelle.
C'est dans le contexte de leur extrême
interdépendance que se situe, comme tout organique, l'éducation.
Le sociologue Émile Durkheim avait perçu la complexité des
éléments du tout social et l'intensité de leur mouvement
interactif lorsqu'il définissait ainsi l'éducation : «
L'action exercée par les générations adultes sur celles
qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de
susciter et de développer chez l'enfant un certain nombre d'états
physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la
société politique dans son ensemble et le milieu spécial
auquel il est particulièrement destiné »1.
Compte tenu des inévitables antagonismes qui
nourrissent la dynamique de la reproduction sociale, l'histoire de chaque
société charrie des difficultés de coordination entre les
principales entités chargées de la fonction socialisante,
notamment la famille, l'école, les divers canaux de communication de
masse.
Le colonialisme et l'esclavage qui ont façonné
la réalité socio-culturelle haïtienne dans un singulier
contexte de violence systématique, de déshumanisation, restent
présents au coeur des diverses institutions de notre pays.
Générée par le système colonial esclavagiste, la
culture haïtienne ne manque pas de drainer et de gérer
l'héritage de ses contradictions. La cosmovision de notre peuple,
véritable puzzle de valeurs, de perceptions hétéroclites,
s'explique par les dominantes cosmopolites de sa genèse.
L'historien Dantès Bellegarde nous identifiait au moyen
d'une expression originale et pittoresque : « Une macédoine de
races ». C'est le bouleversant phénomène des migrations,
opérées au fil des Temps modernes, qui explique le complexe
ethno-genèse haïtienne.
Nos ancêtres d'origine africaine appartenaient à
une multiplicité de civilisations d'un immense continent. Peuls,
Haoussas, Fons, Mondongues, Minas, Bambaras, Ibos... sur le fonds
amérindien
1 Durkheim, Emile.- Education et Sociologie.
(Document exploré sur
www.classiques.uqac.ca)
anéanti par la brutalité du colonialisme
espagnol, générateur d'ethnocide, s'amalgamaient
d'éléments européens d'origine diversifiée.
Français, Anglais, Portugais, Espagnols, Hollandais, Danois...,
engagés dans la plus vaste entreprise de colonisation de tous les temps,
ont constitué une partie des ingrédients ethno-raciaux dont se
compose la mosaïque humaine d'Haïti, l'une des plus complexes qu'il
soit permis d'approcher pour ce qui concerne l'ethno-géographie du
globe. On doit à cette aventure historique, la fascinante
originalité de notre culture truffée de syncrétismes.
L'historien Moreau de Saint-Méry a fourni un
répertoire des 118 composantes qui interviennent dans
l'édification de la pyramide ethno-raciale saint-dominguoise. Y figurent
les diverses nuances épidermiques, depuis le blanc, en passant par le
quarteron, le mulâtre, le mamelouc, la chabine, le griffe, le marabou, le
sacatra, jusqu'au noir, toutes créées par la littérature
colonialiste pour asseoir la pigmentocratie.
C'est le legs colonial esclavagiste qui a fait d'Haïti le
pays des préjugés de classes, de castes et de couleurs. Le
mulâtrisme et le noirisme ont exploré, tout au long de notre
histoire, les arcanes du cynique pouvoir politique haïtien.
Les subtilités des valeurs aliénantes et
déshumanisantes qui étaient à la base de la
société coloniale esclavagiste se retrouvent dans les structures
de l'institution scolaire, car on ne saurait dissocier un modèle
éducatif de l'histoire du peuple concerné.
Il s'agit d'une histoire dont la dynamique présente non
seulement des méthodes singulières de mise en place des hommes,
mais aussi des formes multiples d'oppression, des dissensions
idéologiques, des luttes de résistance... La culture
haïtienne se caractérise par ses étonnantes aptitudes
à la résistance.
Haïti, société ambivalente, se nourrit de
données conflictuelles. Ce sont des conflits de notre système
éducatif que dégage le professeur Jean casimir quand il
écrit :
« En Haïti, l'instruction et l'éducation
constituent deux pôles qui se nient mutuellement. Elles reflètent,
au niveau de la connaissance et de la perception du monde, les contradictions
et le divorce entre les classes dominantes et les classes dominées.
L'école et la famille sont des ennemis jurés, des institutions
prises dans des structures culturelles distinctes »1.
A travers l'École haïtienne qui se veut porteuse
de civilisation, les luttes, les contradictions prennent, au fil du temps, des
formes nouvelles dont l'évolution aide à saisir les
données de la problématique fonctionnelle du système
éducatif national.
1 Jean Casimir. La culture opprimée. Imprimerie
Media-Texte. Port-au-Prince, Haïti, 2006.Page 6.
2- Indissociabilité de l'Éducation et de
l'État. L'École : espace politique par excellence.
L'Education n'est jamais neutre, c'est un processus qui draine
sa raison d'être, son format, sa trajectoire, de la manière dont
la société est organisée. L'école que nous
connaissons aujourd'hui n'a pas existé comme elle est dans le temps.
Elle suit le rythme des changements et des besoins de la société
dans laquelle elle évolue. Et ce changement se fait de manière
différente d'une société à une autre.
L'évolution de l'école en Chine, par exemple, ne suit pas les
mêmes étapes d'évolution que celle de la France. Cette
incessante métamorphose ne sort pas du néant, elle est la
résultante d'une vision, d'une philosophie, et des besoins du moment de
la société. En Europe, comme nous le montre l'écrivain
Pétitat, l'école a joué un rôle moteur dans
l'émergence d'une nouvelle société .Il en fut ainsi, par
exemple, lorsque l'importance croissante de l'écriture, puis de
l'imprimerie, exigeait une alphabétisation plus massive des nouvelles
générations. Plus tard, l'école fut partie prenante du
développement industriel.
Mais, ce besoin du moment dont nous parlons à
l'instant, est lié à la vision socio économico-politique
de ceux qui gouvernent. Pour approfondir mieux cette idée, servons-nous
de cette analyse qu'a faite Frantz Fanon 1du rapport qu'il y a entre
la société et la cellule familiale. Pour ce dernier, la structure
familiale et la structure nationale entretiennent des relations
étroites. Par exemple, la militarisation et la centralisation de
l'autorité dans un pays entraînent automatiquement une
recrudescence de l'autorité parentale. En ce sens, la famille est un
morceau de nation. Aussi, n'y a-t-il pas une grande disproportion entre la vie
familiale et la vie nationale. L'individu assimile les autorités
rencontrées ultérieurement à l'autorité parentale.
Ainsi, le comportement devant l'autorité est appris à
l'intérieur de la famille.
Nous pouvons, sans exagération, remplacer dans ce texte
la cellule familiale par l'école. Dans la mesure où, aujourd'hui,
l'école est l'institution responsable de la formation des gens à
un très haut degré. Le nombre d'heures qu'un enfant, dès
l'âge de six ans, passe dans le milieu scolaire est nettement
supérieur à celui qu'il passe dans sa famille. Alors, nous
pouvons dire que l'école est l'un des piliers, un des maîtres
à former des citoyens pour la société. Et si, entre la
famille et l'autorité, il y a un rapport dialectique très fort,
en ce qui a trait à l'école, cette
1 Fanon, Frantz. Peau noire, masque blanc. Editions du
seuil, New York, 1952.
L'auteur fait une analyse socio-psychanalytique du racisme dans
la société martiniquaise, et montre comment l'éducation
véhiculée que ce soit dans la famille ou dans les institutions
éducatives reproduit l'idéologie raciste de l'époque
coloniale.
relation devient plus compliquée, puisque l'Etat est
directement impliqué dans tout ce qui a trait au processus
éducatif, et ceci, à tout les niveaux du cycle, que ce soit : le
primaire, le secondaire, et même les filières professionnelles ou
universitaires.
Alors, si l'éducation suit la trajectoire de la
manière dont la société est organisée, de la vision
sociale globale, les questions qui nous préoccupent dans ce cas
sont:Comment sont organisées les sociétés dans le
système où nous vivons? Et quel est le rôle de l'Etat dans
ce modèle d'organisation?
Dans le système capitaliste, la société
est divisée en classes. Il y a le groupe qui possède les moyens
de production, le capital financier, et ceux qui doivent travailler pour faire
fructifier ce capital, et gagner plus ou moins leurs moyens de subsistance.
Mais, comment se fait-il que des gens, et d'ailleurs qui sont en
majorité, acceptent leurs conditions d'opprimés dans ce
système contradictoire?
Pour percer cette énigme, nous pouvons nous
référer à la pensée de deux éminents
sociologues critiques : Antonio Gramsci et Pierre Bourdieu. Pour le premier, la
classe dominante tient l'hégémonie non seulement
économique, mais également culturelle et idéologique.
Alors, tous les secteurs qui auraient pour rôle de former la conscience
du peuple comme par exemple:l'art, la culture, l'éducation, la religion,
etc., sont atrophiés et appropriés par la classe dominante et
deviennent des médias de transmission et de véhiculation de ses
idées et de sa philosophie. En partant de ce même ordre
d'idées, Pierre Bourdieu avance que la classe dominante, pour
s'insérer dans l'esprit des gens et leur faire accepter leurs conditions
de pauvreté permanente avec plus ou moins de calme, se sert de la
violence. Mais une violence douce, symbolique, qui à l'aide des
instruments de communication et des espaces de formation, traverse le mental et
laisse à penser que ce modèle d'organisation suit l'ordre d'un
déterminisme. Ainsi, les gens perçoivent-ils les choses qui sont
historiques et culturelles comme naturelles et allant de soi.
L'éducation qu'on reçoit depuis la petite enfance dans la
famille, à l'école, à l'église, se charge de
distiller dans le mental du peuple le venin du conformisme, du respect morbide
de l'autorité, commencé dans le milieu familial, renforcé
à l'école, et qui va atteindre son apogée dans le rapport
Etat-individus, Etat-Société.
Venons-en au rôle de l'Etat dans ce rapport entre la
classe dominante et la société. Des auteurs, comme Hobbes, nous
présentent l'Etat comme le résultat d'un consensus entre les
individus qui acceptent d'aliéner une partie de leur liberté au
profit d'une institution. Parce que la liberté totale de chaque individu
serait nocive pour le fonctionnement du groupe social. Alors, cette institution
a pour rôle de faire une gestion impartiale de ce don, de
travailler sur ce dernier afin de le transformer en loi, et le
redistribuer au profit de chaque individu de manière équitable.
C'est de cette conception que découlent des idées comme quoi,
l'Etat serait une institution impartiale, qui vise à établir des
rapports d'égalité et d'équitabilité entre les
individus du corps social.
Cette façon de présenter l'Etat se fait tout
simplement effective juste pour donner bonne conscience à la
bourgeoisie. En réalité, l'Etat est une institution
formatée de toute pièce par la classe dominante pour
légitimer sa suprématie, transformer ses intérêts en
loi. Il joue également un rôle de soupape où la bourgeoisie
délègue son pouvoir là où elle n'a pas l'audace
d'intervenir directement. Le rapport qui existe entre eux n'est pas exempt de
conflit. Toutefois, ils ne visent jamais à saper la base de cette
institution. Au contraire, ils servent à introduire des réformes
liées aux intérêts économico-politiques du moment
toujours au profit de la classe dominante.
Alors, l'Etat, en ce sens, n'est pas une institution libre. La
classe dominante contrôle de loin ou de près ses manivelles. Comme
nous l'avons déjà affirmé, cette institution tient la
ligne directive de l'éducation, et de l'école en particulier.
Ainsi, pouvons-nous dire sans trop d'effort que l'école subit
l'influence de l'idéologie de la classe dominante. Et que cette
dernière s'en sert pour asseoir beaucoup mieux la base de sa domination.
Alors, nul doute également que l'éducation que véhicule ce
système est aliénant, et qu'elle vise à faire perdurer la
domination socio-politico-économique de la bourgeoisie. En formant des
cadres dociles et manoeuvrables pour ses industries,prolongeant ainsi le mythe
de l'égalité des chances,en introduisant au sein du peuple des
dominés aux aspirations dominatrices ,et qui sont des étrangers
et pour leur classe ,et pour la classe dominante.
Le panorama, que nous venons de faire de la dialectique qui
existe entre l'école et l'Etat, montre qu'il est difficile pour le
secteur progressiste1 d'intervenir dans l'éducation
au niveau de l'école. Mais, comme l'a noté Philippe Perrenoud,
lorsqu'il s'agit de prendre des décisions, de rénover les
programmes ou les méthodes,de fixer de nouveaux objectifs ou de modifier
la structure scolaire,le changement passe évidemment par des
décisions politiques. Mais, une politique de l'éducation pourrait
se préparer dans et par la population, si elle est conscientisée
et organisée. Et, c'est dans ce contexte que commence la grande
tâche de la classe populaire.
Le système éducatif haïtien n'a jamais pu
se libérer du legs colonial. Il s'avère que les incidences du
vieux modèle pigmentocratique, déshumanisant des siècles
antérieurs présentent une exceptionnelle verdeur dans
l'organisation et le fonctionnement de l'école d'aujourd'hui.
1 La classe progressiste ici, fait
référence à la classe populaire comme le conçoit K.
Marx. La partie de la population conscientisée par rapport à sa
condition d'exploité, qui au cours de son histoire a produit ses
intellectuels organiques et s'est organisée pour maintenir la lutte dans
une conscientisation perpétuelle de la masse.
Les programmes utilisés, les méthodes
pédagogiques adoptées pour la transmission des messages
scolaires, la langue retenue comme moyen de communication créent un
malaise à l'intérieur de l'apprenant.
Dans la mesure où l'école, espace politique par
excellence, évolue dans un contexte d'interaction permanente avec les
autres éléments, elle se présente, d'après son
profil travesti, comme un instrument d'aliénation. Nous voulons dire que
l'institution scolaire contribue à ce que l'Haïtien devienne autre
qu'il n'est, tout en travaillant à son échec dans sa quête
en vue de conquérir son identité personnelle et (ou)
collective.
Somme toute, il s'agit d'un complexe phénomène de
structuration ethno-sociale, économique et politique que nous nous
proposons de soumettre à une approche critico-analytique.
PREMIÈRE PARTIE
Genèse, structure et problématique
fondamentale de l'École haïtienne. (1492 - 1804)
CHAPITRE 1 Le malaise
génétique de l'Ecole haïtienne
L'école haïtienne, fille de l'une des plus
éprouvantes et émouvantes histoires du monde, porte dans ses
profondes structures les relents d'une civilisation amérindienne
assassinée par le colonialisme espagnol. Et elle assume
péniblement le destin d'être une héritière du
modèle colonial esclavagiste français, le plus
déshumanisant de la Caraïbe.
Haïti, après avoir souffert, au lendemain de 1804,
des actions révolutionnaires combien louables, mais
hypothéquées et perverties par les élites, s'est
trouvée aux prises avec un complexe bilinguisme et des bribes d'une
civilisation occidentale déjà perverties dans la colonie à
force de vouloir justifier et maintenir les relations de productions
esclavagistes. C'est ainsi qu'au berceau même du premier Etat de
l'Amérique latine et des Caraïbes surgissait l'une des plus
subtiles problématiques de l'histoire universelle. S'y trouvaient
imbriquées les données d'un héritage de plusieurs
siècles d'inhumanité, de barbarie, d'aliénation des
fondements mêmes de l'être.
A ce niveau, dans l'imbroglio des composantes d'ordre
économique, culturel, politique et social, se situe l'ancrage de la
singulière identité du peuple haïtien. Et les chaînes
inextricables qui empêchent les ruptures nécessaires à
notre libération s'expliquent en référence à cette
genèse.
Dans ce chapitre, il sera question pour nous, d'exploiter la
filière historique pour appréhender le malaise dont souffre,
corrélativement à notre conformation socio-culturelle, le
système éducatif.
A- Potentialité des socio-cultures
amérindiennes et problématique d'un génocide.
<< Ce silence, qui se referme sur l'une des plus grandes
civilisations du monde, emportant sa parole, sa vérité, ses dieux
et ses légendes. C'est aussi un peu le commencement de l'histoire
moderne >> 1. Cette citation de J.M. Le Cleziot sonne bien
pour amorcer les premiers paragraphes du chapitre traitant de la complexe et
singulière naissance de la nation haïtienne.
Avant l'intromission des Européens dans cette partie du
monde, dont la dénomination renvoie au prénom d'Amérigo
Vespucci, vivait sur tout le continent une multiplicité de peuples
porteurs de cultures variées. Les cultures foisonnaient, Haïti,
pour son malheur a vu s'établir les conquistadors qui en font la
première colonie européenne du nouveau monde. L'île
abritait plus de trois millions d'habitants. Christophe Colomb a laissé
dans son journal manuscrit ses premières impressions : << Ce sont
les meilleurs gens du monde... des peuples d'amour sans cupidité... Ils
aiment leurs voisins comme eux-mêmes, ont le langage le plus doux et le
plus aimable qui soit au monde... La manière dont ils agissent, leurs
coutumes, leur docilité et leur jugement prouvent qu'ils sont gens plus
éveillés que tous ceux rencontrés jusque-là
1>>.
Dans le texte << En hommage aux pionniers du bureau
d'ethnologie d'Haïti >>, sélectionné par Odette R.
Fombrum2, il est écrit que le peuple rencontré par
Colomb dans l'île venait de la seconde vague d'immigrants, sortant de
l'Amérique du sud, pour venir s'installer définitivement dans les
Antilles. Plus particulièrement en Haïti, vivaient les Taïnos,
branche de la grande famille des Arawaks. C'était un peuple
sédentaire, possédant une agriculture très
développée, un système social et un art de la poterie
très évolués, maîtrisant le travail de la pierre,
des coquillages, du bois et la vannerie. Ces gens vivaient dans des villages
bien organisés, atteignant parfois une étendue
considérable. Ainsi, nous pouvons comprendre que les Taïnos avaient
un système social, politique et culturel organisé d'une
manière qui aurait permis l'avancement de la société
à son propre rythme, et un outil de communication, la langue Marconix
comprise par tout le peuple.
1 Cité par O. R. Fombrum Page 87
2 Odette Roy Fombrun. L'Ayiti des Indiens.
Édition Henry Deschamps, Port-au-Prince 1992. Page 15.
L'organisation politique et économique des
Taïnos
D'après le texte << Histoire des caciques
d'Haïti >> d' Emile Nau1, tout le pays était
divisé en cinq grandes provinces, commandées chacune par un
cacique principal.
La Magua, ou royaume de la plaine, comprenait toute la partie
nord-est de l'île. Le cacique Guarionex y
régnait.
Le Marien, tout à fait au nord, renfermait les plus
petites provinces de Guahana et de Cayaba, traversé en longueur par le
fleuve Artibonico. Guacanagaric y commandait.
Le Xaragua se composait de l'ouest et de la grande bande du sud.
Bohéchio en était le souverain, et après lui Anacaona, sa
soeur, femme du cacique de la Maguana.
La Maguana, soumise à Caonabo, occupait le centre de
l'île. Et enfin, le Higuey, situé à l'extrême,
était dominé par le farouche Cotubanama.
Selon Rémi Zamor : << les Indiens, comme les
baptisait Christophe Colomb, mettaient en commun les principaux moyens de
production, particulièrement la terre. En effet le sol qu'ils
cultivaient appartenait à tout le monde. Personne ne le
possédait, ne l'achetait, ni le vendait >>2. A cause de
cette propriété commune des moyens de production, aucun groupe
n'assujettissait économiquement un autre groupe. C'était donc une
société sans classes, qui vivait dans un contexte d'excellente
collaboration. Malgré que d'autres auteurs comme Louis Maximilien et
André Marcel d'Ans contestent le point de vue du professeur Zamor et
soutiennent la thèse d'une hiérarchie ou d'une organisation
inégalitaire de la société indienne, ils sont tous
d'accord sur un point : << Le système de pensée
amérindien, c'était l'absence de tous les rapports de domination
et d'appropriation matérialiste, brutal et exclusive de la nature
>>3. (Christian Monbrun)
1 Ibid page 55
2 Ibid page 42
3 Ibid page 43
La culture amérindienne
Dans le texte << Haïti préhistorique
>>1, Daniel Supplice avance que, quand :
<< Les Espagnols commencèrent la conquête
de l'île d'Haïti, le pays était occupé par des groupes
ethniques descendants d'une race qui comptait déjà des
siècles de tradition. Ces groupes qui avaient une culture à
tradition séculaire, présentaient sans aucun doute des
différences culturelles frappantes avec les envahisseurs venus d'une
Europe renaissante. Ce fait différentiel a été fondamental
dans la non valorisation et la sous-estimation d'un art, qui, malgré sa
force et sa forme d'expression, offrait un contraste radical avec les
idées et idéaux esthétiques du vieux continent
>>.
Cette différenciation, comme le souligne Daniel
Supplice, revêt une importance considérable pour l'analyste
préoccupé par la compréhension des méthodes
auxquelles ont recouru pour barbariser et dévaloriser radicalement le
système socioculturel des Amérindiens. Car, l'Européen, se
considérant comme le centre du monde et auteur de toute civilisation, ne
pouvait concevoir qu'il existait diverses autres formes d'organisations
sociales établies en rapport avec d'autres visions du monde que celle
des occidentaux. Là se situe, pour l'essentiel, l'origine du drame
généré par la rencontre des deux mondes. Le choc fut d'une
brutalité exceptionnelle.
Chez les Amérindiens d'Haïti la culture
s'exprimait particulièrement à travers la religion, la danse, le
chant, la poésie, la sculpture. Tout un art de vivre se traduisait dans
l'étroite connexion qui existait entre les diverses formes
d'expression.
La religion et l'art chez ces peuples se confondaient dans la
pratique du quotidien. Car, les formes sculpturales représentant des
quadrupèdes, des reptiles ou des images naturels étaient
divinisées. Selon Docteur Maximilien dans le texte << Catalogue de
l'exposition précolombienne 2>>, << La
caractéristique dominante de leur art majeur est la stylisation,
procédé avancé témoignant de la capacité de
l'esprit à isoler l'idée, c'est-à-dire d'abstraire, afin
de l'exprimer de façon plus forte et plus sensible sous forme de
symboles et d'allégories >>. Pour l'auteur, ce sont là des
indices indubitables d'une civilisation à son apogée.
Les Indiens, à l'opposé des Européens qui
se représentent le monde à travers une vision manichéenne,
penché vers une tendance à la segmentation dichotomique, qui
extrapole toute chose à une extrême limite positive ou
négative sans aucun rapport dialectique ou de liaison, se tendent
plutôt vers une tendance homogénéisante. Christian
Monbrun3, dans le texte << Ni domination, ni appropriation
>> souligne que : << le concept
1 Ibid, Page 64
2 Ibid Page 59
3 Ibid Page 43
de Dieu ou d'être suprême, n'existe pas dans la
mythologie amérindienne. D'ailleurs, le culte est rendu et aux bons et
aux mauvais esprits. Leur religion était polythéiste et ils
attribuaient des facultés humaines à tous leurs Dieux. Il faut
dire que les Indiens ne s'attendaient pas à un au-delà
paradisiaque lointain, car la sérénité et le calme de leur
mode de vie les mettaient déjà dans une ambiance ressemblant par
bien des côtés à l'Éden des chrétiens
».
L'autre facteur important dans le modèle socioculturel
des Indiens est l'importance de la danse et de la chanson dans leur vie
quotidienne. Elles se représentaient, toujours selon Louis Maximilien
dans le texte précité, « les manifestations sociales et
religieuses primordiales de ce peuple qui avait cultivé les styles oral
et manuel ». L'auteur rapporte que pour l'écrivain M.W. Irving,
« Leurs danses étaient de véritables
hiéroglyphes en action pour ceux qui pouvaient les comprendre. Danses et
chansons se composaient en schèmes rythmiques dont les temps
étaient marqués avec l'importance d'une césure par le
tambour ou la clochette. Ces schèmes étaient binaires,
tertiaires, quaternaires, selon le caractère de la pantomime ou de la
ballade ; enjoué, familier ou grave ; genre de prosodie aussi
essentiellement humaine dans son rythme que la poésie d'un Claudel
».
Le jeu également tenait une place considérable
dans le monde culturel du peuple. Chaque village avait son stade où se
tenaient des activités sportives. Ces stades s'appelaient « Batey
». Pour André Marcel d'Ans dans le livre « Haïti, paysage
et société1 », le Batey constituait le pivot de
l'urbanisme taino. C'était sur cette place centrale de
l'agglomération que se déroulait l'areyto ainsi que le jeu de
balle, principaux rituels d'intégration civique et religieuse. Le jeu de
balle, revêtait probablement, lui aussi, une valeur religieuse. Les
Indiens utilisaient de grosses balles faites de résine, qu'on appelait
copey. Une fois lancé, ce ballon ne devait plus toucher le sol : les
membres des deux camps se le renvoyant le plus longtemps possible, sans
cependant faire usage de leurs mains.
Tous ce que nous venons d'exposer sur l'organisation
socio-culturelle du peuple rencontré par Christophe Colomb en
Haïti, révèle l'originalité des structures d'un monde
agencé différemment de celui des Européens. La
civilisation amérindienne s'articulait autour de valeurs morales, de
pratiques religieuses qui permettaient aux communautés de se
réaliser pleinement, suivant un certain rythme, sur le plan
économico-social. La rencontre des deux mondes fut à l'origine de
l'un des pires génocides de l'histoire. Avec la disparition des victimes
se perdait dans la nuit des temps l'originalité des savoirs, des
savoir-faire, des intuitions, des formes de l'imaginaire, des manières
de vivre qui contribuait à dynamiser une civilisation, à nourrir
un modèle socio-éducatif.
1 Ibid page 43.
1.- Signification historique de l'anéantissement
des aborigènes d'Haïti.
<< Le silence du monde indien est un drame dont nous
n'avons pas fini aujourd'hui de mesurer les conséquences. Drame double,
car en détruisant les cultures amérindiennes c'était une
part de lui-même que détruisait le conquérant, une part
qu'il ne pourra sans doute plus jamais retrouver >>1. J.M. Le
Cléziot.
Des siècles après le génocide du monde
indien, on n'arrive toujours pas à expliquer la rapidité avec
laquelle ce peuple a été éteint. Des deux à trois
millions d'habitants de l'Haïti de 1492, à l'époque des
premiers cargaisons de nègres dans la première moitié du
16ème siècle, certains historiens parlent d'un
<< no man's land >> à Hispagnola. Déjà il ne
restait plus l'ombre de ce peuple, seulement des cris de bêtes sauvages
troublaient le silence pesant de l'île. Les rares Indiens qui y vivaient
se réfugiaient dans les mornes pour échapper à la furie
sanguinaire des Espagnols.
Un regard dans l'histoire de l'Europe des
15ème / 16ème siècles peut nous
montrer clairement les facteurs objectifs motivant la brutalité sourde
avec laquelle les conquistadores se jetaient sur le Nouveau Monde. Un
écrivain comme Marx aurait parlé de la période de
l'accumulation du capital, pierre angulaire du système dominant de notre
époque. On peut y ajouter le besoin d'or pour frapper les monnaies, la
cherté des produits venus des empires de l'est, comme les épices,
la soie, les bois précieux, etc. Tout ceci a promulgué le
développement de la géographie et justifie la multiplication des
tentatives pour trouver une route menant directement vers ces pays
considérés comme des réservoirs de biens précieux
depuis le fameux voyage de Marco Polo. A cette époque,
déjà des savants comme Galilée, Toscanelli, avaient
compris et affirmé la rotondité de la Terre. Aussi est-il que
Christophe Colomb, plus avisé que beaucoup d'hommes de son
époque, et partant de cette rotondité, a montré qu'il est
possible d'atteindre le paradis terrestre de Marco Polo en navigant vers
l'ouest.
Ainsi pouvons-nous comprendre que l'aventure entamée
par Colomb avait l'économie comme moteur principal. Toutes les parodies
religieuses dont on embaumait cette aventure n'étaient qu'artifice et
de
1 Une citation qui a servit d'amorce au texte
précité.
seconde importance. C'est ainsi que la croix plantée au
Môle Saint Nicolas allait être le signal de la destruction de toute
la civilisation amérindienne, de l'Amérique du Nord
jusqu'à la Terre de feu.
En Haïti, les conquistadors, découvrant un pays
vierge et rempli de richesses, aveuglés par leur vision du monde
foncièrement ethnocentrique et leur insatiable cupidité, ont
rapidement décimé le peuple taïno qui avait une autre
conception de vie par rapport à ces aventuriers bardés de fer.
Guerre atroce et inégale entre deux civilisations
radicalement opposées. Alors, il s'ensuit la domination des Taïnos,
qui furent précipités dans les mines d'or où ils moururent
par milliers, exténués par la rigueur des travaux et les mauvais
traitements. En plus des conditions de travail qui décimaient les
Amérindiens, Jean Fouchard dans le livre << Les marrons de la
liberté >>1, souligne qu'il vint s'ajouter les ravages
d'une épidémie de variole qui emporta une grande partie de ceux
qui n'avaient pas succombé par la faim, les fatigues et par les
cruautés des sujets de la couronne d'Espagne >>. André
Marcel d'Ans dans << Paysage et société
>>2, renchérit qu' << un découragement
sans pareil s'empara des Taino. Certains se suicidèrent. Les femmes
cessèrent d'engendrer (...) >>. Il ajoute plus loin que <<
le paysage agricole des Tainos fut démoli suite à l'introduction
de l'élevage par les Espagnols. Ces derniers lâchèrent sans
plus de précautions vaches, chèvres, cochons et chevaux dans le
paysage des Indiens, avec, pour résultat que ces animaux
piétinèrent, foulèrent, arrachèrent,
saccagèrent irrémédiablement les cultures tandis que par
ailleurs, comme un foudroyant cancer collectif les épidémies
faisaient une hécatombe de leurs populations >>.
Les figures (1, 2) montrent la férocité avec
laquelle les Espagnols massacrèrent les indigènes. Las Casas
raconte qu' << aucune langue, aucun récit, aucune habilité
ne suffiront à raconter les faits épouvantables accomplis dans
ces territoires >>3. Tous les moyens furent bons pour arriver
à bout de ce peuple paisible : les chiens, les armes à feu,
l'épée, les travaux forcés, etc.
1 Ibid Page 109
2 Ibid page 43.
3 Ibid Page 112
Comme résultat définitif, en moins de quarante
ans, plus de 80% de la population indienne avait été
décimés. Comme l'explique M.G. Le Cleziot dans la citation qui a
servi de prélude à cette partie du texte, l'humanité
jusqu'aujourd'hui n'arrive pas encore à mesurer l'ampleur des impacts de
l'anéantissement quasi définitif de tout ce continent. Car aucune
civilisation n'évolue en vase clos. Le système culturel, base de
l'organisation sociale, tire sa force de construction dans les brassages et
interactions avec d'autres cultures. La recherche de la compréhension
des structures d'une société donnée, s'inscrit dans la
perspective de cette quête infinie de l'homme pour percer les
mystères de son être, car les humains au delà des fausses
théories racistes qui soutiennent une hiérarchie de l'être,
viennent d'une même souche et ont la même construction biologique.
Aussi est-il que la destruction d'une civilisation si complète, avec sa
structure langagière, son écriture idéographique ou
figurative à base de symboles, l'ampleur de son art, sa
littérature, ses croyances, retarde d'une manière ou d'une autre
l'évolution normale du monde, et replace au coeur du débat
anthropologique les questionnements sur les concepts barbare/civilisé
derrières lesquels se cachent les visages nus des luttes
économiques, assises fondamentales des plus atroces tueries.
2.- Contradictions épistémologiques du
colonialisme espagnol et difficulté de gestion d'un modèle
socio éducatif opportuniste.
Le colonisateur, en face de ce peuple qui semble être la
négation de toutes les valeurs occidentales, est pris de vertige et doit
rapidement trouver une explication susceptible de justifier le rapt, qui depuis
l'Europe s'inscrivait dans ces objectifs, et de se positionner par rapport
à cet autre monde, car à cette époque la cartographie
mondiale se limitait à l'Europe, l'Asie et l'Afrique. Ces deux derniers
espaces étaient d'ailleurs très mal connus des Européens.
L'être européen se considérait comme le summum, et se
donnait pour mission d'exporter sa civilisation ou de convertir de gré
ou de force tout autre peuple ayant une autre vision du monde.
Le premier contact qu'avaient les colons et les
indigènes était ambigu. À sa rencontre avec les
Taïnos, Christophe Colomb louera le mode de vie paisible qu'ils semblent
mener au sein de leur paradis où l'or n'avait aucune importance
économique. Plus loin, comme le rapporte Beatrix Pastor dans son essai
sur le << Discours narratif de la conquête de l'Amérique
», cité par Laënnec Hurbon dans le livre << Le
barbare
imaginaire >>1. Selon Laënnec,
Béatrix a fait une enquête approfondie sur les codes qui
régissaient les comportements de Colomb. Elle explique, qu'il s'agit,
d'abord, d'une stratégie commerciale qui conduit à priver les
indigènes de toute forme d'humanité. Mais également il
était animé d'une sorte de panique liée à
l'incompréhension de ces gens, quand il énonce : «ces
caraïbes nus, pauvres et sans armes >>. Laënnec Hurbon ajoute :
« donc aptes à être manipulés à merci, ne
connaissent ni la religion, ni langue, sauvages devant être
christianisés au plus vite... >>.
Comment comprendre la réaction des colons face aux
indigènes ? Un parallèle entre les valeurs à la base des
deux modèles éducatifs peut éclairer notre lanterne sur ce
point, car l'éducation existe en symbiose avec les autres sciences
humaines, elle est le résultat d'une organisation sociale donnée,
qui, elle-même découle des fondements économiques et
culturels, bases de toutes sociétés.
La société des Taïnos d'Haïti, comme
nous l'avons mentionné tantôt est basée sur la
propriété collective des moyens de production, qui à
l'époque était la terre. Ceci représente la racine de la
différence étanche entre les deux mondes. Tous les autres
facteurs vont seulement se greffer sur cette réalité. La
société indienne est une société dont les gens
cherchaient l'équilibre en tout, les éléments de la nature
étaient divinisés, donc maniés avec un respect profond.
Dans le texte « Ni domination, ni appropriation
>>2, Christian Mombrun résume que « Ce qui
caractérise le système de pensée amérindien,
c'était l'absence de tout rapport de domination et d'appropriation
matérialiste, brutal et exclusive de la nature,(...), il n'y a pas de
dichotomie entre l'infra et la superstructure, pas plus de relation de
production, de consommation, de résidence et de mariage
inséparable de la religion et de la parenté, mais unité
intérieure et continuité écologique entre les groupes
humains et le milieu physique et biotique. C'était un des traits
dominants des traditions mésoaméricaines et circumcaraibes
>>.
Tandis que le système social européen
était basé sur la propriété privée, la
poursuite de la richesse sans égard pour l'équilibre naturel et
humain. Et si besoin de justification religieuse se fait sentir, ils peuvent
faire une interprétation appropriée de la Bible, montrer
l'infériorité de tous les peuples non christianisés, en
déduire la nécessité de les subjuguer pour leur propre
salut. Une justification qui n'a pas eu le temps d'atterrir dans le cas de la
colonisation de l'Amérique, car les besoins de l'or de l'Espagne
étaient trop pressants pour perdre le temps à se traîner
dans la christianisation de l'Amérindien. Il fut plutôt rapidement
précipité dans les mines, et ainsi se dissipa le beau projet
spirituel et alphabétique de la reine Isabelle. En effet, un article du
Moniteur du 10 et du 14 mai 1923 écrit par
1 L. Hurbon. Le Barbare imaginaire. Editions
Henri Deschamps, Port- au- Prince, Haïti, 1987. Page 9.
2 Cité par O. R. Fombrum dans le texte
précité. Page 18
Charlevoix1 stipule que << La feu reine
Isabelle fait recommander qu'on procurât aux enfants des caciques la
meilleure instruction qu'il serait possible, et pendant plusieurs
années... » Vers le début du XVIème, sous
le gouvernement de Nicolas Ovando les pères Franciscains furent
facilités à assumer le ministère religieux et
éducatif des indigènes d'Haïti. Dans leur manuel d'histoire
d'Haïti, Dorsainvil et les Frères rapportent que Nicolas encouragea
les Pères Franciscains à élever un bon nombre de jeunes
Indiens à qui il apprenait la doctrine chrétienne, à lire
et à écrire en langue castillane, même quelques uns en qui
il trouvait plus d'ouverture d'esprit un peu de latin»2. Mais
Ovando, également devait satisfaire les besoins de la mère patrie
en or et en richesses exotiques. Alors, s'imposa la nécessité
d'une autre option. << Il abandonna la baguette du précepteur pour
son épée ». Aussi est-il que toujours selon Dorsainvil :
<< Sous son administration également, les Indigènes furent
poursuivis par le fer et le feu ; leur instruction fut négligée
au point qu'on leur refusait le temps de se rendre au catéchisme
»3. Ainsi, fut anéanti le grand rêve d'instruction
de la reine Isabelle au coeur tendre, un coeur qui rapidement s'est endurci
devant la nécessité de renflouer les coffres espagnols de l'or
amérindien.
Ainsi se constituèrent les préludes historiques
de la Nation Haïtienne, double héritière d'un modèle
éducatif opportuniste espagnol et de celui de son voisin
français, modèle qui a assuré la naissance et la
maintenance de l'esclavage sous son visage le plus sauvage et douloureux.
Tentant de donner une explication à la destruction de l'Amérique
Précolombienne, les Indiens Mayas disaient : << Ils nous tuent
parce que nous travaillons ensemble, mangeons ensemble, vivons ensemble,
rêvons ensemble »4. Et Eduardo GALEANO renforce d'un ton
chargé de nostalgie : << ... Ces traditions d'une
société fondée non sur l'argent mais sur la
solidarité, si vieille et si pleine d'avenir sont une composante
essentielle de la plus authentique identité américaine : une
énergie dynamique et non un poids mort ... »5.
1 Cité par E. Brutus. Instruction publique en
Haïti. Editions Fardin, Port-au-Prince, 1948. Page 1.
2 Ibid page 2.
3 Ibid. Page 2.
4 Citation en amorce du livre précité de
O. R. Fombrum : L'Ayati des Indiens.
5 Ibid
B- Problématique de l'Ecole coloniale
française.
La colonisation française de la partie ouest de
l'île est la résultante d'une longue guerre entre l'Espagne et la
France. Cette dernière contestait la séparation du monde
établi par le traité de Tordesillas entre les deux puissances
Ibériques. La guerre allait aboutir à l'accord du traité
de Ryswick en 1697 donnant définitivement un tiers de l'île
à la France et l'autre partie à l'Espagne. Mais,
déjà depuis 1625, la France s'est établie en maître
sur les ruines de la destruction de l'Hispaniola. La France parvint à
réaliser, dans un contexte de rivalité avec l'Espagne, au coeur
de la Caraïbe, cette cynique prouesse que fut la mise en place de la plus
célèbre colonie d'exploitation des Temps Modernes :
Saint-Domingue.
Pour asseoir la problématique du système
éducatif colonial français, il est de mise de faire un coup
d'oeil d'ensemble sur la structure socioéconomique de la
société saint-dominguoise.
Deux maîtres mots constituaient la structure
économique de la société coloniale française : la
race et la propriété. Selon l'historien Moreau de Saint
Méry, cité par Lesly François Manigat dans le tome I du
livre << Eventail d'histoire vivante d'Haïti >>1,
<< la race est la ligne de clivages prépondérante. Elle
détermine le statut des personnes >>. A Saint-Domingue la couleur
de la peau détermine à elle seule la position sociale
figée de tout individu vivant dans la colonie.
<< La propriété, elle, détermine la
condition des personnes. La colonie reconnaît les maîtres et les
esclaves, c'est alors une société de classe : le capital d'un
côté et le travail de l'autre. Mais ici, le travail est
l'esclavage, l'esclave étant à peine un être humain. Au
contraire de l'esclavage antique, il est la chose possédée et est
traité comme meuble. La centralisation de ces dichotomies fondamentales
maîtres blancs- esclaves noirs dans l'état social de
Saint-Domingue autorise à parler d'une civilisation de l'esclavage
>>2.
En effet, l'économie dominguoise avait pour fondement
essentiel les bras des esclaves, cargaisons de nègres et
négresses entassés dans des vaisseaux appelées
négrier sur le bord de l'Afrique de l'ouest et embarqués vers St
Domingue pour faire le travail de fluctuation de l'île, au sein d'une
économie basée sur une agriculture en grande partie
sucrière, tournée vers l'exportation au profit de la
métropole. Déjà se dessinent comme
1 L. F. Manigat. Éventail d'histoire vivante
d'Haïti, tome. Collection du CHUDAC. Port-au-prince, 2001. Page 18
2 Ibid. Page 18.
toile de fond sur la scène coloniale, les deux grandes
classes antagoniques : Les blancs et les esclaves. Les premiers sont les
détenteurs des moyens de production et les seconds, les forces
productives de la colonie.
Entre les blancs au sommet de la société
pyramidale de St Domingue et les esclaves à la dernière cale, les
affranchis formaient la classe intermédiaire. Cette classe se formait de
sang mêlé, rejetons des unions d'hommes blanc et de femmes
esclaves, et de quelques noirs libres. Comme le statut social à St
Domingue était dominé par la couleur de la peau, alors les
affranchis, pour la majorité mulâtre, furent
considérés comme à michemin entre << l'humain
», son père blanc, et la << chose meuble » sa
mère esclave. Être contradictoire dès sa conception, sa vie
dans la colonie et même dans la futur Etat-nation allait refléter
à travers l'histoire cette position suspendue entre l'être et le
non-être, résultante de cette crise identitaire aiguë.
Toutefois, cette condition déterminante de sa position, dès sa
naissance, le rapprochait de la classe de son père blanc,
propriétaire et des moyens de production et de la force de travail
nécessaire à sa productivité. Déjà en 1685
le Code noir, selon Edner Brutus, octroya à cette catégorie
d'individus << les mêmes prérogatives qu'à leurs
pères. Leurs garçons et filles épouseront bientôt
des blanches et des blancs. En 1703, ils n'étaient que cinq cent, ils
étaient propriétaire, commandaient eux aussi à des
esclaves. Ils exerçaient le commerce et des métiers. Ils
servaient dans la maréchaussée. Ils pouvaient prendre des
précepteurs, fréquenter les écoles des paroisses. Ils se
rendaient en France,
s'éparpillaient dans les collèges. La vie ne leur
était pas inclémente »1. Jusqu'à la
première moitié du 18ème siècle
oüleur nombre, leur puissance économique, leur
instruction, en résumé leurs poids dans la colonie,
commençaient à
alerter les blancs, qui furent contraints pour la sauvegarde de
leur statut quo de freiner la percée socio- économique de cette
classe.
Au plus bas niveau de la pyramide sociale St- Dominguoise,
végétait la grande masse des esclaves.
Déshumanisée, chosifiée, marginalisée, elle
constituait pourtant l'assise, le moteur économique de la
société. L'éclatement du système esclavagiste
aurait comme résultat irrémédiable, l'ébranlement
et l'explosion de toute la société. De là le cynisme avec
lequel on conservait le système. Tous les moyens furent bons pour
assurer sa perduration : violence inouïe, mensonge péremptoire,
perversion honteuse, etc.
1 E. Brutus. Op. cit,page 38. Page 11.
1.-L'organisation et la répartition de
l'instruction dans la société Saint-dominguoise.
A l'époque coloniale l'instruction, même en
France, avait une organisation un peu boiteuse. Dans la colonie, elle accusait
d'un désintéressement général. La course à
la richesse facile, le commerce, la spéculation, dominait la vie des
gens. Edner Brutus dans son livre << Instruction publique en Haïti
», constate avec ironie : <<Leurs rapports n'étaient que
production, pour gaver le colon, n'exigeaient point les enseignements de
l'école, et la terre pour être fécondée, ceux des
sciences agronomiques. Les choses allaient bien sans cela et avec cela
n'iraient pas mieux »1. Les esclaves employés comme
animal de labour suffisaient à faire fructifier la colonie.
Néanmoins, Edner Brutus2 rapporte qu'il y avait certaine
institution qui, tant bien que mal, assurait l'enseignement à St
Domingue.
Un certain révérend Boutin fonda au cap un
modeste établissement, l'incitant à transformer son hôpital
en un pensionnat, dont il confia la direction en 1733 à des religieuses
de Notre-Dame de la Rochelle. Ce pensionnat, rapportent Dorsainvil et les
Frères, cité par E. Brutus, <<en 1780, comprenait sept
classes dont quatre pour 45 pensionnaires et trois pour les cent externes de la
ville. En outre, de trois à quatre cent jeunes filles de couleurs,
libres ou esclaves, se présentaient à l'école trois fois
par semaine »3, une école qui a rapidement
périclité, attaqué du cancer de racisme. L'auteur explique
que conjecturalement, auraient pu se développer dans d'autres villes de
la colonie des types d'établissement du genre.
Selon le point de vue de Jean Fouchard dans le livre <<
Les marrons du syllabaire »4, la situation de l'enseignement
dans la colonie était tout à fait lamentable, il avance :
<< qu'il n'existe même pas d'école
sérieuse et que l'on peut compter sur les doigts de la main celles
existant, mais dans les grandes villes de St Domingue il y a des maisons
où l'on offre des leçons particulières : Le sieur Lalquier
enseigne au Cap les Belles-lettres et la Géométrie, Bridan
à la rue Royale de Port-au-Prince enseigne le dessin, Simon Rieux,
chimiste de Paris, ancien apothicaire, major des hôpitaux de Rochefort,
offre à St Marc un cours de chimie théorique, la dame Vergnes
enseigne à lire << par règle et par principe de grammaire
», l'orthographe, la grammaire et l'histoire sainte, les Abbés du
Mesnil et Chevilley ouvrent une école au Cap en 1678 pour l'enseignement
des mathématiques, de la mécanique, du pilotage, du dessin et de
la géographie. Le sieur Palais donne des leçons de
géométrie, de trigonométrie et d'algèbre chez M.
Dupré à Port-au-Prince...l'Abbé Peletier enseigne au Cap,
la langue espagnole. Tel autre enseigne la physique ou la peinture. Mais ces
professeurs en chambre ou ambulants ne semblent pas avoir
prospéré. Ce sont des tentatives passagères, l'occasion de
sortir d'une mauvaise situation et parfois de louables enthousiasmes vite
découragés. Les colons semblent eux-mêmes se
désespérer de l'absence de
1 Ibid. Page 18.
2 Ibid. Page 8
3 Ibid. Page 8.
4 J. Fouchard. Les Marrons du syllabaire. Editions
Henri Deschamps, Port- au- prince, Haïti (1953) Page 64
moyens d'éducation dans la colonie, à un point
tel qu'ils gardent leurs enfants à domicile en attendant le premier
voyage de congé qui leur permettra de les conduire à une pension
de Paris ou de leur province d'origine. Quant à encourager la fondation
d'écoles, la plupart ne s'en soucient guère ».
Morreau de St Méry ajoute qu' << au Trou, un
colon de cette paroisse, Monsieur Larat ne parvint pas à recueillir une
seule souscription pour fonder une maison d'éducation au profit de
cinquante orphelins »1.
Nous pouvons, au premier abord, remarquer que dans la colonie
l'éducation ne faisait pas partie de la grande ligne des
préoccupations de la classe dominante. Néanmoins, le livre y
circulait. Il existait une forme d'institutionnalisation de l'éducation.
Mais dans cette société basée exclusivement sur le rapport
de classes et ayant pour assise économique une masse humaine
violentée, discriminée, réduite à l'état de
chose, l'éducation, instance de socialisation par excellence, n'aurait
pu être autre que la reproduction du schéma social, et outil
oeuvrant à la sauvegarde du système social global.
Un autre aspect important de l'organisation du système
éducatif colonial est l'analyse des assises morales de son fondement, vu
qu'il était contrôlé exclusivement par le clergé de
la société dominguoise, également propriétaire de
terres et d'esclaves. Dans la colonie << il était absolument
interdit d'ouvrir une école sans l'avis favorable du curé de la
paroisse, conformément à une ordonnance de M.M de Larnage et
Maillard en date du 7 mai 1745, faisant suite à un arrêt du
conseil du Cap en date du 4 octobre 1717, portant défense aux
instituteurs publics d'avoir école sans approbation des curés,
écrit Jean Fouchard2 ». L'organisation de
l'éducation livrée ainsi totalement au pouvoir des religieux ne
pouvait avoir une assise morale sérieuse, car ces derniers
étaient également propriétaires de terres et d'esclaves,
alors ils devaient veiller á faire fructifier leurs domaines et
accroître leurs revenus. Et en plus de cela, l'austérité,
l'autorité et les qualités morales nécessaires pour
assurer cette mission leur faisaient cruellement défaut. Le même
auteur rapporte que :
<< Le 11 février 1781, le propre Archevêque
de Paris, alarmé par les rapports incessants qui lui parviennent de St
Domingue au sujet de la conduite des religieux, croit de son devoir de
transmettre au général des Dominicains un mémoire
reçu d'un dominicain, stipulant que les Dominicains n'envoient dans les
colonies que le rebut de leur province. Ils prennent des ecclésiastiques
sans moeurs et sans aveu pour remplir les cures vacantes... Les blancs n'ont
aucune confiance en la plupart des curés.(...) »3.
Quelque
1 J. Fouchard. Op.cit. Page 71.
2 Ibid. Page 74.
3 Ibid. Page 74.
temps après, un autre prêtre s'alarme en
s'écriant : « Cette colonie est l'asile de l'impureté, du
libertinage, du scélératisme (...) »1.
Aussi est-il que l'instruction, sous la surveillance d'un tel
clergé, dans une colonie où seulement le lucre et la richesse
facile dominaient les passions, n'aurait pu être autre qu'une institution
d'abêtissement profonde, de reproduction du statu quo, constituant un
blocage systématiquement à tout désir de
dépassement des conditions sociales aliénantes existant.
2.- Violences, idéologie pigmentocratique et
discrimination fondamentales de l'enseignement.-
Quelles sont les valeurs qui ont servi de fondement au
système éducatif de la période coloniale
française ?
La discrimination, la violence, la mystification, le racisme, la
manipulation, devaient, entre autres vices, pour la sauvegarde de cet inique
modèle social, constituer le pivot du système éducatif
colonial.
Dans la colonie, l'école fut l'apanage d'un petit
nombre sélectionné seulement selon la loi de la grande rigueur du
pigment ou de la quantité de mélanine dont la nature dans son
innocence a doté les humains. Si l'éducation, selon le
dictionnaire Petit Robert, est la mise en oeuvre des moyens propres à
assurer la formation et le développement d'un être humain, alors
on comprend pourquoi dans la colonie l'instruction fut le propre des blancs,
organisée par les blancs et pour les blancs. Car seulement ces derniers
avaient le droit de se considérer entièrement comme Homo Sapiens.
Les affranchis, être hybride, à cheval entre la chose et l'humain,
pouvaient tant bien que mal bénéficier des miettes d'une
éducation distribuée au compte gouttes dans la colonie.
L'esclave, reconnu judiciairement comme chose, avait l'interdiction formelle
d'avoir accès à l'enseignement. Paradoxalement cette même
législation qui taxait l'esclave de non-être faisait exigence au
propriétaire d'esclaves de les catéchiser.
A partir de là, l'affirmation préalable que le
racisme, l'idéologie pigmentocratique, l'élitisme constituaient,
entre autres, la base de l'éducation coloniale. Mais qu'est ce qui
explique cette peur qu'avait le colon
1 Ibid. Page 74.
de voir la propagation de l'instruction dans les couches
<< inférieures >> de la colonie ? Cette hantise
répond à un réflexe de conservation tout naturel d'une
classe, face à toute chose éventuellement capable, à la
longue, de lui faire perdre ses avantages socio économiques.
L'économie fut donc le maître mot de toutes les tergiversations
des blancs pour cacher les bienfaits de l'instruction aux habitants de St
Domingue et plus particulièrement à la masse noire esclave.
Au-delà de la question raciale qui, au premier abord, semble motiver les
rigueurs de la stratification sociale de la société, le
contrôle des richesses et le rang social semblent ravaler la race
à un facteur épi phénoménal, loin de pouvoir servir
de matière causale aux luttes fondamentales de la société
St Dominguoise. N'est-ce pas dans ce même fil d'idées que, Engels,
dans une lettre à A. H. Starkenburg, écrit : << nous
considérons les conditions économiques comme le facteur qui, en
dernière analyse, détermine le développement historique.
Mais la race elle-même est un facteur économique
>>1. Pierre Naville dans << Les Jacobins noirs >>,
se veut plus clair en expliquant qu'à St Domingue on doit se garder de
réduire l'importance de la race par rapport à la classe, que
<< la lutte des classes prit l'allure d'une lutte de races
>>2. La stratification raciale et la lutte de classes
féroce dominant la colonie se joignent dans un rapport dialectique ayant
pour base définitive, comme nous l'avons dit tantôt,
l'affrontement social pour le statut, et la condition économique des
acteurs sociaux de l'époque.
La manière dont Edner Brutus rapporte les soubresauts
de la querelle affranchis/blancs pour l'accès à l'instruction
montre bien qu'au-delà des facteurs raciaux, la recherche de la
domination économique absolue des propriétaires blancs
constituait le moteur de cette interdiction. L'auteur explique qu' <<en
s'établissant dans la partie ouest de l'île en 1625, avant que
Bertrand d'Ogeron ne fit venir des prostituées blanches dans la colonie,
les blancs s'accommodèrent des négresses >>3.
Citant Louis E. Elie, il continue : <<Les blancs eurent naturellement des
enfants avec les négresses, et parfois ils arrivaient à s'unir
légitimement avec elles >>4, et << souvent aussi,
ils laissèrent en mourant à leurs enfants mulâtres, les
biens qu'ils avaient amassés à St Domingue >>. En 1685, le
Code noir concéda aux affranchis quasiment les mêmes
privilèges que leurs géniteurs masculins. A cette époque,
ils étaient cinq cent et étaient propriétaires et
commandaient aussi à des esclaves, << ils se rendaient en France,
s'éparpillaient dans les collèges >>5. Mais,
déjà en 1771, les blancs commençaient à ressentir
le poids économique et social de cette classe et tentent de leur imposer
certaines restrictions, que Edner Brutus considère comme <<
insultantes pour les personnes,
1 Cité par L.F. Manigat. Op.cit, page 39. Page
56.
2 Ibid. Page 56.
3 E. Brutus.Op.cit, page 38. Page 10
4 Ibid. Page 10.
5 Ibid. Page 14
mais pourtant ne s'attaquaient pas directement à leur
économie ni encore à leur possibilité d'instruction. A ses
membres, on demanda par exemple de porter des vêtements autrement
taillés ou ornés que ceux des blancs et des blanches. Il leur fut
enjoint de ne plus passer le seuil des magasins où des
représentants de la race servaient la clientèle
>>1.
En 1745, ils sont trois mille, rapporte Louis E.
Elie2. Et « beaucoup d'entre eux reviennent de France. Leur
ascension sociale se fait de plus en plus évidente. Nombre d'hommes de
couleur sont non seulement riches, mais avocats, médecins, chirurgiens,
habiles dans les arts d'agrément. La tension monte du coté des
blancs. En 1755, même les administrateurs de la colonie se sentirent
touchés par la menace que représentaient les affranchis. Ils
accusent les affranchis de rêver aux hautes positions civiles et
militaires, d'acheter les plus magnifiques domaines, de songer à des
mariages avec les gens distingués du royaume >>. Un autre document
leur reproche « d'avoir des blancs à leurs gages et que dès
lors, ils n'en honorent pas assez l'espèce >>3. Les
blancs devaient, face à cette montée ascendante, donner une
réponse adéquate à cette situation. Une réponse qui
n'allait pas tarder à exploser brutalement au milieu des affranchis.
Dans une note officielle déjà on peut lire qu'il est «
essentiel de maintenir dans une grande distance l'espèce qui commande et
l'espèce qui obéit>>4. A côté de
cela une ordonnance royale rétablit que « Tout mulâtre
esclave qui voudrait s'instruire sera puni de cent coups de fouet, tout
mulâtre affranchi redeviendrait esclave >>5. L'exercice
des professions libérales lui est désormais prohibé et
sont déchirés les brevets de capitaine ou de lieutenant dans la
milice, les sages femmes, diplômées de Paris, voient annuler leurs
parchemins.
Toutefois, ces mesures n'atteignirent pas leurs objectifs.
L'importance qu'avaient prise les affranchis dans la colonie comme classe
intermédiaire était trop prononcée pour ne pas
s'amplifier. Non seulement, ils croissaient en nombre, mais ils avaient de plus
en plus de richesse et contrôlaient certaine branche importante dans les
professions libérales. Nemours, dans l'ouvrage pré cité,
rapporte que : « vers 1789 les affranchis étaient 28.000 >>,
et, trois ans plus tard en 1792 « ils avaient au moins le tiers de toutes
les propriétés et de la fortune publique >>6.
Alors, en ce sens les blancs devaient tant bien que mal accepter la classe des
affranchis à la lisière de
1 Ibid. Page 13
2 Cité par Edner Brutus. Op.cit page 38. Page
12.
3 Ibid. Page 13
4 Ibid.Page 13.
5 Ibid. Page 13.
6 Ibid. Page 14
leur position socio-économique, car leur poids social
avait une épaisseur considérable, et toute considération
faite, pour la grande majorité des affranchis, la couleur dorée
de la peau pouvait les disposer à partager plus ou moins le statut
d'homme, accaparé jalousement par leur père.
3.- Profondeurs et problématique de «
l'Académie marron ».
L'esclave devant l'enfer de l'existence St Dominguoise avait
développé différentes formes de résistance. Le
marronnage constituait la plus importante expression de la répulsion de
l'esclave face à ce système. Si pour certains auteurs comme par
exemple Yvan Debbash1 le marronnage est une sorte de <<
désertion >> sans aucune valeur révolutionnaire, pour
d'autres, comme Jean Fouchard, Edner Brutus, Aimé Césaire, il est
présenté comme la base fondamentale de la révolution, un
mouvement de résistance, de protestation et de combat pour et vers le
chemin de la liberté. Que l'approche soit réductionniste ou
excessivement explicative de la révolution, le marronnage constituait
objectivement une véritable académie de formation, et de
fermentation à différents niveaux de la lutte
révolutionnaire jusqu'à l'aboutissement de l'Etat-Nation
d'Haïti. Edner Brutus, dans le livre << Révolution dans
Saint-Domingue >> présente le marronnage comme << une vaste
école révolutionnaire en plein air, avec ses innombrables
succursales et d'où sortiront des bataillons de nègres vaillants,
des escouades de techniciens de la lutte des classes, de la guerre de
partisans, du sabotage, de l'empoisonnement, des enlèvements et des
meurtres >>2. Plus loin il poursuit qu' << ils avaient
leurs propres professeurs, leurs propres doctrinaires et théoriciens,
leurs propagandistes, leurs tacticiens et leurs stratèges, leurs
prêtres et leurs médecins. En grand nombre. (...) De leurs
rapports écrasants avec la nature et avec les hommes, partait, pour
insinuer dans leur coeur gonflé de haine et dans leur tête
taraudée par le besoin d'une existence plus clémente, la
nécessité de leur liberté perdue >>3.
Alors c'est là dans ces grands ateliers où fourmillent ces
idées de lutte, que l'esclave, pour certains, allait partir à la
conquête du livre, séquestré historiquement par la classe
dominante.
Il est à souligner que pour la maintenance de l'ordre
social érigé dans la colonie, et la sûreté des
blancs, l'esclave devait demeurer dans une ignorance totale des connaissances
livresques. Certains nègres à talent ou domestiques, pour les
besoins de la colonie à accumuler de considérables savoir faire
dans des domaines
1 Cité par L. F. Manigat. Op.cit, page 39. Page
100.
2 E. Brutus. La revolution dans Saint-Domingue. Tome
I. Les Editions du Panthéon, Belgique, 1969.Page 24
3 Ibid. Page 24.
particuliers, comme la fabrication des tuiles, des briques,
des vases en terre cuite, constituaient une catégorie consentie à
laquelle pourtant le syllabaire, jalousement protégé par les
blancs, était refusé. Girod-Chantrans venu à St Domingue,
nota cette tentative de tenir l'esclave au dehors du monde du livre. L'on porte
attention, remarque t-il, jusqu'à empêcher que les esclaves
n'apprennent à lire (...) quel danger n'y aurait-il pas en effet,
à éclairer des hommes vexés aussi injustement qu'ils le
sont ! Ce serait les aigrir et les porter à la révolte (...)
>>1.
A bien analyser le mode de vie des esclaves dans la colonie,
les conditions objectives nécessaires à l'apprentissage
n'étaient nullement réunies. Travaillant à longueur de
journée sous le fouet cinglant d'un commandeur, vivant dans une telle
misère, que les bêtes de la colonie n'avaient rien à leur
envier, vu le régime de sentences, de punitions et de tortures,
imposé aux esclaves, l'instruction n'aurait pas dû avoir un
attrait particulier pour cette catégorie de personnes. Pourtant,
l'engouement avec lequel l'esclave cherchait à s'alphabétiser,
les sacrifices énormes qu'il consentait, et les murs restrictifs qu'il
enjambait au risque de terribles représailles, expliquent une soif
intellectuelle énorme. Motivé par le besoin d'atteindre le fruit
défendu, attraction pour l'un des facteurs qui justifient la
qualité d'homme, désir de s'approprier une des armes de
domination de la classe dominante... Complexe question, mais fait flagrant
selon Jean Fouchard, expliquant une volonté énorme pour percer
les mystères du syllabaire.
Effectuant l'analyse de certaines correspondances de
l'époque coloniale, Jean Fouchard rapporte une observation de M. Parhe
stipulant que << sur cent trente esclaves qui composaient la cargaison du
bâtiment à bord duquel il fit le passage de Gambie aux indes
occidentales il y en avait vingt-cinq qui savaient écrire l'Arabe
>>2. Toutefois jusqu'aujourd'hui, à part l'étude
remarquable de Jean Fouchard << Les marrons du syllabaire >> qui a
abordé cette question avec réserve, aucune autre étude
scientifique n'a encore éclairé ce sujet combien important. Mais
vu l'enfer qui happait l'esclave dès la traversée de l'Atlantique
pour le transplanter brutalement dans le cauchemar de la vie coloniale, les
acquis intellectuels de l'Afrique n'auraient pu tenir sur plusieurs
générations.
La lutte qu'ont menée les esclaves dans la colonie de
St Domingue pour s'approprier le syllabaire, était troublante. A
côté du marronnage classique, arme de résistance face
à un système déshumanisant, il se développait
1 Cité J. M. Richard dans le texte du cours
<< Sociologie du système éducatif haïtien >>.
2 J. Fouchard. Op.cit page 41. Page 18.
clandestinement une véritable école alternative,
s'appuyant sur la culture politico-religieuse vodou. Cette école a
formé la majeure partie des premières élites politiques
auteurs de 1804.
Louis E. Elie dans << Histoire d'Haïti >>
raconte au sujet des esclaves que, après une dure journée de
labeur exténuant << des groupes de noirs se réunissaient en
secret, souvent dans un endroit perdu de la campagne, pour recevoir d'un bon
vieux prêtre, des notions de lecture et de calcul (...) La gendarmerie
coloniale, avertie un jour de ces transgressions de lois, décida que les
esclaves surpris dans ces réunions illégales, seraient vendus
à l'encan au profit du trésor >>1. Ceci nous
montre l'ampleur des barbelés érigés contre l'esclave pour
l'empêcher de s'instruire, mais, c'était mal évaluer la
capacité de résistance extraordinaire de ce dernier. << Il
s'est servi de tous les moyens pour atteindre ses objectifs, que ce soit le
déchiffrage de l'alphabet dans les initiales du colon
étampé au fer rouge sur sa poitrine, ou se servant du sang de
leur chair lacérée comme encre pour transmettre les mots de
profond douleur >>2.
Après la proclamation de la liberté
générale, le 29 aout 1793, le désir de s'instruire fit
place à une véritable course à l'instruction. Les
commissaires civils Sonthonax et Polvérel3
développèrent un vaste programme d'instruction, ils allaient
jusqu'à annoncer qu'ils ne délivreraient aucun brevet d'officier
aux citoyens qui ne pourraient signer une pièce quelconque. Dans
l'article 65 de la proclamation de Polvérel relative à la
liberté générale, en date du 31 octobre 1793, il est
stipulé qu' <<il y aura pour chaque section un nombre suffisant
d'instituteurs qui seront chargés d'enseigner aux enfants la lecture,
l'écriture et le calcul, et de leur expliquer les droits et les devoirs
de l'homme et du citoyen. Le nombre sera aussi déterminé par un
règlement particulier. Des écoles sous leurs impulsions furent
créées dans diverses régions de la colonie.
Sonthonax et Polvérel, embarqués en doux vers la
métropole par le fameux Toussaint Louverture, ce dernier allait
poursuivre le programme de l'instruction publique en l'amplifiant. Sous son
bras puissant la colonie a connu un essor particulier que ce soit au niveau de
l'économie, de l'organisation spatiale et politique. L'instruction dans
la colonie n'était plus la propriété exclusive d'une
race-classe, mais toute la population, rurale ou urbaine
1 Cité par J. M. Richard dans le texte du
cours: « Sociologie du système éducatif haïtien
>>.
2 Ibid
3 J. Fouchard.Op.cit page 41. Page 93
pourrait y avoir accès. Jean Fouchard1
illustre ce fait quand il indique que l'instruction publique était
organisée suivant un système. Le système Louverture. Le
syllabaire est porté dans les campagnes. Toussaint interdit d'exposer
les enfants des cultivateurs aux dangers et à la corruption des villes.
Il recommande de créer des écoles dans les ateliers mêmes
et d'y éduquer les enfants, sans les arracher au milieu dont
l'évolution dépendra de leurs bras et de leur cerveau. Il
crée un lycée et des écoles dans les principales villes.
« Instruisez-vous les uns les autres »2 fut le principal
mot d'ordre de l'ingénieux précurseur.
Il faut à ce niveau de notre analyse, louer les
sacrifices de nos ancêtres, qui ont effectué de réels
sacrifices pour abreuver un peu leur soif d'instruction, malgré les
vicissitudes du pervers modèle colonial esclavagiste. Des informations
fournies par l'un des opprimés du régime colonial esclavagiste,
devenu secrétaire du Roi Christophe et précepteur du prince
royal, le baron Pompée Valentin de Vastey3, indiquent que la
plupart de nos ancêtres témoignaient d'une telle ardeur
intellectuelle, qu'ils marchaient avec leurs livres à la main,
interrogeant les passants, requérant de ceux qui savent lire la
signification de tel mot ou de tel signe. C'est ainsi que beaucoup d'individus
avancés en âge parvinrent à se délivrer du poids de
l'ignorance de la culture livresque.
Toutefois, notre éducation, née dans le
brouillard du complexe et inique système colonial esclavagiste
français, lui-même héritier du lourd poids de la
destruction brutale du peuple autochtone, ne saurait facilement se
défaire des troubles socio psychologiques ataviques, attachés
à un système basé sur des oppressions de toutes sortes et
l'aliénation. La formidable révolution fermentée dans les
écoles clandestines sous la toile de fond mysticopolitique du vodou,
religion populaire, et le créole outil de synchronisation des
différentes ethnies africaines, allaient être refoulés par
une élite accapareuse des pouvoirs politiques et économiques,
intériorisant la culture religieuse et linguistique de l'ancienne
métropole, niant totalement la dimension africaine de la
personnalité collective haïtienne. C'est au coeur de ce lacis de
contradictions génératrices de l'ambivalence socio-culturelle que
se forma le complexe système éducatif national.
1 Ibid. Page 95-96.
2 Ibid. Page 96.
3 Cité par Dr Richard dans le texte
précité.
CHAPITRE 2
Le modèle colonial esclavagiste Français
dans la conscience historique Haïtienne.
Le mûrissement des contradictions internes d'un
modèle d'organisation sociale pervertie, fondé sur la
dévalorisation ethnique, la déshumanisation et l'exploitation
à outrance de la masse des esclaves, devait amener l'éclatement
de Saint-Domingue, victime de sa putréfaction avancée. C'est
ainsi que cette légendaire colonie engendra la plus formidable
révolution que l'histoire de l'humanité ait jamais connue.
L'écho de cette lutte qui consacra la première
République noire a traversé le monde comme une
traînée de poudre, laissant derrière elle un malaise, une
peur tangible au coeur d'une civilisation fondée sur l'esclavagisme.
Haïti, le nouvel Etat-Nation, fut considéré par la
communauté internationale comme un anachronisme, une ineptie, un
défi. Elle finit, à la faveur d'une progression pénible
sur un chemin bardé d'obstacles et d'épreuves, par s'imposer
comme entité politique souveraine.
Pour garantir la pérennité du modèle
colonial esclavagiste saint-dominguois, les colons avaient entretenu un
système structuré par la violence physique et morale, la
malversation, le mensonge, l'infamie et les variétés les plus
aberrantes du vice. Le substrat de cette putréfaction n'a pas
manqué, compte tenu des contraintes de l'hérédité
sociale, d'imprégner les structures mentales du peuple haïtien.
En considération du legs de cette subtile dynamique
dans la conscience historique dont se réclament les profondeurs de notre
société, l'édification de nous-mêmes comme portion
d'humanité originale s'effectue dans un contexte particulièrement
difficile. Tout notre être s'en ressent.
Nous nous proposons d'analyser, dans ce chapitre, la mise en
place des rouages de SaintDomingue, modèle de perversion structurale,
chef-d'oeuvre d'iniquité, tout en dégageant ses incidences sur la
conscience du peuple haïtien, avec l'objectif de traduire les
difficultés de construction d'un système éducatif qui
réfère à notre réalité socio-culturelle et
vise à notre épanouissement intégral.
A-Stratégie de l'oppression coloniale et perversions
de l'âme Haïtienne.
La perversion de l'âme haïtienne, plus
particulièrement celle des élites nationales, trouve ses racines
profondes dans les rouages de la vie coloniale esclavagiste saint-dominguoise
établie sur les ruines d'Hispaniola, théâtre du
génocide amérindien. Elle est la résultante d'un long
processus de déshumanisation structuré avec un tel raffinement
qu'on pourrait le comparer à une école de stratégie
où sont expérimentés les procédés
idéalement conçus pour le démantèlement et
l'exploitation d'une catégorie sociale.
Exposer de façon minutieuse les diverses
méthodes de perversion utilisées par la classe dominante de
Saint-Domingue au profit du modèle économique de grande
plantation, des intérêts de la bourgeoisie négrière
et du colonialisme français ferait l'objet d'un immense volume. Nous
allons tenter, à notre niveau de production académique,
d'élucider non seulement les stratégies d'un moment historique,
avec toute sa pesanteur, mais aussi ses incidences sur la mise en place du
système éducatif haïtien.
Le sous-chapitre intitulé << Stratégie
de l'oppression coloniale et perversions de l'âme haïtienne
» impliquera l'essentiel de la problématique à laquelle
réfère la diffusion des valeurs, des croyances, des idées
et des multiples données doctrinales au profit du régime colonial
esclavagiste.
L'organisation de notre discours, eu égard aux
exigences de la dialectique, intégrera l'éclairage de certains
concepts aussi bien que l'imbrication de données socio-culturelles dont
on ne saurait démarquer les fondements de l'École
haïtienne.
1-Eclairage terminologique de la conscience
historique.
Pour comprendre le poids de l'influence du modèle
social esclavagiste dans l'organisation subjective et objective du
système éducatif haïtien, il importe d'éclairer le
concept de conscience historique. D'après l'écrivain Cheik Anta
Diop1, le facteur historique est capital pour appréhender les
dimensions socioculturelles et économiques qui forment la base de toute
construction sociale, il est le ciment qui unit les éléments
disparates d'un peuple pour en faire un tout. La conscience, pour sa part, est
définie couramment dans le dictionnaire Petit Robert
1 Cheik Anta Diop. << De l'identité
culturelle. Introduction à la culture africaine ». (
books.google.fr).
comme la faculté qu'a l'homme de connaître sa propre
réalité et de la juger. Aussi, Raymond Aron, dans son texte
<< Dimension de la conscience historique »1 approche ce
concept de la manière suivante :
<< Chaque collectivité a une conscience
historique, une idée de ce que signifient pour elle humanité,
civilisation, nation, le passé et l'avenir, les changements auxquels
sont soumises à travers le temps les oeuvres et les cités (...)
La conscience historique, au sens étroit et fort de l'expression,
comporte trois éléments spécifiques : La conscience d'une
dialectique entre tradition et liberté, l'effort pour saisir la
réalité ou la vérité du passé, le sentiment
que la suite des organisations sociales et des créations humaines
à travers le temps n'est pas quelconque ou indifférente, qu'elle
concerne l'homme en ce qu'il a d'essentiel. Le premier élément
est ce que les philosophes appellent volontiers historicité de l'homme.
Il est proche de ce que d'autres ont appelé le caractère
prométhéen de la réalité historique : Les hommes ne
se soumettent pas passivement au destin, ils ne se contentent pas de recevoir
les traditions que l'éducation a déposées en eux, ils sont
capables de les comprendre, donc de les accepter ou de les rejeter. Cette
compréhension ne se confond pas avec la connaissance historique (...)
Le troisième élément de la
définition de R. Aron est assez pertinent pour saisir l'incidence de
la longue période coloniale sur l'homme haïtien
d'aujourd'hui. Il explique que les bases sociales historiquement
instituées dans les annales d'un peuple constituent une fraction
considérable dans sa formation collective, voire individuelle. Plus
loin, l'auteur met en exergue les possibilités de dépassement que
possède le peuple. Cette potentialité de remise en question du
bagage social transmis par l'éducation diminue le déterminisme
historique et le reproductivisme intégral. Mais ce dépassement
s'inscrit également dans le modèle d'éducation
prisée par la société en question, si cette
éducation laisse une marge de manoeuvre pour favoriser cette prise de
conscience, ce processus se réaliserait avec beaucoup plus
d'évidence, mais si au contraire, il tend à reproduire totalement
le prototype historiquement institué, les possibilités de
transformation deviennent plus réduit et vont pouvoir être
effectives sur une plus longue durée. Ainsi, l'éducation
occuperait un point focal si l'on se proposait de lier le premier
élément de la définition de R. Aron au dernier, parce
qu'elle serait le foyer de la retransmission et le lieu de la fermentation de
tout désir de dépassement. Dans son texte << De
l'identité culturelle. Introduction à la culture Africaine
», Cheik Anto Diop voit la conscience historique comme un
élément essentiel à la formation d'une identité
nationale, c'est elle qui permet au peuple de se distinguer d'une population
dont les éléments, par définition, sont étrangers
les uns aux autres. La conscience historique, par le sentiment de
cohésion qu'elle crée, constitue le rapport de
sécurité culturelle le plus sûr et le plus solide pour le
peuple.
1 Texte de Raymond Aron sur la conscience historique.
<< Chaque collectivité a une conscience historique ». (
books.google.fr).
2-La problématique de la diffusion des valeurs
religieuses dans le modèle éducatif
colonial français.
Le modèle d'organisation du système
éducatif que nous avons aujourd'hui, a sa base profonde dans le
passé colonial et les valeurs qui régissaient son organisation,
car jusqu'aujourd'hui aucune volonté de rupture n'a été
manifestée de la part de l'élite dirigeante pour transformer
l'éducation et l'adapter aux besoins de la majorité des citoyens.
A l'époque coloniale l'éducation fut l'apanage du clergé,
et les valeurs religieuses transmises à travers le catéchisme
formaient une grande partie de l'instruction disponible. Mais, dans la
société saint-dominguoise basée sur la discrimination
raciale, et l'exploitation à outrance de la masse des esclaves, toutes
les institutions devaient dans une certaine mesure oeuvrer à la
perduration du modèle esclavagiste. C'est essentiellement par le canal
de la religion que s'effectuait l'incrustation de l'inégalité
fatidique dans le mental des acteurs sociaux saint-dominguois.
Nous nous proposerons de montrer, à travers les lignes
qui vont suivre, la subtilité idéologique du catéchisme
colonial tout en expliquant les mécanismes de défense
élaborés par l'esclave, générateur du redoutable
outil que constitue, du point de vue culturel, le vodou, produit, par
excellence, de la résistance des opprimés.
Pour cerner la problématique de la diffusion des
valeurs religieuses dans la colonie StDominguoise, il faut, dès le
départ, montrer la position de l'Eglise de l'époque par rapport
à l'entreprise esclavagiste. Sala-Molins Louis, dans le livre <<
Le Code noir ou le calvaire de Canaan>>, rapporte qu'à la
lumière de la Bible, les théologiens ont institué tout une
généalogie particulière pour montrer la malédiction
originelle de la race noire, condamnée à être esclave par
la parole divine sortant de la bouche du prophète Noé
(Genèse 9 : 21-27). En effet, dans le chapitre 15 du livre << La
cité de Dieu >>1, cité par Sala-Molins, Saint
Augustin mentionne que : << Dieu voulut que l'homme rationnel,
créé à son image, dominât uniquement les
irrationnels : pas de domination de l'homme sur l'homme, mais de l'homme sur la
brute (...) Le mot esclave n'est jamais employé dans les
écritures avant que le juste Noé n'ait châtié avec
ce mot le péché de son fils >>. Ainsi, tout le continent
Africain, fut considéré comme le bastion d'une ethnie, victime
d'une double malédiction divine : La noirceur de sa peau, et la
1 Sala-Molins Louis. << Le code noir ou le
calvaire de Canaan >>, Quadrige, Paris, PUF, 1987.page 114.
perte naturelle de sa liberté. Dans cette optique,
l'apologie canonique de l'église catholique se donne la touchante
mission de la restitution de l'âme de ces pauvres noirs. Mais cette
difficile opération ne pourrait s'effectuer sur le sol Africain
même, et elle ne serait pas effective sans l'institutionnalisation des
rouages inhumains de l'entreprise esclavagiste, qui constituaient une sorte de
purgatoire terrestre responsable de la restitution de ces âmes. C'est
ainsi que pour les grands tenants de l'évangile du Christ de
l'époque : << Razzier des noirs en Afrique, c'est bien, puisque
amenés au Portugal ils y seront évangélisés et
délivrés ainsi du pire des esclavages (le seul que le Nouveau
Testament condamne), celui auquel le péché et le Diable
soumettent ceux qui les servent. Esclaves ici-bas, libérés
grâce à la traite dans l'éternité et pour
l'éternité, les noirs ont une chance inouïe, celle
d'être razziés pour le paradis. Dieu use de miséricorde
pour Cham, Canaan et toute leur semence dans les siècles des
siècles >>1. Aussi, les esclaves, statués comme
choses meubles dans la colonie, faisaient l'objet d'une surveillance
obsédante de la part des colons pour barrer la route à toutes
tentatives d'instruction ou quelques autres formes d'éducation qui
réclament l'utilisation de l'écriture et de la lecture.
Paradoxalement, l'évangélisation par la voix du catéchisme
était une obligation légalisée formellement par le code
noir de 1685. D'ailleurs, selon les catéchèses pontificales,
c'était la mobilisation première de la traite. Arrivé dans
la colonie, le premier devoir du maître esclavagiste était de
veiller à ce que ses esclaves reçoivent le sacrement du
baptême. Mais l'empressement avec lequel on a voulu christianiser
l'esclave ne répondait pas à un acte d'amour si prisé dans
la religion du Christ, qui aurait poussé les colons à
désirer le paradis céleste pour les esclaves.
L'évangélisation était plutôt
considérée et utilisé comme une arme pour assurer,
justifier et faire accepter la domination des colons, domination à
tentacules multiples, contenant une branche spécifique de domination
religieuse, répondant à la mise en place du processus de
l'anéantissement de l'identité africaine, et l'acceptation totale
de l'oppression comme phénomène naturel. Un extrait d'une
causerie du ministère des colonies de Belgique rappelant aux
prêtres qui devaient assumer le ministère
évangélique de la colonie congolaise en 1920, peut illustrer
clairement le véritable rôle du catéchisme dans les
colonies. Ce texte s'intitule : << Les devoirs des missionnaires dans
notre colonie >>2. Après les mots de bienvenue et les
salutations de convenance, le ministre exhorte et fait des recommandations
explicites aux révérends pères en ces termes :
<<Prêtres, vous venez certes pour
évangéliser. Mais cette évangélisation doit
s'inspirer de notre grand principe : Tout avant tout pour les
intérêts de la métropole. Le but essentiel de notre mission
n'est donc point d'apprendre aux noirs à connaître Dieu. Ils le
connaissent déjà. Ils parlent et se soumettent à un
1 Ibid, page 141
2
www.africamat.com.
(Tiré dans le texte du cours de Suze Mathieu : << Introduction
à l'Anthropologie >>, à la Faculté des Sciences
Humaines de UEH.
NZAMBE ou un MVINDI-MUKULU, et que sais-je encore. Ils savent
que tuer, voler, calomnier, injurier... est mauvais. Notre rôle consiste
essentiellement à faciliter la tâche aux administrateurs et aux
industriels. C'est donc dire que vous interpréterez l'évangile de
la façon qui sert le mieux nos intérêts dans cette partie
du monde. Pour ce faire, vous veillerez entre autre à :
1) Désintéresser nos « sauvages » des
richesses matérielles dont regorgent leurs sous-sols, pour éviter
que, s'y intéressant, ils ne nous fassent une concurrence
meurtrière et rêvent un jour à nous déloger. Votre
connaissance de l'évangile vous permettra de trouver facilement des
textes qui recommandent et font aimer la pauvreté. Exemples : «
Heureux sont les pauvres, car le royaume des cieux est à eux », et
il est plus difficile à un riche d'entrer au ciel qu'à un chameau
d'entrer par le trou d'une aiguille ». Vous ferez donc tout pour que ces
nègres aient peur de s'enrichir pour mériter le ciel.
2) Les contenir pour éviter qu'ils se
révoltent. Les administrateurs ainsi que les industriels se verront
obligés de temps en temps, pour se faire craindre, de recourir à
la violence (injurier, battre...) Il ne faudra pas que les nègres
ripostent ou nourrissent des sentiments de vengeance. Pour cela, vous leur
enseignerez à tout supporter (...)
Ainsi, comme l'a mentionné Jean Fouchard, l'instruction
religieuse elle-même, à quoi se résumait à peu
près l'éducation dispensée aux esclaves, devint un
élément de colonisation. Il avance qu' « il y eut non
seulement un catéchisme spécial destiné à assouplir
l'esclave, à l'entraîner à la résignation, à
en faire un être docile et soumis à ses maîtres, aux
férocités coloniales et à sa révoltante situation,
mais aussi il existait une sorte de rituel colonial où l'on
prévoit une utilisation pratique des sacrements, la menace des
châtiments de l'enfer et la damnation éternelle
»1. Aussi peut-on dire qu'à part les violences physiques
qui régissaient la vie des esclaves dans la colonie, à travers le
catéchisme on instituait un ensemble de normes religieuses qui devaient
engoncer l'esclave, le figer dans une perpétuelle peur d'un autre
éventuel enfer supposé être plus terrible que celui dans
lequel ils eurent le malheur de se retrouver.
Dans la colonie de St Domingue le catéchisme avait une
mission beaucoup plus profonde que dans le cas de la colonie du Congo Belge
mentionné précédemment. En plus d'être un outil
d'abêtissement et de domination entre les mains des colons, le
catéchisme jouait également un rôle politique d'instrument
restrictif et punitif sévère à travers les longues
pénitences qu'on imposait à l'esclave pour freiner ses moyens de
résistance classique, tels le marronnage, l'infanticide,
l'empoisonnement, etc. En effet, Jean Fouchard rapporte des données qui
font partie de la collection de Moreau de St Méry2,
tirées des archives Nationales de Paris. Ce document présente les
prescriptions de règlements à l'usage des curés de Saint-
Domingue. Ces derniers devaient faire la publication suivante les trois
derniers dimanches de carême :
1 Jean Fouchard. Op.cit, page 41. Page 43.
2 Cette pièce fait partie de la collection de
Moreau de Saint-Méry, Colonie en Général, 90, Archives
Nationales de Parie. Cité par J. Fouchard, page 127.
« Nous enjoignons aux nègres et négresses
qui nous ont été dénoncés, soit marrons,
malfaiteurs et autres... de rentrer dans leur devoir et de se rendre dans le
samedi saint à la porte de l'église, à l'issue de la
messe, pour y être mis en pénitence... Et le samedi saint
après la messe, les curés procèderont à
l'imposition de la pénitence en cette manière : Les bedeaux les
prendront à la porte de l'église et les conduiront au milieu de
la nef où, étant à genoux, le curé en surplis et en
étole leur prononcera la formule suivante (ce sermon doit être
fait en créole) :
1) Pour les nègres marrons :
Serviteur infidèle et méchant, puisque vous
avez
manqué au service de votre maître, à
l'obéissance que vous devez à Dieu et à la sainte
église pour vous livrer à l'égarement de votre coeur et
vous exposer à la peine certaine de votre salut, nous vous condamnons
par l'autorité de notre ministère à en faire
pénitence pendant l'espace de..., vous déclarant que si vous
manquez de l'accomplir et ne donnez de preuves certaines de repentir et
d'amendement vous serez effacé du nombre des chrétiens,
privé de l'entrée de l'église et abandonné à
la mort sans sépulture.
2) Pour les négresses qui se font avorter.
Abominable créature, qui n'avez voulu devenir
mère que pour détruire vous-même le fruit de vos propres
entrailles et pour faire périr la chair de votre chair, le sang de votre
sang, la noirceur de votre attentat crie vengeance devant Dieu et devant les
hommes, et mérite la potence de la mort ; mais comme la Sainte Eglise ne
rejette aucun de ceux qui veulent sincèrement se repentir et se corriger
: C'est pourquoi nous vous condamnons (...)
3- Pour les nègres empoisonneurs :
Scélérat infâme, odieux à Dieu,
indigne d'être compté parmi les hommes, plus cruel que les
bêtes féroces, parce que vous avez attenté sur la vie de
vos semblables et que vous avez employé des moyens indignes et
cachés pour détruire la maison de votre maître et faire
périr le bien que la divine providence lui avait accordé,
l'atrocité de votre crime mérite la mort et tous les tourments,
mais comme l'Eglise... etc.
Après chaque sermon, le prêtre profère les
châtiments qui doivent accompagner la pénitence. Cette
dernière n'est qu'une suite de punitions physiques et morales, dont
l'esclave doit assumer l'exécution en public dans un endroit choisi par
le Bedeau. Après le laps de temps imposé par ce dernier, le
curé se rendra avec la croix et le clergé au portail de
l'église pour pardonner les péchés de l'infortuné
et lui permettre de reprendre sa place dans l'église.
Aussi, pouvons-nous comprendre que le seul mode
d'éducation formellement accessible à l'esclave n'était
qu'un ramassis de règles mensongères et contradictoires. Les
règles religieuses sont tordues à souhait et servent de joug
spirituel pour retenir et les pieds, et le mental de l'esclave dans
l'inextricable chaîne de la servitude. L'objectif principal de ce
catéchisme était d'atrophier, de pervertir la conscience des
esclaves en légitimant les tortures physiques et morales afin d'amener
ces derniers à penser leur situation d'exploité comme allant de
soi, naturelle, fixée par un quelconque déterminisme spirituel.
En ce sens, dans le système esclavagiste la religion catholique a perdu
son auréole d'amour pour devenir une arme redoutable qui, en plus de
vouloir instituer une peur
paranoïaque au milieu des esclaves, diabolise et
infériorise leur culture tout en les vidant intégralement de leur
essence d'être.
Néanmoins, l'esclave ne peut être
considéré comme un tonneau vide qui a assimilé les
dépôts de l'instruction coloniale sans réagir. En Afrique,
il vivait à l'intérieur d'un espace socialement organisé,
avec sa culture, sa religion, son mode de production et de consommation. C'est
du jour au lendemain qu'il s'est retrouvé violemment arraché de
son espace vital et transplanté au delà de la mer, sur une
portion de terre étrangère où il perd derechef son
humanité et n'est connu que par le générique de
nègre, chose meuble. Il est confondu à un groupe de gens
d'histoires et de cultures différentes. Parqué dans des cases
avec ses compagnons d'infortune, jeté sur les plantations, subissant
dans sa chair la morsure du fouet du commandeur et les humiliations
liées à l'opprobre dont, la philosophie occidentale esclavagiste
couvre sa race, son <<acculturation devient un acte de survie, il n'avait
d'autre choix que de se conformer et chercher à se fondre pour perdre un
peu de sa négative visibilité dans la culture créole
>> explique Jean Casimir dans le texte << Haïti et sa
créolité >>1. Plus loin, l'auteur souligne que :
<< la transformation d'un bossale en esclave créolisé
suppose la mise en place d'un dispositif institutionnel déshumanisant
qui scelle les opportunités de survivre en dehors de la soumission au
maître et à la société dominante. Dans ce processus,
l'identification originelle de l'opprimé s'estompe devant la
définition inventée par le pouvoir. La diversification ethnique
est résorbée par la discrimination (...) >>. En plus,
<< le captif qui obéit aux ordres reçus peut
s'épargner de sévères tortures et prolonger son
espérance de vie. En conséquence, l'apprentissage des
règles du jeu devient un mécanisme de négociation sociale.
Dans cette mesure, les bossales asservis gagnent à se créoliser
ou à faire semblant de l'être, ce qui revient au même
>>. L'esclave, en ce sens, devait rapidement faire un effort mental pour
se reconstruire un monde à travers la fournaise coloniale, car d'un
coté il était infériorisé et chosifié
totalement par les blancs et les affranchis, et d'un autre, l'idéologie
pigmentocratique instituée reconnaissait la supériorité du
nègre créolisé sur le bossale à peine sorti de
l'Afrique, considérée dans la colonie comme << terre de
barbarie par excellence >>. De là la formation d'une fragmentation
culturelle de la société coloniale. À la première
marche de l'échelle, les blancs, qui détiennent une culture
occidentale pervertie et coupée de la source des valeurs de la
métropole, veulent par tous les moyens être inaccessibles pour
pouvoir conserver leur supériorité socio-écomique. De ce
fait, ils protégeaient jalousement leurs institutions et en même
temps attisaient le désir des classes intermédiaires pour
s'assimiler leur mode de vie et leur vision du monde. C'est dans ce contexte
que se crée la
1 Texte du cours << Culture et société en
Haïti >> à la Faculté des Sciences Humaines.
culture créole qui peut être
considéré comme la négation de soi de l'affranchi et la
recherche vaine de l'appropriation du moi blanc. D'autre part, il y a la
culture de la masse des esclaves, le vodou, qui a pris naissance au sein
même de la colonie, de la fusion des différentes formes de culture
des tribus de l'Afrique de l'ouest. Cette culture marginalisée et
opprimée à l'image de ses porteurs allait être l'outil de
résistance le plus important de l'esclave contre ce système qui
s'exerce essentiellement à le broyer. Les colons ont évidemment
joué mains et pieds pour empêcher la manifestation de cette
culture. La religion catholique, d'ailleurs qui fut l'arme de
prédilection, a été utilisée pour
inférioriser et diaboliser ce système culturel. Ce dernier avait
toutefois la vie dure. C'est ainsi qu'à l'intérieur même de
l'église il allait s'approprier certains symboles pour asseoir son
existence malgré les assauts des restrictions. Dans le marronnage il
trouvait un espace alternatif vierge où il pouvait librement s'adonner
à ses activités religioso-culturelles sans contrainte. Ainsi,
malgré cette tendance généralisée à
rechercher l'altérité pour échapper à son soi
opprimé, la masse des esclaves ne s'est pas laissée totalement
assimiler par la culture dominante, c'est ce qui explique qu'au moment opportun
elle allait puiser dans ce fond culturel original pour animer la révolte
générale.
Toutefois, si pour des auteurs comme Jean Casimir, Jean
Fouchard, Leslie François Manigat, Laennec Hurbon et autres, le vodou,
à l'opposé du catéchisme, a servi de ciment aux
révoltes et a constitué pendant toute la période
coloniale, un moyen de résistance puissant pour l'esclave, l'auteur
Luc-Joseph Pierre dans son ouvrage : << Eduquer contre la barbarie
»1 montre que << Le vodou n'a jamais été
une force ». Adoptant une phrase de P.I.R. James : << Le vodou
servit de truchement à la révolution », il explique que
<< le vodou n'avait que la faculté de créer une illusion,
une prédisposition au fantasme. Son pouvoir est de l'ordre du
fantastique. Cette prédisposition est tout entière en action dans
le comportement de Hyacinthe et de Halaou, brandissant des queues de boeuf pour
écarter les balles. Une telle attitude s'apparente au suicide », et
donc n'avait aucune valeur. Pour lui, le suicide, présenté par
d'autres comme l'un des moyens de résistance de l'esclave face aux
cruautés du système, n'est que l'un des résultats
négatifs du vodou dans le mental de l'esclave, qui se croit
immunisé. Il avance : << Ne s'agissait-il pas, dès le
début, depuis les navires négriers, par le suicide, la
grève de la faim... de laisser les corps aux blancs pour aller rejoindre
le monde des ancêtres ? Les suicides, en effet, étaient assez
fréquents de la part des bossales, rêvant de retourner en
Afrique... ». Ainsi, d'après lui, la condition dans laquelle on
chassait et capturait les esclaves pour les entasser, enchaîner dans la
cale des bateaux à destination de l'enfer saint-dominguois, n'avait
aucun poids dans
1 Luc-Joseph Pierre. << Éduquer contre la
barbarie », Editions Henri Deschamps, Port-au-Prince, Haïti,
1996. Page 15.
la tentative d'explication des cas de suicide
enregistrés. L'auteur rejette l'avis de la majorité des
historiens, qui, comme Jean Fouchard, considère que << les rites
secrets vodouesques fournirent des moyens d'action singulièrement
efficaces, facilitèrent des conciliabules décisifs, un
réseau de communications entre différents ateliers et
créèrent enfin une atmosphère de panique favorable aux
rébellions », et du point de vue de Laënnec Hurbon, qui y voit
le <<lieu conscient de différenciation d'avec le monde des
maîtres » et le << langage propre du peuple » ou encore
<< la force qui décuplera la capacité de combat des
esclaves ». Sous la plume de Luc-Joseph Pierre, le vodou est la
manifestation d'une sorte de << dégénération
réelle du nègre par rapport à l'Européen
civilisé » et il dit plus loin que << cette
dégénération qui est, peut-être, l'ouvrage des
siècles, voudrait d'autres siècles pour que ses effets
généraux disparussent tout à fait ». D'ailleurs, le
titre de son livre est assez significatif : << Eduquer contre la barbarie
». Pour lui, l'éducation doit travailler d'arrache pied à
déloger dans l'âme haïtienne les traces flagrantes de cette
culture << arriérée », car il constate avec
consternation que jusqu' << aujourd'hui encore (...) la population reste
sous l'emprise des croyances et des superstitions, tant le terreau sur lequel
poussent pratiques et manifestations du vodou est tout aussi fertile
qu'autrefois, pour la simple et bonne raison que les connaissances les plus
élémentaires, base de la compréhension rationnelle des
choses, font encore défaut au plus grand nombre dans son rapport au
monde et à la société ». L'auteur en ce sens
prône une éducation qui chercherait à montrer
l'infériorité du modèle culturel basé sur le vodou
en comparaison au modèle occidental. Il intériorise la division
Barbarie/civilisation qui a servi à la justification de la destruction
brutale du monde amérindien et aux atrocités de l'esclavage. Une
approche aujourd'hui dépassée par les Sciences Humaines,
soucieuses de prendre leur distance par rapport à cette façon de
voir ethnocentrique qui a servi de justification aux pires génocides de
l'humanité. Elles en viennent de plus en plus à considérer
chaque schème culturel, comme unique, original et porteur d'indice
progressiste. Mais, il serait trop facile d'annoncer la mort du barbare du jour
au lendemain, sans prendre en compte l'intériorisation de ce concept par
les peuples barbarisés. Laënnec Hurbon, citant
Lévi-Strauss1, souligne : << Certes, ce dernier a su
assigner à l'ethnologie moderne la tâche de penser le rapport
à << l'autre », de combattre les préjugés de
supériorité raciale et culturelle, plus précisément
de concilier l'unité de son objet avec la diversité, et souvent
l'incomparabilité de ses manifestations particulières » et
il fait cette analyse : << Mais Lévi-Strauss devait
reconnaître qu'au moment où l'ethnologie se veut respectueuse des
différences culturelles, elle rencontre devant elle des peuples qui,
accédant à l'indépendance, ne semblaient quant à
eux, entretenir aucun doute sur la supériorité de la culture
occidentale(...). C'est ainsi que si pour
1 Claude Levi-Strauss. << Le regard
éloigné », cité par Lannec Hurbon dans le texte :
<< Le barbare imaginaire », page 14.
Laënnec « le vodou représente un langage
articulé, original, valable à coté de n'importe quelle
autre culture », Luc-Joseph Pierre se brouille dans une étude
contradictoire pour montrer la nullité et la
dégénération du vodou. Un point de vue malheureusement
adopté par la majorité de la classe dominante haïtienne,
ayant le monopole de l'hégémonie culturelle.
A partir de cette analyse nous pouvons comprendre que dans la
colonie, la religion catholique avait perdu l'essence de sa vision
rédemptrice axée sur l'amour du prochain et le don de soi, pour
se mettre au service du système colonial esclavagiste, puisant dans sa
base doctrinale les justifications de cette entreprise hideuse que sont le
dépeuplement de l'Afrique et l'exploitation du Nouveau Monde. Elle
servait aussi à diaboliser et à « barbariser », dans le
sens occidental du terme, la manière d'être de l'esclave, sa
vision du monde. Le christianisme, originellement, se considérait comme
seule religion porteuse de la vérité absolue. C'est ainsi qu'il
estimait comme entaché au mal tout autre modèle religieux. Mais
dans le cas du système religioso-culturel de la masse des esclaves, son
ethnocentrisme habituel se double du racisme et d'un besoin de travailler
à la continuité de l'exploitation coloniale au profit de la
consolidation de la société industrielle et de sa fille : le
capitalisme. Les esclaves, comme l'a montré Jean Casimir', ne
pouvaient face à l'oppression et à la non acceptation de son
schème culturel et social, que suivre le courant d'ensemble vers
l'acculturation ou la créolisation. Toutefois, aucune forme de
résistance ne serait possible sans la création d'une vision du
monde alternative, en contradiction avec celle de l'oppresseur. Cet outil de
lutte allait jouer un rôle historique primordial dans la
préparation subjective de la guerre de l'indépendance, mais tout
de suite après, il s'est retrouvé refoulé par
l'élite qui s'est plutôt assimilée au modèle
occidental pour bâtir la base du nouvel Etat-nation, et le système
éducatif que nous connaissons aujourd'hui encore. Là se situe
également l'origine de cette ambivalence, de cette dichotomie existant
entre l'élite qui forme la classe dominante, et le peuple, la classe
dominée.
' Jean Casimir. Haïti et ses élites. Édition
de l'Université d'État d'Haïti. Port-au-Prince, 2009.
3.- Les dichotomies de l'âme
haïtienne.
Si l'aliénation peut brièvement se
définir comme le fait de se concevoir autre que l'on est, il semble,
selon certains auteurs, qu'à l'intérieur même de
l'être haïtien sommeille une ambivalence structurelle. C'est ainsi
que pour l'auteur A. Marcel d'Ans << Haïti souffre d'un excès
d'âme pour trop peu de patrie : double y est la famille, la religion, la
notion de propriété, la représentation du corps et
même celle de l'âme. (...) Nul donc ne s'étonnera qu'en ce
peuple déchiré on ne parle pas une langue mais deux >>.
Plus loin, il poursuit qu' << En Haïti, la contradiction sociale et
culturelle est le résultat d'une fracture jusqu'à présent
irréparable entre anciens esclaves et anciens possesseurs d'esclaves,
entre noirs et mulâtres, entre le peuple et l'élite, entre la
campagne et la ville, entre l'arrière pays et le pays (...)
>>1. Cet auteur réserve toute une partie de son ouvrage
à analyser les dimensions constitutives de l'espace symbolique
haïtien, pour essayer de comprendre la clef de cette contradiction
ambivalente inhérente à sa culture. Son analyse se met dès
le départ catégoriquement en faux au point de vue qu'il appelle
africaniste de la culture haïtienne. De son avis << Haïti n'est
reconnaissable en tant qu'africaine que par l'origine physique de sa population
>>2, ce qui veut dire que nous tenons de l'Afrique seulement
la couleur noire de notre peau. Ainsi, toujours selon l'auteur, des
manifestations comme << la danse, la transe, les tambours (...) >>
n'ont rien d'africain, mais relèvent des soubassements
inférieurs, des déchets de la culture << folk >>
européenne des XVIIème et XVIIIème
siècles >>. Car, << Les réminiscences identifiables
de traits africains dans la culture haïtienne ne doivent pas faire
illusion : Il s'agit essentiellement de coquilles vides, purement formelles et
souvent isolées, que le système haïtien de reconstitution a
remplis d'un sens nouveau et entraînées dans une syntaxe
entièrement étrangère à celle de l'Afrique
ancestrale >>3, et << les cultures africaines
particulières étaient mal faites pour survivre à l'exil,
et aux brassages de populations que pratiquaient systématiquement les
négociants et les planteurs >>4. Alors pratiquement,
selon l'auteur, il n'y a pas de survivance africaine dans le schème
culturel haïtien, pas d'antinomie, tout part du même fond
occidental, même la médecine populaire puise ses connaissances
dans le livre << Le grand et le petit Albert >> de St Albert Le
Grand, un savant qui avait la réputation de magicien à
l'époque médiévale. Un livre qui, selon l'auteur, est
très utilisé par les paysans. Et, le vodou n'est qu'un
mélange du christianisme et des pratiques occultes de la
franc-maçonnerie urbaine de l'époque coloniale. Ainsi, l'Afrique
n'est pas seulement absente, elle est
1 André-Marcel d'Ans. Haïti, paysage
et société. Édition KARTHALA. Paris, 1987. Page
298.
2 Même source. Page238.
3 Ibid. Page 238
4 Ibid page 238
morte et enterrée ! Si ces approches semblent être
totalement fantaisistes et font même sourire, A. Marcel d'Ans les avance
très sérieusement pour asseoir son analyse du milieu culturel
haïtien.
Pour lui, l'antagonisme fondamental entre l'élite et le
peuple peut s'expliquer par le fait qu' <<à une
extrémité, la culture populaire résulte d'une construction
de type néo-archaïque, une religion communautaire dont la
cosmogonie et la morale se fondent sur l'état de fait que constituent
l'existence du lignage, et donc les solidarités automatiques qui en
dérivent, non seulement entre les membres de ce lignage, mais
également avec ce qui leur correspond dans l'univers, tant
matériel que spirituel. Ce mode social est clos, fini, resserré
sur lui-même ; le collectif y est le premier par rapport à
l'individu >>1.
Tandis qu'à l'autre extrémité << le
monde léttré-urbain, recueillant des bribes de l'enseignement du
christianisme ; n'a pas connu de répit depuis l'indépendance,
dans sa tentative d'établir en Haïti une société
ouverte qui ne recourrait pas, pour assurer sa cohérence, à la
fatalité du fait communautaire, mais qui pourrait regrouper des
individus-citoyens sur le partage d'un certain nombre d'idées
susceptibles de fonder une cohérence sociale n'excluant pas l'ouverture
sur le monde extérieur >>.
Ce paragraphe pour l'auteur semble résumer tout le
problème. Mais l'analyse de l'auteur présente un biais. Il
présente le monde populaire comme un espace fermé sur
lui-même, refusant d'entrer dans le schème de pensé
urbaine, propre, à l'élite qui selon l'auteur, lutte depuis
l'indépendance pour l'intégrer. Mais, objectivement il n'a pas
fait l'historique de cette séparation élite/masse, pour montrer
la non-acceptation et la vulgarisation du modèle populaire, sans aucune
tentative de compréhension. Dans un article du journal
Haïti-journal du 4 août 1941, Louis Mercier écrit :
<<Nous de l'élite intellectuelle avons marqué un
mépris profond et coupable à l'égard des masses, de leurs
coutumes et de leurs religions que nous condamnions sans les connaître
(...), nous avons systématiquement dédaigné d'aller au
peuple pour étudier ses coutumes >>2. Contrairement
à ce qu'avance l'auteur, le peuple ne s'est pas replié sur
lui-même, il a été refoulé brutalement, et de
manière systématique, tout au long de l'histoire, par une
minorité qui se dit élite, sans égard pour ses
représentations symboliques, qui ont été une à une
vidées de leur essence et infériorisées. L'auteur
lui-même fait des acrobaties atroces pour amputer la culture
haïtienne d'une partie de sa substance. Ce qui apparaît comme
dichotomique dans le mental haïtien, n'est que création d'outils de
domination de l'élite historiquement instituée,
intériorisé par le peuple. Ce dynamisme a ses fondements dans le
modèle colonial esclavagiste, qui est la négation de
l'humanité de l'esclave, où l'on considère ce dernier
comme incapable de concevoir des donnés subtiles comme la culture. C'est
ainsi que dans les représentations religieuses de
1 Ibid. Page 241.
2 Leon-francois Hoffmann. Haïti : Couleur,
croyance, créole. Editions Henri Deschamps et les Editions du CIDIHCA,
Port-au-Prince, 1990.
la masse on ne voyait que sorcellerie et ridiculité, et
dans sa structure langagière, une dérivée
inférieure de la langue française. Ainsi, comme nous l'a
montré Jean Casimir, se fondre dans la culture créole
était un acte de survie, mais créer d'autres visions alternatives
jouaient également ce même rôle. Mais parfois ce qu'on voit
au dehors comme dichotomique ne l'est pas de manière intrinsèque
surtout en ce qui a trait à la religion. Le vodou, au lieu de
séparer les entités et les exclure comme le ferait le
christianisme, les réunit plutôt et les intègre. En ce
sens, il y a de la place dans son schéma pour absorber d'autres
modèles sans perdre pour autant sa spécificité. Par
rapport à la langue, on ne peut parler fondamentalement de dichotomie
linguistique, sinon une division créée par l'élite pour
museler le peuple, lui prendre sa parole, dans le but de conserver la position
dominante. A partir de là, toute une chaîne de division va
être créée toujours pour la sauvegarde de ce statu quo,
riche/pauvre, ville/campagne ou pays en dehors,
lettré/analphabète, modernité/archaïsme. La liste
peut être longue. Et, contrairement à ce qui est avancé par
A. Marcel d'Ans, l'élite, pendant toute l'histoire de cette partie du
monde, a protégé jalousement des acquis mesquins, qui pour elle
représentent ses intérêts de classe. En même temps,
elle balance ses « éléments de modernité » sous
les yeux du peuple comme un hypnotiseur, et le considère comme
inférieur parce qu'il ne se « hausse » pas au monde de
l'élite.
Ces contradictions qui semblent immanentes à
l'être haïtien, si elles sont construites pour la plupart par notre
élite pervertie, trouvent également leurs obscurs soubassements
dans les fondements du système colonial. Un texte tiré d'un
discours livré aux propriétaires d'esclaves en 1712, par le
propriétaire d'esclaves Willie Lynch, en rapport avec la façon de
tenir leurs esclaves dans la division, est en ce sens très
révélateur :
« J'ai dénoté un certain nombre de
divergences parmi les esclaves et je les amplifie. J'utilise la crainte, la
méfiance, et l'envie pour avoir le contrôle. Ces méthodes
ont fonctionné dans mes modestes plantations des Antilles et elles se
propageront à travers le Sud. Prenez note de cette petite liste de
différences et pensez-y bien. Pour débuter ma liste : mon premier
critère est l'âge ; le second est la couleur ou le teint, il y a
également l'intelligence ; la taille, le sexe, la grandeur des champs de
plantation. Notez si les esclaves vivent dans une vallée, dans l'Est,
l'Ouest, le Nord ou le Sud ; si les esclaves possèdent des cheveux
lisses ou crépus, s'ils sont petits ou grands. Maintenant que vous
possédez une liste de différences, je tâcherai de vous
donner une marche à suivre. Mais d'abord, je vous assure que la
méfiance est plus forte que la confiance et que l'envie l'emporte sur la
flatterie, le respect ou l'admiration. N'oubliez surtout pas de provoquer le
noir âgé contre le jeune noir ; le jeune noir contre le noir
âgé. Vous devez utiliser l'esclave de teint foncé contre
l'esclave de teint plus clair ; l'esclave de teint plus clair contre l'esclave
de teint foncé ; Veillez à ce que le noir de sexe féminin
se retourne contre le noir de sexe masculin et inversement. Vous devez
également veiller à ce que vos serviteurs, fonctionnaires et
chefs de l'Etats aient de la méfiance à l'égard de tous
les noirs (...) Mais il est nécessaire que vos esclaves n'aient
confiance et ne dépendent qu'en vous seuls ».
L'auteur termine son discours par ces mots : « (...) cette
compilation d'outils est la clef du succès
et du contrôle pour utiliser les esclaves. Faites en
sorte que vos femmes et vos enfants se servent d'eux !... Ce qu'il y a de
plus merveilleux dans mon plan, c'est que si cette méthode est
utilisée de façon intense durant une année, les
esclaves eux-mêmes demeureront de façon
perpétuelle méfiants les uns envers les autres ». Ce texte
tiré du journal << The Final Call », vol. 15 no 1, le 8
novembre 1995, fait état du cynisme consommé avec lequel les
propriétaires attisaient la discorde entre les noirs. Il nous reste
à constater l'ampleur du dégât après trois
siècles de servitude, et la manière dont l'intériorisation
de ces données a été tout à fait effective dans
notre société. Si la dichotomie de l'âme haïtienne
est, d'une certaine, manière tangible, elle se double d'une
méfiance interne, qui porte les Haïtiens à toujours faire
appel à l'étranger pour résoudre leurs moindres
problèmes, choix compréhensible parce qu'ils considèrent
comme supérieur le modèle de l'autre, et travaillent chaque jour
à se l'assimiler. Tout l'agencement de notre système
éducatif s'effectue en fonction de ce modèle cynique et
inconvenant.
B- Ambivalence socio-culturelle haïtienne et
péripéties fondamentales de l'École.
Le système socio-culturel haïtien a pris naissance
dans un contexte de luttes multiformes. Il s'insère dans la mouvance
d'une acculturation forcée de l'esclave par rapport à la culture
créole et se caractérise par une extraordinaire capacité
de résistance face à un modèle de
déshumanisation.
A mesure que les négriers déversaient dans
l'espace saint-dominguois les flots de migrants brutalement arrachés de
l'Afrique, il se constituait une population servile
hétérogène, compte tenu de ses origines
diversifiées, de plus en plus dense, au fil du temps, et logiquement
ingouvernable.
C'est pour répondre au défi de ce complexe
cheptel humain que les stratèges du colonialisme français
inventèrent un impressionnant appareil de coercition, un cortège
de mesures répressives et un modèle de stratification sociale
référant aux nuances de l'épiderme. Le monopole d'une
paradoxale légitimité devenait alors la propriété
de l'oppresseur.
<< Mieux qu'une hiérarchie, nous dit Aimé
Césaire, la société coloniale était une ontologie.
En haut, le blanc - l'être au sens plein du terme-, en bas, le
nègre, sans personnalité juridique, un meuble ; la chose, autant
dire le rien... »1.
Les futurs dirigeants d'Haïti, héritiers d'un
régime pigmentocratique multiséculaire, se trouvaient
acculés à choisir, malgré eux, entre le système de
valeurs qui servaient d'assises aux oppresseurs, le seul valorisé, et
1 Leon-François Hoffmann. Op.cit, page 42.
celui de la masse opprimée, nettement marginalisé.
C'est à ce dilemme que se réfèrent les données
fondamentales susceptibles d'expliquer la crise d'identité dont souffre,
à la naissance même, le système éducatif
haïtien.
1- Signification historique et problématique du
bilinguisme dans la structuration de
l'École haïtienne.
Nous avons exploité les données d'ordre
terminologique pour appréhender le rôle de l'histoire dans la
formation de tout système social. Le système éducatif
haïtien n'échappe pas à ce déterminisme. Il semble
même s'enraciner si profondément dans les vestiges des
contradictions propres à l'incubation de notre Etat que son
émersion reste encore purement virtuelle.
Acceptant le poids de l'héritage du modèle
colonial esclavagiste, et ne trouvant aucune idée plus originale pour
combattre la mise en quarantaine de la communauté internationale, les
nouveaux dirigeants d'Haïti choisirent d'organiser l'Etat en s'inspirant
du modèle européen. « L'énorme majorité des
haïtiens ne parlaient que créole, mais on conserva la langue
française ; l'énorme majorité ne pratiquaient que le
vodou, mais la religion catholique devint la religion officielle. Le code
Napoléon, le système éducatif français, les
structures administratives élaborées en métropole furent
adoptées en bloc. Dans la vie publique comme dans la vie privée,
on calqua une organisation et une manière de vivre qui n'avaient
à la rigueur de sens que pour l'infime minorité de ceux qui
détenaient le pouvoir »1. C'est ainsi que la nation se
retrouve aux prises avec une diglossie. On se sert de la langue pour imposer le
silence à plus de quatre-vingt pourcent des Haïtiens qui ne parlent
pas et ne comprennent pas, ne fût-ce que de façon rudimentaire, la
langue dans laquelle on les gouverne.
La mise en place de cette structure scolaire qui brime la
parole, trouve ses racines dans l'époque coloniale où
l'école jouait le rôle de renforcement de
l'inégalité sociale et aidait au maintient de la stratification.
L'instruction, pendant toute la période coloniale a été
interdite aux esclaves. Mais à l'annonce de la liberté
générale en 1793 la conquête du syllabaire devenait,
pendant un moment, une nécessité pour la conservation de la
colonie à la métropole française. C'est ainsi que
Polvérel imposait même le recours à l'instruction pour
calmer les effervescences du tout nouveau statut social des anciens esclaves.
Jean Fouchard souligne qu'il écrit à la paroisse de
l'Anse-à-Veau qui hésite encore à instruire les esclaves :
« Vous parlez d'effervescence ; j'entends ! C'est
1 Léon-François Hoffmann, Op.cit. Page
42.
l'effervescence des maîtres dont vous me parlez ; moi,
j'ordonne d'instruire les esclaves. C'est le seul moyen d'empêcher une
effervescence plus terrible qui ferait égorger tous les maîtres.
Si je n'apprends pas que vous avez promptement réparé votre
faute, vos têtes m'en répondront »1. Ainsi, si
à un moment donné de l'histoire de la colonie la sauvegarde
jalouse du syllabaire était un acte politique de contrôle et de
maintenance du modèle colonial esclavagiste, à la
déclaration de la liberté, sa diffusion joue la même
fonction de manipulation. L'éducation, en ce sens, ne cesse de jouer le
jeu politique pour la satisfaction des besoins du moment de la classe
dominante. Le souci de Polvérel d'assurer rapidement l'instruction de la
masse répondait à un besoin pressant de maintenir l'esclavage
subjectif dans la colonie, de garder les chaînes mentales qui valident la
supériorité du blanc bien en place. Comme il est mentionné
tantôt, la prise de contrôle générale du gouvernement
de la colonie par Toussaint Louverture, allait normalement impulser un
renouveau dans la quête de l'instruction. Mais la personnalité
même du précurseur l'inclinait à faire des choix
éducatifs dans la lignée du modèle préexistant.
L'historien L. F. Manigat le présente en ces lignes : << Le
Toussaint Bréda du nom de l'habitation d'un colon français de la
partie Nord de Saint Domingue, a passé son enfance, sa jeunesse et sa
maturité, non loin du Cap français, capitale de la colonie, alors
surnommé le Paris de Saint Domingue, et jouissait de la liberté
de fait d'un esclave domestique privilégié, relativement
fortuné pour un noir non affranchi (...) »2. Toussaint
était un nègre créolisé, qui a
intégré les rouages de la culture assimilatrice coloniale
Saint-dominguoise, donc il ne pouvait ne pas considérer la langue de la
classe dominante comme seul vecteur d'humanité. Non seulement il s'est
approprié, malgré lui, le schème de pensée du
colonisateur, mais tout comme ce dernier, il a rejeté en bloc tout ce
qui touchait à la culture de la masse bossale majoritaire. Sa formation
dans la colonie l'empêchait de se concevoir totalement humain sans
être chrétien et francisé. Et, comme le christianisme se
base sur la négation des altérités, il ne pouvait imaginer
de compromis entre les deux manières de voir. C'est ainsi que Toussait
imposait le catéchisme et le syllabaire pour, comme le dit Jean Fouchard
: << tenter de proscrire la primitivité des superstitions et le
dérèglement des moeurs ». L'auteur continue : <<
Toussaint est profondément chrétien. Il bannit les pratiques
superstitieuses, et souvent, pour s'adresser à son peuple, il allait
à l'église et, de la chaire sacrée, prenait Dieu à
témoin de ses efforts. L'idéal de fraternité du
christianisme, la morale chrétienne, ce catéchisme qui fut
caché aux nègres de Saint-Domingue, c'est Toussaint qui
l'enseigne et l'applique (...) »3. Paradoxe flagrant, mais
évidente réalité, dès le départ
l'école héritait des contradictions internes de la
1 Jean Fouchard.Op.cit, page 41. Page 93.
2 L.F. Manigat. Op.cit. Page 39. Page 143.
3 Jean Fouchard. Op.cit. Page 41. Page 95.
société esclavagiste de Saint Domingue,
Toussaint était bien placé pour savoir et apprécier le
rôle de la culture des bossales : le vodou, la langue créole, dans
la lutte pour la liberté, mais la liberté une fois
établie, ce schème culturel fait vite figure de parent pauvre. La
politique diplomatique autonomiste de Toussaint le poussait à être
prudent dans ses choix stratégiques, pour ne pas trop bousculer la
classe dominante blanche et mulâtre qu'il voulait conserver. La
sublimation du modèle de l'ancien maître répondait-t-elle
à un besoin de calmer les esprits sur les desseins de son gouvernement ?
Complexe question. Mais Toussaint, le précurseur, a choisi de conserver
fermement la religion catholique comme seul et unique représentation de
Dieu admise dans la colonie. Les élites dirigeantes pendant toute notre
histoire n'ont fait que reproduire, et de manière souvent plus radicale,
le choix éducatif de Toussaint. Ainsi, la structuration de l'espace
éducatif de la nouvelle nation allait être le terrain des luttes
d'influence implicite où le christianisme, le vodou, le français,
le créole s'affrontent, mais toujours à la perte de la masse,
historiquement marginalisée.
2-Evangélisation, oppressions, vodou et luttes
d'influence dans la structuration de l'espace socio-éducatif
haïtien.
Le foetus du système éducatif haïtien fut
victime de malformation. Porteurs de gènes pathologiques d'un
modèle de société basée sur la duperie et la
duplicité, il se trouva sous l'emprise d'un cynique conditionnement de
telle sorte que l'École haïtienne nouveau-née était
drapée de luttes idéologiques, de conflits entre les
géniteurs, les clans, les castes, les classes, les compartiments
ethno-raciaux menacés de reproduire, sous d'autres formes, le
modèle colonial esclavagiste. Après avoir émis ses
premiers vagissements à l'aube de la proclamation de
l'indépendance nationale, notre système éducatif,
traumatisé dans sa conformation, portait l'empreinte de profondes
contradictions et de la douleur du martyre.
L'école, comme il est expliqué dans les
chapitres précédents, a toujours été dans la
colonie, que ce soit avant ou après la proclamation de la liberté
générale, un espace privilégié
d'évangélisation. On ne concevait pas l'éducation sans la
christianisation, et cette dernière ne fonctionne pas sans oppression,
car elle jouait un rôle de remodelage, de reformatage de la conscience.
C'est ainsi que l'école s'est transformée en un espace de lutte
où se confrontent sui generis deux schèmes culturels religieux
distincts. En apparence, toutefois, ce litige laisse
l'impression d'être institutionnellement et
historiquement résolu. Déjà, l'article trois du code noir
stipule : << Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront
baptisés et instruits dans la religion catholique, apostolique et
romaine >>. L'article deux accentue : << Qu'il est interdit tout
exercice public d'autre religion que de la catholique... >>. Cependant,
le vodou a pris naissance dans un contexte de résistance, et sa
structuration interne lui donne une capacité d'absorption énorme
pour contrer les agressions du christianisme. C'est ainsi que l'église
catholique même sert de lieu de culte du vodou, le sacrément du
baptême est reçu avec un certain enthousiasme par les esclaves.
Laënnec Hurbon dans le livre << Les mystères du vaudou
>> présente un tableau de Rose-Marie Desruisseaux
accompagné des mots d'un critique haïtien donnant ses points de vue
sur la toile: << Le baptême censé cautionner l'esclavage,
renforçait le dispositif des croyances et de pratiques du vodou. Les
esclaves le recevaient de trois à six fois, tant pour eux il signifiait
un accroissement de pouvoirs magiques (...) >>1, l'auteur
renforce que << l'interdit jeté sur les traditions religieuses
africaines se trouve déjoué par la pratique même
obligatoire du christianisme. L'esclave investit le culte des saints, les
sacrements, les processions et toutes les grandes fêtes liturgiques ; il
en fait un dispositif protecteur des croyances africaines >>. Aussi
est-il que de manière superficielle, l'école ne semble couver
aucune contradiction, aucune lutte d'influence, car le vodou garde le statut
d'opprimé de ses tenants, il n'a jamais cherché à
contester la place d'aucun autre système religieux, il a fini par se
créer un monde en marge et à travers les autres systèmes.
Mais, c'est mal compter avec les autres schèmes religieux qui ne
rêvent que de l'élimination totale du vodou, ce qui explique les
différents << campagnes antisuperstitieuses >> qui ont
jalonné toute notre histoire de peuple. Dans le livre << Le statut
du vodou et l'histoire de l'anthropologie >>2, L. Hurbon
rapporte qu'en effet le vodou fut victime de plusieurs vagues de
persécutions (1864, 1896,1941) tentant à son éradication
immédiate et complète, sous prétexte qu'il constitue
<< une tare africaine >>. Et l'école a toujours
été un espace privilégié, une arène
où s'affrontent les différentes tendances. Historiquement, elle a
joué un rôle de rupture, de séparation entre la famille et
l'apprenant. Un lieu où ce dernier apprend à être autre,
à inférioriser le schème culturel ancestral. Conflit,
dilemme, aliénation ! L'élève parfois se bute sur des
obstacles d'adaptation insurmontable : << Dois-je considérer ma
mère comme loup-garou ? >>3 questionne un
élève de la quatrième année fondamentale par
rapport aux prises de possession auxquelles est sujette sa mère.
L'élève parfois entraîne ses parents dans une
multiplicité de litiges et de
1 L. Hurbon. Les mystères du vodou.
Éditions Gallimard, Paris, 1993. Page 22.
2 L. Hurbon. Le statut du vodou et l'histoire de
l'anthropologie. Une partie du texte trouvé dans le texte du cours
<< Culture et société en Haïti >> de la
Faculté des Sciences Humainse. Page 250.
3 Monclair Frantz. Education formelle et
société à Baconnois. (Mémoire de sortie
à L'Unioversité Aotonome de Port-au-Prince. 10 juillet 2002. Page
20
débats épineux « J'ai envoyé mon
enfant à l'école pour être éduqué non pour
être évangélisé », martèle un
père voudouisant à Baconnois, face à l'option d'un
directeur d'école enclin à inculquer des principes
chrétiens à son fils, rapporte Monclair Frantz1 dans
son mémoire de sortie à l'Université autonome de
Port-au-Prince. Si l'école s'est constituée comme impasse
obligée de mobilité sociale dans nos sociétés
d'aujourd'hui, en Haïti son accès est semé d'embûches
de toutes sortes pour bloquer le passage à la masse. Les bienheureux qui
réussissent à enjamber les hauts barbelés se trouvent dans
une sorte de purgatoire où ils apprennent à se «
dégrossir » de tout schèmes de pensée et de
manière d'agir propre au peuple. Un processus non exempt de violence,
qui demande un profond reniement de la part de l'apprenant. Mais c'est l'une
des conditions sine qua non pour se tailler une place dans la
société et se laver un peu de la stigmatisation instituée
par l'élite et parfois intériorisée par les victimes. Le
vodou n'a jamais été considéré comme faisant partie
de la conscience collective du peuple en tant que religion et culture, donc
digne d'être analysé, respecté, et ayant le droit d'avoir
sa place dans la partie du curriculum réservé à
l'étude des religions et cultures.
1 Ibid Page 20
DEUXIÈME PARTIE
Maturation et complexification identitaire de
l'École haïtienne. (De la naissance d'Haïti, Etat-
Nation aliéné, à nos jours). (1804 - 2009)
CHAPITRE 3 Le poids de l'aliénation
dans le patrimoine historico-éducatif haïtien.
Dans les deux premiers chapitres, nous avons essayé de
remonter les filières de l'histoire pour sonder les racines coloniales
de notre système éducatif dans la perspective de comprendre les
rouages de fonctionnement de cette machine à former des êtres
aliénés. L'aliénation, dans le sens que nous le concevons,
est un construit historique, un produit de l'aventure ethnocide dans laquelle
furent embarqués les infortunés du commerce triangulaire,
contraints à l'ingurgitation des théories racistes et
ethnocentristes de l'occident colonisateur. C'est ainsi que la fameuse
proclamation de l'indépendance qui a rompu les chaînes de
l'esclavage n'a pas réussi à rompre les chaînes mentales
invisibles et subtiles qui tout au long de la période coloniale ont
servi d'assise et de toile de fond au théâtre de l'enfer
Saint-Dominguois. Après les guerres pour l'indépendance, une
autre forme de lutte allait s'installer au coeur du jeune Etat. L'élite,
minoritaire, mais historiquement privilégiée, s'est
dressée contre le reste de la nation au travers de son engagement
à maintenir le statu quo. De cette option naquirent les
difficultés de concevoir un modèle éducatif
répondant aux aspirations de la masse. Dans ce chapitre nous aurons
à présenter la configuration socio-éducative de
l'après-indépendance d'Haïti et à étudier les
facteurs qui ont fait de notre école l'un des plus performants vecteurs
de l'aliénation culturelle dans la société.
A.- Les difficultés de conception d'un modèle
éducatif haïtien.
Aucune étude historique d'un système
éducatif n'est possible sans l'analyse du contexte économique et
politique dans lequel s'est opérée son éclosion.
L'école, comme nous l'avons déjà
explicité, est un espace politique. Elle charrie, par conséquent,
les résurgences des diverses crises du milieu social. En outre,
l'institution scolaire peut être considérée comme l'un des
plus importants vecteurs culturels d'une société.
La culture, au sens que lui donne globalement l'ethnologie,
est : « Cet ensemble complexe qui inclut les connaissances, les croyances,
les arts, la morale, les lois, les coutumes, ainsi que les autres
capacités et habitudes acquises par l'homme en tant que membre d'une
société »1. Outre ses aptitudes à garantir
l'homogénéisation culturelle, la culture ne manque pas de
participer à l'édifice de la conscience nationale.
Le poids énorme des contradictions internes de
l'État d'Haïti, les séquelles de nos luttes
idéologiques, les méfaits de nos guerres intestines n'ont
guère facilité une politique d'intégration sociale.
Aux prises avec les complexes particularités de nos
assises, les leaders du pays n'ont jamais su choisir un repère
susceptible de répondre aux exigences fondamentales d'un système
éducatif national. Toute notre identité de peuple en souffre
cruellement.
1-Les particularités conjoncturelles du
fonctionnement de l'Etat haïtien
après l'indépendance.
Saint-Domingue devient Haïti le 1er janvier
1804, à l'aube du dix-neuvième siècle, dans un monde quasi
totalement esclavagiste. Tare, anomalie, anachronisme, les mots manquent pour
étiqueter la percée historique de cet Etat qui vient semer le
trouble et la peur au coeur de la communauté internationale. Rapidement,
il fallait prendre des positions pour l'isoler, le retenir, l'acculer afin
d'empêcher la propagation des idées subversives de liberté,
d'indépendance, dont se réclame le nouvel Etat. Manigat L.
François rapporte que « Talleyrand, de Paris, et le
général Ferrand, de Santo Domingo, au nom de la France,
appelèrent les puissances à laisser les nègres cuire
dans
1 Google (culture wikipedia).
leur jus par une double action concertée d'interdit
politique et d'embargo commercial contre l'Haïti indépendante.
L'assentiment de principe obtenu de toutes les capitales eut bien pour
résultat la non-reconnaissance de l'indépendance haïtienne
(...) >>1. C'est ainsi que l'empereur se retrouve face
à une masse d'individus, nouveaux et anciens libres, liés
seulement par leur aversion de l'ancien ordre de fonctionnement colonial, une
société héritière des contradictions internes du
modèle colonial esclavagiste. << La politique de la terre
brûlée >>, toutes les institutions étaient en
faillite ou ne répondaient plus au statut de la nouvelle
société. La charge était lourde, sans compter les
alliances fragiles entre affranchis, anciens propriétaires d'esclaves et
la masse asservie depuis tantôt trois siècles. Les
intérêts ne pouvaient alors être les mêmes.
Saint-Victor Jn Baptiste dans le livre : << Le fondateur devant
l'histoire >>, présente cette situation en ces termes :
<< La hiérarchie sociale n'était point
abolie, si les quelques jours qui s'écoulèrent après la
proclamation de la liberté vinrent, dans l'enthousiasme des heures de
gloire, généraux et soldats, citadins et paysans, mêler
leurs voix au grondement du canon pour remercier la providence ou les Dieux de
la race d'avoir couronné leurs efforts. Il y eut cependant une certaine
discrimination qui caractérisa les éléments composant les
différents groupes sociaux. L'élite de la nation s'était
constituée >>2.
Plus loin il ajoute que << la nouvelle bourgeoisie
née dans la fulgurance d'une épopée formait la structure
politique de la société de 1804, et en tant qu'ancienne classe
coloniale dont la position doctrinale avait été nettement
définie, elle avait ses tendances, ses aspirations et ses besoins
>>3, et nous pouvons ajouter que ses exigences étaient
absolument distinctes de celles de la masse. D'ailleurs, poursuit l'auteur :
<< C'est justement pour la conservation et même
l'extension des privilèges économiques, la conquête des
droits civiques et politiques que les affranchis, formant à ce moment
là l'élite dirigeante de la nouvelle nation, avaient levé
l'étendard de la révolte ; c'est pour l'ensemble de ces
franchises qu'ils se sont offerts en holocauste, changeant parfois de position
suivant les impératifs du moment et le jeu de leurs
intérêts. Par leur participation à l'indépendance
nationale, ils entendaient avoir la pleine jouissance de leurs droits et
consolider leurs acquis économiques. Là résident les
motifs essentiels de leur adhésion au mouvement séparatiste
d'avec la France >>4.
En ce sens, Dessalines devait agir vite pour revivifier
l'économie du pays, consolider les forces sociales, c'est-à-dire
la structure des fondements sociaux, pour éviter la
désagrégation des liens fragiles qui les ont
façonnés. Et renforcer les dispositifs de sécurité
disponible pour palier à un éventuel débarquement de
l'armée de l'ancienne métropole, qui ne digérait pas
encore la perte de sa perle économique.
1 L. F. Manigat. Op.cit page 39. Page 115.
2 V. Jn. Baptiste. Le fondateur devant l'histoire.
Editions Presses Nationales d'Haïti, Collection Mémoire Vivante,
Port-au-Prince, 2006. Page 38-39.
3 Ibid 39.
4 Ibid. Page 39.
L'Empereur a effectivement mis les mains à la
pâte. L'économie et la politique furent les deux grands axes de
ses activités. Pour St. Victor Jn. Baptiste dans l'ouvrage
précité, << le gouvernement militaire absolutiste de
Dessalines n'a pas trahi la nation. Il s'est placé à la hauteur
de sa tâche en prenant des mesures énergiques pour maintenir la
discipline dans l'armée, l'instrument de libération et de
protection du sol national (...) >>1. Il a nationalisé
les biens publics, cherché à lier des relations
économiques avec des pays autres que l'ancienne métropole,
assuré une organisation politique et administrative de la nouvelle
nation en maintenant la division militaire. Le pays fut partagé en six
grandes divisions militaires. Il a construit une structure politique en
instituant l'empire. Sur le plan économique, sa principale action en
faveur de la masse allait lui coûter la vie : << Il a voulu faire
de l'administration une oeuvre continue et c'est pour avoir poursuivi, avec
inflexibilité, les redressements qui s'imposaient qu'il tomba victime.
Sa mort est la conséquence de cette politique de justice sociale qu'il a
préconisée, des réformes urgentes qu'il a entreprises pour
sauvegarder les droits qu'un groupe de privilégiés, dans leur
ambition effrénée, menaçaient de sacrifier
>>2.
En effet, exaspéré devant la cupidité et
l'avarice des élites à peau claire ou de tout autre acabit qui se
réclamaient héritières des biens laissés vacants
par les anciens propriétaires, Dessalines a pris position au profit de
la masse. Les ethnologues Lorimer Denis et François Duvalier expliquent
clairement cette situation dans le texte : << Le problème des
classes à travers l'histoire d'Haïti >> quand ils rapportent
que : << Deux classes sont maintenant en présence ; la grande
classe des anciens esclaves et celle des anciens affranchis. (...) >>,
Citant J.C Dorsainvil ils continuent : << Les affranchis
déjà possesseurs de terre se réclamaient d'une filiation
douteuse, se considéraient comme héritiers naturels des vastes
habitations des colons >>3. Dessalines a entamé une
lutte pour le partage des biens avec équité entre tous les fils
de la patrie. Pour cela il a institué la vérification des titres
de propriété. Mesure incendiaire, qui montre la ferme
volonté qu'avait l'empereur de défendre les intérêts
de la masse. Mais la nouvelle société était victime des
gangues ataviques de l'ancien modèle colonial esclavagiste. Rien n'avait
changé dans les modes d'appropriation du pouvoir politique et la
sauvegarde de la position sociale et économique dominante. Toujours
selon Jn. Baptiste dans son étude sur le fondateur de la patrie,
<< (...) Les procédés les plus blâmables sont
employés pour parvenir vite à la fortune : contrebande,
corruption de fonctionnaires, malversations, concussions, etc. La
société de 1804 n'a pas échappé à la loi de
son origine. Simple transition à un régime d'oppression, elle
n'a
1 Ibid. Page 52
2 Ibid. Page 118.
3 Cité par St. V. Jn. Baptiste, Op.cit, page
73. Page 57.
pas eu le temps de laisser sur la route de l'histoire les
impedimenta qui alourdissent sa démarche et lui donnent une physionomie
particulière >>1. Dessalines ne pouvait se battre
contre le poids subjectif de trois siècles de fourberie implacable. Il
allait de manière inéluctable y laisser sa peau. C'est ce qui
s'est effectivement passé au Pont Rouge, le 17 octobre 1806. La
société haïtienne, chargée de tout l'héritage
idéologique et émotionnel de l'ancienne colonie, exprimait alors
la première victoire d'une certaine forme de contre-révolution,
couronnant les visées de l'élite au détriment des
aspirations de la masse historiquement bafouée dans ses revendications.
C'est ainsi que ruiné, de l'extérieur, par l'atrophie qu'imposait
la communauté internationale, et, de l'intérieur, par les assauts
d'une élite anti-nationaliste et aliénée, l'Empire tombe
comme un château de cartes.
Mais si pour certains, l'empereur a failli devant l'histoire,
c'est parce qu'ils n'ont pas étudié la période Dessalines
à la lumière du contexte historique de son temps et sans une
prise en compte rationnelle des difficultés auxquelles son
administration a dû se heurter. Cabon Adolphe dans son << Histoire
d'Haïti >>, exprime bien cette idée, quand il écrit
que :
<< La tâche entreprise par Dessalines et ses
collaborateurs, n'était pas achevée à l'évacuation
de l'armée française ; il lui restait à donner au peuple
les moyens de vivre et de faire figure auprès des nations avec
lesquelles il entrait en parallèle et s'établissait sur un pied
d'égalité... Ce n'est pas moins un rude travail et si des fautes
ont été commises, les auteurs responsables ont leur excuse dans
leur inexpérience et dans les difficultés de la tâche
>>2.
2-Trahison d'un projet de rédemption collectif,
hypothèque du pouvoir politique et rupture de l'unité
nationale.
<< Le soulèvement général qui
débouche sur 1804 ne s'alimente pas d'une tradition, d'un présent
partagé et d'un désir de vivre ensemble, et la <<nation
culturelle >>, n'existe pas encore. En 1804, la volonté
générale, base de tout Etat de droit, serait une force à
construire à partir de cette soif de liberté individuelle et la
réalisation personnelle >>. Cette analyse de Jean Casimir
tirée du livre << Haïti et ses élites. L'interminable
dialogue de sourds >>, présente un tableau significatif de la
configuration de l'après indépendance. Les alliances
ethno-socio-politiques
1 Ibid. Page 59
2 Cabon, Antoine, P.- NOTES SUR L'HISTOIRE
RELIGIEUSE D'HAITI. DE LA REVOLUTION AU CONCORDAT (1789-1860),
Port-auprince, 1936. Page 319.
entre les anciens et nouveaux libres, entre anciens
propriétaires d'esclaves et esclaves, étaient des mariages de
fait, d'intérêt, promulgués par le tournant explosif et de
non-retour que prend la guerre révolutionnaire menée par les
<<bossales», ou les multitudes de marrons non intégrés
à la culture créole déshumanisante et assimilatrice. Les
anciens affranchis, propriétaires d'esclaves, se sont trouvés
dans l'impossibilité de faire ralentir la marche de la
révolution. Ils prennent alors le leadership de la lutte en partie pour
renverser un système social qui obstruait leur liberté politique
et aussi pour tenter de conserver la suprématie sociale et
politico-économique.
Pour comprendre l'Etat haïtien, explique Jean Casimir,
l'on ne peut perdre de vue que les affranchis de vieille souche, et tout
particulièrement ceux qui sont nés de pères et de
mères, eux-mêmes affranchis, sont des victimes de l'insurrection
antiesclavagiste de 1790 et non des collaborateurs et encore moins des
promoteurs du mouvement. Autrement dit, les troubles détruisent leurs
fortunes construites par les travailleurs coloniaux et la perte de la perle des
Antilles les affecte aussi bien que les colons de la métropole. Alors,
leur alliance, toujours selon l'auteur, est plutôt provoquée, en
plus des prérogatives soulignées plus haut, mais aussi <<
par la précipitation du général Richepanse, qui, selon
Leclerc, met en application en Guadeloupe et de façon
prématurée, la révocation du décret
d'émancipation générale, puis prend une série de
mesures contre les hommes de couleur. (...) Ces affranchis ne participent pas
à la révolution de 1804 en tant que planteurs, mais plutôt
en tant qu'êtres humains menacés par le génocide
ordonné par le premier consul »1.
Le Sociologue Jean Casimir, dans le livre mentionné
plus haut met en lumière le caractère fragile et
intéressé de l'alliance entre les divers acteurs sociaux de la
guerre de l'indépendance. Il va sans dire que la nouvelle nation allait,
tout de suite après l'euphorie de la victoire sur l'armée
napoléonienne, se maintenir en équilibre instable, car elle
souffre de malformation congénitale, puisque très peu de
changement s'est effectué par rapport à la configuration sociale
de l'époque coloniale. A part l'élimination des colons, tout
semble garder sa place dans la structure sociale, avec quelques nuances
près et significatives, comme cette sorte de mobilité qu'on
assiste dans le rang des affranchis mulâtres et une minorité
noire, qui, d'une même action, prend la tête de la
révolution, et fait mainmise sur l'hégémonie
économico-politique et culturelle de la nation, et les chaînes
physiques de l'esclavage rompus pour être remplacées par d'autres
chaînes plus subtiles comme l'exploitation à outrance, la
misère, et la paupérisation.
1 Jean Casimir. Op.cit page 60. Page 111.
Les luttes de classe de la période coloniale, en
transcendant l'Haïti de 1804, font naître deux projets de
société distincts et antagoniques. D'un coté,
l'élite, privilégiée par sa nouvelle position dans la
hiérarchie sociale et qui tient à garder intacts les rouages du
fonctionnement hérité de leurs pères, et la masse, pour la
majorité << bossale >>, donc non intégrée
à la culture dominante. Cette culture vise la déshumanisation, la
bestialisation et l'assimilation, ayant une vision du monde en parfaite
contradiction, que ce soit au niveau de l'organisation économique,
familiale, politique, culturelle de la classe dominante. J. Casimir, toujours
dans le souci d'éclaircir les contradictions de la nouvelle
société, avance que :
<< Les affranchis et leurs descendants perdent leur
nationalité française en 1804, mais la France demeure leur
mère-Patrie. Le type d'haïtiens qu'ils construisent n'inclut pas
sur un pied d'égalité les anciens Ibos, Yorubas, Kongos,
Mandingues et leurs descendants respectifs. Il y a plus : Ils
institutionnalisent comme seule voie d'amélioration des niveaux de vie
et de mobilité sociale ascendante, la participation aux
mécanismes qui visent à exclure la paysannerie des
échanges sociaux significatifs et à banaliser les oeuvres
culturelles locales >>1.
Mais il faut remarquer que le leader de la révolution
de 1804, à savoir Dessalines, avait le souci de rétablir la
dignité de la masse trois fois séculairement bafouée parce
que lui également, contrairement à certains autres
éléments du staff dirigeant, a connu l'enfer du champ et le
cinglement du fouet du commandeur. Mais, également il avait le souci,
même en éliminant systématiquement la caste blanche, de
conserver l'unité fragile du jeune Etat nation en jugulant l'antagonisme
de couleur. C'est ainsi que, rapporte L. F. Manigat, << un des premiers
rapports d'intelligence français sur le nouvel Etat observait que, sous
Dessalines, l'administration n'était dirigée que par les
mulâtres instruits en qui il voulait investir sa confiance en faisant
d'eux ses plus proches collaborateurs, tel son chef d'état major
Bazelais, tels ses conseillers secrétaires et confident Boirond
Tonnerre, Juste Chanlatte, Alexis Dupuy, Balthazar Inginac, etc
>>2. Pour l'historien L. F. Manigat, l'idéal
Dessalinien pour son pays était de maintenir la parfaite
réconciliation entre deux classes d'hommes nés pour s'aimer,
s'entre-aider, se secourir, mêlées enfin et confondues ensemble.
L'auteur retransmet une admonestation qui traduit justement l'admirable
pensée du fondateur de la Patrie :
<< Noirs et jaunes... Vous ne faites aujourd'hui qu'un
seul tout, qu'une même famille. Les mêmes calamités ont
pesé sur vos têtes proscrites... le même sort vous est
réservé, les mêmes intérêts doivent donc vous
rendre à jamais unis, indivisibles et inséparables. Maintenez
votre précieuse concorde, cette heureuse harmonie parmi vous, c'est le
gage de votre bonheur, de votre salut, de vos succès : C'est le secret
d'être invincible >>3.
1 J. Casimir. Op.cit page 60. Page 126.
2 L.F. Manogat. Op.cit.Page 39. Page 174
3 Ibid. Page 174
Et, pour joindre le geste à la parole, il veut marier
sa fille Célimène à Pétion, chef de file des
mulâtres, rapporte le même auteur. Mais, parce que justement il
voulait réhabiliter la masse d'anciens esclaves, en confondant tous les
éléments de la nation sous le générique de <<
noirs >>, et surtout en défendant les intérêts
économiques de cette classe au détriment d'une faction
accaparatrice, son beau rêve allait s'écrouler au Pont-Rouge comme
une château de cartes. D'ailleurs, souligne Jean. Baptiste
St.Victor1 :
<< L'armature interne du groupe des affranchis, sa
puissance psychologique, comme classe dirigeante, se trouvait fortement
ruinée sous l'action corrosive de l'idéologie particulière
de classe et des doctrines de haine qui s'inscrivaient à dessein dans le
contexte social de Saint-Domingue. S'étant ralliés au mouvement
des masses pour pouvoir jouir des droits et conserver des privilèges
primordiaux, les anciens libres n'avaient pas une foi très vive dans le
destin du régime... Assurer sa pérennité était
quand même une nécessité, ils y souscrivent volontiers ;
mais la rupture s'opéra sous l'empire des impératifs
économiques au moment oü le fondateur inaugure une politique de
justice sociale >>.
Le << contrat-social >> à la base de la
consolidation de l'Etat-Nation d'Haïti allait en s'effritant, parce que
des deux côtés les intérêts ne concordaient pas. La
classe dominante devait par tous les moyens chercher à se
réapproprier son cadre de production et ainsi ne voyait dans la masse
nouvellement libre que la perpétuation des esclaves, assises de
l'économie de plantation. Alors, sous la poussée d'une lutte
silencieuse et parfois même transformée en affrontement physique,
l'élite réhabilite sa main-d'oeuvre bon gré mal
gré, en faisant tout pour inférioriser, diaboliser, discriminer
en bloc, et sans aucun effort de compréhension le schème
socioculturel de la masse.
De l'avis de Dessalines, explique J. Casimir, il revient à
l'Etat de protéger l'accès des anciens captifs à la
terre.
<< Il existe donc une communauté
d'intérêt entre l'Etat et la société ainsi qu'un
espace de négociation politique. Après Pont-Rouge, oü
Dessalines perd la vie, aucun chef d'Etat ne reprend cette bannière, et
aucun intellectuel ne questionne la raison d'être de la discrimination
contenue dans les superficies des lopins octroyés aux anciens captifs.
Au Pont-Rouge, la société et l'Etat empruntent des chemins
divergents et prennent naissance les << gens du dehors >>, les
exclus, en présence de tous nos maîtres à penser
>>2.
Ce fut la rupture entre l'Etat et la société, et
depuis deux cents ans l'Etat et l`élite intellectuelle travaillent au
détriment de la grande majorité affaiblie et acculée dans
des espaces géographiques aménagés par l'élite,
comme des ghéttos3 provinciaux et urbains, oü le seul
chemin de mobilité sociale individuelle réside dans
l'aliénation de son soi, à travers les diverses institutions
érigées historiquement par la classe dominante, comme
l'école, l'église, les médias,
1 St. Victor Jean Baptiste.Op.cit, page 73. Page
41.
2 J. Casimir. Op.cit, page 60. Page 106.
3 Ghettos, pris ici dans le sens d'un espace
enclavé, une sorte de prison symbolique, oü on ne permet aux gens
de s'aventurer facilement au dehors.
17 Un texte trouvé sur internet sans reference
complete.
www.google.fr.
etc. << Comme les penseurs européens, avance
encore J. Casimir, les élites de Saint-Domingue et, plus tard,
d'Haïti, ne voient qu'une des deux faces de la société
locale. De l'autre côté de leur champ de vision, fourmille un
monde auquel elles n'accordent aucune validité et qu'elles
prétendent occidentaliser, sans en savoir la moindre idée, sous
prétexte de le (moderniser)>>. Notre incapacité à
mener la barque du pays comme une nation souveraine, l'analphabétisme,
la dégradation de l'environnement et notre désagrégation
sociale en général ne sont-ils pas la résultante de cette
rupture de l'unité nationale ? Dans quelle mesure l'école
travaille-elle pour la continuation de cette banqueroute?
3-L'Éducation dans la hiérarchie des
préoccupations du jeune État d'Haïti.
Albert Memmi, dans un texte intitulé : << La
décolonisation >>, fait un saisissant synthèse sur la
complexe situation d'un décolonisé dans les premiers temps de sa
toute nouvelle condition. Il avance que :
<< Le décolonisé, est un homme en voie de
décolonisation, qui continue à se définir et à se
conduire par rapport à une condition dont les effets n'ont pas
totalement disparu... Il s'agit à la fois d'achever de conquérir
l'indépendance vis-à-vis du colonisateur, et de se reconstruire
soi-même. D'où l'ampleur et la variété des
problèmes qui s'imposent à tout un peuple en voie de
décolonisation ; Il faut, en effet, découvrir des solutions
nouvelles dans tous les domaines, politique, économique, social et
culturel >>1.
De là toutes les difficultés de la jeune nation
à penser une politique éducative apte à prendre en main la
formation du peuple. Mais il faut remarquer que même au niveau
international, au début de la première moitié du
19ème siècle l'instruction n'était pas encore
tout à fait démocratisée. Nous avons même
été à l'avant-garde quand, dans la constitution de 1805,
en son article 19, il est stipulé qu' << il sera établi,
dans chaque division militaire, une école publique pour l'instruction de
la jeunesse >>. Rodrigue Jean, dans le texte << Crise de
l'éducation et crise du développement >>, rapporte qu'
<< en outre, toute personne est libre d'ouvrir une institution
d'enseignement. C'est ce qui ressort de l'interprétation des articles 1,
2, 3, du chapitre IX du décret impérial de 1805
>>2. Edner Brutus, dans le tome I du livre <<
Instruction publique en Haïti >>, nous présente la jeune
nation comme << un camp armé (...) où l'Haïtien vivait
fusil au dos, bêche au poing, dans l'attente des frégates
françaises >>3. Alors dans cette atmosphère il
n'y avait aucune place pour une pensée privilégiant
l'éducation de la masse. Toujours selon E. Brutus, les écoles
prévues dans l'article 19 de la constitution, << on se soucia si
peu de les ouvrir que la charte de 1806 n'évoqua même
1 Une partie du texte trouvé sur Google.
2 Constitution impériale du 20 mai 1805 (art.
19, disposition générales), in 1801-1805 le premier siècle
de constitutions haïtiennes, Le Petit Samedi soir,
livraison du 7-13 septembre 1985, p44. (Cité par Rodrigue Jean dans
Haïti : Crise de l'éducation et crise du
développement, p15.
3 E. Brutus. Op.cit, page38. Page 27.
pas l'idée de l'enseignement primaire
>>1. Toutefois, poursuit-il, << des écoles
privées, en nombre restreint, avaient résisté aux
bouleversements et d'autres toujours rares, avaient été
montées dans certaines villes. (...) Dessalines décida même
du coût de leur fréquentation au neuvième chapitre
consacré aux institutions particulières, de son décret du
30 août 1805 >>2. Il ajoute rapidement qu'il va de soi
qu'à ce prix, ces écoles privées étaient
plutôt abordables aux enfants des familles bénéficiant d'un
certain revenu. L'enseignement n'avait rien perdu de son caractère
aristocratique et continuait à être à la disposition d'une
élite, comme durant l'époque coloniale.
Outre les difficultés auxquels la nation faisait face
dans l'organisation des différentes structures de son fonctionnement,
l'entourage de Dessalines n'avait aucun intérêt immédiat
à promulguer une politique éducative en faveur de tous.
<< Personne, écrit Thomas Madiou, ne songeait non
plus à donner à Dessalines le conseil d'établir des
institutions d'instruction publique afin que le peuple, en s'éclairant,
pût concevoir en quoi consistait la dignité humaine. Au contraire,
la plupart de ceux qui avaient acquis quelques connaissances redoutaient la
propagation des lumières dans les rangs de la masse. L'avenir de la
nation était sacrifié à des intérêts
privés >>3.
Analysant les réflexions de Madiou sur la perversion
ancestrale de notre élite, il ajoute que :
<< Ce mauvais vouloir sinue, depuis, à travers
nos annales, habile et multiforme. Selon les tempéraments et la
solidité des régimes, il sera étalé sans pudeur
dans la législation ou camouflé sous des mesures prometteuses. Il
dictera des rapports malhonnêtes, de fausses statistiques, des discours
menteurs, des proclamations hypocrites. Il se déguisera sous mille
oripeaux. Pour propagande, la classe dirigeante s'agitera beaucoup à
propos de l'instruction de nos foules. Elle agira peu ou prou. Cela s'explique
par ses intérêts. L'évolution naturelle des villes,
grâce au caractère des échanges commerciaux, lui imposera
l'école primaire urbaine. Elle l'organisera, petitement, à la
taille de ses avantages financiers et politiques. Quant à l'enseignement
rural, on connaît son odyssée >>4.
Il faut remarquer que, historiquement, la masse des paysans a
toujours été victime du comportement rapace de notre
élite. Sa vie a, d'une manière perpétuelle, basculé
en équilibre instable entre : Planter et vendre. Tant qu'elle est
à même de bêcher avec des outillages moyenâgeux pour
satisfaire l'insatiable soif de lucre de la bourgeoisie, tout est parfait.
<< L'on ne comptera point pour indispensable de donner aux travailleurs
de la terre une instruction sans laquelle ils exécutent leurs parties
>>5, souligne E. Brutus. Et Jean Price Mars renchérit
quand dans le texte << Ainsi parla l'oncle >> il rapporte que :
<< Le statut social (après l'indépendance)
resta inchangé. La possession des grands domaines seigneuriaux qui
était la principale marque de la puissance et de la fortune, conserva
son éternelle signification. Les grands planteurs d'autrefois furent
tout simplement dépossédés par les nouveaux chefs
1 E. Brutus. Op.cit, page38 Page 28.
2 Ibid. Page 28
3 Ibid. Page 30.
4 Ibid. Page 31.
5 Ibid. Page 32.
politiques, qui s'installèrent dans leurs
privilèges et leurs prérogatives avec une certaine
discrétion conforme aux conditions survenues dans la vie publique
>>1.
Alors, après l'indépendance, parce que justement
l'école ne s'est pas démocratisée pour toucher le plus
grand nombre, elle a gardé son caractère élitiste et
montre clairement que les élites politiques de cette époque n'ont
fait que reproduire quasi sans aucune transformation valable les bases
idéologiques de l'époque coloniale dans le domaine de
l'éducation et dans tous les autres domaines de l'administration
publique.
<< Le parti le plus simple pour les
révolutionnaires en mal de cohésion nationale, explique J.P. Mars
dans le texte précité, était de copier le seul
modèle qui s'offrit à leur intelligence. Donc, tant bien que mal,
ils insérèrent le nouveau groupement dans le cadre
disloqué de la société blanche dispersée, et, ce
fut ainsi que la communauté nègre d'Haïti revêtit la
défroque de la civilisation occidentale au lendemain de 1804. Dès
lors, avec un constant échec, aucun sarcasme, aucune perturbation n'a pu
fléchir. Elle s'évertua à réaliser ce qu'elle crut
être son destin supérieur en modelant sa pensée et ses
sentiments, à se rapprocher de son ancienne métropole, à
lui ressembler, à s'identifier à elle. Tâche absurde et
grandiose ! Tâche difficile, s'il en fut jamais !
>>2.
B- les dérives de l'élaboration d'un
modèle éducatif haïtien.
A travers toute cette histoire on assiste petit à petit
à la mise en place d'une école non seulement
anti-démocratique mais, qui veut créer des êtres
étrangers et déconnectés à la réalité
socio-culturelle de la nation. D'où l'idée d'une école qui
aliène. Dans les titres qui vont suivre, nous travaillerons à
situer le concept << aliénation >> pour établir
ensuite ses relations avec l'École dans les structures du système
éducatif.
Cette approche nous permettra d'appréhender le
problème des dérives, de l'élaboration d'un modèle
éducatif haïtien, perverti dans sa vocation de former des
êtres libres, responsables, engagés au service de leur
communauté et capables d'assumer pleinement son destin.
1 Jean. Price Mars. Ainsi parla l'oncle. Les Presses
de l'Imprimeur II, Port-au-Prince, 1998.Page 42
2 Cité par J. M. Richard dans le texte du cours
<< Sociologie du système éducatif haïtien >>
(Université Adventiste d'Haïti).
1-Éclairage notionnel de l'aliénation et
du patrimoine historico-éducatif.
Nous avons décidé d'aborder l'aliénation,
concept fondamental de notre étude après avoir analysé la
problématique des fondements du système éducatif. Car
l'aliénation de notre système éducatif n'est que la
résultante de l'intériorisation des idées négatives
et discriminatoires véhiculées pendant la période
coloniale pour maintenir le statu quo et les avantages économiques
liés à ce système, une attitude qui a perduré dans
les annales de notre histoire.
Omotunde Jean Philippe, dans le texte << Discours
afrocentriste sur l'aliénation culturelle >>1, fait une
étude saisissante sur la construction de l'aliénation, sa
perduration et ses conséquences sur le fonctionnement des anciennes
colonies. Dans le chapitre << Les mécanismes de
l'aliénation culturelle >>, il présente diverses
définitions de l'aliénation. Nous nous inspirons de son
approche.
<< Le terme << aliénation >>
désigne l'état d'inconscience de tout homme privé de sa
vraie nature humaine. Dans l'univers médical, l'aliénation est
assimilée à un état de déficience psychologique
synonyme de maladie mentale grave, voire de folie pure. Pour les praticiens,
<< aliénation >> rime avec << démence >>
et << déséquilibre psychologique >>. Ainsi, en
ouvrant le grand Larousse Universel, on découvre la définition
suivante pour aliénation mentale : << Etat d'une personne dont les
facultés mentales sont gravement altérées et ne lui
permettent plus de mener une existence compatible avec la vie sociale
>>.
Car l'aliéné mental induit un sentiment
d'étrangeté, d'incompréhension, d'absence de
règles, d'impulsivité et de manque de contrôle. (...) Pour
les protéger d'eux-mêmes et d'autrui les aliénés
mentaux sont (...) placés en milieu psychiatrique (...).
Dans le domaine de la philosophie le terme <<
aliéné >> évoque généralement un
individu dont le comportement reste étranger à sa nature
originelle. Cela peut-être le résultat d'un accident ou d'un long
processus psychologique. Aliénation et étrangeté vont donc
de pair.
Mais en adjoignant le qualificatif << culturel >> au
terme << aliénation >>,
<< il devient alors un traumatisme psychologique, une
situation particulière oü un homme, voire un peuple tout entier,
asservi, infériorisé, complexé, ignorant,
désorienté, frustré, résigné et faible
mentalement, est devenu la << propriété >>
intellectuelle, morale, spirituelle, économique, culturelle et voire
même physique d'un autre homme ou d'un autre peuple dominateur. Ceci,
sans qu'il soit en mesure de prendre conscience de la gravité et de
l'anormalité de sa mise sous tutelle et de sa condition
d'aliéné culturel >>.
Ce dernier paragraphe exprime parfaitement bien l'idée
de l'aliénation au sens que nous lui attribuons dans ce travail de
recherche. Elle est la conséquence immédiate d'une longue et
lamentable histoire, qui, pour le cas d'Haïti, commence depuis la capture
des nègres et négresses de l'Afrique, transportés au sein
des vastes
1 Omotunde, Jean Philippe.- Discours
afrocentriste sur l'aliénation culturelle. Edition Menaibuc, S.L,
2006. (Ce document a été exploré sur le site
www.booksgoogle.fr,
oü une bonne partie du texte est disponible. Nous avons
décidé de ne pas retranscrire la pagination parce qu'elle ne
respecte l'ordre du texte.
plantations coloniales du Nouveau Monde. Comment construire,
entretenir et conserver ce régime d'exploitation totale fondé sur
l'avilissement de la personne humaine ? Toute la stratégie du colon
référait à des conditions d'ordre psychologique. Il
fallait pour la sauvegarde de tout un système, incruster l'idée
d'infériorité, chez l'esclave, par rapport aux
représentants de la race dominante. Toutes les institutions de base de
la société esclavagiste concouraient à vulgariser la non
humanité de l'homme noir. << Il s'agit ici d'enfermer l'esprit
libre africain dans un double piège : Celui de sa propre mise en doute
(par ignorance) de la valeur de son héritage intellectuel
(création de complexe d'infériorité) et d'autre part celui
de la reconnaissance par la société occidentale qu'il s'agit d'un
soushomme >>1, explique l'auteur.
Approfondissant l'explication, il ajoute que :
<< (...) L'esprit aliéné culturellement va
nier ou rejeter son originalité culturelle et abandonner sa culture
propre pour tenter d'évoluer dans l'espace idéologique et
culturel de l'esprit agresseur (paradigme occidental). Espace qui sera
dorénavant perçu comme étant l'unique planche de salut du
corps et de l'esprit. Dès lors, les points de repère historique,
spirituel, idéologique et culturel de l'esprit aliéné
deviendront ceux de la conscience inhumaine occidentale. L'esprit
aliéné va donc effectuer un voyage psychologique qui le
mènera aux antipodes des fondements de sa vraie nature humaine. Loin de
lui permettre réellement de s'élever, le paradigme occidental
sera pour lui un autel sur lequel il devra sacrifier tous les jours son moi
<< nègre >> et reconnaître volontairement ou non son
infériorité. Au final, cette stratégie se
révèle être un piège sournois, qui nuira
considérablement à l'épanouissement de l'individu qui
finira par entrer en conflit ouvert avec lui-même
>>2.
C'est ainsi que la conscience inhumaine occidentale, tel un
apprenti sorcier, a déstructuré l'esprit libre africain, lui a
enlevé ses facultés de raisonnement originelles pour mieux
l'outrager. Sa mission fut précise : Contaminer le passé, dominer
le présent pour s'approprier l'avenir, explique l'auteur.
L'aliénation culturelle, en ce sens, prend l'allure
d'une pathologie sociale. Sortant dans le rang de l'élite, qui,
historiquement s'est mieux placée pour assimiler l'oripeau de
l'idéologie raciste coloniale, elle s'est propagée petit à
petit à travers toute la population, car les institutions responsables
de la sauvegarde et de la divulgation des valeurs sont contrôlées
par l'élite, la classe dominante. Et comme l'éducation tient une
place centrale dans la maintenance de l'assise de la société,
elle se fait l'une des plus importants vecteurs de cette pathologie. Sa plus
grande fonction est la reproduction sociale des éléments
subjectifs de la société. En effet, Emile Durkheim, dans le texte
<< Education et sociologie >>3, souligne que
l'éducation a pour objet de susciter et de développer chez
l'enfant un certain nombre d'états physiques, intellectuels et moraux
que réclament de lui et la société politique dans son
ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement
destiné. Quelles sont les
1 Ibid.
2 Ibid.
3
www.classiques.ucaq.ca
attentes de la société, du jeune écolier
haïtien à sa sortie du système éducatif
institué depuis l'indépendance ? La langue de l'enseignement, le
programme, les méthodes utilisées, ne concourent-elles pas
à modeler la pâte combien résistante du jeune haïtien
pour le faire devenir étranger à lui-même, à sa
famille, à sa communauté, donc à l'aliéner ? Si
l'éducation véhiculée par l'école devait être
une continuation de celle de la grande école de la vie, notre
école fait table rase ou, pire, infériorise radicalement tout le
vécu passé de l'individu qui la fréquente. Elle
crée une rupture fondamentale entre l'élève et son milieu
parental ou communautaire. Il arrive à se retrouver étranger de
son schème culturel et à rabaisser le monde de sa classe. Pour
introduire son texte, Omotunde a rapporté le discours d'une
étudiante, qui à travers un discours avance que : <<
l'école républicaine fut le haut lieu de l'exécution de
l'âme martiniquaise », et plus loin Omotunde constate que <<
L'enseignement colonial, néo-colonial et assimilationniste est donc le
moteur d'une école qui fruste, mutile, aliène, déforme,
désinforme et appauvrit ». L'école ampute, l'école
dérange, l'école tue !
Le système éducatif haïtien continue et
intensifie l'oppression culturelle de l'ancienne métropole sur
l'État-nation. En adoptant aveuglément, sans aucun jugement de
valeur, le schème culturel du colonisateur à la base du
modèle éducatif, l'élite accepte << de placer son
potentiel intellectuel sous la tutelle de la conscience inhumaine agressive
occidentale, qui lui dira comment penser, ce qu'il faut penser, ce qu'il faut
dire, ce qu'il faut écrire, ce qu'il faut chanter, quelle langue parler,
quel Dieu prier, quelle religion adopter, quel livre lire, quel prénom
donner à ses enfants, quelle culture adopter, quel vêtement
porter, quelle coiffure arborer, etc. », nous dit Omotunde. Petit à
petit, après avoir enlevé à l'enseigné <<
toute perception de la valeur de la notion même de liberté (...),
la conscience inhumaine agressive va forcer la capitulation de l'esprit de la
personne aliéné qui parviendra dans certains cas, à voir
son aliénation/capitulation, comme une solution honorable. Pour lui,
l'important est de mettre un terme au conflit qui le mine entre
responsabilité historique et fuite, devant justement ses propres
responsabilités »1.
Cette dernière citation tirée du texte de
Omotunde, exprime la situation d'Haïti qui souffre d'un manque de leaders,
d'une carence de personnes aptes à assumer véritablement la
responsabilité de mener la barque de la nation au bon port. D'ailleurs,
il faudrait d'abord avoir la capacité de définir son
schème de développement, de choisir ses priorités, d'avoir
la force de défendre sa nation face aux multiples agressions de
l'impérialisme international. Tâche difficile pour un groupe de
gens formatés dans le moule d'un système éducatif qui
enseigne le
1 Ibid
désengagement et la tendance à attendre une
éternelle prise en charge extérieure. Les mots
désobligeants et ironiques du philosophe Emmanuel Kant dans le texte
<< La philosophie de l'histoire »1, expriment bien cet
état de fait :
<< La paresse et la lâcheté sont les causes
qui expliquent qu'un si grand nombre d'hommes, après que la nature les a
affranchis depuis longtemps d'une direction étrangère (...)
restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs et qu'il soit si facile
à d'autres de se poser en tuteurs des premiers. Il est si aisé
d'être mineur ! ».
Toutefois, dans le cas d'Haïti, l'analyse de Kant
présente un biais, ce n'est pas la nature qui nous a
libérés de la domination étrangère, mais
plutôt une longue et stupéfiante guerre. Si l'École
haïtienne se constitue en espace à reproduire l'aliénation,
en elle également doit naître l'étincelle de la
désaliénation. A ce niveau, il faut souligner le caractère
complexe du processus d'aliénation de notre système
éducatif, les liens historiques et socio-économiques qui l'ont
tissé et qui assurent sa perduration.
2-Contradictions ethno-culturelles, malaise
linguistique et entraves dans la conception d'un modèle
éducatif haïtien.
La considération de l'esclave comme négation de
toute humanité, de toute culture, était une condition
nécessaire et même fondamentale à la survie de la
société coloniale rongée par toute sorte de contradictions
internes ou externes. Mais l'intériorisation et l'appropriation des
théories déshumanisantes qui soutinrent la base de cette
époque par les propres victimes du système, a compromis, dans son
essence même, les sociétés longtemps après la
rupture des chaînes de l'esclavage. Le venin de l'aliénation a
gravement contaminé les hommes qui devaient assumer les rôles de
responsabilité dans le nouvel Etat-Nation.
C'est ainsi que la langue française et la religion
catholique ont conservé leur prestige au sein de la nouvelle
société. Cette dernière allait même devenir une arme
redoutable pour accentuer, attiser le fossé entre les nouvelles
configurations de classes de l'Haïti indépendante.
Pour Jean Fouchard2 << les forgerons de la
nation haïtienne (...) gardèrent en otage la langue et la culture
de l'ancien maître, dont le syllabaire était la clef et le symbole
», et il ajoute que <<ce fut leur plus riche butin de guerre ».
Il semble plutôt que si butin il y avait, il a de
préférence empoisonné les relations sociales à
l'intérieur
1 Cité par Jn P. Omotunde, dans le texte
précité.
2 Jean, fouchard, << Les marrons du syllabaire
», (cité par Yves Déjean, << Yon lekòl
tèt anba nan yon peyi tèt anba ». page 111.
de la société, et empêché la
construction d'un système éducatif à même d'assurer
la formation de la population. D'ailleurs, Yves Déjean, dans un texte
assez pertinent, intitulé : << Yon lekòl tèt anba
nan yon peyi tèt anba >>, avance que les gens qui veulent faire
croire que le français est << une conquête, un butin
arraché à l'ennemi sur le champ de bataille >>, mentent
piteusement. Car, toujours selon la pensée de l'auteur, la guerre de
l'indépendance qui a tué plus de deux cent mille nègres et
négresses, a détruit la majorité des biens
économiques qui devait aider au développement de la future
nation, n'a pas enseigné la masse à parler le français, ni
ne lui a fait endosser la culture française dans son mode de
consommation, ses chants, ses danses, son architecture, etc. La masse d'anciens
esclaves ne s'est jamais considérée comme des français
à la peau basanée. C'est plutôt la minorité
d'affranchis, anciens propriétaires, ancrés dans la culture
créole assimilatrice du schème colonial, qui ont gardé la
langue française. Y. Déjean1 explique plus loin dans
ce texte, que contrairement à ce qu'avancent certains auteurs qui
présentent l'écriture de l'acte de l'indépendance comme
une pièce à conviction qui prouve le choix du chef de l'Etat
d'adopter le français comme langue officielle, comme insuffisante, car
nulle part on n'a retrouvé un document qui fait état formellement
de ce choix linguistique dans les archives du gouvernement.
La littérature haïtienne abonde sur la dichotomie
créole/français en ce qui a trait à sa résurgence
sur le fonctionnement du système éducatif. Des classiques du
genre dont le livre précité de Yves Déjean, celui de
François Latortue << Système éducatif et
développement >>, et autres présentent des études
assez intéressantes sur le sujet.
La langue semble être un des premiers outils dont le
système éducatif se sert pour asseoir et faire perdurer
l'aliénation.
Parler, souligne Frantz Fanon dans le texte << Peau
noire, masques blancs >>, c'est être à même d'employer
une certaine syntaxe, posséder la morphologie de telle ou telle langue,
mais c'est surtout assumer une culture, supporter le poids d'une civilisation
>>2. L'élite haïtienne de l'après
indépendance et tout au long de notre histoire de peuple a lutté
pour la conservation et la primauté de la langue française comme
langue de l'enseignement, de l'administration publique et de la justice,
condamnant ainsi au silence les quatre-vingt dix pour cent de la nation qui ne
parlent et ne comprennent que le créole. Cette situation existait depuis
l'époque coloniale, selon le dire de Léon-François
Hoffmann dans le texte << Haïti : Couleur, croyance, Créole
>>, << L'unanimité était faite en ce qui concerne
l'idéologie linguistique : Le français était un
privilège, un atout désirable allant de pair avec
1 Dejan, Iv.- Yon lekòl tèt anba nan
yon peyi tèt anba. Editions Henri Deschamps, Port-au-Prince,
Haïti, avril 2006. Page 162 à 168.
2 F. Fanon. Peau noire, masques blancs.
Editions du seuil, New York, 1952. Page 13.
l'exercice du pouvoir, et le créole un parler marginal,
que l'on était certes libre de goûter, mais dont l'usage purement
local n'offrait aucun avantage sérieux »1. Le
français en ce sens était la langue du colonisateur,
détenteur du monopole politico-économique, culturel et de toute
humanité, donc le phare, le point de mire qui attire toutes les classes,
surtout celle des mulâtres affranchis, et même les esclaves. Mais
en même temps la perversion et la violence dont fut victime la masse des
esclaves étaient si fortes, qu'elles devaient créer des
schèmes culturels alternatifs, par la filière du créole et
de la religion vodou. Alors, si la politique coloniale était la
dévalorisation de tout ce qui touche à l'être de l'esclave,
nul doute que la langue populaire soit considérée comme un patois
inférieur. La langue n'estelle pas le moyen d'expression la plus
importante de la pensée ? Le président américain Jefferson
ne disait-il pas que le noir est incapable de toute pensée2
?
L'élite politique de l'après-indépendance
conservait intacte l'attitude des colons par rapport au modèle culturel
et à la langue populaire. On ne veut pas que le peuple exprime sa
pensée. La langue française devient museau, bride, carcan pour
étouffer les plaintes du peuple, le marginaliser, l'anéantir. F.
Fanon explique dans le texte précité, que :
<< Tout peuple colonisé, c'est-à-dire tout
peuple au sein duquel a pris naissance un complexe d'infériorité,
du fait de la mise au tombeau de l'originalité culturelle locale se
situe vis-à-vis du langage de la nation civilisatrice,
c'est-à-dire de la culture métropolitaine. Le colonisé se
sera d'autant plus attaché à sa brousse qu'il aura fait siennes
les valeurs culturelles de la métropole »3.
Si ces mots de l'auteur expliquent le cas de la
majorité des pays en phase de décolonisation. Haïti est
différente par bien des cotés. La population dans son entier
parle et comprend le créole, une bonne partie de cette même
population pratique, à côté des autres religions
occidentales, un autre schème religieux différent. L'obstacle
majeur se situe dans la dévalorisation et l'infériorisation
systématique de ces derniers et de leurs porteurs. Alors, le peuple, vu
qu'il n'y a de salut que dans la maîtrise de la langue <<
prestigieuse », déprécie sa langue maternelle. On sent et on
accepte le poids de l'infériorité quand on ne sait parler que le
créole. Et gare à toi, car il faut éviter les fautes et
surtout les fautes de diction, d'élocution, << Il faut que je me
surveille dans mon élocution c'est un peu à travers elle qu'on me
jugera... on dira de moi, avec beaucoup de mépris : << Il ne sait
même pas parler le français. (...) Dans un groupe de jeunes
Antillais, celui qui s'exprime bien, qui possède la maîtrise de la
langue, est excessivement craint ; il faut faire attention à lui, c'est
un quasi blanc »4, souligne ironiquement F. Fanon dans
l'ouvrage précité. << Peu importe ce que
1 Hoffmann, Leon-François.- Op.cit Page 62.
Page 213.
2 Cité par J. M. Richard dans le texte du cours
<< Sociologie du système éducatif haïtien »
(Université Adventiste d'Haïti).
3 F. Fanon. Op.cit, page 86 Page 14.
4 Ibid. Page 16.
chacun pense, rapporte L. F. Hoffmann1,
l'important, c'est la façon de le dire : devenir un penseur profond ne
chatouille guère notre ambition ; il faut être beau diseur, c'est
l'essentiel. « Parlez français, Monsieur. >> C'est là
une apostrophe qui revient souvent dans ces interminables polémiques qui
caractérisent notre presse et notre tribune. « Parlez
français, Monsieur >> et nous parlons français, et nous le
parlons très pointu, en turlututu ; et nous le mêlons à des
mots grecs et latins pour montrer à la galerie combien nous sommes
classiques. Gare à une faute de grammaire, gare à une expression
manquant d'élégance ou de correction, gare à un masculin
ou un féminin, un singulier ou un pluriel mal employés. Il n'y a
qu'un premier prix et il est indivisible : qui le rate n'est plus qu'un sot en
trois lettres >>2. Aliénation ! Absurdité !
Le même auteur, plus loin, continue l'analyse en indiquant
que :
« Nombre d'analystes haïtiens ont estimé que,
dans cette optique, l'usage du français comme langue d'enseignement est
fonctionnel. Premièrement, il assure l'échec de
l'opération pour la grande majorité des enfants de la masse.
Deuxièmement, il les confine dans la conviction de leur propre
infériorité, puisqu'ils échouent systématiquement
là où leurs congénères de l'élite
réussissent. Troisièmement, il garantit que les rares petits
paysans et prolétaires qui réussissent envers et contre tout
utiliseront leur nouveau savoir pour se joindre aux nantis et perpétuer
le système >>3.
Yves Déjean explique ce malaise linguistique en
écrivant dans « Dilemme en Haïti >> que de « L'un,
la majorité, 98% de la population, ayant une langue unique, le
créole, est victime de l'agression d'une minorité, 2% de la
population, ayant deux langues, le créole et le français. La
minorité oppressive pose une condition irréalisable à
l'accession de la majorité opprimée au progrès et à
la connaissance. Elle prétend que, dans l'intérêt de cette
majorité, le passage de l'analphabétisme
généralisé au savoir doit se faire par le biais du
français >>4. Pendant qu'en Haïti souligne
l'auteur dans le titre en Créole cité plus haut « un million
deux cent mille enfants qui s'inscrivent dans tout ce qu'on considère
comme école dans le pays, ne sont pas des étrangers, qui ne
comprennent pas la langue du pays. Ce sont des Haïtiens « natif natal
>> qui parlent parfaitement bien la langue créole. Leurs parents
ne parlent pour la majorité que le créole, dans la salle de
classe, tous les autres élèves de même que l'enseignant
parlent le créole >>5. Pourtant, on leur impose le
français comme un sacerdoce, un supplice. Ils sont
sévèrement punis moralement et physiquement quand ils s'expriment
dans la seule langue qu'ils connaissent.
J. P Omotunde, dans le titre qui a servi d'assise à
l'éclairage du concept aliénation dans ce chapitre, rapporte
comment dans « les écoles Antillaises de la fin du
XIXème siècle jusqu'au début du
XXème , siècle pour
1 Leon-François, Hoffmann, Op.cit page 62. Page
276 - 284.
2 Frantz Fanon. Op.cit, page 86. Page 16.
3 Leon-François, Hoffmann, Op.cit, page 62.
Page 220.
4 Ibid. page 220.
5 Dejan, Iv.- Yon lekòl tèt anba nan
yon peyi tèt anba. Edicíon Madres de Plaza de Mayo.
América libre. Page 183 à 185.
forcer les enfants à abandonner le créole au
profit du français << plus civilisateur », les instituteurs
métropolitains vont inventer la fameuse épreuve de la <<
Pièce ». Le principe est que tout élève qui utilise
un mot créole devient << coupable » et reçoit une
pièce de monnaie symbolique et punitive. Son seul espoir est d'attendre
que l'un de ses camarades fasse la même erreur. Si ce n'est pas le cas,
à la fin du cours, l'enseignant lui donne de violents coups de
règle sur les doigts ».
Cette mesure est encore de mise dans nos écoles. En
effet, un ancien élève du Collège mixe Joseph
Hervé, rapporte que pour maintenir la discipline, la direction prend la
décision d'instituer le français comme langue obligatoire et
interdit formellement l'utilisation du créole comme moyen d'expression.
Pour ce faire, une carte est remise au comité de la classe. Si quelqu'un
ose s'exprimer en créole dans la salle, on lui passe la carte (symbole
d'ignorance et d'opprobre), qu'il doit faire circuler aux autres <<
crétins » de son espèce qui ne savent s'exprimer dans la
fameuse langue. Enfin, l'élève qui se trouve encombré de
la carte à la fin de la journée aura à subir une punition,
le plus souvent pour cette école, l'étude par coeur d'une partie
du Cid. Yves Déjean1 rappelle une interview qu'il a eue avec
un directeur d'école, où ce dernier rapporte, plein d'assurance,
comment il a frappé un enfant qui osait lui dire qu'il ne pouvait pas
faire une introduction pour la montée du drapeau en français.
Ainsi, non seulement l'élève se sent coupable
d'utiliser le seul moyen qu'il a pour exprimer sa pensée, mais
moralement on le rabaisse, on l'humilie. Les autres élèves de la
classe le ridiculisent en catimini car ils ont peur de se faire attraper. Lui,
aux aguets, surveille la bouche de ses camarades pour leur passer le symbole
punitif, premièrement pour éviter la punition du fouet à
la fin de la classe, mais en plus pour se laver de l'opprobre lié
à sa situation. Alors, si l'école a pour rôle d'aider les
apprenants à coordonner et à exprimer leurs pensées, la
nôtre tue toute envie de communiquer chez l'enfant et le réduit au
silence. L'impératif que l'on fait à l'enfant de s'exprimer en
français pendant qu'on sait très bien qu'il ne maîtrise pas
cette langue montre le caractère répressif, aliénant,
dictatorial de notre école. La majorité des Haïtiens qui ont
été à l'école, peut se rappeler les violences
corporelles qu'ils ont dû subir pendant leur enfance pour la conjugaison
des verbes, les règles de grammaire, l'étude des vocabulaires,
etc. Yves Déjean2 rapporte dans ce même ouvrage, les
sévices dont furent victimes des élèves de sixième
année dans une classe de la ville de Petit-Goave le 18 octobre 1999,
où 24 élèves sur 27 ont été
sévèrement punis pour des fautes commises dans la conjugaison du
verbe aimer (au subjonctif, passé simple et passé
composé), l'amour exprimé par le verbe se transforme en aversion
pour ces pauvres jeunes. Pendant qu'on sait parfaitement
1 Ibid. Page 183 à 185.
2 Ibid. Page 183 à 185.
que la maîtrise de la grammaire se fait après la
conquête de la langue, dans nos écoles on fait l'inverse, et
impose l'étude d'une structure langagière totalement
différente de celle de la langue vernaculaire de l'apprenant. Il n'est
pas étonnant alors que l'école se transforme en un lieu de
torture, une machine à former des zombis, des êtres incapables de
penser, de s'assumer, de se prendre en main.
L'article 180 de la constitution stipule que :
<< L'éducation doit tendre au plein
épanouissement de la personnalité des intéressés de
façon qu'ils apportent une coopération constructive à la
société et contribuent à inculquer le respect des droits
de l'homme, à combattre tout esprit d'intolérance et de haine et
à développer l'idéal d'unité nationale,
panaméricaine et mondiale >>1.
<< Le respect des droits de l'homme >> nous
intéresse plus particulièrement, car parmi les droits de l'homme
figure le droit à la parole, une parole qui dit quelque chose, une
parole signifiante, qui ne peut être possible qu'au moyen de la langue
que l'on connaît vraiment.
<< La situation est aggravée, souligne Yanick
Damour, par le fait que la langue française représente un
indicateur d'appartenance de classe et de prestige social dans la
société haïtienne. C'est un des instruments de domination
culturelle de la bourgeoisie, puisque le message officiel est transmis dans une
langue inaccessible pour la grande majorité, le pouvoir reste aux mains
de ceux qui savent en faire usage. En ce sens, << Le système
d'éducation favorise un secteur au détriment de l'autre, renforce
l'analphabétisme et encourage l'exode rural. Le schéma de la
stratification sociale, avec d'un coté les privilégiés et
de l'autre les démunis, se retrouve dans le système
éducatif pour renforcer les inégalités
>>2.
L'école, organe de production et de reproduction
sociale, s'approprie la diglossie effective dans la société pour
renforcer le complexe d'infériorité et l'aliénation
culturelle des apprenants. A l'école, l'Haïtien apprend à
mépriser sa langue, et comme il est évident que la langue est le
véhicule d'une culture donnée, et que son utilisation suppose
<< une référence permanente à toute une gamme de
valeurs extra linguistiques d'ordre culturel ou moral >>3, il
n'est pas étonnant que cette dévalorisation systématique
de ce qui le définit comme être, amène l'apprenant à
<< marquer d'un coefficient péjoratif tout ce qui touche le
patrimoine linguistique originel. (...) C'est peut-être dans ce
phénomène qu'il faudrait rechercher l'attitude de mépris
de nos valeurs par les Haïtiens en général, malgré
les hauts faits de notre lutte pour l'indépendance, et l'absence totale
de fierté à l'égard de notre identité culturelle
>>4. C'est ainsi qu'un siècle après
l'indépendance un ministre haïtien se sentait fier d'annoncer que :
<< Nos institutions sont françaises, notre législation
publique et civile est française, notre université est
française, notre littérature est française, le programme
de nos écoles est français >>5. Il ne mentait
pas, mais il devait plutôt en pleurer.
1 La constitution en usage en Haïti depuis
1987.
2 Cours International d'Été d'Haïti
(CID'EH). << Éducation et développement >>. Document
de synthèse. Collection CHISS.
3 François, Latortue, << Système
éducatif et développement. Le problème de la langue
>>. Imprimerie des Antilles, Port-au-Prince, 1993Page 88-89.
4 Même source. Page 88-89.
5 Cité par Dr Jean Michel Richard, dans le
texte du cours << Sociologie du système éducatif
haïtien >>.
Car c'est précisément ce phénomène
qui explique le déracinement total de l'être haïtien
après avoir passé dans le moule de notre système
éducatif.
CHAPITRE 4
Conflits idéologiques, querelles partisanes et
interventions impérialistes dans la dynamique de l'École
Haïtienne.
Le 19ème siècle haïtien est
marqué par des bonds et des régressions au niveau de la tentative
de mise en place d'un système éducatif répondant aux
aspirations fondamentales, aux besoins d'instruction de la jeune nation.
Ce siècle, dans le même domaine, est
également caractérisé par la poussée intempestive
des conflits idéologiques, des dissensions ethno-raciales et des
querelles partisanes.
Entre la mollesse et le désengagement du
président Pétion dans l'ouest, le despotisme
éclairé et les rêves grandioses du Roi Christophe dans le
nord, l'obscurantisme complet du long règne de Boyer, la
révolution de 1843 et ses promesses éphémères,
jusqu'à l'humiliante invasion des fusiliers marins américains
dans la rade d'Haïti, les flux et reflux politiques de cette époque
n'ont jamais révélé le souci de démocratiser
l'École. L'éducation ne s'est jamais départie de
l'élitisme dont la fonction aliénante a imprégné,
au fil du temps, la clientèle scolaire.
Dans ce chapitre, nous nous proposons, à la
lumière de l'histoire, de montrer la débâcle de
l'élite face à une population qu'elle considère comme
« barbare ». S'inspirant de cette option, elle plaida, en vue de
« débarbariser » les masses, pour un modèle
éducatif à la française. C'est seulement sous le choc de
l'occupation des forces étrangères, en 1915, que s'opéra
le réveil chargé de faux-semblants, d'une élite
déboussolée, pervertie, dévoyée.
A- Les élites haïtiennes aux prises avec le
complexe problème de l'éducation.
Dans ce sous-chapitre, nous travaillons à montrer la
défaillance des élites haïtiennes en face du problème
de conception d'un modèle éducatif susceptible de répondre
aux besoins d'instruction de la communauté nationale. En tout premier
lieu, c'est l'éclairage terminologique qui amorcera notre
démarche.
1- La notion d'élite nationale.
Le terme élite, d'origine latine
(eligere=choisir ; eslite, participe passé), a d'abord
désigné l'action de choisir pour représenter ensuite ce
qui est choisi. D'où le sens actuel. Il s'assimile à ce qu'il y a
de plus remarquable, de plus distingué dans une communauté. Sans
être exclusivement intellectuelle, la notion intègre les multiples
composantes de l'activité sociale, qu'il s'agisse du domaine industriel,
du commerce, du secteur agricole. C'est pourquoi on a pu arriver à
l'idée d'homme d'élite1.
Cette définition nous amène à saisir la
notion d'élite comme la constitution historique d'un groupe ayant la
lourde responsabilité de maintenir la cohésion dans la
société et de travailler au progrès économique et
social de la nation. En ce sens, Jean Price Mars avait raison d'affirmer que
<< le seul étalon auquel on puisse mesurer la valeur d'une
élite, c'est son utilité sociale >>2.
Le contexte particulier de la formation de l'élite
nationale, son inaptitude à se démarquer de l'héritage
colonial esclavagiste expliquent en grande partie ses déboires face aux
exigences organisationnelles de l'édifice national. Frantz Fanon, dans
son ouvrage : << Les damnés de la terre >>, déclarait
:
<< La faiblesse classique, quasi congénitale de
la conscience nationale des pays sous-développés, n'est pas
seulement la conséquence de la mutilation de l'homme colonisé par
le régime colonial. Elle est aussi le résultat de la paresse de
la bourgeoisie nationale, et de son ingérence, de la formation
cosmopolite de son esprit >>3.
Car, << la vocation historique d'une bourgeoisie
nationale authentique dans un pays sous-développé, toujours selon
l'auteur, est de se nier en tant que bourgeoisie, de se nier en tant
qu'instrument du capital et de se faire totalement esclave du capital
révolutionnaire que constitue le peuple >>4. Ainsi,
l'élite ou la bourgeoisie nationale devrait s'armer de courage pour
rompre avec les idées ethnocentriques et anti-progressistes qui
s'opposent à sa construction même, pour se mettre au service de la
nation. Mais, assez souvent :
1 Dr Jean Michel Richard, dans le texte du cours
<< Sociologie du système éducatif haïtien >>
à l'Université Adventiste d'Haïti, Faculté des
Sciences de l'Education, des Lettres et des Arts.
2 Ibid.
3 Frantz Fanon. << Les damnés de la terre
>>, Edition Petite Collection Masparo, Paris, 1975.page 96.
4 Ibid. Page 96
<< la bourgeoisie nationale se détourne de cette
voie héroïque et positive, féconde et juste, pour
s'enfoncer, l'âme en paix, dans la voie horrible, parce
qu'anti-nationale, d'une bourgeoisie classique, d'une bourgeoisie platement,
bêtement, cyniquement bourgeoise. (...) Elle va se complaire
(après l'indépendance), sans complexes et en toute
dignité, dans le rôle d'agent d'affaires de la bourgeoisie
occidentale. Ce rôle lucratif, cette fonction de gagne-petit, cette
étroitesse de vues, cette absence d'ambition symbolisent
l'incapacité de la bourgeoisie nationale à s'assumer en tant que
telle. (...) En son sein l'esprit jouisseur domine. C'est que sur le plan
psychologique elle s'identifie à la bourgeoisie occidentale dont elle a
sucé tous les enseignements. Elle la suit dans son côté
négatif et décadent >>1.
L'analyse de F. Fanon porte sur les pays de l'Afrique en voie
de décolonisation, elle dresse pourtant fidèlement le
caractère aliénant de notre élite nationale. Nous pouvons
même soutenir que dans notre cas on ne peut parler de bourgeoisie
nationale, mais plutôt d'une bourgeoisie en Haïti. Car elle se
comporte comme une entité de passage, une équipe d'aventuriers en
transit qui considère la France et maintenant les autres pays
occidentaux comme sa vraie Patrie. C'est une bourgeoisie commerçante ou
plutôt boutiquière, qui assimile l'espace national à un
marché détaillant où elle verse des produits de
qualité douteux. Entre-temps, son compte en banque, ses
résidences privées sont ailleurs sur des terres adoptives. En ce
qui a trait à l'élite intellectuelle, c'est en gros la même
trajectoire, de l'indépendance à l'occupation américaine.
Elle s'est considérée comme une petite communauté
française d'outremer, qui avait la grande et harassante tâche de
<<civiliser>>, les autres quatre-vingt pourcent d'Haïtiens
créolophones, et encore africanisés de la population. C'est ainsi
que pour s'enorgueillir et prouver au reste du monde sa latinité,
Dantès Bellegarde, dans << Race et culture >> écrit
:
<< N'est-il pas vrai, clame-t-on, que nous sommes des
français de culture, puisque un dixième de notre peuple parle une
langue que ne désavoueraient ni Descartes, ni Bossuet et que les neuf
autres dixièmes s'expriment en langue vieux-normand saupoudré de
picard, d'angevin et d'autres francismes ? N'est-il pas vrai que nous ne sommes
ni nègres, ni blancs, dit-on, mais quelque chose comme une entité
encore mal connue ? Par ailleurs, ne sommes-nous pas des catholiques,
apostoliques et romains, puisque nos constitutions le proclament depuis celle
de 1805 jusqu'à celle de 1935, et que le concordat fait de nous une
province ecclésiastique de Rome ?2 >>
Ces mots expriment l'esprit aliéné de notre
élite qui se croit franchement française, et vit avec une
certaine honte, un complexe d'infériorité du fait qu'elle partage
cette portion de terre avec des <<entités>> difficiles
à franciser. Mais en même temps, n'a-t-elle pas peur de voir cette
masse de gens manoeuvrer ses outils de domination ? En effet, Jean Casimir
souligne que :
<< L'eurocentrisme latin des deux fractions de
l'élite - l'intellectuelle et l'économique, celle d'ascendance
lointaine et celle des dernières moissons- constitue un puissant
élément d'identité ; il leur sert à se distinguer
dans les sphères internationales et il indique leur statut
privilégié dans les dimensions nationales. (...) En plus de la
rapprocher du monde international, la <<latinité>> lui sert
au sein de la société
1 Ibid, page 97.
2 Cité par Dr Jean Michel Richard, dans le
texte du cours << Sociologie du système éducatif
haïtien >> à l'Université Adventiste d'Haïti,
Faculté des Sciences de l'Education, des Lettres et des Arts.
locale à créer des obstacles à la
mobilité sociale ascendante et à intensifier l'opacité du
système politique »1.
J. M Richard intensifie en déclarant : << C'est
une élite qui s'est exercée à utiliser sa puissance
intellectuelle pour brimer, tromper, mystifier, humilier, mentir...». Ces
propos retenus par Serge Petit-Frère sont aussi explicites sur ce point
:
<< Tout le monde n'est pas en mesure de suivre les cours
des collèges et des lycées. C'est ce qu'on semble ne pas vouloir
comprendre en Haïti. Voilà pourquoi depuis longtemps nous avons
perdu le secret de former des citoyens. En qualité de membre du corps
enseignant, j'ai lieu d'observer cela, de constater que des domestiques
apprennent le grec et le latin. C'est, Messieurs, mentir à la
démocratie que de tolérer un tel état de chose ! Les
intelligences d'élite des écoles primaires doivent seules, par
l'obtention de bourses, suivre les cours d'enseignement secondaire et
supérieur»2
Indigné devant la fourberie de cette élite, J.
P. Mars écrit : << Liberté ? Grimace !
Égalité ? Mensonge ! Fraternité ? Duperie !...
»3. La main mise sur l'économie, la politique
éducative instituée, tout concourt à conserver le clivage
de la société.
<< Le mal profond de cette élite, explique Dr
Richard, réside dans sa vision pervertie du pouvoir. Après
s'être attribué des privilèges de classe à la faveur
des circonstances historiques qui lui ont permis de monopoliser la fortune
matérielle, les commandes de la machine étatique, les avantages
de l'éducation, elle s'érige en oligarchie oppressive,
contrairement à ce qui devait se constituer, contrairement à un
véritable processus d'intégration du corps social au
bénéfice du progrès de la nation. Les élites se
sont décrochées des masses pour former une minorité
artificielle préoccupée, d'une façon pathologique, de ses
intérêts, de ses fins propres. En somme, pour reprendre une
idée de J. P. Mars << deux nations dans la nation ». (...) Il
s'agit, dans l'ensemble, d'une élite floue, inconsistante, de formation
inadéquate, bourrée de préjugés, de dédain
vis-à-vis des humbles, vis-à-vis du monde rural qui
représente historiquement les assises de la société
politique »4.
Néanmoins, il faut remarquer que la place
occupée autrefois par les pairs de cette élite dans la
hiérarchie saint-dominguoise, prédisposaient ses héritiers
à devenir un cancer certain pour la nouvelle nation. Comme l'explique
Omotunde,
<<... pour s'approprier l'esprit libre africain, la
conscience inhumaine occidentale s'est attaquée à ses fondements
à savoir, sa liberté, sa mémoire, son histoire, sa
grandeur, son prestige, son humanité, sa culture, sa spiritualité
et son originalité. En alternant force brutale et persuasion mentale,
elle l'a déstructuré au gré de ses intérêts.
(...) Elle sait qu'elle use d'une violence mentale qui détruit toute
faculté de se reconstruire après outrage5 ».
Le facteur le plus dangereux de l'aliénation
réside dans l'incapacité où se trouve la personne
aliénée de s'accepter comme telle. La personne
aliénée ne sait pas si elle vit sous le poids de
l'aliénation. Alors, en ce sens, la situation de
1 Jean Casimir. Op.cit, page 60, Page 129.
2 Jules Domingues. Propos tenus à
l'Assemblée constituante des Gonaïves. Tirés de la
législation de l'Instruction publique de la République
d'Haïti. Cité par Dr Richard, dans le texte
précité.
3 Dr Jean Michel Richard, dans le texte du cours
<< Sociologie du système éducatif haïtien »
à l'Université Adventiste d'Haïti, Faculté des
Sciences de l'Education, des Lettres et des Arts.
4 Ibid.
5 Omotunde Jean-philippe, << Discours
afrocentrisme sur l'aliénation culturelle ».
notre élite est critique, et le plus dangereux, c'est
que cette élite détient l'hégémonie politique,
économique, culturelle de la nation. Dans cette optique, toute la nation
ne s'oriente t-elle pas d'un pas concerté vers cet obscur chemin ?
J. P. Mars, devant le constat de la défaite, la
déchéance, le désarroi de cette élite, propose une
voie
de sortie :
« Voulez-vous garder le prestige historique et
l'autorité morale du commandement ? Soyez une véritable
élite par la valeur éprouvée de votre mérite
intellectuel et moral qui doit aller s'agrandissant. Voulez-vous empêcher
la menace extérieure d'exploiter, au moment opportun, l'ignorance des
masses contre vos privilèges ? Soyez une véritable élite
sociale en jetant des ponts entre la misère des humbles et votre aisance
apparente. Fondez des oeuvres de relèvement social. Voulez-vous garder
l'originalité de votre peuple ? Défendez-le contre les maladies
qui veulent le frapper de déchéance. Alors seulement vous aurez
droit au respect de ceux qui vous regardent agir en même temps que vous
aurez droit à la gratitude de ceux pour lesquels vous aurez agi. Mais en
toutes circonstances, notre visée la plus haute doit être de nous
imposer à nous-mêmes une manière d'impératif
catégorique : Etre soi, au plus haut degré, ne pas descendre
comme font la plupart, au contraire monter. Mais dans cet élan ascendant
vouloir monter ensemble, Harmoniser l'effort personnel à l'effort de
tous »1.
Belle allocution ! Mais, ce conseil a été
prodigué pendant la période de l'indigénisme, au cours de
la première moitié du vingtième siècle. Il semble
qu'aujourd'hui encore que rien n'a changé au niveau de la vocation de
cette élite. N'est-il pas temps de penser à une autre
«élite», ou à un renversement de cette fausse
élite nationale? Si la masse au cours de son histoire a produit ses
« intellectuels organiques »2, résistant à
l'aliénation du système, ne serait-il pas temps de poser les
problématiques de la légitimité de cette élite ?
«La bourgeoisie, telle qu'elle existe maintenant, n'est
plus qu'un symbole. Déchue du rôle historique de conductrice de la
nation par veulerie, couardise ou inadaptation, elle illustre encore par ses
penseurs, ses artistes, ses chefs d'industrie, la puissance de
développement intellectuel, à laquelle une partie de la
communauté s'est élevée, cependant que, par carence de se
mêler au reste de la nation, elle n'exerce plus qu'une sorte de
mandarinat qui s'étiole et s'atrophie chaque jour davantage
»3.
Plusieurs décennies depuis les constats accablants de
la nullité de notre élite bourgeoise, aujourd'hui plus que
jamais, le constat de sa faillite est éminent. Frantz Fanon4,
pour sa part, devant la déroute de l'élite des nations africaines
victime de la colonisation et donc de l'aliénation, appelle les
intellectuels à se consacrer à une vraie littérature de
combat, une littérature révolutionnaire, une littérature
nationale, à travers laquelle ils vont se transformer en
réveilleurs du peuple, pour le secouer de sa léthargie. C'est
l'un des moyens de réussir à favoriser l'émergence d'une
autre forme d'élite, une élite intrinsèque au peuple, une
élite peuple et même un peuple-élite.
1 Cité par Dr Richard dans le texte
précité.
2 Thèmes employés par A. Gramsci dans
«Les cahiers de prison», pour exprimer l'idée d'un groupe
d'intellectuels qui se consacre à la défense de la classe
opprimée.
3 Jean Price Mars, Op.cit,page 81. Page 104.
4Frantz Fanon. Op.cit, page 93 page 153-154.
Mais, toujours d'après Fanon, il faut faire attention
à ne pas prendre la culture comme arme principale de la lutte, car
<< tôt ou tard, l'intellectuel colonisé se rendra compte
qu'on ne prouve pas sa nation à partir de la culture, (...) On ne fera
jamais honte au colonialisme en déployant devant son regard des
trésors culturels méconnus >>. << L'intellectuel
colonisé, dans le moment même où il s'inquiète de
faire oeuvre culturelle, ne se rend pas compte qu'il utilise des techniques et
une langue empruntées à l'occupant (ou à l'ancienne
métropole). Il se contente de revêtir ces instruments d'un cachet
qui se veut national, mais qui rappelle étrangement l'exotisme
>>1. Alors, la bataille doit se faire également sur
d'autres terrains, car la lutte sociale est imbriquée dans un tout,
formé de l'interdépendance des différentes parties.
2- Les conflits idéologiques et leur empreinte sur
l'École Haïtienne.
Ces interminables luttes entre une classe dominante
minoritaire et accaparatrice, se considérant comme occidentalement
cultivée, donc supérieure à la majorité
historiquement refoulée en marge de la société, et
conservant intact son schème culturel non occidental, transforment
l'espace scolaire en un ring où s'affrontent deux visions du monde
différentes dans leurs façons d'appréhender le monde aussi
bien physique que spirituel. Lutte inégale, disproportionnée
dès le début, car l'agencement même de la
société verrouille ses portes restreintes et limitées
à toutes personnes résistantes à l'acculturation. Alors,
l'école, à grand renfort de violence physique et psychique,
s'acharne à transformer l'être haïtien en << autre
>>, en << étranger >>. Jean Casimir2
explique clairement cette situation, quand il avance que :
<< La politique d'éducation nationale
haïtienne n'a jamais pu se distinguer d'une politique d'instruction
publique. Elle est strictement et simplement un effort indigeste des
Haïtiens eux-mêmes visant à imposer à une population,
qu'ils considèrent en tout point dégradée et
arriérée, les formes de vie occidentale. Les écoles et les
moyens de communication de masse conspirent contre les productions culturelles
nationales. Comme nos ressources limitées ne permettent pas d'assurer
sur la scène nationale une image actualisée de ce que l'occident
offre de meilleur, cette prétendue politique d'éducation
nationale se résume à diffuser des contenus périmés
de prestige révolu ou des créations nouvelles de mauvais
goût que peut facilement assimiler une élite culturelle
anémiée, coupée de ses racines et accablée par
l'envergure de ses idoles >>.
Dans cette optique, notre système éducatif, en
crise par rapport à son incapacité à diffuser une
éducation de qualité et à satisfaire la demande en
instruction de la population, se fait également générateur
de
1 Ibid. Page 153.
2 Jean Casimir, allocution prononcée lors d'un
symposium sur le thème << Éducation et instruction en
Haïti >> à l'Université de Montréal. Le
discours sert d'introduction au livre << La culture opprimée
>>.
crise parce qu'il déverse au sein de la population des
aliénés culturels incapables de s'assumer intégralement
comme citoyens. << En définitive, se questionne Monclair
Frantz1, à quel modèle doit se référer
l'apprenant haïtien pour la structuration de sa personnalité ?
Happé brutalement par les interactions des agents de socialisation,
l'enfant subit de rudes épreuves au fil de son existence
partagée, dérivée par les valeurs contradictoires que
véhiculent la Famille, l'École et l'Église. Son
évolution psychogénétique intègre de multiples
traumatismes qui font souvent de lui un handicapé, un
révolté ou un déboussolé en quête permanente
d'identité ». Monclair avance plus loin que :
<< Dépouiller une communauté de ses
mythes, de ses croyances, de ses traditions, c'est tout simplement
l'anéantir par asphyxie. La jeunesse baconnoise, constamment
menacée par les assauts de l'impérialisme culturel, court le
risque d'aliéner son âme, c'est-à-dire les fibres et les
fondements de son originalité même. Elle perd progressivement le
fil de valeurs qui la reliaient à ses ancêtres, aux pratiques du
terroir dont relevait l'indéfinissable sentiment d'appartenance
».
L'école, héritière des conflits
idéologiques ancestrales, devient outil de colonisation entre les mains
de la classe dirigeante. Car, << de même que le colonisateur
dévalorise systématiquement la culture de ceux qu'il asservit, la
classe dominante dévalorise systématiquement les valeurs de ce
qu'elle exploite. C'est ce que fait l'élite haïtienne2
». Et comme << un pays peut être colonisé autant par
ses propres nationaux que par des étrangers »3, alors
l'école assure la perduration de l'époque coloniale, sous sa
forme de néo-colonialisme. Les individus formés dans cette
école seront toujours maniables et corvéables à dessein,
coupés, des repères socioculturels, intériorisant le
dédain de l'élite pour son milieu d'origine. Ils sont
façonnés de manière à s'avérer pour
être incapables de prendre en main le destin de la nation. << (...)
L'école secondaire ne cesse de déverser des seigneurs arrogants.
(...) Elle rend nos intellectuels inhumains, leur inculque, non le
dédain de l'ignorance, mais de celui qui en est affecté. Ce que
l'on dénomme leur culture les éloigne de la masse et, comme le
mulâtre de l'ancienne Saint-Domingue, ils préfèrent
s'ébattre loin de cette tourbe, pour ne pas avoir sous les yeux la
preuve de leur humble origine4.
Depuis l'indépendance, les intellectuels ont
tergiversé peu ou prou sur la charpente qui devrait maintenir le
système éducatif haïtien, entre la partie qui veut faire
d'Haïti une province de la France, comme Dantès Bellegarde et les
autres qui honnissent le modèle français ou prônent
plutôt une éducation à l'américaine
1 Monclair Frantz. Mémoire de sortie pour
l'obtention du grade de licencié à l'Université Autonome
de Port-au-Prince, intitulé : <<Éducation formelle et
société à Baconnois ». L'étude se porte
seulement sur la commune de Baconnois.
2 Leon-François Hoffmann.Op.cit, page 62. Page
43.
3 Auguste Magloire. << Étude sur le
tempérament haïtien ». Cité par L. Hoffmann, page
43.
4 Edner Brutus. << Le Pangloss du 26 avril 1940
». Cité par L. Hoffmann, page 6.
comme Auguste Magloire, Rodrigue Jean. Personne n'a
songé à penser un système éducatif haïtien
ouvert sur le monde. Un petit plongeon dans l'histoire de la mouvance de notre
19ème siècle jusqu'à l'occupation
américaine et la poussée de l'indigénisme va
compléter notre étude historique sur l'aliénation de notre
système scolaire.
3- Des ambitions de l'école christophienne
à l'obscurantisme de Boyer.
Notre étude critico-analytique sur l'aliénation
de notre système éducatif ne porte pas sur la présentation
de l'état de l'éducation à chaque gouvernement de
l'histoire nationale. Mais l'analyse du gigantesque projet éducatif de
H. Christophe, et de l'obscurantisme total de Jean-Pierre Boyer reflète
deux moments importants dans la mise en place des structures de l'École
Haïtienne, parce que l'un semble être la négation totale de
l'autre. Cet état de fait reflète les bonds et les retraits d'un
système éducatif en butte au conflit idéologique dont se
nourrit de manière intrinsèque le fonctionnement même de
l'Etat-Nation Haïti.
A l'unanimité, la littérature historique
haïtienne présente Henry Christophe (1807-1820) comme << le
civilisateur » par excellence de la nation, prenant son oeuvre colossale
d'instruction publique comme référence. Aucun autre n'aura le
mérite d'avoir travaillé en si peu de temps et dans un contexte
historique aussi difficile à la scolarisation rapide d'une masse
à peine libérée du joug de l'esclavage. Les divergences de
vue historique sur la royauté christophienne entre l'ancienne
génération d'historiens et la nouvelle se portent sur le
caractère totalitaire, cruel et oppressif de son gouvernement,
considéré comme dominant dans les oeuvres des premiers, et ce
même caractère saupoudré de vertu civilisatrice transforme
le Roi sous la plume des derniers en un despote éclairé.
En effet, les louanges abondent sur la politique
éducative du royaume du Nord Victor Schoelcher, républicain
français, reconnaît que << Le pays, sous sa terrible main,
marche rapidement vers la civilisation »1, et Wilberforce de
renchérir que le Roi veut << civiliser les noirs d'Haïti
à l'occidentale, et que l'aider, c'est une occasion d'élargir
l'espace d'ensemencement des graines de la civilisation ». L'historien L.
F. Manigat présente la politique éducative de Christophe en cinq
objectifs précis :
1 Cité par J.M. Richard, dans le texte
précité.
1- Diffuser l'instruction et l'éducation partout :
Il s'agit d'instruire et d'éduquer la
communauté entière pour en assurer l'avancement matériel
et moral : C'est le progrès collectif par l'élévation du
niveau général du savoir. (...). Non seulement c'est la guerre
à l'ignorance et à l'analphabétisme prédominants,
mais c'est aussi l'expression du souci royal d'humaniser et de civiliser les
individus, le savoir pour la valorisation et la promotion personnelles par la
culture.
2- Former les cadres pour gouverner :
Il s'agit de former des cadres pour pouvoir gouverner par la
compétence : C'est le savoir pour << le pouvoir aux
capacités >>, fondement de la légitimité des
élites comme de leurs responsabilités. IL faut pourvoir à
la compétence des dirigeants afin de développer le pays.
3- Éduquer pour légitimer l'exercice de la
souveraineté nationale par la démonstration de
l'égalité des races en compétence :
Il s'agit de consolider l'indépendance nationale en
rendant les Haïtiens aptes à s'auto-gouverner : C'est le savoir
pour la liberté et la légitimation de la souveraineté des
nègres d'Haïti.
4- Pour la plus grande gloire de la royauté.
La politique christophienne en matière
d'éducation et de culture avait pour objectif de contribuer à la
gloire, à la sécurité, à la grandeur et au
rayonnement du royaume : C'est le savoir-prestige qui a pour fonction d'assurer
l'image, l'acceptation, la reconnaissance et la renommée internationales
de l'Etat d'Haïti et sa monarchie héréditaire, à
l'instar des grandes monarchies européennes et de leur éclat
majestueux.
5- Déclenchement délibéré d'une
authentique << révolution culturelle >> :
Le caractère le plus original dans les objectifs
recherchés par Christophe en développant une politique
d'éducation et de culture demeure cette << révolution
culturelle >> qu'entreprit le monarque du Nord en vue d'un changement
fondateur de mentalité collective et de culture pour un peuple au seuil
d'une vie indépendante à consolider1.
Pour réaliser ces objectifs éducationnels
Christophe a favorisé l'introduction de la méthode
pédagogique lancastérienne ou monitoriale, après avoir
pris connaissance de ses performances dans l'instruction des enfants de
l'époque. Cette méthode consiste à former les
élèves les plus brillants de la classe pour qu'ils retransmettent
cette connaissance à leurs camarades. << C'était une
méthode au moyen de laquelle une école tout entière peut
s'instruire elle-même sous la surveillance d'un seul maître
>>2 écrit L. F. Manigat, citant Dr Catts Pressoir. Et
pour un peuple à peine indépendant, cette méthode palliait
bien au manque de ressources humaines en éducation.
A ce rythme, rapidement l'instruction s'est répandue
dans le Nord. Le Roi ne rechignait pas à investir dans
l'éducation. Tout au cours de son règne le Nord s'est
transformé en un vaste chantier où dans diverses communes le
gouvernement implante des écoles. L. F. Manigat présente un
tableau d'un inventaire non exhaustif des différentes écoles
primaires fondées par H. Christophe. Nous le reproduisons ici pour
montrer la nette avancée de l'instruction dans le royaume :
1 Les citations sont tirées du texte de L. F.
Manigat. OP cit, page 39..Page 296.
2 Ibid. Page 301.
Tableau 1:Écoles nationales sous
Christophe1
ECOLE
|
fondee en
|
dirigee par
|
|
|
|
1- Cap-Henry
|
Octobre 1816
|
T.B. Gulliver
|
2-Sans -souci
|
Mai 1816
|
J.Emmanuel
|
3-Port-de-Paix
|
Avril 1817
|
T. Papillon
|
4-Gonaïves
|
Mai 1817
|
W. Simmonds
|
5- Saint-Marc
|
Novembre 1817
|
T. Duchesne
|
6-Port-Royal
|
Décembre 1819
|
J. Hilaire
|
7-Limbé
|
1820
|
H. Désoubry
|
8-Borgne
|
1820
|
Phanor
|
9- Jean-Rabel
|
1820
|
Pierre-Louis
|
10-Plaisance
|
1820
|
H. Fontaine
|
11-Dondon
|
Signalée par Richard Hill, en visite.
|
|
12-Grde Rivière du Nord
|
Retrouvée fonctionnant au début de Boyer
|
|
13- Quartier- Morin
|
Mentionnée par le Dr Catts Pressoir
|
|
14-Quartier-Morin
|
Révélée par Vergniaud Leconte.
|
|
C'est sans conteste qu'au niveau de l'éducation, H.
Christophe a fourni un effort louable et spectaculaire pour son temps et
surtout au regard du contexte historique complexe au cours duquel il
exerçait son pouvoir. Mais, sur quelle base Christophe a-il posé
son colossal système éducatif ? En quoi son système a-t-il
poursuivi l'odyssée de l'aliénation de ces
bénéficiaires.
Le système christophien d'éducation a eu comme
assise le modèle anglais. Pour développer sa politique
éducative, Christophe a fait appel à des éducateurs et
pédagogues anglais comme John William, George Sweet, William Wilson,
etc. En lieu et place de la langue française et de la religion
catholique il a préconisé l'utilisation de la langue anglaise
comme langue de l'enseignement et la religion anglicane comme base morale de
son système. Il a même voulu à la longue éradiquer
systématiquement le français qui laissait encore dans ses
souvenirs, l'humiliant système colonial esclavagiste :
« Mon objectif, écrit-il au philanthrope britannique
Wilberforce, est de répandre largement la religion et les principes
moraux à travers toutes les classes de la société, mais
non les principes de cette religion
1 Ibid. Page 303.
défigurée par le fanatisme et la superstition,
mais le religion que vous professez, pleine de l'essence et de
l'humanité de son divin auteur. Il y a longtemps que je désire la
voir établie en Haïti...Je suis pénétré et je
sens la nécessité de changer ce que les manières et les
habitudes de mes concitoyens peuvent encore conserver de semblable à
celles des français, et de les modeler sur les manières et les
habitudes anglaises. La culture de la littérature anglaise dans nos
écoles, dans nos collèges, fera prédominer enfin, je
l'espère, la langue anglaise sur la française...J'en ai toujours
parlé à mes concitoyens, je leur ai toujours fait sentir la
nécessité...d'embrasser la religion anglicane comme la plus
sublime... >>1.
A remarquer que Christophe, en ce sens, s'est
différencié de ses congénères, parce qu'il a vu
dans la conservation du schème culturel de l'ancienne métropole
à savoir la langue française et la religion catholique une
continuation de la domination pernicieuse de la France. Il voulait à cet
effet décoloniser les esprits de la suprématie française,
mais rapidement il a embrassé un autre modèle extérieur et
différend du modèle prédominant. D'ailleurs, pour
justifier son rejet du catholicisme, il avance que c'est une religion
troublée de l'intérieur par la << superstition >> et
le fanatisme. Christophe, nègre créolisé, ne pouvait
appréhender sa réalité avec d'autres outils que ceux
hérités du système colonial qui dévalorisait et
infériorisait tout ce qui touchait de près ou de loin à la
masse. De là l'énergie qu'il mettait à << civiliser
>>, à <<dégrossir >> les nègres. Il
n'allait pas de main morte, de l'emprisonnement à la flagellation des
parents, refusant de scolariser leurs enfants. Tout était mis en oeuvre
pour éduquer le jeune Haïtien. L'éduquer, dans le but de le
transformer, de faire de lui un << autre >>, sinon un
français, mais un anglais dépersonnalisé. Pour Christophe,
<< l'éducation devait amener l'amélioration de la race et
faire passer le peuple de l'état de nature à l'état de
raison >>2. Toujours une éducation qui fait fi de
l'humanité complète de la personne éduquée, qui le
considère comme nulle, vide, négation complète ou
antithèse de toute << civilisation >>. Seulement deux ans
après avoir secoué le joug de la colonisation, et surtout avec
les effets néfastes du modèle colonial esclavagiste
saint-dominguois sur la perception des nouveaux citoyens, H. Christophe devait
trouver une base extérieure à son plan d'action éducative.
La langue de la majorité, le créole, était une langue
encore à l'état de l'oralité et le nouvel
État-nation a hérité en bloc des préjugés
avec lesquels on percevait le schème religioso-culturel de la masse. En
ce sens, Christophe n'a fait que reproduire la vision de la classe dominante
face à la masse, à la différence près, que
contrairement à son homologue de l'ouest, et la majorité des
autres chefs d'Etat qui sont entrés dans les annales de l'histoire
nationale, sa politique éducative visait l'amélioration directe
de la vie de la grande majorité, que ce soit au niveau de
l'éducation, mais également du point de vue social global.
Surtout qu'il a mis l'accent sur le patriotisme, le civisme, l'ordre, la
discipline, éléments importants pour la consolidation de la
fragile
1 Cité par Dr Richard, dans le texte du cours :
<< Sociologie du système éducatif haïtien >>.
2 Ibid.
cohésion sociale de son époque. Son effort est
louable d'autant plus qu'il a quasiment éradiqué le racisme dans
le royaume du Nord.
Le nom de Jean Pierre Boyer (1820-1843) évoque
la tragédie de plus de vingt années de règne
catastrophique, où le pays a connu tous les maux d'un obscurantisme
flagrant, que ce soit au niveau socio-politique ou économique.
Après avoir réuni le nord et le sud du pays, ce chef d'Etat
poursuivit la guerre à l'est jusqu'à obtenir l'unification totale
de l'île. Lors de son arrivée à Santo Domingo, l'une de ses
actions significatives est la fermeture de l'Université. Nos historiens
le présentent comme un ennemi systématique du livre. On rapporte
qu'il aurait même déclaré : << Semer l'instruction,
c'est semer la révolution >>. Une idée partagée
secrètement par la grande majorité de l'élite de
l'époque, qui ne voyait dans la masse que la réplique des
esclaves de l'ancienne colonie. Boyer l'exprime tout haut, et se fait plus
radical dans sa mise en exécution. << Les écoles ont
été presque toutes fermées après la mort tragique
de leur fondateur : H. Christophe. Les locaux scolaires sont transformés
en baraques militaires. Les quatre cinquièmes de ceux qui siègent
dans le Sénat ne peuvent même pas écrire leurs noms. Dans
la chambre il y avait vingt-six membres pareillement illettrés
>>1. J.C. Dorsainvil, nous apprend pour sa part, que :
<< le président accueillit froidement tous les projets favorables
au développement de l'instruction publique >>2. Ce fut
donc pendant toute la période de la gouvernance de Boyer le règne
total de l'ignorance et de l'analphabétisme. Toutefois, certains
établissements, surtout sur l'initiative de secteurs privés, ont
fonctionné pour donner une éducation élitiste aux enfants
des membres du gouvernement et de leurs proches. Il y eut même une loi
signée le 4 juillet 1820, stipulant dans son article 11 qu' << il
sera établi aux frais de l'Etat, 4 écoles primaires
destinées à l'instruction élémentaire des enfants
des citoyens tant civils que militaires qui auront rendu des services à
la patrie >>3. Boyer, en ce sens, écarte les enfants du
peuple (...). Il en restreint la fréquentation à la
progéniture de ces quelques chers hommes, et à celle de leur
clientèle, groupés autour de la table présidentielle et
qui parait-il, constituent la Patrie4. Edner Brutus rapporte plus
loin que le président devait lui-même valider les inscriptions,
pour éviter l'infiltration de certains éléments du peuple
dans les écoles : << Pour que l'admission d'un enfant ait lieu
dans une école primaire, stipule l'article 14, on présentera
à la commission de l'Instruction publique du lieu une pétition
dans laquelle seront mentionnés les services rendus à
l'État par le père de l'enfant. Cette pétition sera
transmise au président d'Haïti, et
1 Franklin. << L'île d'Haïti
>>, citée par Antenor Firmin dans << Roosevelt et Haïti
>>, Cité par Edner Brutus, << L'instruction publique en
Haïti >>, Tome I, pages 72-73.
2 E. Brutus.Op.cit, page 38. page 83.
3 Ibid, page 85.
4 Cité par Dr Richard, dans le texte du cours :
<< Sociologie du système éducatif haïtien >>.
d'après ses ordres, la commission autorisera
l'admission de l'enfant s'il y a lieu ». Le pire dans toute cette
embrouille est la contraction d'une dette envers la France pour la
reconnaissance de l'indépendance d'Haïti. Un pays qui a conquis son
indépendance en déroutant l'armée napoléonienne, la
plus puissante de l'époque, s'est retrouvé réduit à
payer une indemnité humiliante à l'ancienne métropole,
après les trois cents ans d'atrocités que le peuple avait subis
dans sa chair et son psychisme. Boyer marchandait la liberté conquise
par la sueur et le sang de la masse, et remplaçait le code noir qui
statuait sa chosification par un code rural qui n'a fait que quelques
changements de forme, car le système d'exploitation de l'époque
coloniale n'a pas perdu un iota de sa performance et de sa cruauté.
James Franklin rapporte, qu' « il a vu des cultivateurs travailler sous la
contrainte de la baïonnette et du sabre, et cela sur les plantations de
Boyer lui-même »1. Alors, dans cette atmosphère,
les esprits n'étaient pas à l'instruction. L'élite
était plus que jamais anti-progressiste, et se détachait
nettement des intérêts de la masse, réduite au silence et
aux travaux forcés dans les champs en vue de réunir les moindres
gourdes à payer pour une indépendance conquise. Et ceci, toujours
au profit de l'ancienne métropole.
Le nombre réduit des écoles qui fonctionnaient
à cette époque, reproduisait systématiquement les
menées politico-économiques anti-nationalistes du gouvernement.
C'était une école qui renforçait l'inégalité
sociale au sein de la population, et continuait l'infériorisation de
tout ce qui touchait de près à la vision du monde de la
majorité nationale haïtienne. Et Comme notre école ne s'est
jamais détachée pendant presque toute son histoire de la
religion, les prêtres dans leur majorité, souligne Dr Richard,
constituaient un clergé scandaleux. Aigris, racistes, adeptes non
avoués du colonialisme, corrompus jusqu'à la moelle,
travaillaient à détruire le potentiel d'originalité du
peuple haïtien et à entretenir l'héritage des complexes
ethno-socio-culturels légué par le régime esclavagiste
saintdominguois »2. Entre-temps, le code rural de 1826,
consacre la marginalisation de la paysannerie haïtienne, et pour le code
pénal de 1835, la pratique du vodou, classée dans la rubrique des
« superstitions », est sanctionnée par des amendes et des
peines d'emprisonnement. Ces modifications ont été maintenues
sans modifications substantielles jusqu'en 1986.
A la fin de la plus longue administration de notre histoire,
nous apprend Edner Brutus, il est pénible de constater, après
quarante ans d'indépendance, que seulement 17 écoles primaires et
toutes les écoles privées distribuent un filet de lumière
à moins de 3.000 enfants. Mais, si pour E. Brutus3 ces
écoles distribuaient un
1 Ibid.
2 Ibid.
3 E. Brutus, Op.cit, page 38. Page 117.
peu de << lumière >>, cette lumière
était par bien des côtés floués par
l'aliénation sociale et culturelle générale de la
politique de Jean Pierre Boyer. Aliénation sociale, dans l'optique
où le définit Olivier Man Fredi1. Il avance en effet
que l'aliénation sociale, pour caricaturer sa méthode, veut
réduire la vie de la majorité des individus à deux choix :
1) Le confort illusoire dans la soumission, l'obéissance, le déni
de soi, dans le but de survivre à tout prix sans nécessairement
se poser de question. (La position de la petite bourgeoisie). 2) Etre en dehors
du système, et donc, mises à part quelques exceptions, être
socialement mort, ne bénéficier que d'une << liberté
>> provisoire car sans aucun moyen, mais faite de mille dangers, de
besoins vitaux inassouvis, de pure désocialisation ... (la grande masse
chosifiée).
4-Défaitisme des élites et poussée
des options démagogiques.
1843 qui fut l'année de la grande <<
Révolution >>, marque la fin du long règne de
l'obscurantisme. Une période qui a secoué toute la structure
sociale de la nation. La dictature féroce et la disposition de l'arsenal
de répression mis en place pour pouvoir diriger une communauté de
zombis, ont fini par ranimer l'apathie de la population, des foyers
d'opposition commençaient à se former : au parlement, dans le
milieu intellectuel, au sein de la paysannerie. Du Sud à Port-au-Prince,
comme un feu de paille, le mouvement alluma le pays et renversa au passage
Monsieur Boyer pour instituer à sa place Rivière Hérard.
Turpitude, tohu-bohu, branle-bas, en fin de compte rien n'a vraiment
changé dans la configuration de la stratification sociale. Après
avoir pris l'allure d'un mouvement prometteur, la dite Révolution de
1843 s'effondra comme une impressionnante farce. De l'avis d'Edner Brutus,
<< le mouvement de 1843 n'était nullement révolutionnaire,
dans le vrai sens du mot. De caractère partiellement réformiste,
il n'était que la poussée de jeunes bourgeois opportunistes
contre les bourgeois plus âgés, englués dans les routines
gouvernementales que l'époque ne tolérait plus
>>2. Avec pour toile de fond une lutte entre noiristes et
mulatristes, qui devait conduire un président noir au pouvoir. Mais, la
bourgeoisie, noire ou mulâtre, face à l'exploitation de la masse,
n'utilise pas de procédés totalement différents. C'est
toujours << la même division du travail entre la minorité
conductrice et la plèbe besogneuse >>3. En somme, la
situation de la masse n'a pas vraiment changé.
1
www. Geocities.com /
androzine/anarchisme.html.
2 E. BrutusOp.cit, page 38. Page, 124.
3 Ibid. Page, 125.
Mais, au niveau de l'instruction, il y a eu des avances, si on
appréhende l'avancement du système par rapport au nombre
d'écoles et leur degré de fréquentation. Pendant le bref
gouvernement de Rivière Hérard, le pays se dota de son premier
ministre de l'instruction publique : Honoré Féry. Ce dernier,
devant le constat accablant de la déconfiture du système
éducatif, se propose de lui insuffler un souffle nouveau. Il subdivise
le système éducatif en divers degrés : Les écoles
primaires, les écoles secondaires spéciales du second
degré, les lycées ou écoles supérieures. A son
développement, il intégra la commune. L'école était
nettoyée des restrictions du règne de Boyer, puisque
l'instruction était étendue à tous les enfants sans
distinction de ceux dont les parents méritaient du gouvernement. E.
Brutus souligne qu' << il lui revient aussi d'avoir comblé une
lacune, en ouvrant les battants au sexe féminin. Jusqu'à cette
date, nos fillettes n'avaient pas d'écoles primaires nationales (...)
>>1. Mais, pour l'admission des enfants du peuple dans les
lycées, au niveau secondaire, on considère << que les
parents n'ont pas les moyens de donner l'éducation à leurs
enfants, que l'enfant à admettre soit fils d'un fonctionnaire public,
d'un officier militaire, ou d'un citoyen qui ait rendu des services à la
patrie >>2. Ainsi, au fond, ce fut toujours une
éducation élitiste et aristocratique, dans un système
où l'on pose des jalons pour barrer le passage à la masse. Le
règne de R. Hérard, n'a pas beaucoup duré. Arrivé
au pouvoir le 4 janvier 1844, il fut destitué en mai de la même
année.
Son successeur, Guerrier, conserva Féry à son
poste. Il maintient, sur le plan éducatif, ses visées, en
créant << des écoles primaires dans toutes les communes,
des écoles secondaires spéciales du second degré dans les
chefs-lieux d'arrondissements ; des lycées ou écoles
supérieures dans chaque chef-lieu de département
>>3. Mais de manière globale, aucune de ses politiques
n'a vraiment touché la grande majorité de la population.
L'analphabétisme poursuivait tranquillement son règne. Si pour E.
Brutus4 cet échec est dû à la non
intégration économique de la masse, à la lumière de
cette étude sur l'aliénation du système, nous pouvons
ajouter, le déni d'une éducation qui prend en
considération l'Haïtien comme un être à part
entière, qui historiquement s'est construit des outils
communicationnels, et un système culturel et religieux original
lié à sa façon d'appréhender le social. On l'a
toujours considéré, tantôt comme chose, sinon comme un
être << barbare >> à reformater totalement à
travers des programmes d'éducation calqués sur le modèle
français, faisant table rase de toute tradition, et ayant toujours comme
base l'évangélisation de la personne éduquée. C'est
en ce sens que Féry eut à dire que : << Je serais
heureux
1 Ibid. Page 126
2 Lois et Actes, Tome VIII, page 57. Cité par
E. Brutus, page 129.
3 Ibid. Page 136
4 Ibid. Page 138
que tous les maîtres conçussent qu'il faut mettre
en première ligne l'instruction morale et religieuse. C'est par
l'importance que j'y attache que j'ai compris partout le pasteur de la paroisse
au nombre des ministres de l'instruction publique (...) »1.
Pour arriver à satisfaire les exigences de son programme, les
instituteurs devaient répondre à un canon déterminé
par la maîtrise de ce programme :
Lecture : Lecture du français et du
latin.
Écriture : Cursive en lettres ordinaires
et majuscules.
Langue française : dictées,
explication d'un texte simple, orthographie des mots usuels ; grammaire ;
lexicologie ; analyse grammaticale, syntaxe, etc.
Histoire : histoire sainte, ancien et nouveau
testament.
Arithmétique : numération ;
théorie et pratique de l'addition, etc.
Géographie : géographie
générale des cinq parties du monde ; principaux accidents
physiques ; contrées ; villes principales, notions
générales sur la géographie sacrée ;
éléments de la géographie d'Haïti2.
A remarquer que dans ce programme, toute l'histoire et une
partie de la géographie sont consacrées à l'étude
de la chrétienté. C'est que les démêlés des
saints de la religion catholique étaient considérés plus
importants dans la formation de la nation, que l'histoire nationale.
Néanmoins, la période de Féry a insufflé un
renouveau dans la distribution de l'instruction publique, un effort qui allait
être prolongé timidement tout au cours du 19ème
siècle, mais sans jamais arriver à la démocratisation de
l'enseignement.
Sous le gouvernement de Faustin Soulouque, promu à la
fonction présidentielle au moyen du jeu dénommé
politique de doublure, le ministre d'instruction publique
Jean-Baptiste Francisque, a voulu concevoir un système éducatif
plus élaboré encore que celui de son prédécesseur.
Il a conçu un plan de restructuration intégrant l'ensemble de
l'enseignement. Outre les écoles urbaines et rurales, les écoles
d'arts et métiers, les écoles de médecine, de droit, les
académies de lettres et de sciences qui le préoccupaient, le
ministre posa le premier les bases d'une école normale, devant le
constat de la non-adaptation et des limites de la méthode monitoriale
établie depuis l'aube du système. Il a élaboré un
projet de loi3 qui devançait tout ce qu'on a pu concevoir
à cette date, faisant un pas considérable vers la
démocratisation de l'enseignement. Son article 62 stipule que :
<< Les écoles sont fondées et entretenues
par l'Etat qui leur affecte un local convenable, leur fournit le
matériel nécessaire et en salarie le personnel. Elles se
subdivisent en écoles urbaines, en écoles rurales et en
écoles spéciales ». Et son article 62-1 est plus
révélateur : << L'École primaire : Désormais
chaque commune en a une et en aura un plus grand nombre le cas
échéant. La fréquentation en est gratuite, non seulement
pour les enfants, mais pour tous les citoyens analphabètes. (...) La
lettre d'admission est délivrée à la simple
réquisition des pères, mères ou des responsables (...)
».
1 Ibid. Page 139
2 Lois et Actes 1843-1845, pages 420 et 421.
Cité par E. Brutus, page 140.
3 E. Brutus. Op. cit, page 38. Page 158.
Mais ces projets n'ont pas fait long feu, car pris dans la
machine infernale de Soulouque, J.B Francisque a été
humilié et mis à mort.
Salomon, son remplaçant, pris dans les mailles des
déboires et fresques politiques et économiques de Soulouque,
institué empereur, ne pouvait exécuter les plans éducatifs
de son prédécesseur. C'est ainsi qu'à la fin du
règne de notre deuxième empire, E. Brutus rapporte que :
<< Rien n'est entrepris. Dans les tiroirs restent
enfouis les devis de l'école normale, des fermes-écoles, des
écoles rurales, d'arts et métiers. Du nombre avoué en
1854, 11 écoles disparaissent. Quand s'en va Faustin, il y a dans le
pays 54 établissements nationaux, après 55 ans
d'indépendance, neuf chefs d'État. Elles sont
délabrées et les 51 écoles primaires pataugent dans un
dénuement crasseux (...) >>1.
Pour une appréciation générale de cette
époque, L.C Lhérisson note : << Les maîtres
n'expliquaient point les leçons. Les enfants récitaient sans les
comprendre le plus souvent. On ne développait pas assez leur
intelligence. Les professeurs se reposaient uniquement sur leur mémoire
>>2. En somme, l'élite bourgeoise était
occupée à amasser des biens faciles ou à mener les luttes
pour l'acquisition du pouvoir pendant que la masse, un demi siècle
après l'indépendance, végétait dans
l'analphabétisme. Pendant que les enfants de la bourgeoisie, recevaient
une éducation aliénante, qui les déresponsabilisait et les
rendait étrangers à l'alma mater. Et les quelques
éléments qui se faufilent dans l'ancrage de ce système
déstructurant, en sortent déconnectés du peuple, et
incapables de prendre en main et leur destin, et celui de la nation.
Les menées démagogiques de l'élite au
niveau de l'éducation marchaient bon train. L'empereur,
détrôné, sera remplacé par un de ses
préférés, F. Nicolas Geffrard. Certains le
considèrent comme l'un des chefs d'Etat les plus contestés de
notre histoire. Avec son premier ministre Élie Dubois, il a
poussé l'aliénation du système au paroxysme de sa
déchéance, en remettant formellement la formation de la nation
entre les mains des missionnaires étrangers de l'Eglise catholique,
à travers un concordat avec Pie IX (Giovanni Maria Mastai Ferretti) en
1860. Le 30 octobre 1864, les Frères de l'instruction chrétienne
(Jean-Marie de Lamenais)3 avaient ouvert leur première
école. Quelques mois plus tard, le 9 février 1865, les Soeurs de
Saint-Joseph de Cluny ouvraient leurs pensionnats, initiative suivie par les
Pères du Saint-Esprit qui fondèrent le collège Saint
Martial. La même année, les oblats de Marie immaculée dans
le Sud, les Pères Monfortains dans le Nord-ouest, les pères
Salésiens dans la capitale, les Filles de la Sagesse, les Filles de
Marie, les Soeurs de Saint-François d'Assise, pour ne citer que
celles-
1 Ibid. Pages 178.
2 L.C. Lhérisson. << Les écoles de
Port-au-Prince >>, page 21. Cité par E. Brutus page 178.
3 Cité par Dr Richard, dans le texte du cours :
<< Sociologie du système éducatif haïtien >>.
là, ont toutes des écoles privées
à leur charge dans les villes et les communes. En très peu de
temps l'Eglise catholique, si présente dans l'édification du
système colonial esclavagiste, devient garante de l'enseignement
national. Farce, revers de l'histoire. La métropole n'a pas perdu
totalement sa colonie. Ses actions perverses sur le mental de l'ancien esclave
créolisé, portaient leurs fruits au-delà des
espérances de l'ancien oppresseur. Dans la convention du 17 juin
18621, produite dans la ligne du concordat, les articles 9 et 10
stipulent :
1) << L'Archevêque et les Évêques
sont reconnus membres de droit, le premier de la commission centrale, les
derniers des commissions principales d'instruction publique de leur
localité respective. De même, le curé dans chaque paroisse,
est reconnu membre de droit de la commission locale d'instruction publique dont
les attributions sont exercées par le conseil municipal >>.
(Art.9).
2) << Les articles de la loi sur l'Instruction publique
qui soumettent, à la surveillance et à l'inspection tous les
établissements où est élevée la jeunesse, seront,
par rapport aux séminaires, entendus en ce sens que l'Etat, sans
abandonner en principe son droit de surveillance sur ces établissements,
en délègue l'exercice à l'Archevêque et aux
évêques, chacun pour son diocèse, en leur qualité de
membres des commissions centrales et principales publique >>. (Art.
10).
Quel type d'éducation pouvaient bien diffuser ces
établissements scolaires religieux ? Nous sommes en plein
19ème siècle. Le racisme dominait encore en grande
pompe les esprits. L'élite a délibérément
décidé de remettre la formation de la jeunesse à des
étrangers, formés dans un modèle où l'on
considère le nègre comme non être. Comme le dit Brutus,
cette option << devait aider à repousser la superstition, à
dominer nos instincts >>, donc à nous << civiliser >>,
à nous faire devenir humains, puisque, au regard de ces élites
aliénées par la vision du monde ethnocentrique, raciste et
déshumanisante de l'occident colonisateur, il n'y a de civilisation que
dans la chrétienté et la culture occidentale, plus
particulièrement française. C'est ainsi que, souffrant du
complexe d'infériorité, atavisme de la colonisation
française, l'élite veut à tout prix se franciser et
franciser sa jeunesse, sans tenir compte des dangers liés à
l'éducation civique et patriotique de la nation. Dans cette optique,
Madame Fortunat Guéry, dans ses << Témoignages >>, se
souvient que lorsqu'elle était écolière << On
apprenait que << notre pays, c'est la France >>. On connaissait
mieux la Marseillaise que la Dessalinienne. Le 14 juillet était
célébré avec grande pompe. (...) Les durs efforts, les
immolations de nos ancêtres se réduisaient à des phrases
récitées, et l'épopée napoléonienne
abolissait la guerre des trois mois >>2. Les reproches de
Madame Guéry vont dans le même sens que ceux d' << Un
professeur d'histoire >> qui écrivait en 1908 dans le Matin :
<< Le jeune rhétoricien de chez nous, en fait de connaissance de
l'histoire nationale, est fort souvent un prodige de nullité. Il pourra
vous parler, avec force détails, de la guerre de
1 Cours International d'Été d'Haïti
(CID'EH). << Éducation et développement >>. Document
de synthèse. Collection CHISS.
2 Guéry Fortunat. << Témoignages
>>, Port-au-Prince, Deschamps, 1950. Cité par L. F. Hoffmann.
<< Haïti : Couleur, Croyance, Créole >>, page 60.
Dévolution ou des campagnes de Charles XII
d'après Voltaire, mais ignorera les points saillants de l'histoire de
son pays >>1. Dans un atlas géographique, en usage au
Petit Séminaire, l'on proposait à l'édification des
jeunes, cette définition de la << Race noire >> :
<< D'une intelligence généralement peu
développée, les individus de cette race vivent, pour la plupart,
enfoncés dans les superstitions les plus grossières (...).
Adonnés d'ailleurs à l'ivrognerie et à tous les vices
qu'engendre la misère, fruit de la paresse, ils sont l'objet d'un
profond mépris de la part des blancs et diminuent en nombre et en
civilisation >>2.
Le but de l'éducation, sous la férule de
l'Église, était clair : renforcer le dégoût, le
mépris de soi de la personne en voie de décolonisation, et
promouvoir la valorisation du moi blanc et de son schème culturel, comme
seule planche de salut.
Il faut ajouter que depuis ce fameux concordat,
l'Église catholique a entamé la guerre ouverte contre la
population à travers sa lutte pour déraciner le vodou. En effet,
Lannec Hurbon rapporte dans le texte << Les mystères du vaudou
>>, que dans une conférence populaire tenue en août 1896,
l'évêque du Cap-Haïtien fait un appel solennel à la
population de partir en guerre contre ce système religieux,
considéré comme un ramassis de superstitions :
<< C'est l'honneur de civiliser qui est bafoué
par le vaudou. Seule une guerre sainte en viendra à bout. (...) Tant que
le vaudou existera parmi nous, c'est en vain que nous prétendrions
passer pour une nation vraiment civilisée. Il faut donc, coûte que
coûte, nous défaire de ce chancre, il faut déclarer une
guerre sans merci à cette armée de brigands, appelés
bocors, dont l'existence à elle seule est pour nous un
déshonneur. Je ne veux pas sortir de cette enceinte sans avoir
enrôlé tous pour le combat contre ces ennemis publics
>>3.
En 1913, l'Église demande aux autorités, aux
écoles, aux grands commerçants de soutenir les luttes contre la
superstition :
<< ... Les écoles rurales ont également
leur rôle dans ce concert. Leurs directeurs procureront à nos
populations de la campagne le plus grand bien et leur rendront un service
signalé, si, non contents de ne jamais prendre part aux
cérémonies superstitieuses, ils font voir ce qu'elles ont souvent
de bizarre et d'inconvenant ; s'ils montrent que le prestige dont jouissent les
exploiteurs de la superstition est uniquement basé sur l'ignorance et
une crainte chimérique >>4.
L'École, l'Etat, au fait toute la superstructure
sociétale bourgeoise s'est faite complice, a gardé le silence ou
a participé activement à de nombreuses campagnes, dites
anti-superstitieuses, où l'on saccageait avec violence les biens
physiques, artistiques et symboliques de la population, et parfois, on portait
atteinte même à la vie des individus stigmatisés, en toute
impunité.
1 Cité par L. F. Hoffmann, page 60.
2 Ibid page 70.
3 Evêque du Cap-Haïtien. Conférence
populaire. Août 1896. Cité par Lannec Hurbon. << Les
mystères du vaudou >>. Page 135.
4 Lettre pastorale pour le carême de 1913 des
évêques de Cap-Haïtien et des Cayes. Cité par le
même auteur. Page 136.
L'éducation, pendant tout le 19ème
siècle, en plus de reproduire les valeurs aliénantes du
modèle colonial esclavagiste, en voulant vider les apprenants de toute
essence, avait également comme pierre angulaire, la fourberie et le
mensonge. Dans le sens qu'il faisait diversion en voulant expliquer la
misère de la masse par des pratiques religieuses et culturelles, en
niant les facteurs économiques d'exploitation comme : La mise en
quarantaine de la jeune nation par la communauté internationale
esclavagiste, les pressions exercées par l'ancienne métropole
pour forcer la nation à lui procurer les moindres piastres qui devaient
aider à une prise en charge de la population, la contamination,
l'aliénation, la perversion de nos élites par le système
colonial esclavagiste, et les nouveaux rapports néo-colonialistes et
impérialistes institués dans la zone pour poursuivre
l'exploitation historique des prolétariats urbains et ruraux.
Cette politicaillerie éducative allait se poursuivre
avec la complicité de notre élite intellectuelle bourgeoise et
petite bourgeoise, jusqu'à l'arrivée des fusiliers marins
américains, avec leurs lots d'humiliations qui mettaient le nègre
francisé et le nègre encore « bossale », dans le
même panier sans distinction aucune, pour voir profiler à
l'horizon, un réveil chargé de faux-semblants, sous le nom du
mouvement « indigéniste ». Quelle fut la place de
l'école dans ces bousculades idéologiques toutes
politisées, sous les assauts flagrants de l'impérialisme
américain du XXème siècle ? Les prochains
paragraphes se proposent de répondre à cette question.
B- L'éducation haïtienne au XXe
siècle.
Les embarras et les options ambiguës de notre bourgeoisie
ont donné lieu d'excuse, tout au cours de la seconde moitié du
XIXème siècle, à l'intromission des Etats-Unis
dans la machinerie nationale haïtienne.
Au fil des années de ce complexe temps historique, les
Américains qui disposaient de l'énorme puissance des
masse-médias procédèrent de façon cynique à
un matraquage, en vue d'imposer à la communauté internationale
l'image d'une Haïti « barbare », minée par la
misère, le cannibalisme et les superstitions.
La logique de cette action systématiquement conduite
aboutit, en 1915, au débarquement des fusiliers marins sur le sol
haïtien. Il s'agissait d'une humiliante occupation qui devait durer
dix-neuf ans.
Les envahisseurs s'enorgueillirent du bien qu'ils faisaient au
peuple haïtien en commençant par saccager les temples du vodou et
détruire les idoles des ancêtres africains.
Du même coup, sous la poussé des forces de
l'impérialisme américain, toute une superstructure allait
être durement éprouvée.
L'éducation, compte tenu de ses liens inextricables avec
le tout socio-culturel haïtien, allait s'impliquer dans un contexte de
conflits d'influence ou d'ordre idéologique.
Ce sous-chapitre se propose de spécifier la défaite
d'une bourgeoisie nationale aux prises avec la problématique d'une
insultante intromission de forces étrangères.
1- Le drame de l'intromission impérialiste dans
l'espace éducatif haïtien.
L'amorce de ce sous-chapitre est redevable de deux emprunts
significatifs. En tout premier lieu, Auguste Magloire présente son
appréciation de l'enseignement avant 1915, puis l'évocation d'un
air que fredonnaient nos vieillards. Il en dit long sur l'esprit de
l'époque. Charles Tardieu rapporte que, pour Auguste
Magloire1, la société haïtienne est <<
née la tête en bas >>. Le régime intellectuel
haïtien est << une imitation servile, illogique et dangereuse du
régime français >>.
<< Servile, parce que nous avions copié à
l'aveugle, sans discernement et sans dimension ; illogique parce qu'il n'y a
pas de concordance entre les moyens employés et les fins
réalisées ; dangereuse, parce que le régime national qui
résulte d'une telle imitation donne le change et qu'il nous semble
marcher de l'avant, alors que nous reculons sensiblement >>.
Et les gens de l'époque de l'occupation de chanter :
<< Se nou menm ki chache sa A la mizè, ala
traka. Nou trouve n nan de nasyon. Blan meriken fin
debòde. Ayayay, Vilbrun Giyòm Malgre n'pa konnen kot sa
soti. Manman Mari kot sa soti ? Prezidan Wilson fin debòde. Se
nou menm ki chache sa. Jodia nou pèdi ni sak ni krab
>>2.
L'occupation américaine s'explique en rapport avec la
poussée de l'impérialisme américain pour le contrôle
politique et économique de la zone stratégique des Caraïbes.
Haïti, à l'époque, pouvait être
considérée
1 Auguste Magloire (1908). Cité par Charles
Tardieu (Page 158).
2 Trouvé dans le texte du cours de J.M. Richard
: << La sociologie historique du système éducatif
haïtien >>.
comme une proie idéale. Sans résistance aucune,
tout au moins au début, de la part des Haïtiens, les forces
étrangères prirent possession d'un pays qui avait juré,
lors de son accession à l'indépendance, de garantir son sol de
toute souillure étrangère.
Le gros des officiers choisis pour assurer la mission
américaine sur le terrain était des gens du Sud raciste des
Etats-Unis, qui intégrait systématiquement le complexe de
supériorité raciale, lié à une
société, où la ségrégation est fortement
effective. L'officier John Houston Craige, faisant partie des troupes
d'occupation, eut à tenir un discours qui montre clairement
l'idée que se faisaient les soldats des noirs : << Je crois...que
les américains sont les plus intelligents de la souche
européenne. Je crois que les jaunes et les rouges sont moins
intelligents et les noirs les moins intelligents de tous1 >>.
Le mépris, la grossièreté, la brutalité,
l'impolitesse, la discourtoisie réglementaient les relations entre les
occupants, et l'élite de la nation. Le major Smedley Butler, officier
dans le passé, riche d'expériences coloniales en Asie
extrême-orientale, en Amérique latine, ne s'en cachait
guère pour exprimer sa morgue :
<< Le peuple haïtien est divisé en deux
classes : une classe à chaussure et une classe de nu-pieds. La classe
à chaussures est à peu près de un pourcent...quatre-vingt
dix-neuf pourcent des haïtiens sont des gens les plus aimables,
généreux, hospitaliers et amants du plaisir que j'aie jamais
rencontrés. Ils sont très paisibles à l'état
naturel. Quand le un pourcent à chaussures ... aux longs orteils et
aux cols de celluloïde les soulève ou les incite à la
révolte, ils peuvent commettre des atrocités les plus
horribles... Je ne prends pas au sérieux les gens à chaussures.
Sans un peu d'esprit humoristique, il serait impossible de vivre en Haïti
parmi ces gens-là, dans la classe à chaussures
>>2.
Devant cette situation, et vu l'histoire du peuple
haïtien, ces affronts ne pouvaient rester sans conséquence, surtout
au sein de l'élite, qui, d'un coup, a vu basculer sa main mise
économique, et ridiculiser sa francophilie maladive. Alors,
l'élite se rebiffe. Des intellectuels comme Jean Price Mars, allaient
prendre la tête d'un mouvement qui aura des répercussions
internationales, connu sous le nom d'Indigénisme ou de Négritude.
Mais, il faut éviter de voir dans la poussée nationaliste des
tenants de la négritude, une simple lutte culturelle. Sur la
scène politique, le vieux combat entre les deux fractions, Noirs et
Mulâtres, de la bourgeoisie, pour le contrôle
politicoéconomique du pays, allait être rallumé par
l'occupant, au profit des peaux claires. Entre-temps, et sous le silence
coupable de cette même élite, on massacrait les paysans qui
s'étaient soulevés contre l'intromission brutale des forces
américaines dans leur cadre de vie. L'élite, en somme, luttait
pour la conservation du statu quo. C'est
1 Trouvé dans le texte du cours de J.M. Richard
: << La sociologie historique du système éducatif
haïtien >>.
2 Ibid
pourquoi à partir du choix que firent les
Américains de s'ingérer dans le système éducatif,
foyer de reproduction du schème social corrompu de l'élite, la
tension allait s'aggraver considérablement.
Cependant, l'élite ne pouvait cacher la
putréfaction effective d'un système éducatif qui,
après plus d'un siècle de fonctionnement donnait le
résultat bancal et scandaleux que seulement trois pourcent d'enfants
entre cinq et dix-huit ans fréquentaient l'école. Les remarques
des nationaux aussi bien que des occupants fusaient pour dénoncer la
débâcle du système. Bien avant l'occupation, dans son
ouvrage << Les lettres de Saint Thomas »1, Anténor
Firmin soutient que : << L'idéal de nos classes dirigeantes parait
être de conserver soigneusement l'ignorance de la masse, afin de s'en
servir comme un marche-pied et d'en tirer tous les profits aussi sordides
qu'égoïstes ». Certains officiers américains ne
cachaient pas leur morgue devant l'état catastrophique de
l'éducation à leur arrivée. C'est ainsi que le major
Smedley Butler eut à signaler : << Le système est
déplorable. En fait, il n'existe point de système
d'éducation. Il en existe un sur papier avec des milliers d'enseignants.
Il y a peu de bâtiments, d'écoles dignes de ce nom pour les
classes pauvres. Dans bien des cas, les bâtiments sont loués et
n'appartiennent point à l'Etat »2. D'après le
général Elie Cole : << Le système d'éducation
est strictement politique. Les instituteurs ne reçoivent pas de
traitement adéquat. D'une manière générale, ils
doivent leur poste à un ami au pouvoir ; on ne s'attend pas à ce
qu'ils remplissent vraiment leur tâche ». Le dénuement,
l'insalubrité, la médiocrité, l'incompétence
sautent aux yeux des étrangers et des nationaux. Si, au début de
l'occupation, les Américains feignaient de ne pas être
intéressés par l'éducation, rapidement, ils allaient
tenter de se l'approprier et de transformer ses objectifs. D'ailleurs,
l'occupation ne saurait exister sans mainmise sur les esprits. Par
l'éducation, l'occupant entend imposer sa culture, son mode de
pensée et d'organisation du travail. << Le système
d'éducation a pour fonction la pénétration et la poursuite
de la domination politique et économique, souligne Charles Tardieu
»3. Ainsi, pour s'imposer, continue Tardieu4 :
<< L'occupant adoptera une stratégie sur trois
fronts. Premièrement, les forces d'occupation chercheront à
neutraliser l'instruction publique haïtienne. Les tracasseries
administratives, les refus d'allocation ou d'approbation de budget, le blocage
systématique de toute initiative haïtienne pour améliorer
les services d'instruction ou pour en créer de nouveaux (écoles
normales, écoles industrielles, écoles professionnelles
agricoles) sont en fait partie de cette stratégie devant conduire
à la prise en main de l'instruction publique par l'occupant ».
1 Ibid
2 Ibid
3 Charles Tardieu. Op.cit, page12. page 158.
4 Ibid.
Dans cette otique, et avec l'approbation du président
Sudre Dartiguenave, on fit venir un ancien superintendant d'écoles de
Louisiane : Lionel Bourgeois, pour occuper la fonction de superintendant de
l'instruction publique en Haïti. Ce dernier recommande au ministère
de l'Instruction publique de faire venir vingt-six inspecteurs
américains pour superviser le système. La proposition fut
rejetée par le gouvernement haïtien. Mais, pour asseoir la
concrétisation de son programme, le major Smedley Butler, suivi d'une
cinquantaine de soldats, fit irruption dans les chambres où
l'Assemblée Nationale devait voter une constitution conforme à
l'avis de l'élite bourgeoise sur la souveraineté nationale. Il
procéda à sa dissolution. Intrusion ouverte ! Scandale !
L'élite conçoit cette situation comme un cataclysme, une gifle en
plein visage. Elle devait réagir. C'est ainsi que se déclencha un
virulent mouvement anti-impérialiste, anti-américaniste,
lié à une crise d'identité culturelle aigue. D'où
ce retour vers la mater africa des valeureux ancêtres, ce besoin de
réhabiliter nos racines.
2-L'éveil de la conscience haïtienne,
percée de l'indigénisme et questionnement
sur l'identité nationale haïtienne.
Dantès Bellegarde, fervent adepte de la culture
française, ministre de l'instruction publique à l'époque,
bouillonnait en présence des objectifs de la politique éducative
que se proposait d'élaborer l'occupant. J. M. Richard explique que
lorsqu'en 1918, ce dernier fit une demande de fonds pour augmenter le
traitement des instituteurs, John Mc Hllhenny, en guise de réponse,
sortit de ses archives le vieux projet de Lionel Bourgeois concernant la
nomination de vingt-six inspecteurs américains. Alors, le ministre
rétorqua en signalant que, compte tenu de la formation différente
des inspecteurs américains, de l'ignorance de notre langue, il leur
serait impossible, du point de vue pédagogique, de répondre
à leur fonction. Il osa même ajouter que des inspecteurs de la
Louisiane ou de l'Alabama ne peuvent pas aimer les petits nègres
haïtiens peuplant nos écoles. Mais, l'idée que seul le
contrôle complet du système éducatif peut sauver le
système scolaire haïtien continue de faire son chemin dans la
pensée de l'occupant. Aussi, Lionel Bourgeois eut à écrire
dans un rapport : << En fait, je suis convaincu qu'à moins que
l'occupation prenne en main la direction de l'enseignement primaire, il n'y
aura point de solution au problème scolaire. C'est un fait incontestable
que les Haïtiens sont incapables d'administrer d'une manière
adéquate le système scolaire ». Le représentant
militaire Thomas Snowden allait jusqu'à affirmer que seuls << des
professeurs
blancs civilisés et instruits pouvaient mener
à bien cette tâche >>1. Vers la fin de 1922,
l'évolution des concertations conduisit à la formule de la
création du Service Technique de l'Agriculture et de l'Enseignement
Professionnel au sein du Département de l'Agriculture. L'objectif de
cette école et beaucoup d'autres qui vont suivre pendant toute la
période de l'occupation, est un processus de
régénération en spirale, souligne Paul Moral, une
éducation améliorée entraînant une
productivité accrue ; la productivité accrue assurant des niveaux
de vie plus élevés ; les niveaux de vie rehaussés
permettant des dépenses supplémentaires pour un nouveau
progrès de l'éducation.
Il est à remarquer qu'à travers ces joutes
verbales pour le contrôle du système, la masse populaire reste en
dehors de la discussion. On discute même à ses dépens et
toujours dans une vision plus large, à sa perte. Le projet
américain veut éduquer surtout la classe paysanne pour mieux la
prolétariser. C'est pourquoi son modèle éducatif est
axé surtout sur la technique agricole, et d'autres branches de
l'industrie, qui permettrait une meilleure performance au profit de la
reproduction du capital, toujours dans une vision globale d'exploitation du
système capitaliste. L'élite bourgeoise traditionnelle veut
à tout prix barrer la route à ses homologues exploitants
américains, car la conservation du statu quo, fait perdurer sa
suprématie, et lui conserve ses privilèges de classe. A ne pas
oublier que l'éducation, chose politique, tend à reproduire le
système, d'où son caractère utilitaire. En ce sens, les
éléments de la masse ne sont que des pions dans le jeu des
colonisateurs étrangers ou nationaux. Des deux côtés, et de
manière historique, ils sont considérés comme
négation d'être, négation de culture, <<
imperméable à l'éthique, absence de valeurs, mais aussi
négation des valeurs. Il est le mal absolu. Elément corrosif,
détruisant tout ce qui l'approche, élément
déformant, défigurant tout ce qui a trait à
l'esthétique ou à la morale, dépositaire de forces
maléfiques, instrument inconscient et irrécupérable de
forces aveugles >>2. C'est ainsi que pour le
général Élie Cole : << S'il n'y avait pas les
écoles congréganistes, Haïti régresserait absolument
dans le barbarisme. Elles sont les seules sources de lumière à
travers tout le pays >>3. Alors, seulement les gens qui ont
accès à ces écoles, peuvent être
considérés comme à peu près humains. Selon cette
vision, la majorité de la population est d'une tout autre substance
qu'humaine. C'est dans cet optique, qu'en 1910, des auteurs américains,
comme Heskett Pritchard, décrivent la position de l'élite comme
une <<étrange greffe >> entre le parisianisme et la
sauvagerie. Alors, cette bande de sauvages de la paysannerie devrait être
pacifiée, et éduquée pour les besoins du renforcement du
capital américain. << Le principal problème de l'occupation
américaine a été la pacification de la paysannerie
haïtienne, soutient Lannec
1 Trouvé dans le texte de J. M. Richard
<< La sociologie historique du système éducatif
haïtien >>.
2 <<Les damnés de la terre >>. Dans
cette citation Frantz Fanon explique comment le colonisateur percevait
l'indigène. L'explication garde toute sa signification dans le contexte
de notre approche.
3 Trouvé dans le texte de J. M. Richard
<< La sociologie historique du système éducatif
haïtien >>.
Hurbon1, souvent dépossédé et
contraint à des travaux forcés sur les routes. Des milliers de
paysans ont été massacrés, tandis que d'autres
étaient acheminés, dans le nord du pays, vers le camp de
concentration Chabert >>. Sous le silence complice, ou avec la
participation active du gouvernement et des élites.
Dans l'ouvrage << Le roi blanc de la Gonâve
>>2, devenu célèbre au début du
siècle à travers les EtatsUnis, puis en Europe et jusqu'au Japon,
10 millions d'exemplaires vendus, le lieutenant Faustin Wirkus, fusilier marin,
raconte lui-même les carnages qu'il commit pour sauver le peuple
haïtien du << cannibalisme et de la magie noire >>. Pour lui,
ceux qui protestent contre l'occupation, les cacos, sont en même
temps des adeptes du vodou, donc dignes à être
éliminés compendieusement. La conscience culturelle de la
bourgeoisie sommeillait jusque là... Vers les années 1920,
<< inspirés par les nouvelles idées, et encouragés
par la mode de l'art africain, par le succès des écrivains de la
Harlem Renaissance, par la vogue du jazz qui faisait l'admiration des
intellectuels parisiens, bien des poètes haïtiens clamèrent
et proclamèrent non seulement leur négritude mais leur
viscérale africanité >>3. L'Ethnologue J.P Mars
s'érige en chef de file, il publie << Ainsi parla l'oncle
>>, un essai d'ethnologie qui allait faire un premier pas vers une
tentative de compréhension du schème religioso-culturel de la
grande majorité de la population. C'est de là que L'auteur et ses
disciples assimilèrent les causes fondamentales des problèmes du
pays au << bovarysme collectif4 >>, qui se permettait de
considérer la réalité haïtienne comme une variance
tropicale de celle de la France.
Révolutionnaires, paradoxales, les mots ont
afflué pour cataloguer les thèses du Docteur J.P Mars.
Acceptées de manière controversée par cette élite
qui jusqu'alors se voulait française, comme la réflexion de Jean
Baptiste Cinéas le fait sentir : << Nous ne sommes pas africains,
nous ne voulons pas être africains ; mais en dépit de
nous-mêmes, nous avons hérité beaucoup de l'âme
africaine >>5. Eveil de conscience ou crise identitaire ? Mais
la discussion prit un chemin de non-retour.
<< Ignorées jusqu'alors, c'est grâce
à << l'oncle >> et à ses disciples de l'institut
d'Ethnologie que la langue, la religion et les coutumes du monde paysan
commencèrent d'être étudiées, et que les
poètes et les romanciers y cherchèrent l'inspiration. En 1944, le
centre d'Art se donna pour mission de promouvoir et d'aider la peinture
d'artistes issus du peuple. Les groupes choraux commencèrent à
inscrire des chansons paysannes en créole à leur
répertoire, et les compagnies de danse en firent de même pour les
danses
1 Lannec Hurbon. «Les mystères du
vodou», page 54
2 Ibid, page 56.
3 Léon-François Hoffmann. Op.cit. Pagr
62. page 64
4 << La faculté que s'attribue une
société de se concevoir autre qu'elle n'est. Attitude
étrangement féconde si cette société trouve en
elle-même les ressorts d'une activité créatrice qui la
hausse au-dessus d'elle-même parce qu'alors la faculté de se
concevoir autre qu'elle n'est devient un aiguillon, un moteur puissant qui la
presse à culbuter les obstacles dans sa voie agressive et
ascensionnelle. Démarche singulièrement dangereuse si cette
société alourdie d'impedimenta, trébuche dans les
ornières des imitations plates et serviles. (...) >>. J.F.
Mars. Ainsi parla l'oncle. Page xxxviii.
5 Jean-Baptiste Cinéas. «La vocation de
l'oncle»1965, p 43. (Cité par L. F. Hoffmann, page 49).
paysannes. On commença à admettre que le
créole est une langue à part entière et le vodou autre
chose qu'un ramassis de superstitions primitives >>1.
Alors, à travers les oeuvres artistiques de
l'époque, on allait assister à un vaste mouvement du culte de
l'africanisme. Des phrases qui feraient rebondir d'horreur la bourgeoisie
d'alors, sont acceptées calmement. Comme quand René Depestre dans
« Bonjour et adieu à la négritude >>2,
expose :
« Qu'en Haïti, l'Afrique manifeste sa
présence à travers un ensemble de perceptions, de
représentations, de réflexes, de particularités
psychologiques, de formes d'aliénation religieuse, d'expériences
de travail, de traditions orales, de rythme de danses et de chansons qui se
traduisent dans le vodou, dans l'artisanat, la culture de la terre. Le
folklore, la structure de la langue parlée par le peuple haïtien,
le créole, et dans d'autres manifestations de la sensibilité et
de la vie psychologique du peuple qui sont le résultat d'un long
processus de métissage et de syncrétisme culturels >>.
Mais, ce renouveau dans la culture a eu un caractère
superficiel, et même aliénant. Superficiel, dans la mesure
où, les études menées sur la culture et les mythes de la
masse se firent dans des cadres créés par les ethnologues. Et, le
vodou continuait à être refoulé systématiquement par
les autres schèmes religieux avec l'aide de l'Etat, et de
l'élite. Les campagnes anti-superstitieuses qui ont eu lieu pendant
toute cette période en disent long sur la mystification de cette prise
de conscience identitaire. Aliénant, parce que l'être haïtien
est toujours considéré comme dérivé totalement
d'une certaine sorte d'extériorité. L'haïtianisme est
toujours refoulé au profit d' « autres >> formes
d'identité, l'africanisme ou le latinisme français.
L'haïtien n'est jamais appréhendé dans ses
spécificités culturelles, identitaires et sociaux propres.
En plus, les conditions de vie matérielles de la
population n'ont pas fait partie du débat, on a voulu dissocier la
culture du tout social, pour l'analyser de manière isolée. Ce qui
laisse à comprendre que la négritude était une
idéologie et une vogue bourgeoise. René Depestre3
l'explique bien quand il écrit :
« Malheureusement, le plus souvent le concept de la
négritude est utilisé comme un mythe qui sert à dissimuler
la présence sur la scène de l'histoire de bourgeois noirs, qui se
sont constitués en classe dominante, et qui, comme toute classe qui en
opprime une autre, a besoin d'une mystification idéologique pour
camoufler la nature réelle des rapports établis dans la
société >>.
A noter que malgré les controverses qui animent ce
mouvement, il a présenté une importance capitale dans la lutte
contre l'occupation américaine, et ouvert le champ à d'autres
études chaque fois plus approfondies sur les réalités
socio-culturelles de la nation. En attisant la conscience nationale d'une
partie de l'élite, cet anti-américanisme allait déborder
le vase pour atteindre, sous la poussée également des affronts de
l'occupant, le
1 Léon-François Hoffmann. Op.cit, page
62. Page 47.
2 René Depestre. « Bonjour et adieu
à la négritude >> 1980, page 48-49. Cité par
Léon François Hoffmann, page 50.
3 Ibid, page 51.
mouvement des étudiants haïtiens, qui, après
la lutte des cacos, allait prendre le flambeau du combat contre les
forces étrangères.
3-Les actions collectives d'étudiants
haïtiens.
La réforme proposée par les américains,
en s'asseyant sur la technique et les travaux manuels, allait rencontrer
rapidement un obstacle majeur. La majorité des jeunes de la petite
bourgeoisie qui fréquentait l'école, voulaient embrasser
exclusivement des carrières comme le droit, la médecine, le
commerce, les fonctions bureaucratiques, parce qu'elles sont les seules
valorisées par l'élite. Aucun engouement n'est manifesté
pour l'agriculture et les options professionnelles qui donneraient les ouvriers
qualifiés dont avait besoin le pays selon la vision américaine.
C'est ainsi que Dr Freeman eut à dire que : « Quand un trop grand
nombre de gens instruits et un surplus de chômeurs rompus aux lettres
classiques se mettent à ronger leur frein au contact de la
pauvreté, ils deviennent du même coup des agitateurs et des
facteurs d'instabilité politiques »1. Aussi s'est-il
appliqué à transformer le système.
Mais c'était mal compter avec les attaques
répétées de l'élite. Elle rappelait sans
arrêt l'importance de l'héritage culturel du monde
latino-américain, la philosophie de ses peuples, les risques de
l'anglo-saxonisation, le danger de la croissance du matérialisme
utilitaire. Tout au cours de l'occupation américaine, l'éducation
s'est constituée en un champ de violentes controverses
idéologiques. Malgré les avantages dont bénéficiait
le Service Technique sur le plan financier, il s'avéra difficile de
recruter les premiers élèves pour les écoles
établies dans le pays. J. M. Richard rapporte qu'à cette
difficulté initiale s'ajoutait le problème de la
répartition des bourses, le malaise pour définir les conditions
d'admission, la faible propension des candidats pour les travaux manuels,
etc.
La tension culmina d'un cran lors d'une face à face
entre les étudiants et le Dr Freeman, le 31 octobre 1929. Avec une
arrogance consommée, ce dernier signalait aux étudiants de la
faculté d'Agronomie, que si le fonctionnement de l'école ne les
satisfaisait pas, ils pouvaient dégager les lieux, et on
procédera rapidement à leur remplacement. Ce fut comme la
dernière goutte d'eau qui devait renverser le vase. Pour protester
contre l'arrogance du responsable, les étudiants choisirent de parcourir
à pied, en file indienne, les huit kilomètres qui
séparent
1 Trouvé dans le texte du cours de J.M Richard
« La sociologie historique du système éducatif haïtien
».
Damiens de Port-au-Prince. Ils déclenchèrent la
première grève de l'histoire de l'éducation en Haïti.
Cette grève s'étendit rapidement à l'École
Nationale de Droit, à l'École de Médecine, à
l'École des Sciences Appliquées, à l'École Normale
d'Institutrices, à l'École des arts et Métiers. La
journée du 8 novembre 1929, fut riche en effervescence. Lors d'une
manifestation, la résidence de Freeman a essuyé des jets de
pierres, pendant que la foule vociférait : << A bas Freeman,
à bas les experts ». Tout de suite après, dans un geste
symbolique, la foule prit la direction du monument de J.J. Dessalines,
Père de la patrie. Sous les ordres de Freeman, les forces de l `ordre
tirent des coups de feu sur les étudiants, ce qui envenime la situation
au point que la grève mobilisa l'administration publique et les diverses
écoles du pays. Le président, sous la poussée des
événements, eut à faire des concessions qui n'eurent aucun
effet valable sur les tenants du mouvement, jusqu'à ce que l'on
passât à la loi martiale en vigueur le 4 décembre. En fin
de compte, une commission spéciale dirigée par Dr Robert
Moton1, fut chargée d'étudier les problèmes
scolaires en Haïti. Ce dernier a analysé la situation pour finir
par conclure que :
<< Les Haïtiens appartiennent
généralement à la race noire. Ils sont fiers de leurs
réalisations en tant que peuple nègre. Ils savent que la race
blanche est dominante dans le monde d'aujourd'hui et ils méprisent
amèrement l'air de supériorité qu'affiche un membre
quelconque de la race blanche que cette position puisse lui conférer.
Ils sont fiers de leur remarquable contribution dans le domaine de l'histoire,
la littérature, la poésie ; des sculpteurs et musiciens qu'ils
ont produits ; des médecins et avocats, les hommes d'État, les
dirigeants qui se sont distingués. Toute indication qu'une race les
considère comme inférieurs est une source de mépris, et la
manifestation d'une telle attitude est une animosité marquée
à l'égard de cette race ».
Le projet éducatif américain avec sa philosophie
utilitariste a échoué piteusement face au conservatisme des
élites haïtiennes. Entre-temps, l'éducation en
général n'a connu aucun essor véritable. Pendant que
l'élite et les occupants discutaient leur suprématie, la masse
croupissait dans l'analphabétisme. L'accès aux écoles
restait considérablement limité. Par ce modèle
éducatif, l'occupant entendait imposer sa culture, son mode de
pensée et d'organisation du travail. Mais, en plus de
l'aliénation de sa philosophie de l'éducation, son arrogance, son
racisme, sa méconnaissance de la réalité sociale
haïtienne a contribué grandement à l'échec de sa
politique. Il est à souligner également que avec l'occupation,
les disparités urbaine/rurale en matière d'éducation se
sont renforcées, sous la poussée de la centralisation à
outrance que la politique américaine a instituée, et
également en laissant la gérance des institutions scolaires
à deux structures différentes ; l'enseignement rural sur la
charge du ministère de l'agriculture, et l'enseignement urbain sous
l'obédience du ministère de l'éducation nationale. Ce qui
a accentué la tradition de deux modèles d'éducation pour
un peuple et renforcé le caractère utilitariste du système
scolaire.
1 Ibid.
Pour conclure, Charles Tardieu1 a fait une
synthèse assez pertinente de la situation quand il
explique :
<< Le service technique, création de
l'occupation, symbole d'une menace à l'hégémonie
instructionnelle de la bourgeoisie, n'a pas eu le temps de faire ses preuves ni
d'imposer son existence à côté de l'école
traditionnelle classique. Une fois écartés les obstacles
matériels dressés par l'occupant, la bourgeoisie haïtienne
rétablit l'équilibre antérieur en faveur de l'instruction
classique. Les efforts de l'occupant pour changer l'orientation des
institutions d'enseignement aboutissent à un échec parce qu'on
n'avait pas su déceler que l'école classique à la
française avait aussi une fonction de différenciation sociale et
de justification économique que la bourgeoisie s'empresse de
rétablir à la première occasion ».
4- Le malaise fonctionnel des écoles rurales et
urbaines.
La littérature éducative est prolixe sur
l'inégalité scolaire entre le monde rural et urbain en
Haïti. Que le niveau primaire soit standard dans certaines régions,
ou que souvent les élèves doivent parcourir des kilomètres
pour atteindre le centre d'enseignement le plus proche, ce sont des
données connues de tous. Si nous ajoutons le malaise d'ordre relationnel
entre élèves et enseignants ; la précarité de
l'équipement didactique, le problème de la
rémunération du corps enseignant, du personnel scolaire, la
vétusté, l'insalubrité des locaux scolaires... ce macabre
tableau a déjà été présenté par
divers auteurs. Léon-François Hoffmann2 en
présente un résumé bien pertinent, quand il explique que
dans le milieu rural :
<< Les enfants passent leurs années de
scolarité à acquérir une connaissance du français
susceptible de leur ouvrir l'accès aux postes subalternes dans le
commerce et l'administration. La majorité des petits prolétaires
et des fils de paysans ne reçoivent aucune instruction. Les enfants de
la masse qui arrivent à fréquenter une école rurale ou de
quartier reçoivent, de maîtres généralement peu
préparés et encore moins rémunérés, un
enseignement dispensé dans une langue qui leur est
étrangère. Frantz Lofficial signale qu'en milieu rural <<
à peine 2% de l'effectif inscrit en première année
atteignent l'objectif du certificat d'études primaires ». La
plupart de ceux qui n'abandonnent pas se retrouvent, même après
plusieurs années d'école, pratiquement aussi démunis qu'au
départ ».
Ce qui nous importe ici, c'est la part de l'aliénation
qui se trouve incubée dans ces disparités fonctionnelles entre
les écoles rurales et urbaines. Une aliénation dans un sens tant
social que culturel, dans la mesure où à travers cette
école, l'individu est conduit petit à petit à accepter sa
condition économico-sociale comme naturelle. Un processus mené au
contact d'un système qui met en place tout un dispositif pour convaincre
les adhérents de leur incapacité. Le redoublement
répété, l'imposition d'une langue d'enseignement que
l'apprenant ne
1 Charles Tardieu. Op.cit. Page 12. Page 163.
2 L. F. Hoffmann. Op.cit, page 62. Page 8.
maîtrise pas, des méthodes et des programmes qui
le chosifient et le déracinent, ont fini par le transformer en victime,
à lui inculquer, à grand coups de violence symbolique et
physique, ce complexe d'infériorité, qui le pousse à se
considérer comme diminué. Le système finit par incruster
dans son mental, le sentiment qu'il est responsable de sa situation, parce
qu'il n'a pas pu réussir là où d'autres l'ont fait. Ainsi
donc, les tenants du système peuvent dormir sur leurs deux oreilles, car
la victime transformée en masochiste, les déresponsabilise pour
accepter sans trop rechigner, son infortune, sa position sociale de paysan,
concept, qui, au cours du temps, s'est assimilé à
l'imbécile, au nigaud. Donc, l'inégalité scolaire
rurale/urbaine est une création du système capitaliste, à
son niveau de développement intérieur, pour assurer sa
perduration, parce qu'il s'alimente dans la source même de ces types de
contradictions. La configuration de notre système éducatif n'est
que la réplique atténuée de la structure pyramidale
saint-dominguoise, un schème que l'indépendance nationale de
1804, hypothèque dès sa formation par la position de
l'élite, n'est pas arrivée à rompre même
après plus d'un siècle de fonctionnement. En effet, mise à
part la débâcle du 19e siècle au niveau de la
mise en place d'une politique éducationnelle susceptible de
répondre aux besoins de la majorité, le 20e
siècle, avec son cortège de réformes, n'a réussi
qu'à dépeupler les campagnes en tentant d'éliminer une
à une ses modes de survie. Un tableau tiré du livre de Tardieu
nous présente en gros plan la configuration des disparités
scolaires rural/urbain pendant une grande partie du 20e
siècle :
Tableau 2 : Comparaison des taux de
scolarisation1 (Années
1953-54, 1971 et 1982)
|
1953-54 (252)
|
1971 (263)
|
1982
|
Rural
|
|
|
|
Féminin
|
|
15.5
|
|
Masculin
|
|
19.0
|
|
Total
|
10.7
|
17.3
|
55.5 (274)
|
Urbain
|
|
|
|
Féminin
|
|
15.5
|
|
Masculin
|
|
19.0
|
|
Total
|
90.9
|
64
|
108.5 (27)
|
National
|
|
|
|
Féminin
|
|
25.5
|
|
Masculin
|
|
28.2
|
|
Total
|
19.9
|
26.9
|
42 (27)
|
Donc, ce tableau nous laisse à comprendre, que cette
période connue sous le nom de l'époque de la
démocratisation, n'a fait que continuer une politique vieille de plus
d'un siècle. D'ailleurs, le concept démocratie
même, pose problème dans sa conception, car, si la
démocratie se définit comme le pouvoir du peuple, donc un pouvoir
contrôlé par la majorité, elle se révèle
impossible d'être effective dans le système capitaliste, puisque
ce dernier cherche plutôt par tous les moyens à aliéner
politiquement le peuple, à le mettre au dehors des rouages de
fonctionnement du pouvoir, qui en vient à travailler non au profit de
cette majorité qui devrait être le pilier de la démocratie,
mais au profit de la minorité, qui, au cours de l'histoire s'est
accaparé des moyens de production, pour finir par instituer la
domination comme politique de fonctionnement. Par conséquent, si
démocratie et capitalisme forment un couple
1 Pour les enfants de 5-14 ans.
2 Calculs basés sur des estimations de
l'HIS (Institut Haïtien de Statistique), de 1956, Annuaire No 23,
d'après enquête, P. 16-18. A noter que sur la population des 7-14
ans les urbains représentent 11.4% (dont 55.6% sont du sexe
féminin) et les ruraux 79.3% (dont 49% sont de Sexe féminin).
3 Tirés de I.H.S, de 1979 ( Population
urbaine à 20.7% dont 55% sont du sexe féminin et rurale à
79.3% dont 49% sont du sexe féminin sur une population totale où
les femmes représentent 52%).
4 DEN, 1983 Annuaire No. 5:3 Ces chiffres (TBS)
provenant de l'Unité de statistiques de MEN sont encore moins fiables
que ceux de l'IHS parce qu'ils sont compilés avec une très grande
légèreté,sans aucun contrôle des enquêteurs,
ni aucun test de vérification. Cependant, si nous sommes bien conscients
de leur validité relative et ne les utilisons qu'à titre
d'indicateur de tendance ils peuvent servir d'étalon de comparaison pour
nous permettre de saisir les fondements de phénomènes plus
généraux qui autrement resteraient isolés et
incompréhensibles.
Source : Haïti. IHS, 1956 ; Haïti. IHS, 1979 ;
Haïti. DEN, 1983.
mal assorti, le système éducatif,
élément du tout social, ne saurait prétendre à la
démocratisation. Ces considérations emmènent
directement à l'analyse de la débâcle de la
démocratisation scolaire dans l'histoire contemporaine d'Haïti.
5-Les dérives de la
démocratisation scolaire haïtienne.
Le 24 août 1934, les mobilisations internes contre les
forces américaines ont finalement atteint leurs objectifs. La
population, émue, pouvait assister à la descente du drapeau
américain, symbole d'opprobre pour le peuple, de tous les mâts du
pays. Mais l'occupant, pendant plus de quinze ans, a travaillé sciemment
à maintenir, même de loin, sa suprématie dans toutes les
sphères du social. L'éducation n'a pas échappé
à ce déterminisme.
En effet, dans ce domaine, Maurice Dartigue, ayant
été bénéficiaire de bourse dans l'une des
universités des Etats-Unis, allait poursuivre la politique
américaine en matière d'éducation. Ce que des auteurs,
comme Charles Tardieu, présentent comme la grande « Réforme
de Dartigue », n'est autre que la suite du projet américain pour
professionnaliser le milieu rural en vue de satisfaire la demande croissante de
main d'oeuvre des compagnies étrangères du monde international,
plus particulièrement caraïbéen. Au cours de cette
première moitié du 20e siècle, la scène
internationale était dominée par la percée fulgurante de
la puissance américaine, avec une nécessité accrue
d'attirer des flux de travailleurs dans une sorte d'internationalisation de la
main d'oeuvre, une réplique moderne du commerce triangulaire. A
remarquer que pendant toute l'époque de l'occupation, des milliers de
paysans ont laissé le pays pour les « batey » de Cuba et de la
République Dominicaine, pour approvisionner leurs champs de canne
à sucre en main d'oeuvre à bon marché.
Malgré les menées de la bourgeoisie
francisée et africanisée contre le plan américain,
Dartigue réussit à faire fonctionner les écoles
professionnelles mises en place depuis l'occupation. Il croit ferme en «
l'efficacité d'un système d'instruction avec un secteur rural
complètement détaché du secteur urbain »1.
C'est ainsi que l'attention du ministre sera portée plus
particulièrement vers l'école rurale, car d'après le
réformateur : « Nous avons en face de nous une masse paysanne
arriérée, vivant en dehors de toute notion de civilisation
moderne... » Donc l'emmener à la « civilisation » par
l'instruction est sa seule planche de salut. Sur ce, va être
enclenché le début de ce que l'on a l'habitude d'appeler dans la
littérature éducationnelle d'Haïti « la
démocratisation scolaire ».
1 C. Tardieu. Op.cit. Page 12. Page 22.
Sous la plume de Charles Tardieu, la
démocratisation de l'École Haïtienne a connu deux
périodes ; l'une amorcée par Dumarsais Estimé, avec le
début de l'intromission des organismes étrangers dans la
sphère éducative nationale, et celle de François Duvalier
qu'il appelle démocratisation violente, parce que dominée par
l'anarchie, la violence, et la culture de la peur qui ont
caractérisé cette période.
Le mouvement de la négritude éclaté au
cours de l'occupation, comme nous le disions tantôt, cachait sous sa
portée nationaliste une lutte économique entre les
propriétaires terriens conservateurs et les proindustrialistes plus
ouverts aux réformes américaines. En plus, le règne des
mulâtres relancés et entretenus par l'occupant faisait sortir les
griefs de la petite bourgeoisie noire qui attendait la première occasion
pour reconquérir les avantages politico-économiques du pouvoir.
D'où les torsions qu'ont élaborées Lorimer Denis et
François Duvalier pour présenter le problème du
préjugé de couleur comme une lutte entre la minorité
mulâtre et la grande masse noire, transformée sous leurs plumes,
en classe homogène opprimée. Le racisme, en ce sens, devient une
ruse politique pour l'accaparement du pouvoir. René Depestre exprime
cette idée, quand il écrit dans Bonjour et Adieu à la
négritude que les Griots en s'appropriant des idées de J.P.
Mars les déformèrent considérablement pour pouvoir en
déduire << en toute hâte que c'est le facteur
génétique, racial, qui fonde le caractère national d'une
culture, et non les conditions de développement historique propres
à chaque pays >>. Pendant cette période, on en vient
même à faire l'apologie du racisme. Dans le Matin du 4 mai 1934,
René Victor1 écrit que : << Le racisme comme
force spirituelle est l'unique planche de salut (...). N'ayant pas le sens des
solidarités raciales et ethniques, l'Haïtien n'est mu par aucune
conscience nationale. Il faut développer l'orgueil racial dans le coeur
des jeunes nègres >>. Poussée des options
démagogiques : le racisme selon ce dernier doit remplacer dans le coeur
du peuple la conscience nationale, qui, pour lui, est inexistante. C'est sur la
base de ces élucubrations politiques que nous allons assister à
l'entrée au pouvoir des hommes comme Dumarsais Estimé
(1946-1950), Paul Eugène Magloire (1950-1956) et François
Duvalier (1957-1971).
Selon le point de vue de Charles Tardieu, le tableau
général de la période 46-56, présente une
stagnation dans le domaine de l'instruction malgré la réforme
Dartigue des années 40. << Elle reste un privilège
réservé à un très petit nombre malgré
l'augmentation appréciable du nombre des établissements scolaires
>>2 (Optique, 1955). L'auteur avance qu'en 1953-54 avec un
taux de scolarisation national de 19%, réparti en 17.3% pour les zones
rurales et 64.0% pour les zones urbaines. Un tableau criant pour plus d'un
siècle d'indépendance,
1 Cité par L.F. Hoffmann. Op cit, page 62. Page
8.
2 C. Tardieu. Op.cit, page 12. Page 11.
surtout que les structures scolaires disponibles restent
toujours à désirer. Les écoles congréganistes
établies et à Port-au-Prince et dans certaines grandes villes de
province dispensent une éducation calquée intégralement
sur le modèle français et gardent le flambeau de l'excellence
avec quelques Lycées qui veulent maintenir la rivalité. Mais en
grand plan rien n'a vraiment changé, que ce soit au niveau de
l'accès à l'instruction de la population, de la qualité de
l'enseignement. La centralisation et l'exode rural inauguré par les
forces de l'occupation allaient augmenter sensiblement l'effectif scolaire,
toujours pour recevoir une éducation aliénante, qui dénie
l'apprenant de toute humanité ou de toute notion de culture. C'est ce
que C. Tardieu présente comme la démocratisation
tempérée de l'avant Duvalier. Toutefois, il ne manque de
nuancer sa réflexion en écrivant :
<< La démocratisation tempérée
initiée sous l'occupation et qui aurait pris son vrai départ
alors que Dumarsais Estimé était ministre de l'Instruction
Publique pour prendre sa vitesse de croisière plus tard alors qu'il
était Président de la République n'aura en fait
été qu'une grande illusion, une opération
démagogique à la faveur de laquelle la bourgeoisie
haïtienne, sans distinction de couleur, et certains secteurs de la petite
bourgeoisie haïtienne, eux aussi, sans distinction de couleur, auront
consolidé les fondements économiques et sociaux du système
d'éducation ».
Duvalier, arrivé au pouvoir à la faveur d'une
crise qui a ouvert ses tentacules dans toutes les branches du social, allait
passer 30 années au pouvoir, en instituant un climat de terreur
généralisé dans le pays. Au cours de cette période
le système éducatif allait connaître un tournant
significatif. Charles Tardieu résume cette période qu'il
dénomme démocratisation violente, en ces termes :
<< A partir de 1957 la démocratisation scolaire
adopte l'allure du duvaliérisme (...). Ses effets sur le système
d'enseignement sont, entre autres, la démocratisation violente qui est
favorisée par la conjugaison de plusieurs facteurs comme la force brute
du macoutisme, l'accélération du mouvement migratoire,
l'urbanisation sauvage et la pénétration étrangère
qui se fait à la faveur des progrès technologiques et culturels
imposés de l'extérieur à la société
haïtienne ».
Le débordement des flux de migrants qui se sont
déversés sur Port-au-Prince et les autres villes de province a
rompu les structures d'accueils insuffisants qui existaient jusqu'alors. De
manière anarchique et ambiguë, l'école s'est ouverte
brutalement à toutes les couches sociales sous la force du macoutisme.
Les écoles congréganistes ont continué la distribution
d'une éducation francisée et élitiste. Quant aux
Lycées qui ont voulu maintenir la concurrence, ils craquèrent
devant ce flux, puisque leurs structures même visaient la mise en
quarantaine de la majorité, avec une langue étrangère
comme langue d'enseignement, des méthodes et un programme
déracinants, des locaux scolaires insuffisants. Nous entrons, avec cette
démocratisation, dans l'institution de l'ère de l'échec
scolaire. Dans son ouvrage Les Héritiers1, Bourdieu
conceptualise ce phénomène à travers le capital
culturel de l'individu qui aborde le parcours de l'enseignement. En ce
sens, les fils ou les filles du
1 Bourdieu Pierre et J. C. Passeron. Les
Héritiers. Edition Minuit, Paris, 1964.
paysan ou du prolétaire qui font leur entrée
dans les structures scolaires se trouveront naturellement en position
d'infériorité face à ceux de la bourgeoisie, car ces
derniers détiennent un héritage culturel et social qui va les
aider à se mouvoir plus facilement dans le bain scolaire. Surtout dans
notre cas où ils sont détenteurs de la langue de l'enseignement,
ignorée par la majorité.
Sous la timide capacité d'accueil des écoles
existantes, vont se faufiler à l'horizon des écoles
privées, sous la directive des autres congrégations religieuses
particulièrement protestantes, qui se sont petit à petit
installées pour propager la manière de voir américaine
durant l'occupation. Et surtout pendant cette période, les institutions
dénommées << écoles borlette» en
Haïti, allaient entrer en scène pour absorber la demande qui se
fait croissante au niveau de l'instruction.
Parallèlement, Duvalier, avec son appareil
répressif, a entamé une vaste persécution contre le corps
des enseignants. Les assassinats se sont mêlés à l'exil, au
profit de la grande réforme enclenché au Québec, ou
à l'alphabétisation de l'Afrique en voie de
décolonisation, pour finir par laisser l'école haïtienne
dénudée de toute compétence au niveau de
l'éducation.
Au niveau du milieu provincial, l'école
démocratisée de Duvalier a renforcé l'exode rural
déjà accéléré sous la poussée de la
désagrégation économique, et cette même
démocratisation a joué le rôle idéologique de
dévalorisation de tout ce qui touche au monde rural, tout en favorisant
l'aliénation des apprenants. Un rapport des experts étrangers au
niveau des agences internationales décrit cette situation en ces termes
:
<< Le système scolaire actuel, financé par
les impôts que paie l'ensemble de la population, aboutit à donner
à des jeunes ruraux le mépris de leur environnement et des
possibilités de le transformer. Il ne livre que quelques
diplômés utilisables en fin de course - provenant surtout de
Port-au-Prince et de quelques villes provinciales. (...) »1.
La démocratisation du système scolaire
de la première version de Duvalier n'a été en fin de
compte qu'une belle farce, une sorte de
dédémocratisation de l'enseignement. Tardieu conclut par
rapport à la politique duvaliérienne en matière
d'éducation, que sa politique se limite exclusivement à permettre
à certains de résoudre, pour le compte de leur groupe, leurs
problèmes de statut social dans la nouvelle configuration sociale.
<< Son impact sur le système d'enseignement se
résume en fait à un grand stigmate laissé par une peur du
terrorisme duvaliériste et l'institutionnalisation du désordre
généralisé représenté, entre autres, par
le
1 C. Tardieu. Op.cit, Page 12. Page 173.
fourmillement de ces « écoles borlettes ».
Par contre, le mérite de la démocratisation violente aura
été d'avoir contribué à aiguiser les contradictions
sous-jacentes au fonctionnement et aux conditions d'existence même de
l'école et du système d'éducation en général
».
Aucun changement n'a été enregistré au
niveau de la configuration de la structuration de notre système
éducatif. Malgré les faux-semblants noiristes qui furent à
la base de la prise de pouvoir des Duvalier, la rupture d'avec les valeurs qui
ont servis de fondement à la charpente sociétale de
l'époque coloniale esclavagiste n'a pas été effective.
L'inégalité, la déshumanisation, la production de
complexes d'infériorité ont traversé toute la longue
période du marasme de la révolution duvaliériste
et de sa prétendue démocratisation.
TROISIÈME PARTIE
Dimensions et perspectives d'une
régénération de l'école haïtienne.
CHAPITRE 5 Les potentialités
transformationnelles de l'École Haïtienne.
Dans ce chapitre, il sera question de faire
l'historicité sommaire de la grande Réforme des
années 1970, qui avait pour objectif la transformation structurelle et
fonctionnelle du système éducatif, jugé inadapté et
moribond par les teneurs de la réforme. Il nous importera de faire
l'analyse et le bilan de cette réforme, plus de vingt ans après
sa mise en application. Cette étude nous mènera également
à questionner les discours mystificateurs des agences internationales de
développement, qui veulent présenter le
sous-développement, historiquement créé par elles, comme
résultant du fonctionnement précaire du système
éducatif et des autres institutions corollaires dans les pays dit
sous-développés, et particulièrement Haïti. En fin de
compte, nous mettrons l'accent sur les capacités d'éveil social
de conscience à l'intérieur même des espaces
éducatifs tout en considérant les limites de leur action à
visées transformatrices, faute d'une insertion dans une logique de lutte
sociale globale pour une transformation radicale.
A- Les facteurs de continuation de la dérive du
système éducatif haïtien.
La caricature de démocratisation amorcée au
cours de la seconde moitié du 20e siècle allait
continuer tranquillement sa route avec tout son cortège de
contradiction. Avec la passation du pouvoir par son père à
Jean-Claude Duvalier, le système éducatif allait connaître
de profondes transformations, sous la poussée d'une vaste réforme
suggérée par les organismes internationaux, de plus en plus
intégrés au contrôle de notre espace pédagogique. A
travers les paragraphes qui vont suivre, nous nous proposons d'amorcer une
analyse de la réforme baptisée du nom de Bernard, sans omettre de
signaler ses limites et de dégager les facteurs qui ont contribué
à dynamiser la dérive du système éducatif
haïtien et à la continuation de son processus
d'aliénation.
1- Les racines politico- économiques des courants
du négativisme dans le corps éducatif haïtien, et la mise en
place de la réforme.
La montée de Jean-Claude Duvalier au pouvoir amorce de
façon plus ouverte la prise de contrôle par les organismes
étrangers du système éducatif haïtien et des autres
secteurs clef de la vie politicoéconomique nationale. A la faveur d'un
relachement des détenteurs du pouvoir dans la gestion de la chose
publique, l'influence des organismes étrangers s'avère
recrudescente. C'est ce que traduit le tableau ci-après de Charles
Tardieu.
Tableau 3 -Sphères d'influences
étrangères sur le système
d'enseignement1.
Pays et/ou organisation
|
Zones d'influence privilégiée
|
Canada
|
-Ecole d'agriculture
-Ecole de gestion et de comptabilité
-Ecoles techniques
-Ministère Education Nationale (restructuration
administrative).
|
France
|
-Institut Pédagogique National :
Préparation du curriculum de la réforme.
Formations maîtres écoles publiques.
|
Etats-Unis d'Amérique
|
-Alphabétisation
-Curriculum écoles privées
-Formations maîtres écoles privées
-Préscolaire
|
Banque Mondial
|
Infrastructures scolaires :
Ecoles primaires
Ecoles techniques et professionnelles
|
BID
|
-Ecoles rurales
|
UNESCO
|
-Ministère de l'Éducation
Nationale -Institut Pédagogique National -Alphabétisation
|
BID/OEA
|
-Institut National de la Formation Professionnelle -Centre Pilote
de Formation Professionnelle.
Planification nationale de la formation professionnelle.
Curriculum de la formation professionnelle.
Formation des maîtres
Formation des étudiants
|
Ce tableau montre la volonté de la communauté
internationale de se substituer au gouvernement haïtien dans la
définition des grandes lignes de la politique éducative du pays.
C'est ainsi que, sous la poussée de ces organismes, le système
éducatif, au cours des années 1970, allait entrer dans une autre
ère.
1 Charles Tardieu. Op. cit, page 12. Page 190.
La configuration générale du fonctionnement et
de la structuration du système scolaire n'a pas changé avec la
montée au pouvoir de Duvalier fils. Les flux de demande augmentent de
plus en plus, l'incapacité ou le manque de volonté du
gouvernement de répondre aux besoins de la population au niveau de
l'instruction s'affiche de manière ostentatoire. L'exode rural qui se
traduit dans le délaissement des provinces accentue les
difficultés que le gouvernement aurait rencontrées dans une
tentative de planification de l'enseignement, pour combler le vide
laissé par l'État dans le domaine éducatif. Les
écoles laïques privées continuent de pulluler dans les
grandes villes, fondées le plus souvent par des diplômés
d'études secondaires sans emploi qui engagent, à leur tour, des
non diplômés, souvent mal rémunérés. À
cette époque également, selon L.A. Joint1, <<
les écoles de la mission protestante, dirigées et
administrées par les représentants d'une Église ou d'une
secte protestante >>, continuent de s'implanter à un rythme
effréné dans le pays. << Comme dans les écoles
presbytérales, les enseignants sont choisis en fonction de leurs
qualités professionnelles, leur appartenance religieuse et leur
engagement dans la mission. Mais à côté de certaines
écoles protestantes bien équipées en ville, on trouve
aussi de nombreuses petites écoles protestantes
sous-équipés, disséminées dans les villages et les
quartiers populaires dirigées par des prédicateurs
>>2. En gros, la démocratisation, enclenchée
à la fin de l'occupation, n'avait pour résultat concret que la
création de certains locaux scolaires, et la centralisation de
l'instruction dans les villes.
Vers la fin des années 1970, << sous le diktat
des organismes internationaux comme l'UNESCO et la Banque Mondiale, les
dirigeants Haïtiens ont préconisé une réforme
éducative, à l'instar des réformes opérées
dans les autres PMA (pays moins avancés). Cette réforme
éducative a été aussi pensée par des techniciens
Haïtiens vivant à l'étranger. (...) Ces techniciens sont
rentrés en Haïti pour favoriser la mise en place de la
réforme éducative. C'est le cas du Ministre Joseph C. Bernard
qui, deux mois après sa nomination, a lancé cette réforme.
Il a été désigné par l'UNESCO pour entreprendre
cette réforme. C'est aussi le cas de Frantz Lofficial, un des
responsables de l'IPN (Institut Pédagogique National) qui était
le fer de lance de la réforme >>3.
Toujours selon L.A. Joint et L. Hurbon, et également G.
Michel dans le texte :
<<L'école aux Antilles >>, les
réformateurs reprochaient à l'ancien système
éducatif son élitisme. Dans une étude
réalisée par Frantz Lofficial4, sur << une
cohorte de 57.938 élèves inscrits à la première
année primaire en 1966-67 en milieu rural, seuls 17.784
élèves (30.7%) passent l'année suivante en <<
cours
1 L.A. Joint; Lannec Hurbon. Système
éducatif et inégalités sociales en Haïti.
Éditions l'Harmattan. Paris, 2007.
Page 114.
2 Ibid. Page 114 (En 1920, il y avait 2% des
Haïti protestants. En 1997, selon Fritz Fontus 40% des Haïtiens en
zones urbaines et 25% en zones rurales sont affiliés aux religions
protestantes. Voir Fontus, Fritz : << Les Églises protestantes en
Haïti. Paris, Éditions l'Harmattan, 2001. page 87- 88).
(Noté par l'auteur.
3 Ibid. Page 115.
4 Lofficial Frantz. Créole, Français:
Une fausse querelle. Bilinguisme et réforme de l'enseignement en
Haïti. (Cité par L.A. Joint, dans le livre précité.
Page 115).
préparatoire >>. D'après une étude
du service de l'enseignement rural, citée par Lofficial, seuls 677, soit
1.5%, ont obtenu en 1973 leur CEP (Certificat d'Études Primaires). Cette
étude montre aussi qu'en 1972, << 52,5% des enfants inscrits
occupent des classes enfantines. Parmi eux, 39% abandonnent dès la
première année, 44.5% redoublent, et seulement 20% vont
être promus en classes supérieures. 31% des enfants inscrits
abandonnent le système scolaire avant le CEP ; 40% redoublent au moins
une fois chaque classe et seulement 30% sont promus en CEP qui peut être
considéré comme seuil d'alphabétisation
>>1.
Devant cette situation, les réformateurs proposaient
une restructuration tant administrative que pédagogique et estimaient
que la réforme devait viser un changement de toutes les structures
aliénantes qui empêchent le développement du pays.
<< Ils critiquaient la rigidité
linéaire du système traditionnel qui offre une seule option
socialement valorisée : Le Certificat d'Études Primaires (CEP) du
niveau primaire, suivi du Baccalauréat général du niveau
secondaire. Les passerelles, comme le brevet élémentaire ou les
écoles techniques et professionnelles ont été des voies
sous-estimées ou marginalisées dans l'ensemble. Ils
déploraient aussi l'inadaptation des programmes scolaires qui
explique la caducité de l'ancien système. (...) Aux yeux des
réformateurs, le problème de la langue d'enseignement
constituaient un obstacle à surmonter >>2.
En gros, comme par magie, le programme de la réforme
veut la libération de l'Haïtien pour l'amener à être
un citoyen dynamique, discipliné et pleinement responsable. Selon eux,
le système scolaire doit être démocratique, accessible
à tous; il doit porter tant sur les travaux de l'esprit que sur les
travaux manuels et préparer à l'éducation permanente. Ils
ont proposé des objectifs pour chaque cycle et ont mis grandement
l'accent sur la question linguistique, en soulignant que, pour des raisons
d'efficacité et de rapidité, << le créole est retenu
comme la principale langue d'enseignement pendant les cinq premières
années de l'enseignement fondamental >>3. Dans la
conception des réformateurs, l'enseignement obligatoire en
français dès la première année de l'école
primaire constitue un handicap dans le système traditionnel, et une des
principales causes de la déperdition scolaire. Dans son discours du 20
mai 1979, rapporte L.A Joint dans le texte précité, le Ministre
Bernard précise : << Cette décision d'utiliser le
créole, la langue maternelle du jeune Haïtien dans les cycles
d'enseignement, repose sur la prise de conscience de la non
fonctionnalité de l'usage du français comme première
langue >>. Mais dans quelle mesure cette disposition était-elle
assimilée par la mentalité collective ? Au regard de la longue
histoire de l'institution des rouages de déstructuration des esprits et
d'infériorisation permanente de la langue vernaculaire de la population,
cette réforme, voulant rentrer directement en conflit avec un des grands
points de l'aliénation du système, et ellemême incuber hors
des champs accessibles à la grande majorité de la population,
allait connaître de profonds déboires, qui, jusqu'aujourd'hui
empêchent encore sa mise en application véritable.
1 Ibid. Page 116.
2 Ibid. Page 116
3 MENJS: Buts, Objectifs, Caractéristiques
d'une rénovation de l'enseignement primaire, IPN, comité de
Curriculum, juin 1976. Pages 38.
Pour asseoir le projet de la réforme dans la
réalité, le gouvernement a mis en place des dispositifs
institutionnels, comme la promulgation d'une loi. En effet, << la loi du
28 septembre 1979, détermine le statut juridique et les dispositifs
institutionnels de la réforme. Les préambules de cette loi
précisent que le service de l'enseignement est fusionné avec
l'enseignement primaire urbain par le décret de 7 mars 1978. Selon cette
<< Loi organique » du département de l'Éducation
nationale, les objectifs de la réforme coïncident avec un nouveau
projet de société plus égalitaire »1.
Cette loi est considérée comme l'instrument institutionnel pour
la gestion de la réforme. Elle en détermine les principes
administratifs et organisationnels2 qui sont les suivants :
- Éradiquer l'analphabétisme à l'horizon de
l'an 2000.
- Rendre accessible au plus grand nombre possible d'enfants
l'éducation de base.
- Rationaliser les modes de gestion et de fonctionnement du
système.
- Renouveler la pédagogie.
- Dynamiser le personnel enseignant. - Adapter et moderniser
les contenus. - Intégrer l'enseignement technique à
l'enseignement général.
Le second texte de loi, en date du 30 mars 1982,
définit les objectifs généraux de l'éducation, les
dispositions communes et les dispositions particulières aux
différentes structures d'enseignement et de formation. Le chapitre IV
porte sur l'utilisation des langues dans l'enseignement fondamental.
Les articles3 touchant la langue d'enseignement sont
:
1 MENJS : Loi organique du département de
l'éducation nationale, Port-au-Prince, mars 1981, page1.
2 Cité par J. Rodrigue A quand la
réforme de l'Éducation en Haïti ? Une analyse et des
propositions pour agir. Marquis imprimeur inc. Québec, Canada,
2008. Page 30
3 Ibid. Page 30.
Article 29 :
|
Le créole est langue d'enseignement et langue
enseignée tout au long de l'école fondamentale.
Le français est langue enseignée tout au long de
l'école fondamentale, et langue d'enseignement à partir de la 6e
année.
|
Article 30 :
|
En 5e année de l'enseignement fondamental,
l'enseignement du français est renforcé en vue de
son utilisation comme langue d'enseignement en 6e année.
|
Article 31 :
|
Un plan d'étude fixe de façon précise
l'articulation
pédagogique pour chaque cycle et chaque année en
rapport avec les dispositions des articles 34 et 35. Dans tous les cas,
à partir de la 6e année, le volume horaire
réservé, soit au français, soit au créole, dans le
plan d'étude d'enseignement, ne peut être inférieur
à 25 % de l'horaire hebdomadaire.
|
Article 35
|
Les dispositions du présent décret entreront en
application dès sa publication et au fur et à mesure de
l'implantation de la réforme.
|
La réforme, en voulant mettre l'accent sur
l'utilisation du créole comme langue d'enseignement, même de
manière controversée, a eu, selon L.A. Joint, un caractère
<< révolutionnaire >>, vu la façon dont le
problème linguistique était abordé dans le pays jusque
là. Et, de plus, en remettant en question l'utilisation << de
programmes scolaires, empruntés du modèle français et
proposés par les missionnaires qui dirigent les grandes Écoles
congréganistes, mis en oeuvre sans un effort d'acculturation
>>1, présente au premier abord le caractère
désaliénant de la réforme. Mais cette idéologie de
la revendication de l'authenticité haïtienne qu'affiche la reforme,
laisse un biais, selon les analystes Joint et L. Hurbon. Pour ces derniers,
toujours dans le texte précité, << Les systèmes
scolaires ne sont pas transposables, du fait de leur développement
endogène et de leur réappropriation dont ils font l'objet
même en cas d'importation par les populations. Si les savoirs scolaires
diffusés, mais peu réappropriés, s'étaient
maintenus avant la réforme de 1979, c'était parce qu'ils
répondaient aux attentes d'une minorité dominante de la
population haïtienne par laquelle le système d'enseignement
était conçu >>2.
En effet, la structuration aliénante du système
éducatif ne s'est pas conçue au hasard. Notre étude a mis
en exergue les racines historiques de cette aliénation. Ce n'est
justement pas tant la reproduction du modèle français qui
explique le déracinement du système, mais la question à se
poser, c'est : << Pourquoi veut-on copier le modèle
français ? Son application dans le pays répond à quelle
logique ? Qu'est-ce-qui a toujours empêché la remise en question
du fonctionnement et de la structuration du système pendant ce
siècle et demi de progression
1 L. A. Joint, L. Hurbon. Op.cit, page 132. Page
116.
2 Ibid. Page 117
boiteuse ? Si l'éducation est une chose politique par
excellence, la langue en Haïti, également est un problème
politique. On agite la guerre créole/français toujours dans un
souci de faire diversion, et diverger les regards sur les vraies questions. La
réforme, malgré ces visées au changement, allait
connaître de sérieux déboires, parce que justement, elle a
immunisé les problèmes auxquels s'affronte le système
éducatif contre leur caractère politique, la lutte de classes qui
se font sentir jusqu'au tréfonds de notre entité nationale. Une
réforme éducative sérieuse, ne peut se préparer
dans les bureaux fumeux des experts, sponsorisés par des organismes
internationaux, sans aucune participation des acteurs concernés
directement par le secteur, comme les apprenants, les parents, les enseignants,
la communauté, etc. La population est toujours considérée
comme tarée, incapable de comprendre, donc d'intervenir dans les
décisions ayant rapport à la prise en charge de son destin de
peuple. C'est ainsi que rapidement, en plus des difficultés politiques
et économiques auxquelles la réforme allait se confronter, comme
par exemple : le manque de volonté politique du gouvernement d'investir
dans la réussite de la réforme, le délabrement des locaux,
le manque de formation des enseignants. L'autre obstacle majeur à la
réussite de la réforme était, toujours selon L.A. Joint et
L. Hurbon, d'ordre socio-linguistique. Ces auteurs expliquent que :
<< Pour des raisons différentes et selon les
couches sociales, il y avait un manque d'adhésion à
l'égard de la réforme, à cause de l'introduction du
créole dans l'enseignement. Selon des inspecteurs scolaires, les parents
aisés pensent que c'est le créole qui est enseigné et que
rien ne se fait en français. Soucieux de l'instruction de leurs enfants
en français, les parents les retiraient des classes-réforme. Les
familles de la classe populaire, à leur tour, considéraient cette
réforme comme une tentative des classes dirigeantes d'enfermer leurs
enfants dans << un ghetto créole >>, leur empêchant
toute promotion sociale. D'un autre côté, selon les mêmes
inspecteurs scolaires, beaucoup d'instituteurs auraient <<
manoeuvré pour le déchoucage >> des livres de la
réforme qui retiraient leur << privilège >>
d'enseigner en français et qui << dévalorisaient >>
leurs statuts >>1.
M. Giraud et L. Gani, dans le texte << L'école
aux Antilles >>2, rapportent que le Ministre de l'Education
Nationale, Rosny Desroches, en 1987-1988, faisant une évaluation des
sept premières années de la réforme, estimait que le
<< caractère radicalement novateur de la réforme s'opposait
à l'ensemble des valeurs et des pratiques d'une société
bloquée >>. D'après R. Desroches, toujours selon les
auteurs, << à la chute de Duvalier en février 1986,
Haïti se trouvait dans une << situation paradoxale >>. D'une
part, l'emploi du français était mal vu dans certaines
circonstances, surtout dans la politique ; d'autre part, au nom du rejet du
même créole, on va jusqu'à déchouquer certaines
classes ou écoles de la réforme appelées
péjorativement << écoles Jean-Claude Duvalier >>.
1 Ibid. Page 129.
2 Michel, Giraud, Gani, Léon, Manesse,
Danielle. L'École aux Antilles : Langues et échec
scolaire. Editions Karthala, Paris, 2000. Page 30.
Cette réaction populaire traduit l'angoisse des parents
face à l'avenir de leurs enfants et leur incompréhension de
l'esprit de la réforme.
2- La réforme aujourd'hui, et plus de deux
siècles d'une aliénation continue.
La réforme en elle-même, en dépit du fait
qu'elle représente un acte politique majeur, ne s'est pas
départie de l'aliénation effective dans presque toutes les
sphères du social haïtien. Malgré l'apparence
d'haïtianité qui auréole la réforme, elle est une
entreprise pensée de l'extérieur par des organismes comme
l'UNESCO, financée également par eux. De l'autre
côté, soutient C. Tardieu, << Les investissements, directs
ou indirects, de plus en plus importants consentis par un nombre grandissant
d'agences de gouvernements étrangers ainsi que les initiatives que
peuvent prendre ces agences avec ou sans l'accord du gouvernement haïtien,
confirment la démission des autorités nationales dans le secteur
de l'éducation et de l'instruction publique >>1. La
réforme, au lieu de combler le grand fossé de
l'inégalité scolaire, l'a renforcé au plus haut point. Il
s'est dessiné à l'horizon la mise en place non pas d'un, mais de
deux systèmes scolaires parallèles.
<< Le premier, presque exclusivement
réservé à l'élite, serait en réalité
le système traditionnel sur lequel le gouvernement haïtien aurait
peu ou pas de prise - ostensiblement par démission plutôt que par
impossibilité - quant à son fonctionnement, sa structure et les
contenus éducatifs véhiculés. Le second, sous l'influence
directe du gouvernement, et le seul à tomber sous le coup de la
réforme, s'adresserait aux couches défavorisées des masses
urbaines et rurales. Cette réforme aurait été rendue
nécessaire par la nouvelle place assignée à Haïti
dans la division internationale du travail et un de ses objectifs cachés
serait alors la socialisation efficace de cette population en vue de son
utilisation dans le système de reproduction capitaliste. Dans ce sens,
l'instruction réservée aux élites haïtiennes ne
nécessite que des changements mineurs qui ne peuvent être
réalisés sans une réforme en profondeur
>>2.
Et l'instruction, organisée selon un modèle
à satisfaire les besoins de la bourgeoisie, ne pouvait être
accessible aux visées éducatives de la masse. D'où la
nécessité de la mise en place d'une réforme. Alors, la
pensée même de la mise en place de la réforme est
discriminatoire, donc aliénante socialement. Du point de vue de L. A.
Joint et L. Hurbon, malgré la tendance de la réforme à
vouloir adapter l'enseignement à la réalité
socio-linguistique du peuple Haïtien :
1 C. Tardieu. Op.cit, page 12. Page 188.
2 Michel, Giraud, Gani, Léon, Manesse,
Danielle. L'École aux Antilles : Langues et échec
scolaire. Éditions Karthala, Paris, 2000. Page 188.
<< La logique traditionnelle d'inégalité
des chances scolaires qui régit les orientations de l'enseignement
Haïtien, se déplace mais ne change pas profondément. La
réforme cherche à promouvoir les différences
individuelles, c'est-à-dire à donner des chances
d'instruction et de formation aux individus selon leur propre capacité.
Or, les différences individuelles sont
généralement basées sur les différences sociales.
Les élites haïtiennes ont toujours utilisé les
différences individuelles pour faire de l'éducation un instrument
de reproduction des inégalités sociales, Au fond, la logique de
la réforme de 1979 semble bien être de dispenser l'instruction de
base et l'alphabétisation au plus grand nombre et de sélectionner
parmi les alphabétisés des éléments pour renforcer
la classe des élites. Son but n'est pas de démocratiser
l'enseignement à tous les niveaux >>1.
Pour éclairer mieux ce point de vue les auteurs
avancent comme exemple, que après le premier cycle de 4 ans ou le
deuxième cycle de 6 ans de l'enseignement fondamental, l'enfant qui
n'arrive pas à s'adapter au système formel d'enseignement, peut
être orienté vers les branches techniques pour être rentable
sur le marché du travail. Cependant, étant donné
l'état des lieux du système, le manque de structures d'accueil du
secteur technique et professionnel, la majorité des enfants de la
paysannerie sont condamnés à rester au niveau du premier cycle de
4 ans ou du deuxième cycle de 6 ans, le temps suffisant pour une simple
alphabétisation. Par manque de structures d'accueil et de formation
permanente, ces enfants alphabétisés risquent, livrés
à eux-mêmes, de devenir illettrés.
En fin de compte, la réforme, de par sa gestation
même, ne pouvait révolutionner le système aliénant
d'éducation institué historiquement pour maintenir le
capitalisme, attardé fonctionnel à l'intérieur du pays. Au
contraire, dans une certaine mesure, elle travaillait à rendre ce
système plus fonctionnel, car les objectifs poursuivis par le
réseau d'organisation internationale étaient la
scolarisation-socialisation d`un plus grand nombre de futurs travailleurs dont
aura besoin le système pour assurer sa reproduction. << Ceci
expliquerait entre autres, renforce C. Tardieu, pourquoi malgré tous les
rapports négatifs2 quant aux résultats
pédagogiques obtenus dans le secteur de la réforme, les
organisations internationales et plus particulièrement la Banque
mondiale augmentent continuellement les fonds alloués à la
réforme sans exiger les corrections que recommandent les
évaluateurs >>3. Connaissant les trajectoires
tortueuses des << aides >> internationaux et leurs capacités
notoires de mystification, la réforme financée exclusivement par
les organismes étrangers ne pouvait répondre totalement aux
besoins nationaux. Leurs intégrations de plus en plus poussées
dans la gérance de la chose publique, s'expliquent par une
démission de l'État Haïtien du domaine public. Ceci se
concrétise, explique C. Tardieu, par la distribution de zones
d'influence
1 L. A. Joint ; L. Hurbon. Système
éducatif et inégalités sociales en Haïti. Edition
l'Hamarttan, Paris, 2007. Page129.
2 Voir à ce sujet le rapport preparé par
Locher, Malan et Pierre-Jacques pour le compte de la Banque Mondiale:
Évaluation de la réforme educative en Haïti. Page 163; Voir
aussi de Uli Locher, Educational Reform in Haïti... (1988). Page 18.
(Cité par Charles Tardieu. Page 191).
3 C. Tardieu. Op.cit page 12. Page 189-191.
pour les institutions jugées importantes par les
organismes étrangers. Ainsi donc, il n'y a pas
généralisation d'une réforme, mais bien sélection
d'institutions à investir par l'étranger.
La tentative de rénovation de l'école
haïtienne, entamée avec la réforme, se poursuit
jusqu'à nos jours. La langue créole n'est plus tout-à-fait
bannie dans les espaces scolaires. Dans une plus large mesure, cette langue
s'est fait une place minoritaire à côté du français.
La constitution de 1987 l'a même promu langue officielle, après
plus d'un siècle et demi d'histoire. Mais si pour G. Michel et L. Gani,
il est trop tôt aujourd'hui de clamer la banqueroute totale de la
réforme, J. Rodrigue dans un texte assez récent, juge que :
<< Cette réforme éducative, qui devait assurer une certaine
cohérence à notre système d'éducation a
malheureusement échoué. En effet vingt-cinq ans après que
l'État haïtien eut décrété cette
réforme, les différentes lacunes qu'accusait le système
(obsolescence du discours scolaire, archaïsme des méthodes
d'enseignement, insuffisance de l'enseignement ou plutôt superposition de
plusieurs types d'écoles, etc.) n'ont toujours pas été
corrigées >>1. Nous pouvons ajouter que la rupture tant
attendue d'avec les systèmes de valeur qui ont servi de base à la
maintenance du système colonial esclavagiste, n'a pas été
effective. L'école continue d'être le haut lieu d'exhumation de
l'âme haïtienne.
Le même auteur, dans le livre intitulé <<
crise de l'éducation et crise du développement >>, a fait
une analyse assez intéressante de certaines matières du programme
scolaire pour montrer, selon son expression << le déracinement du
système >>. Il rapporte que sur l'enseignement du français
: << Sur 128 textes littéraires que comprend Le
français par les textes de V. Bouillot (adaptation de O. R.
Fombrun), 16 d'entre eux seulement, soit 12.5 %, sont de source haïtienne.
Des 101 textes que comporte Le manuel de lecture courante des
Frères de l'Instruction Chrétienne, 12 seulement sont des
productions d'auteurs haïtiens. Les 89 autres sont empruntés
à des auteurs étrangers. Mais, parmi ceux-ci, les auteurs
français ont une grande fréquence d'utilisation
>>2. Nous pouvons ajouter que dans les manuels de lecture en
utilisation de nos jours, dans les classes de première année
fondamentale, intitulée Je lis et Je parle avec
plaisir, la quasi-totalité des textes n'ont aucun rapport avec
la réalité sociale haïtienne, et les illustrations
présentent des enfants aux visages caucasiens et des paysages
différents de l'environnement local.
L'enseignement de l'Histoire et de la Géographie
présente les mêmes configurations : << Outre l'imposition
d'un arbitraire culturel étranger, il y a aussi les silences ou
les mensonges de l'enseignement de
1 J. Rodrigue. Op.cit, page 134.. Page 15-16.
2 J. Rodrigue. Crise de l'éducation et
crise du développement. Page 34.
l'histoire. D'abord, ils sont résolument tournés
vers le passé, un passé défini : L'histoire qui se
déroule et la géographie qui se crée : l'histoire et la
géographie d'un espace que les Haïtiens, dans la production sociale
de leur existence, créent et façonnent, sont laissées
complètement de côté »1. Et avec la
méthode de la mémorisation à outrance instituée,
les sciences sociales deviennent des matières mortes, démunies de
leurs importances dans la construction de l'identité nationale. <<
Il n'existe aucune différence fondamentale entre le cours d'histoire du
réseau primaire et celui du réseau secondaire-supérieur,
sinon un grand souci du détail. L'enseignement secondaire de l'histoire
s'applique à reconstituer les événements d'une
manière certes plus saisissante, mais sans toutefois les articuler
à la lutte que se livrent les classes et les groupes sociaux
»2.
La plus ridicule des matières enseignées dans
nos écoles, est sans nul doute la Philosophie. Une philosophie
totalement déracinée, constituée en un ramassis de
disciplines différentes : Logique, Métaphysique, Morale,
Psychologie, etc. C'est une philosophie tournée vers un occident qui
n'existe plus, coupée du monde national et international. L'auteur
avance qu' : << Enseigner aux jeunes quelques éléments de
métaphysique et de philosophie positive (Descartes, Comte, Bergson,
Russell et Kant), commenter les commentaires des commentateurs, voilà
l'essentiel de leur tâche. Ils enseignent aux jeunes Haïtiens le
respect de la loi et la constitution, alors que celles-ci sont quotidiennement
et systématiquement violées par ceux-là mêmes qui
ont pour fonction de les faire observer. Ils parlent de démocratie
libérale, de respect des droits et des libertés individuels,
alors que la totalité des institutions sociales fonctionne sur un mode
autocratique et répressif »3.
Plus de vingt-cinq ans après le déclenchement de
cette réforme, où en est-on aujourd'hui? L'auteur répond
que :
<< Vingt ans après que le gouvernement eut
lancé sa réforme, le système éducatif reste encore
inadapté : les manuels, pour la plupart importés de France et du
Canada, transmettent un contenu éducatif qui renvoie à une autre
histoire, à d'autres valeurs culturelles et éthiques, à
d'autres conditions physiques et humaines que celles dans lesquelles
évolue l'écolier haïtien. Il en résulte un certain
nombre de phénomènes d'aliénation culturelle,
aggravé par le recours à une langue étrangère - le
français - comme véhicule de l'enseignement. Ce qui
entraîne pour l'élève haïtien des difficultés
d'apprentissage et contribue dans une certaine mesure à l'isoler de son
environnement »4.
1 J. Rodrigue. Crise de l'éducation et
crise du développement.Même. Page 35.
2 Ibid. Page 36.
3 Ibid. Page 38.
4 J. Rodrigue. Op.cit, page 134. Page 29.
Donc la conclusion pensée par l'auteur il y a des
décennies, peut encore être de mise cette réflexion :
<< L'enseignement de la Philosophie, comme celui des autres
matières, est un lieu où les Haïtiens apprennent à se
nier en tant qu'êtres, à s'automutiler >>1.
Au niveau du renouvellement de la pédagogie,
l'échec de la réforme est tout aussi flagrant : << Le
principe de sélection et l'encyclopédisme qu'on a voulu combattre
ou faire disparaître dominent encore le système :
évaluation normative, classements hiérarchiques, examens
normatisés (6e et 9e année fondamentale),
apprentissage livresque continu, etc. >>. En somme, les beaux discours de
la réforme sur la restructuration scolaire et les pratiques
pédagogiques n'ont pas pu prendre pied dans la réalité.
En ce qui a trait à l'alphabétisation, l'un des
premiers objectifs de la réforme, le résultat n'a pas beaucoup
changé. Depuis les années 1960, le président F. Duvalier a
annoncé en grande pompe le lancement de son vaste programme
d'alphabétisation. Dans un discours adressé à la nation le
vendredi 11 juillet 1958, il annonce que le gouvernement a <<
conçu et préparé le plan grandiose de procéder,
d'une façon méthodique et vigoureuse, à la mise en place
d'une organisation capable de combattre en quelques années
l'analphabétisme. Véritable fléau national de
l'élimination duquel dépendent le fonctionnement harmonieux d'une
démocratie réelle et le développement économique
>>2. Le programme de la réforme des années 1970,
assure le relais, en ayant comme objectif l'éradication de
l'analphabétisme à l'horizon de l'an 2000. Ces objectifs n'ont
cependant pas été atteints, selon l'avis de J. Rodrigue,
nonobstant les programmes d'alphabétisation de masse (Mission Alpha,
ONPEP) et la création d'une secrétaire d'État à
l'alphabétisation. Tous ces beaux discours étaient
mystificateurs, car dans la réalité rien n'y était fait
pour éradiquer l'analphabétisme. D'ailleurs, cette situation ne
dérangeait pas trop l'élite. Toutefois, selon << le recueil
de statistiques sociales >>3, le pourcentage
d'analphabètes au sein de la population active a sensiblement
régressé. En effet, de 1982 à 2005, il est passé de
65% à 51,9%, soit une baisse de 13%.
Comme résultat général de la politique
globale des longues années des Duvalier, H. Malfan rapporte : <<
L'aggravation de la misère, de l'ignorance et des conditions sanitaires
des masses, un chômage aux proportions chaque jour plus catastrophiques,
une inflation qui réduit à néant le pouvoir d'achat
déjà dérisoire des
1 J. Rodrigue. Crise de l'éducation et
crise du développement. Page 38.
2 François Duvalier. Face au peuple et à
l'histoire. Port-au-Prince, Édition SID, 1961.
3 MEF (IHSI). Recueil de statistiques sociales. Vol 1,
août 2000.
masses urbaines et rurales >>1, ce fut en gros
le lot des masses populaires, tandis qu'à l'opposé, « une
poignée de nantis et de profiteurs ne cessent d'amasser, en un temps
record, des richesses fabuleuses >>2.
L'école aujourd'hui, malgré la nette
avancée qu'on peut observer dans la fréquentation des locaux
scolaires par de jeunes3, ne s'est pas départie du cancer de
l'aliénation, comme elle est définie au chapitre 3 de ce travail.
Toutes les tentatives de réformes amorcés jusque là n'ont
jamais pu considérer la population comme réalité
d'être. Le système est toujours dominé par des
réseaux d'écoles publiques, privées, catholiques,
protestantes, congréganistes, presbytérales et communales. «
Ces écoles superposent des enseignements de classe, n'offrent pas la
même qualité de services à tous les enfants et,
conséquemment, assurent mal leur intégration nationale
>>4. L'avènement d'un système scolaire unique,
laïc, animé de respect et de tolérance pour toutes les
personnes sans distinction de croyances ou de religions, se fait encore
attendre. Si les assauts contre le schème religioso-culturel de la masse
ont diminué depuis ces vingt dernières années, le discours
scolaire, parce que justement dominé par l'évangélisation,
continue. La diabolisation et l'infériorisation entamée depuis
l'époque coloniale, continue leur travail à travers la conscience
du peuple. Les élèves sont toujours empêchés de
penser, car le seul outil de communication maîtrisé par eux,
continue d'être dévalorisé dans les espaces scolaires.
L'étude de Yves Déjean, mentionnée au chapitre 3,
où il fait état de la violence avec laquelle on imposait le
silence aux apprenants, les empêchant de s'exprimer dans leur langue date
des années 2000. L'éducation dépersonnalisante poursuit
tranquillement son petit bonhomme de chemin, le complexe
d'infériorité qui rend la personne incapable de se constituer en
acteur social responsable et actif dans la lutte pour la transformation de son
milieu social et physique couve encore dans le système, après
plus de deux cent années de décolonisation. Le mental garde ses
liens, la conscience sociale de la nation est atrophiée à telle
point que même la perte de la souveraineté nationale se fait sans
trop d'embûche. L'éducation, de par sa formation et son
imbrication dans le système social global aliénant du capitalisme
haïtien rabougri, ne peut se départir de l'aliénation
congénitale de ce système.
1 H. Malfan. Cinq décennies d'histoire du
mouvement étudiant haïtien. Page 88.
2 «43% du revenu national vont à 0.8% de
la population. Aux 200 familles millionnaires dénombrées par les
organismes internationaux sont venus s'ajouter, de 1974 à 1997
seulement, 3800 autres, disposant de 90.000$ par an, en plus des sommes
déposés dans les banques étrangères. (Tiré
du livre précité. Page 88).
3 On observe une augmentation constante et rapide
de l'effectif des fréquentations au niveau secondaire. De 1982 à
1998, il est passé de 95.600 élèves à 357.896, soit
une augmentation de 274%. De 1998 à 2003, le mouvement de scolarisation
des jeunes a poursuivi sa marche ascendante; Les inscriptions dans
l'enseignement secondaire public et privé sont évaluées
à 584.954 pour l'année scolaire 2003-2004. (Source: MEF (IHSI).
Recueil de statistiques sociales, Vol. 1, août 2000- MENJS (2005). Fiche
d'information sur l'éducation en Haïti. ( Tiré du livre
«A quand la
réforme éducative en Haïti?... Page 59).
4 J. Rodrigue. Crise de l'éducation et
crise du développement. Page 40.
Les organismes internationaux brandissent, depuis
l'époque de l'occupation américaine, la
défectuosité du système éducatif comme facteur de
sous-développement, un discours relayé de l'intérieur par
la presse et les politiciens, sans une prise en compte de son caractère
mystificateur et aliénant. Les prochains paragraphes seront
consacrés à l'analyse de ce phénomène.
B- Le système éducatif haïtien et le
sous-développement.
Quelles relations existe-il entre éducation,
développement, sous-développement ? Laquelle des variables
éducation et sous-développement est dépendante l'une de
l'autre ? L'analyse de ces questions nous amènera finalement à
montrer les limites de toutes actions réformistes de transformation du
système éducatif à l'intérieur du système
social global aliénant.
1- Discours mystificateurs d'une éducation
développementiste.
De l'avis des organismes internationaux, tels l'ONU à
travers ses sous-divisions, l'analphabétisme et la sous-scolarisation
sont des freins majeurs au développement démocratique des
États de la périphérie. Si en apparence ce discours semble
logique, au fond, il est vide de sens, parce qu'il ne prend pas en ligne de
compte l'histoire dans laquelle s'insère la crise éducative
chronique de ces pays. L'éducation n'a jamais été un
facteur de développement, comme elle ne peut être non plus, un
facteur de sous-développement. L'éducation est soumise à
la mouvance de l'avènement des diverses formes de production que le
monde a connues, pour arriver finalement au capitalisme, qui comme un magicien,
transforme tout en marchandise, et institue l'exploitation à outrance
comme base de son développement. Le sous-développement est une
création du système capitaliste, et le système
éducatif institué dans ces pays appelés
sous-développés travaille à maintenir la dépendance
à l'égard de ces pays dits développés. Dans le cas
d'Haïti, l'analphabétisme et la sous-scolarisation persistent, en
partie, parce qu'ils ne menacent pas les intérêts
économiques aménagés chichement par notre bourgeoisie
anti-nationale. Pointer du doigt les maux du système éducatif en
les disséquant de leurs imbrications dans la putréfaction totale
du système global
est mystificateur. Car, « l'enseignement est, lui aussi,
selon E. Brutus, un phénomène d'ordre économique,
politique et social. On ne saurait l'étudier en le dissociant du
système économique, du fait politique, de la division sociale. Il
participe à un ensemble historique et vit de sa vie
>>1. L'essentiel en ce sens serait de penser une
éducation qui fait l'étude du développement, une
école de développement. Mais développement, pas dans le
sens d'une recette de sortie de crise universelle, formatée à
l'extérieur, et transposable dans tout espace géographique et
historique du globe. Mais une éducation pour penser le
développement comme création intérieure à chaque
groupe social dans son évolution historique propre.
« Cette école de développement, selon les
mots de Jn. Anil L. Juste, doit promouvoir la lutte contre le dualisme
développement - sous-développement. Pour cela, elle rompra avec
la logique de l'histoire comme succession d'événements survenus
au cours des siècles. Concrètement, elle étudiera la
misère intellectuelle, la misère physiologique,
et la misère économique comme produits qui masquent le
processus d'accumulation et de légitimation du capital. L'attitude
requise pour l'amélioration des conditions de vie ou de survie ne peut
se former que par et dans la lutte de dépassement du capital. (...) Au
lieu de l'équité, l'école de développement
prônera l'égalité ; à la place du
développement du capital humain, elle mettra l'explication des
capacités physico-mentales des étudiants en vue de la pleine
réalisation de l'homme Haïtien >>2.
2- Système d'éducation, aliénation
et patriotisme.
Malgré la dépersonnalisation continue, et
l'aliénation effective du système éducatif haïtien,
tout au cours de l'histoire, nous avons assisté au soubresaut
d'éveil de la conscience des jeunes du milieu scolaire et universitaire.
La capacité de résistance qui a débouché sur la
grande révolution de 1789 se couve encore dans les âmes de chaque
Haïtien authentique même de manière latente. Les assauts
menés contre la potentialité de résistance de ce peuple
à travers la déconstitution, l'infériorisation, la
diabolisation systématique de son schème culturel et de ses
manières de percevoir le monde, n'ont jamais abouti véritablement
à dépersonnaliser et à zombifier totalement les
éléments de la nation.
Malgré le caractère aliénant de notre
éducation, le milieu estudiantin haïtien est secoué
périodiquement par de fortes poussées nationalistes. En 1929,
sous l'occupation américaine, la jeunesse étudiante
haïtienne pose, d'une étonnante manière, son premier acte de
combat. La grève de Damiens et les puissantes vagues de manifestations
qui s'ensuivent ouvrent la voie à une époque d'interventions
intermittentes des étudiants haïtiens dans la vie politique du
pays.
1 Préface du livre Instruction publique en
Haïti d' E. Brutus.
2Jn. Anil L. Juste. De la crise de
l'éducation à l'éducation de la crise en Haïti.
Page 104.
A partir de cette date, la jeunesse étudiante
haïtienne reviendra assez souvent dans la mêlée, pour jouer
un rôle spécifique dans toutes les grandes crises politiques qui
secouent le pays depuis 1929. Ainsi, rapporte H. Malfan, << en janvier
1946, la fermeture du journal La Ruche, édité par de
jeunes étudiants, et le déclenchement subséquent de
grèves et manifestations étudiantes servent de détonateur
au vaste mouvement populaire qui va emporter le gouvernement de Lescot et
ouvrir une période d'essor du mouvement démocratique de masse en
Haïti »1. Après les manifestations en mai 1956, qui
ont précipité le renversement de Paul Magloire, le mouvement
étudiant allait se constituer en un véritable mouvement
organisé, mais, elle allait rapidement connaître de graves
difficultés pendant la longue période des Duvalier jusqu'à
l'hécatombe de 1969. Malgré le bâillonnement et les
assassinats des années 1970, la mort des trois élèves aux
Gonaïves allait jouer un grand rôle dans le renversement de la
dictature duvaliérienne. Et plus près de nous, en 2004, nous
pouvons nous rappeler les grandes mobilisations contre le pouvoir de J.B.
Aristide, et aujourd'hui encore la grande mobilisation pour les deux cent
gourdes de salaire minimum lancée par la faculté des Sciences
Humaines.
Malgré les menées des gouvernements pour
éliminer toute forme de politisation, comme par exemple, la
manifestation d'aucune volonté d'aménager un campus universitaire
pour la réunion de toutes les facultés, l'espace universitaire,
reste un lieu de débat politique par excellence.
Ce qui explique, que malgré la tendance
ségrégative du système éducatif, il existe une
potentialité de réveil, chez les jeunes, qu'il faut prendre en
considération dans toute tentative de lutte pour la transformation du
système. Mais, en faisant cette prise en compte, on ne doit pas oublier
que, comme l'a écrit Suzy Castor dans << Étudiants et
luttes sociales dans la caraïbe » :
<< Une université n'existe pas dans le vide, mais
dans une société donnée. Son fonctionnement est toujours
conditionné par la société où elle se trouve et son
rôle principal est d'en satisfaire les nécessités. Par
conséquent, toute université assure la reproduction et la
transmission des valeurs idéologiques, culturelles et scientifiques d'un
système. Elle forme des cadres scientifiques et techniques et
administratifs nécessaires à son fonctionnement et à sa
continuité »2.
C'est l'une des raisons qui explique que l'une des lacunes du
mouvement étudiant haïtien, est selon H. Malfan, son manque de
continuité historique. Aux flambées sporadiques, succèdent
des périodes d'accalmie ou même de mort apparente ; le mouvement
succombant soit à la répression politique, soit à ses
faiblesses et dissensions internes, soit à son isolement, en l'absence
dans le milieu d'autres organisations similaires dont la
1 H. Malfan. Cinq décennies d'histoire du
mouvement étudiant haïtien. Édition << Jeune
Clarté », Montréal - New-York, 1981. Page 9.
2 Cité Jn. Anil L. Juste. Jn. Anil L. Juste.
De la crise de l'éducation à l'éducation de la crise
en Haïti. Imprimeur II, Port-au-Prince, 2003. Page 115. Page 156.
solidarité l'aurait aidé à survivre.
Ainsi, chaque résurgence du mouvement étudiant se présente
comme un démarrage à zéro, les actions antérieures
étant, dans l'intervalle, tombées dans l'oubli.
L'école, l'université, comme espace de
reproduction, constitue également les lieux où se maintiennent
les étincelles d'espoir d'une potentielle transformation, parce qu'ils
sont les lieux d'échanges et de brassages idéologiques. Si les
actions posées par les étudiants sont ramassées par une
classe populaire véridiquement progressiste, ces explosions sporadiques
peuvent se transformer en de vraies actions révolutionnaires,
s'inscrivant dans une logique de changement radical.
3- Les limites de toutes actions visant la transformation
du système aliénant d'éducation
d'Haïti
En remontant les racines historiques du développement
endogène du système éducatif haïtien, nous avons pu
établir les fondements de l'aliénation inhérente à
sa personnalité. Ce système, qui forme des milliers de jeunes
désorientés, dépendants, incapables de s'assumer comme
citoyens, souffrant de complexe d'infériorité. Mais,
l'école n'est pas une institution isolée des autres rouages de
reproduction et de maintien du système en place. En plus, les
problèmes liés à l'éducation ne peuvent être
abordés sans une prise en compte globale de tous les champs du social.
Comme par exemple, la dégradation de l'environnement, le chômage,
la misère accrue des masses paysannes et urbaines et à un certain
niveau, des problématiques éducationnelles. L'éducation
n'est pas seulement un problème politique par excellence, elle est
également liée à l'économie, à la culture et
à toutes les autres branches du social. « La crise de
l'éducation, explique Jn. Anil, ne doit pas être
étudiée en dehors des pratiques d'exploitation et de domination
de la paysannerie haïtienne, et des comportements compradores du capital
servile haïtien (...) »1. La crise de l'éducation
s'inscrit dans la crise générale du capitalisme, et de sa
non-adaptation sur le terrain haïtien.
Dans le chapitre qui va suivre nous allons faire des
propositions pour la mise en place d'une école qui n'aliène pas.
Un espace scolaire démocratique, où les personnes apprendront
à s'assumer totalement comme acteur social. Mais, cette lutte pour une
autre forme d'école, si elle ne s'insère pas dans une prise de
position radicale pour la transformation du système global.
1 Jn. Anil L. Juste. Op.cit Page 145. Page 133.
<< L'école, selon Jn. Anil, reproduit et renforce
les inégalités sociales, mais la situation se produit dans une
praxis sociale globale d'exploitation et de domination. L'introduction des
valeurs de solidarité, d'entraide et de participation n'aura pas la
vertu de rendre l'école démocratique. (...) Puisqu'en dernier
lieu, il est impossible de couper l'école d'autres praxis sociales qui
se font dans la rue, à la maison, aux jardins, etc.
>>1.
C'est dans ce contexte que le point de départ de toute
action transformationnelle ayant rapport à l'éducation doit viser
en premier lieu la conscientisation, la politisation de la masse. Politiser
ici, ce n'est pas tenir des discours politiques mystificateurs, mais assurer la
prise en compte de l'éducation des masses, de l'élévation
de leur pensée. C'est, selon F. Fanon, << s'acharner avec rage
à faire comprendre aux masses que tout dépend d'elles, que si
nous stagnons c'est de leur faute et que si nous avançons, c'est aussi
de leur faute, qu'il n'y a pas de démiurge, qu'il n'y a pas d'homme
illustre et responsable de tout, mais que le démiurge c'est le peuple et
que les mains magiciennes ne sont en définitive que les mains du peuple.
(...)Politiser, c'est ouvrir l'esprit, c'est éveiller l'esprit, mettre
au monde l'esprit >>2. C'est comme le disait Césaire :
<< Inventer des âmes >>.
Ce travail de conscientisation, de politisation, mènera
le peuple à remettre en question la légitimité d'un
gouvernement incapable de mener à bien la barque de la nation, à
reconnaître son droit à l'alimentation, à
l'éducation, au logement et au travail décent. Et son devoir de
peuple de lutter pour le respect de ces droits. Au regard de l'ampleur de ce
travail, la classe dominante peut-elle assumer cette lourde tâche
politique de conscientiser les masses populaires ? Jn. Anil, au travers de la
méthodologie de l'éducation populaire, répond par la
négative. Il soutient que :
<< Le point de départ doit être toujours la
situation sociale d'injustice vécue par les masses populaires, et la
communication horizontale, l'instrument d'interaction dans la
déconstruction de l'hégémonie dominante. En ce sens,
l'État qui feint toujours de servir tous les intérêts dans
la société, ne saurait être l'agent communicationnel
approprié, puisque la réalité donne à observer
qu'il agit souvent dans le sens de la défense des classes oligarchiques
haïtiennes >>3.
Donc, ce travail revient à la classe populaire
organisée, conscientisée, et imprégnée de son
rôle historique de révolutionner les rapports de production
aliénants qui dominent dans la société.
1 Ibid. Page 101-102.
2 F. Fanon. Op.cit, page 93. Page 133.
3 Jn. Anil L. Juste. Op.cit page 145. Page 115.
CHAPITRE 6 Exigences et perspectives d'une
éducation populaire haïtienne.
Plus de deux siècles d'histoire depuis la prise de
l'indépendance nationale, qui a propulsé à la face du
monde le premier peuple qui a osé dire un non catégorique au
modèle esclavagiste inique institué par l'Europe pour fortifier
la base du système capitaliste en quête de capitaux. Le constat de
notre échec à assurer l'organisation d'un système
éducatif national, répondant aux besoins fondamentaux de la
nation en instruction, est criant. Pour pallier au manque de volonté
manifeste de l'élite de démocratiser l'instruction, il se trouve
que sous la poussée de nouveaux besoins en ressources humaines plus ou
moins qualifiées, que demande le capitalisme attardé de notre
pays, les jeunes fréquentent de plus en plus les espaces scolaires
existants. Mais comme notre recherche ne porte pas principalement sur la
capacité d'accueil des écoles existantes, ni sur leur
insalubrité, leur vétusté, leur délabrement,
l'absence de matériel pédagogique adéquat ou la formation
douteuse des enseignants et responsables académiques, il nous importe
seulement dans ce travail de faire l'historique d'un système
éducatif qui n'a jamais pu se démarquer des schèmes de
valeur aliénants effectifs dans la société coloniale
esclavagiste. Dans les chapitres précédents nous avons parcouru
les annales de l'histoire pour remonter les filières des racines de
l'aliénation de notre système éducatif, plus
particulièrement au niveau de l'enseignement classique.
L'incapacité totale dont fait montre l'élite face à la
prise en charge de la formation éducative de la nation, nous
amène à penser la nécessité d'un éveil
véritable de la population pour qu'elle puisse remettre en question le
modèle éducatif que valorise la classe dominante à son
détriment, pour la maintenir dans une dépendance
socio-économique continue, en la poussant à ne jamais s'assumer
comme acteur social historique, devant prendre en main son destin de
manière libre et autonome. C'est ainsi qu'à l'intérieur de
ce chapitre, à la lumière des visées
éducationnelles des auteurs comme Paulo Freire, ou le pédagogue
français Freinet, nous allons faire des propositions allant dans la
lignée d'un modèle d'éducation alternative pris en charge
par la population elle-même au cours d'un travail incessant de
conscientisation effectué par les organisations militant dans le domaine
de l'éducation populaire pour finalement penser à la mise en
place d'une école alternative en vue de la prise en charge de
l'éducation de la masse dans une perspective de transformation sociale
globale.
A- La nécessité d'une conscientisation
populaire.
Les pages ci-dessus mettent en lumière que
l'école haïtienne, comme elle existe sous sa forme traditionnelle,
est incapable de former des gens qui seront aptes à s'engager dans la
lutte pour le changement de leur pays. Alors, la classe populaire doit
intensifier ses actions pour la transformation de cette dite école. Il
serait impensable que la classe dominante encourage ou, a fortiori, pratique
une éducation libératrice ou promeuve le changement dans le
système éducatif. Karl Marx1, sur la question de
l'éducation de la classe des travailleurs, a dit clairement que cette
dernière doit être formée dans une perspective
contradictoire et antagonique à la vision de la bourgeoisie. Et
paradoxalement, l'éducation, comme nous l'avons déjà dit,
est sous le contrôle de l'Etat, gardien des intérêts de la
classe dominante. Mais, le changement de politique éducative dans une
société peut se préparer par le peuple. Si le peuple
est organisé, conscientisé, politisé, regroupé de
manière à pouvoir unir sa force, et à bien orienter cette
dernière.
C'est ainsi que dans ce sous chapitre nous mettrons l'accent
sur les actions transformatrices que la classe progressiste doit mener à
l'extérieur de l'école. Définies comme un travail
permanent pour l'organisation et la conscientisation de tous les secteurs
concernés dans la mise en place d'une politique éducative,
c'est-à-dire les parents, les professeurs, les apprenants, etc. pour
accéder à la responsabilisation dans la prise en mains de leur
destin de peuple, et de la formation de leur progéniture.
1 Cité par Mauro Luis Iasi, dans le texte
Ensaios sobre consciência e emanci paçâo. Édition
Expression populaire. Sao- Paulo, Brésil, 2007. Page 31.
1- Importance de la prise de conscience dans un projet de
transformation sociale.
La conscientisation de la classe populaire doit servir de
pierre angulaire à la longue construction d'un projet de lutte pour
emmener la masse à assumer son rôle historique de toujours
révolutionner ses conditions sociales aliénantes d'existence.
D'ailleurs, elle est l'un des buts essentiels à atteindre pour
réunir les conditions subjectives essentielles à la
transformation radicale de la société. Servons-nous du livre de
Gisèle Ampleman1: <<Pratiques de
conscientisation», où elle propose et annote diverses
définitions de la conscience dans les oeuvres de Paulo Freire, pour
asseoir les actions que doit mener le secteur progressiste en ce sens.
Premièrement, Dans un article publié en 1970,
Freire définit la conscientisation comme <<un processus dans
lequel des hommes, en tant que sujets connaissants, et non en tant que
bénéficiaires, approfondissent la conscience qu'ils ont à
la fois de la réalité socio-culturelle qui modèle leur vie
et leur réalité, et la capacité de transformer cette
réalité.»Selon Gisèle, la conscientisation en ce sens
apparaît comme un moment d'une praxis, c'est-à-dire une
réflexion indissociable d'une action de transformation du monde.
Mais, toujours selon l'auteure, cette définition va
s'éclairer mieux dans le livre: <<L'éducation, pratique de
la liberté» où elle prendra un tournant plus politique. Dans
ce livre, Freire parle du passage d'une conscience magique ou d'une conscience
primaire à une conscience critique. La conscience magique perçoit
les faits <<en leur attribuant un pouvoir supérieur qui la domine
de l'extérieur,et auquel elle doit se soumettre docilement» tandis
que <<la conscience critique est la perception des choses et des
faits,tels qu'ils existent concrètement, dans leurs relations logiques
et circonstancielles». Ce caractère politique de la
définition va se réaffirmer concrètement dans un cahier
publié par Freire à l'institut culturel (IDAC), où il
avance que <<la conscientisation n'apparaît plus seulement comme un
passage à la critique. Mais les masses populaires en sont les sujets
collectifs. Aussi, elle est passage à la conscience de classe».
Pour atteindre ce niveau de conscientisation, le travail de la
classe progressiste doit prendre en compte plusieurs points, dont deux plus
importants:
1) Une bonne connaissance de la culture du milieu populaire.
1 Ampleman, Gisèle.- Pratiques de
conscientisation. Expériences D'éducation populaire au
Québec. Québec, Edition nouvelle optique, 1983..Page 58.
2) Percevoir la personne comme un sujet actif dans la
création de l'histoire.
Ce dernier point, selon une analyse assez pertinente de
Gisèle Ampleman:
<<Résume la conception de la personne humaine qui
est à la base de la conscientisation, à savoir la conviction
profonde de la capacité de chaque être humain d'être acteur
autonome de sa vie et de participer pleinement à la transformation du
monde. C'est la conviction que même dans les groupes les plus
dominés et aliénés, les individus peuvent parvenir
à percevoir la possibilité de transformation de leur situation,
à croire en leur capacité d'y arriver, à identifier et
à exprimer leurs intérêts et leurs désirs, ainsi
qu'à s'impliquer activement dans la transformation de la
société en ce sens. Pour se réaliser pleinement, elle doit
exercer cette critique et devenir un sujet conscient, capable d'une
participation autonome à la transformation sociale».
Ce travail de conscientisation doit viser comme premier
objectif l'organisation de la classe populaire, condition essentielle à
sa fortification. Si cette classe arrive à se regrouper dans divers
types d'organisation reliés entre eux, soit: Les parents, les
professeurs, les paysans, les ouvriers, les petits commerçants, pour
débattre leurs intérêts communs,discuter de leurs statuts
d'opprimés, remettre en question l'éducation que reçoivent
leurs enfants. Bien orientée dans ses recommandations, la classe
populaire peut non seulement réclamer et obtenir son droit à
l'éducation, mais en plus exercer une action sur l'orientation de la
politique éducative de la nation.
L'erreur qu'on doit éviter est de penser que ce travail
fondamental pour la lutte vers l'émancipation qu'est la conscientisation
est facile. D'ailleurs, le chemin de la liberté, de la
désaliénation est toujours chargé d'embûches. La
transformation de la masse en une classe consciente de son statut et de son
pouvoir est un travail d'envergure et de longue haleine, mais, sans sa
réussite, le changement social profond est impossible. La
définition que donne l'INODEP1 de la conscientisation est
très significative en ce sens: <<La conscientisation est
l'éveil et la maturation de la conscience de classe des milieux
populaires, pour une militance de plus en plus active dans les luttes de
classes, au niveau national et international et dans les luttes contre certains
pouvoirs dominants de l'Etat. Elle est formation à l'engagement
politique et vise au développement de la solidarité des milieux
et groupes opprimés».
1 Ibid Page. l'auteure n'a pas défini le
cigle.
2- Spécificité d'une transformation
sociale haïtienne.
En Haïti, le travail de la conscientisation de la masse
doit s'accompagner d'une désaliénation perpétuelle. La
politique de diabolisation et d'infériorisation de tout ce qui touche au
schème religiosoculturel de la population entamée depuis la
colonie, pour contenir les esclaves dans leur carcan et assurer la perduration
de la structuration économique esclavagiste au profit de la
métropole française, a traversé plus de deux
siècles d'indépendance, en alternant force brutale et humiliation
pour continuer l'exploitation de la population par un petit groupe qui se croit
étranger. Ces incessants assauts, au lieu de supprimer la culture
populaire, ont renforcé sa résistibilité. C'est ainsi que
ces outils culturels ont contribué activement au renversement du
système colonial esclavagiste, et assumé
l'imperméabilité et la capacité de résistance
énorme qu'a le peuple devant l'adversité. Alors, si la
maîtrise de la culture du milieu populaire constitue un point important
dans le processus de conscientisation, en ce qui concerne Haïti, elle est
l'un des points fondamentaux, puisque la culture populaire est un lieu de
dénigrement intense, où, sans aucune compréhension, elle
sert de stigmate, que ce soit à travers la langue parlée par la
population ou ces différentes autres formes de manifestation.
Le travail de désaliénation, et d'acceptation
totale de soi comme personne historique, comme acteur, devant agir sur les
conditions sociales imposées par le système capitaliste dans la
société, doit se faire dans, et à travers la culture
populaire. Une culture non considérée comme quelque chose
d'immuable ou statique, mais plutôt comme la conçoit le courant
interactionniste, où elle est présentée comme <<
inséparable des interactions sociales qui la produisent, dans des
contextes variés et instables où cette (culture) est sans cesse
appropriée, transformée, adaptée par des individus en
situation. Ici, la culture n'est plus considérée comme existence
en soi, mais comme un ensemble de ressources symboliques et sociales que des
individus peuvent (ou non) mobiliser en situation. Il faut plutôt
considérer la culture comme un processus de production sociale. Elle
sera donc toujours abordée en lien avec les structures sociales et les
rapports sociaux au sein desquels s'opère son
émersion»1.
Dans le processus de conscientisation, la culture joue
également le rôle de renforcement de l'identité nationale.
La notion d'identité est souvent employée comme
équivalente à la culture, elle s'en distingue pourtant au moins
sur un plan : << Si la culture peut fonctionner sans conscience
identitaire, et relève donc en grande
1 Verhoeven Marie. École et diversité
culturelle. Sybidi Papers, Académie Bruylant, Grand Place 29, Belgique,
2002. Page 20.
partie de processus inconscients, la notion d'identité
renvoie, quant à elle, à une norme d'appartenance
nécessaire consciente, puisqu'elle implique un positionnement social et
symbolique explicite de la part de l'acteur social »1. Le
sentiment d'appartenance qu'implique le concept d'identité est
indispensable pour arriver à se considérer comme responsable de
son devenir social à l'intérieur du groupe sociétal.
Contrairement à l'idée façonnée par les puissances
capitalistes, comme quoi le développement, la démocratie, la
modernité doivent sortir de l'extérieur pour être
appliqués dans les pays de la périphérie au profit de
leurs transformations sociales. Il est important, à travers le processus
de la prise de conscience, d'amener la population à penser son propre
paradigme de développement, à voir la nécessité de
prendre son avenir politique en main. Le processus de transformation doit en
fin de compte amener la population à comprendre les incidences de
l'éducation traditionnelle sur la formation de ses progénitures
et agir pour la transformer.
1 Ibid Page 23.
B- La mise en place d'une école alternative.
La classe populaire d'aujourd'hui doit non seulement poser des
actions en vue d'aider à l'organisation et à la conscientisation
du peuple, mais également, et de manière pratique, construire une
école alternative pour prendre en main l'éducation de la femme
nouvelle et de l'homme nouveau souhaité pour la nouvelle
société. Martha Harnecker, dans le livre << La construction
d'un mouvement social », soutient que l'école traditionnelle :
<< ...est non seulement un instrument de reproduction de
l'idéologie dominante, elle est aussi un engrenage essentiel du
système capitaliste pour former une main-d'oeuvre docile prête
à travailler dans ses industries. Elle n'éduque pas, elle
prépare les << pièces » d'une machine productive. On
inculte le minimum indispensable pour effectuer efficacement son travail, en
empêchant le développement de tout esprit critique, on ne veut pas
de gens qui pensent par eux-mêmes, on veut des gens qui exécutent
leur travail de façon << automatique ». L'école
fabrique des êtres humains qui sont individualistes, compétitifs
et machistes, en définitive, des êtres passifs et
dépendants »1.
Cette école qui aura pour objectif la
décolonisation des esprits, la démocratisation du savoir, la
désaliénation et la réhaïtianisation du peuple, doit
se mettre, au niveau de son projet éducatif, en rupture avec
l'école établie. Car, cette dernière ne vise qu'à
donner une éducation conservatrice, élitiste, individualiste,
déshumanisante, dans le but de transformer l'être humain en
machine disponible pour le service de l'amplification du capital de la classe
possédante. Aussi est-il que l'école alternative que nous devons
créer doit prendre en compte la formation intégrale de la
personne, pour l'amener à prendre conscience de sa qualité
d'homme. Et de ce fait, vouée à la liberté, et tenant
toujours le pouvoir, la possibilité d'exercer sa praxis sociale pour
prendre en main son destin, et transformer sa réalité.
Dans cet ultime point de notre texte, l'accent sera mis sur la
manière dont l'école du peuple à la vision
libératrice doit être organisée à travers sa
philosophie, son programme, sa pédagogie et la qualité de ses
enseignant(e) s.
1 Martha Harnecker. La construction d'un mouvement
social. Centre Europe-Tiers Monde (CETIM). Genève, 2003. Page
168.
1- Une école haïtienne axée sur la
réalité nationale.
L'école alternative haïtienne, pensée dans
une perspective de désaliénation doit se baser sur une
philosophie qui prend en compte les spécificités de la
réalité haïtienne. La philosophie de cette école ne
doit pas seulement viser la transmission d'une connaissance déjà
intégralement établie, elle est également construction,
reconstruction, valorisation de valeurs, de culture propre à un peuple
et à l'humanité. La vision de cette école est la
transformation de la personne, assujettie au joug du néo-colonialisme,
opprimée économiquement, politiquement, socialement, en sa propre
libératrice. Nous voulons des femmes et des hommes engagés,
responsables, concernés, et prêts à se livrer dans la
bataille pour le développement de leur pays. Des gens qui assument
totalement leur origine, leur passé, leur culture, leur histoire,
connaissant leurs droits et luttant pour les faire respecter. Notre but est de
construire une conception éducative en étroite relation avec les
apprenants, les parents, et la communauté.
Pour cela, nous voulons que tous les actes
éducationnels soient en accord avec la réalité et la
communauté, de telle manière que l'apprenant doive se sentir
lié à cette dernière, et contribuer à chercher des
solutions pour ses problèmes.
D'un autre côté, nous cherchons à faire de
l'école un lieu de démocratie et de liberté, où
l'apprenant apprendra à former sa capacité pour la prise des
décisions individuelles ou communautaires, grâce à sa
participation dans la discipline, la programmation et l'évaluation des
activités.
En même temps, nous nous proposons de
récupérer à travers diverses activités culturelles,
les valeurs et traditions culturelles, qui, avec le processus d'assimilation de
l'impérialisme, se sont perdus. De manière à ce que, ces
éléments culturels importants puissent jouer leurs rôles
dans le processus d'apprentissage et de conscientisation de l'apprenant.
Enfin, nous visons à créer une école
nouvelle, qui, à partir du savoir concret de la réalité,
à travers un travail collectif entre apprenant, enseignant, parent,
arrive à être un instrument de transformation sociale au service
de la classe populaire.
2- Une école haïtienne dynamisée par
un programme et une pédagogie soucieux de répondre aux besoins
d'ordre national.
Par quel processus l'école se transforme-t-elle en
instrument d'aliénation pour le peuple?
Premièrement par le choix du programme scolaire. La
construction d'un programme, pour tous les niveaux du cycle de formation est un
acte très politique. Elle a pour rôle de déterminer que
enseigner aux apprenants et, ce que l'on va enseigner découle de la
vision totale globale qu'on a de la société. Alors, le choix du
programme est déterminant dans l'orientation politique à donner
au système éducatif. Ainsi, comme le rêve de l'élite
haïtienne est de se conformer chaque jour un peu plus au modèle
français, ceci explique pourquoi le programme éducatif de nos
écoles est une simple copie de celui de la France. Dans son
élaboration, les responsables ne tiennent pas en compte les
réalités socio-culturelles propres au peuple et de ses besoins
véritables. L'éducation civique qui devrait servir à
conscientiser la personne pour l'amener à assumer ses
responsabilités citoyennes, à jouer son rôle social en
travaillant au profit du bien être de la nation, est quasiment
prohibée. On ne fait aucune référence à
l'Amérique latine dans le programme, tandis que l'histoire de la France
est très présente. Les matières purement culturelles comme
le théâtre, la musique, la danse, etc., sont quasiment
inexistantes dans les écoles du peuple. Dans celles des riches comme les
écoles congréganistes par exemple, ces rubriques sont
tournées vers la culture française. D'ailleurs il serait absurde
que les éléments de la culture populaire fassent partie de la
formation de la classe dominante. Ainsi, se présente de manière
succincte la configuration du programme scolaire dans l'école
haïtienne.
L'analyse du programme scolaire, nous dit Paulo Freire, aide
à répondre à trois grandes questions:Que connaître?
Comment connaître? Et pourquoi connaître? Il explique que
<<le <<que connaître» influence directement
l'élaboration du contenu des programmes de l'action éducative.
Cela explique que l'on tient compte de toute une série de points de vue.
Ces derniers, intimement liés au <<comment connaître»,
<<pourquoi connaître», en faveur de qui et de quoi, contre qui
et quoi connaître, constituent les principes d'orientation qui servent
à délimiter le <<que
connaître».»1
Aussi le <<que connaître» marche sur la
même longueur d'onde que le <<comment connaître», qui
nous renvoie à la pédagogie et à la méthode
utilisée pour faire passer le contenu du programme. Car,
l'éducation, comme l'a dit l'autre, est libératrice ou
aliénante, non pas seulement par le contenu du programme, mais
également par la pédagogie utilisée, par le rapport, la
relation qui s'établit entre les éducateurs et les
éduqués.
1 Paulo, Freire. Lettres à la
Guinée-bissau sur l'alphabétisation. Edition François
Maspero.
Comme il y a une relation directe entre le <<que
connaître» et le <<pourquoi connaître», nul besoin
d'aller plus loin pour avancer que la méthode, la pédagogie
utilisée dans nos écoles répond à la vision de la
classe dominante. Cette vision est l'assimilation, la chosification de la
personne, et la maintenance de la grande majorité de la population dans
l'ignorance, pour pouvoir mieux l'exploiter. Nous pouvons encore utiliser le
fameux concept <<éducation bancaire»1 de Paulo
Freire pour expliquer le rapport éducationnel existant dans nos
écoles. L'apprenant est considéré comme un tonneau vide,
une éponge sur laquelle on va faire un <<dépôt de
connaissance».Il n'a d'autre rôle que de faire sienne cette dite
connaissance. Il n'y a aucune action dialectique entre la connaissance et la
personne. C'est une méthode anti-communicative, qui promeut le
silence de l'apprenant. Etouffant dans l'oeuf les soubresauts de sa conscience
critique, et ses remises en question.
Paulo Freire2 explique que ce modèle
d'éducation, qu'il baptise antidialogique, a trois manières
essentielles pour se développer:
1) Une attitude de conquête
L'esprit de cette éducation consiste à
dépouiller l'autre de sa parole, de ses moyens d'expression et de sa
culture. C'est une sorte de conquête ou invasion culturelle, où le
dominant envahit le contexte culturel de l'autre avec ses modèles de
valeurs. Cette éducation incite l'apprenant à penser comme
supérieure, naturelle ou liée à la modernité la
façon d'être de l'autre, et donc, qu'elle est meilleure, qu'il l'a
fasse sienne. Il infériorise et auto-censure sa propre
créativité. Aussi finit-il par voir sa propre
réalité avec les yeux du dominant et non les siens. Cette
éducation l'amène chaque jour à se suicider culturellement
au profit du modèle étranger.
2) La mystification
Ce modèle préconise le mythe selon lequel
l'ordre établi est sacré. Que le monde est bâti sur des
principes transcendants qu'on ne peut changer et auxquels on doit s'adapter.
Celui qui s'adapte, qui se conforme est valorisé.
1 Paulo ,Freire.Pedagogía de los oprimidos.
Edicíon siglo XXème, 1974. Page 24
2 Une analyse du livre «L'éducation,
Pratique de la liberté » sous la plume de Paul
Concave.
www.educationalternative.com.
3) La manipulation
Manipuler, c'est chercher à conformer l'autre à
ses objectifs propres, en captant son adhésion par tous les moyens.
Cette éducation manipulatrice cherche à anesthésier
l'apprenant, à l'empêcher de penser seul, à l'emmener
sournoisement à adopter la vision dominante.
L'analyse que nous avons faite depuis le début de ce
chapitre montre clairement le caractère antiprogressiste,
anti-libérateur de l'éducation à laquelle nous avons droit
dans la société. Aujourd'hui, avec les nouveaux besoins sociaux
beaucoup plus de personnes fréquentent l'école. Mais le
problème de l'éducation en Haïti et dans divers pays dans le
monde est non seulement au niveau de l'accès à l'éducation
de la population,mais également,et d'une manière plus
compliquée,le type d'éducation véhiculé dans le
milieu éducatif. En ce sens, la diminution du taux
d'analphabétisme ne suffit pas à remplir son rôle dans la
marche vers le développement. Car, le modèle éducatif
basé sur l'impérialisme enfonce les pays pauvres dans leur
pauvreté, tout en les mystifiant avec le modèle de
développement dit «universel» de l'occident. Qui doit changer
le système éducatif corrompu et aliénant de notre pays?
Quelles sont les luttes qu'on doit mener, les actions qu'on doit poser pour
arriver à une transformation du système éducatif?
LE PROGRAMME
Comme nous l'avons déjà dit, le contenu du
programme de l'enseignement est très important dans le processus
éducatif. C'est lui qui va déterminer ce que l'on compte
enseigner et quelle priorité donner à chaque matière. Nous
devons choisir les cours et orienter leurs finalités dans
l'intérêt de notre vision sociale. Des cours à
caractères socio-culturels comme l'histoire, le civisme, la
géographie, la littérature, les langues, doivent faire l'objet
d'une attention particulière. Parce qu'ils sont responsables de la
formation de la conscience des individus.
En Haïti, le contenu de ces matières n'est pas
tourné vers la réalité du peuple. Pour cela, nous devons
révolutionner leurs contenus, et la méthode utilisée pour
les transmettre.
L'étude de l'histoire liée au civisme doit
permettre à l'apprenant de comprendre le sens de son passé, des
combats qu'a menés son peuple pour la liberté. De la
manière dont, à un moment donné, il a changé le
cours des choses et transformé leur réalité. L'histoire ne
doit pas se réduire au récit creux des faits. Car, c'est à
travers son analyse, qu'on arrivera à comprendre et à travailler
sur le présent pour changer le futur.
La géographie doit servir à développer la
connaissance de la personne sur son espace, et les rapports qui existent entre
le comportement des humains et le milieu. Son enseignement ne doit pas se faire
de manière technique. Elle doit devenir un outil de sensibilisation sur
les problèmes environnementaux et leurs aggravations. Et sur les actions
que peuvent poser les individus pour la régénération de
l'espace.
La littérature, l'art, et tous les autres cours
basés sur la culture doivent revêtir une grande importance dans la
valorisation de la culture propre au peuple. Pour cela, on doit chercher et
mettre en valeur la portée culturelle que contiennent toutes les
matières. Aiguiser l'amour, le respect pour les traditions, les valeurs,
l'art, la culture du peuple, c'est contrer le plan de rejet et d'assimilation
de l'impérialisme. En ce sens nous travaillons à rétablir
la dignité et le respect de soi de la personne, et de son peuple. Ce
processus de réhabilitation culturelle tiendra compte de la
nécessité des échanges culturels entre les nations. Mais,
sans aucune logique de domination ou de discrimination.
La langue maternelle, à savoir, le créole, doit
occuper la première place à l'école. Sa maîtrise est
indispensable pour faciliter l'acquisition d'autres langues, et
également parce qu'elle est l'une des composantes principales du
patrimoine. Les autres grands domaines disciplinaires de l'apprentissage, comme
les mathématiques et ses dérivés, la chimie, la biologie,
etc. doivent tous tirer leurs essences de la réalité quotidienne
des apprenants. Les mathématiques, par exemple, font partie
intégrante de tous les aspects de la vie d'un individu. Alors,
l'important c'est de montrer l'utilité concrète de ces
matières pour le développement personnel de la personne et de la
nation.
Il ne suffit pas de changer ou de réajuster le
programme du ministère de l'éducation qui, dans sa pratique,
apparaît plutôt comme un ministère de
déséducation. En plus, on doit établir la liaison entre sa
vision sociétale et l'éducation qui doit devenir son fer de
lance. Aussi, est-il qu'en plus des changements portés dans le programme
et la méthode d'enseignement, les matériels pédagogiques
à savoir,les manuels et d'autres objets utilisés dans le
processus éducatif doivent être également
transformés. En attendant ce changement structurel profond, leurs
utilisations doivent faire l'objet de beaucoup de prudence et de remise en
question.
Pour finir, l'élaboration du programme ne doit pas
seulement être l'oeuvre de quelques techniciens de
l'éducation,mais un processus démocratique où
l'apprenant,comme le premier concerné, les parents et les enseignant(e)s
sont consultés, ou participent même à son
élaboration.
LA PÉDAGOGIE
La vision de l'école alternative de former des agents
de transformation pour la société l'empêche de se fermer
dans un modèle pédagogique. Elle doit toujours chercher à
s'inspirer de diverses théories pédagogiques libératrices
répondant à ce qui est nécessaire et s'en approprier pour
les besoins éducatifs du moment.
Aujourd'hui, l'école a la responsabilité de
promouvoir, plus qu'une instruction ou une transmission de connaissance. Mais,
une éducation intégrale qui en plus de la formation
intellectuelle, vise également à développer les
capacités physiques, morales, civiques, économiques,
professionnelles, esthétiques, culturelles et politiques de la personne.
Pour cela, nous devons choisir les pédagogies libératrices qui
correspondent mieux à la formation de la femme nouvelle et de l'homme
nouveau dont la société a besoin.
Premièrement, nous pouvons instrumentaliser la
pédagogie de l'opprimé de Paulo Freire, parce qu'il aborde son
projet pédagogique dans une perspective de changement. Il rappelle
surtout que projet éducatif et projet social sont indissociables, et
promeut une éducation où les opprimés deviennent
pédagogues pour eux mêmes et pour ceux qui les enseignent. Une
pédagogie << qui fait de l'oppression et de ses causes un objet de
réflexion des opprimés d'où résultera
nécessairement leur engagement dans une lutte pour leur
libération, à travers laquelle cette pédagogie s'exercera
et se renouvellera ». En ce sens, il n'y a plus celui qui sait et celui
qui ignore : << Personne n'éduque autrui, personne ne
s'éduque seule, les hommes s'éduquent ensemble par
l'intermédiaire du monde »1
La méthode dialogique, basée sur la
communication, l'union, l'organisation, la synthèse culturelle, est au
centre de cette pédagogie. Cette méthode doit devenir le
fondement de toute éducation libératrice depuis son
élaboration jusqu'à sa mise en oeuvre. Comme le signale Habermas
:
<< La société dans laquelle nous visons
aujourd'hui est basée sur la domination et l'exclusion. Alors, des
actions stratégiques deviennent une nécessité pour la
transformation de l'espace éducatif en un espace de communication qui va
pouvoir générer des stratégies orientées vers le
changement de la société. Éduquer pour le changement,
c'est éduquer stratégiquement pour construire une
société de communication ».2
La pédagogie ne peut être libératrice sans
incorporer la praxis. Alors, la pédagogie de la praxis a un rôle
indispensable dans notre construction. Le mot praxis, d'origine grec, signifie
<< action ».Il désigne
1 P. Freire. Op.cit, page 157. Page 10.
2 Pedagogía de la resisencia. (cuadernos de
educación popular),réflexion sur les points convergents et
divergents dans les écrits d'Abermas et de Paulo Freire au sujet du
rôle de la communication dans l'éducation.
l'ensemble des activités humaines susceptibles de
transformer le milieu naturel ou de modifier les rapports sociaux. Ainsi, pour
cette théorie pédagogique, selon les lignes de I.A.Andrioli,
<< La connaissance est construction et reconstruction,
basée sur la praxis, un processus dialectique de relation entre
théorie et pratique, qui va générer de nouvelles
théories et de nouvelles pratiques. C'est un mouvement de constante
action et réflexion, réflexion d'action, et action à
partir de la réflexion. C'est un travail continu, dynamique et
ininterrompu »1.
Aussi est-il que dans cette perspective, la connaissance
acquise par l'apprenant dans le dialogue, la communication, doit laisser le
stade de simple culture intellectuelle stérile, pour atterrir dans la
réalité et servir à exercer la praxis pour
révolutionner cette réalité.
Mais cette pédagogie est directement liée
à la pédagogie de la solidarité, car les actes où
s'exerce la praxis visant la transformation ne peuvent se poser dans une
logique individuelle et disparate, mais toujours dans un mouvement d'ensemble,
de solidarité entre les concernés. Et précisément
cette culture de travailler ensemble se perd dans notre société.
Le système éducatif établi développe une culture
étroitement liée au mode de vie priorisé par le
système capitaliste. Ce qu'il propulse c'est la concurrence, le
dépassement individuel, la lutte pour la supériorité en
tout, l'exclusion, la destruction. Il encourage également la lutte de
tous contre tous, des exclus contre les exclus. Face à cette situation
nous devons promouvoir des valeurs comme la solidarité, le travail
collectif, la coopération, l'entraide. A tous les niveaux du processus
éducatif, que ce soit primaire jusqu'au niveau supérieur, la
méthode d'éducation participative doit être
priorisée. Intégrant la participation de tous dans la
problématisation, le questionnement et le requestionnement de la
réalité, ce travail doit se faire dans des groupes où tous
les membres seront intégrés et responsabilisés. C'est de
cette manière que nous arriverons à construire l'unité
culturelle et sociale, et les relations réciproques dans les
inter-échanges entre la ou le professeur et le groupe classe, et le
groupe-classe entre eux.
Toute cette vision pédagogique ne peut se
réaliser en dehors de la pensée de l'espérance. Car sans
l'espoir de la victoire qui apportera un demain meilleur, la lutte est perdue
d'avance. Alors, notre pédagogie sera également la
pédagogie de l'espérance. Il ne peut y avoir de quête sans
espoir. Perdre l'espoir revient à perdre la possibilité de nous
constituer en sujets, de transformer le monde et par conséquent de le
connaître. C'est pourquoi la pédagogie de l'espoir doit être
établie pour aider à surmonter l'idéologie fataliste et
conformiste dominante. A la mentalité << on n'y peut rien »,
il faut opposer le droit de rêver qu'un << autre monde est possible
».Cette citation de
1 Andrioli,I,A.Trabalho colectivo e
educação. Édition Expression Populaire, Sao Paulo,
Brésil, 2ème Edition , 2007. Page 20
Freire résume bien l'importance que revête
l'espoir pour le modèle éducatif alternatif : << Dans la
mesure où nous nous donnons les moyens de transformer le monde, de
mettre un nom sur les choses, de percevoir, de comprendre, de décider,
d'évaluer,et finalement de donner une dimension éthique au
monde,notre mouvement en son sein et dans l'histoire implique
nécessairement les rêves pour la réalisation desquels nous
luttons >>1.
Notre rôle est d'aider les apprenants à
découvrir qu'il n'y a aucun déterminisme qui fixe les pays dans
la misère. Qu'il n'y a ni un Dieu ni un Diable qui établisse les
rapports dominants/dominés, riche/pauvre, surabondance et
précarité dans les sociétés. L'homme est le seul
créateur de l'histoire, des contradictions sociales, des
inégalités, alors, c'est à l'homme de les changer.
Pour finir, l'école alternative que nous visons, doit
se baser sur des perspectives pédagogiques en parallèle, que ce
soit au niveau du contenu ou de la forme, à la pédagogie
traditionnelle de nos écoles. Notre pédagogie doit être
celle de la liberté, de la démocratie, de l'espérance, de
l'égalité, de la sensibilité, contre l'aliénation,
l'autoritarisme, le fatalisme historique, et le cynisme.
3- Une école haïtienne ouverte sur la
réalité mondiale.
En voulant mettre l'accent sur l'haïtianisation de
l'école, on fera attention à ne pas tomber dans un repli sur soi
qui serait nocif pour l'école. Mais plutôt adopter une approche
pluridimensionnelle du système éducatif qui préconise
l'ouverture sur le monde extérieur.
Mais, il est important de faire remarquer qu'il s'avère
impossible de pouvoir s'approprier le monde, sans une connaissance et une
acceptation de soi au préalable. La classe dominante dans sa politique
de mystification, présente le monde populaire rural et suburbain
haïtien comme réfractaire à la modernité. En ce sens,
l'école haïtienne a toujours voulu, depuis sa mise en place,
<< moderniser >> l'apprenant. Jean Casimir explique que cette :
<< École, c'est-à-dire le système
d'instruction publique, évolue suivant les soubresauts des courants de
pensées, mondiaux peut-être, mais étrangers à notre
réalité. Ce système ne veut qu'informer le jeune
Haïtien ou, en d'autres termes, le découvrir et le couvrir d'un
vernis. Comme il ne peut remplir ce rôle sans transmettre les formes de
vie occidentales qui sous-tendent l'information, il devient, du même
coup, dans les secteurs où il faut lui reconnaître un certain
succès, un mécanisme puissant de déformation et de
déculturation >>2.
1 Ibid. Page 40
2 Tiré d'une dissertation intitulée
Education et instruction en Haïti qui sert d'introduction au
texte La culture opprimée.
La compréhension et la valorisation du schème
culturel qui régit la manière d'appréhender le monde de la
classe populaire est indispensable dans le processus de la mise en place d'une
école qui vise l'épanouissement total de l'être. Ce que
Charles Tardieu appelle : «marronnage culturel », ou «
comportements déviants »1 de la classe des
opprimés, n'est qu'une réflexe de conservation ou de survie face
à la violence symbolique, morale et physique de toute sorte de la classe
dominante pour non seulement les maintenir dans leur précaire situation
de vie, et en même temps les rendre coupables de leur infortune
socio-économique. Le mensonge est en ce sens à la base de toutes
tentatives d'alphabétisation ou de scolarisation en Haïti, la
classe dominante n'a aucune intention véritable d'assurer la formation
de la masse, mais la formation à l'occidentale retardée de notre
système, est présentée comme seul facteur d'humanisation.
Alors, la classe populaire n'entre pas dans ce labyrinthe infernal, elle reste
en dehors de ce marasme et attend. Son attitude semble vouloir dire que : Soit
« elle assure sa présence globale dans l'univers culturel
contemporain ou l'on comptera sans lui. Elle sera actuelle ou folklorique, mais
un seul à la fois »2.
« L'erreur la plus crasse que l'on puisse imaginer
consiste à croire, contre toute évidence, que la diffusion
massive de la culture occidentale puisse, par un processus d'imitation
spontanée, vitaliser et dynamiser un système culturel autre. En
Haïti, il faut permettre à notre culture, telle qu'elle existe, de
s'exprimer avec les moyens que nous possédons, dans toute son
authenticité à des niveaux de prestige supérieurs à
ceux dont jouissent chez nous les productions culturelles occidentales. Dans un
dialogue devenu public, la culture haïtienne absorbera, comme bon lui
semble, les éléments étrangers qui la complètent et
l'enrichissent. L'on peut être certain que la production scientifique et
technique de l'Occident sera digérée avec une relative
rapidité. Les contenus idéologiques de cette production seront
décantés avec une non moins grande facilité
»3.
Ainsi, l'école, pour pouvoir s'ouvrir
véritablement vers l'extérieur, doit d'abord s'approprier de son
intérieur, dans la recherche de la compréhension de sa
réalité, dans le respect et la valorisation de son schème
culturel. Sinon, toute tentative d'ouverture n'est que farce. Jean Casimir est
très explicite en ce sens, quand il souligne que :
« L'idéal serait de monter un système
d'instruction propre au pays, où l'école aiderait à
accélérer le processus de socialisation de l'enfant. Un
système d'instruction tel que le lettré y puiserait du respect
pour sa mère ou sa grand-mère analphabète, où la
figure du père et de l'aïeul aurait une chance de s'auréoler
d'un certain prestige. Haïti n'étant pas isolée, il demeure
clair que nous devons ouvrir notre nation aux courants mondiaux. Mais cette
ouverture n'est qu'un leurre si la culture haïtienne et ses porteurs sont
dénigrés. Elle est possible et même nécessaire,
lorsqu'elle se fonde sur l'estime de soi »4.
1 Charles Tardieu. Op.cit, page 12. Page 186.
2 Jean Casimir. La culture opprimée.
Imprimerie Media-Texte. Port-au-Prince, Haïti, 2006.Page 14.
3 Ibid. Page 13.
4 Ibid. Page 14
4- Des enseignants engagés au service de
l'éducation haïtienne.
La réalisation de cette école alternative ne
sera pas possible sans l'engagement d'enseignantes et d'enseignants pour la
transformation véritable du système éducatif et de la
société. La responsabilité du corps enseignant est
fondamentale. Le plus important, c'est la rupture qu'il doit pouvoir effectuer
avec les méthodes traditionnelles, où les enseignants
étaient considérés comme supérieurs aux apprenants
par leurs statuts de détenteurs de la connaissance.
Dans la nouvelle école, les rapports
enseignants-enseignés sont irréversiblement changés.
L'enseignant n'est plus celui qui dispense un cours. Il devient apprenant au
même titre que l'élève. Car, ce dernier en tant que humain
détenteur d'un héritage socio-culturel, a également
beaucoup de savoir à communiquer. En ce sens, l'éducateur doit
toujours se mettre à l'écoute de l'apprenant, et à partir
du bagage intellectuel qu'a ce dernier, l'aider à questionner,à
analyser, à rectifier ou à mieux comprendre la
réalité, toujours dans la communication démocratique et le
dialogue. Un enseignant est un artiste qui invente toujours des méthodes
adaptées aux besoins des apprenants. Aussi, sa formation personnelle est
permanente et elle ou il doit avoir la capacité de s'auto-évaluer
constamment.
Pour assumer le rôle d'enseignant, certaines
qualités lui sont également indispensables, comme : l'amour, la
sensibilité, le sentiment de révolte devant l'injustice, le
respect sans aucune discrimination de la personne. Et en plus du savoir
scientifique de la matière à enseigner, l'enseignant doit
connaître et intégrer la culture, le mode de vie, les valeurs
propres au peuple. Et, comme nous ne cessons de le répéter, il ne
peut y avoir d'enseignant neutre, car aucun projet éducatif ne saurait
être neutre. Celui qui choisit d'être enseignant devient
automatiquement un acteur politique actif, qui, à travers ses
méthodes pédagogiques s'inscrit dans la lutte soit pour la
transformation ou pour la continuité de l'aliénation.
CONCLUSION
1- L'École haïtienne au coeur d'une
problématique éducationnelle et politico-socio-
économique.
Le panorama que nous venons de faire de l'école
haïtienne et de son processus éducatif tourné vers
l'aliénation est loin d'être exhaustif. L'école, en plus du
modèle d'éducation suicidaire qu'elle distribue à travers
sa philosophie de domination, de hiérarchisation, de l'exclusion, du
machisme, de la concurrence et de l'individualisme, se base sur un
dénivellement profond, que ce soit au niveau de l'accès à
l'éducation ou de la qualité de l'instruction à laquelle
le peuple a droit.
En plus, l'étude n'aurait pas une raison d'être
significative, si elle pensait pouvoir effectuer une analyse critique du
système éducatif, et de l'école en particulier, en les
considérant comme des entités à part, non
intégrées, au tout social global. A travers tout le
développement de ce texte, il est mis en exergue le caractère
antiprogressiste, anti-nationaliste et archaïque de l'élite
bourgeoise haïtienne, son incapacité à pouvoir se prendre en
main de manière autonome, sa propension à toujours espérer
à la moindre occasion l'intromission de l'étranger dans la
gérance de la nation. Après le déshonneur provoqué
par l'entrée des marines en 1915, qui s'assimile à un cataclysme,
le mouvement de négritude bourgeoise n'a été au fond
qu'une mode poétique, un courant littéraire purement
théorique. L'occupation américaine a coordonné les espaces
et les esprits pour une intervention de plus en plus poussée de la
communauté internationale dans les affaires internes du pays, sous le
regard passif de l'élite, qui se croit elle-même
étrangère à la nation. Et, son système
éducatif, tourné vers la valorisation à outrance du monde
culturel occidental, la prépare au désengagement. C'est en partie
ce qui explique que seulement le mouvement anti-occupation enclenché par
les paysans cacos revêtait un caractère radical. Il
était de ce fait boudé par la classe dominante, parce
qu'effectivement le mouvement ne concordait pas à son aspiration
socio-économique. Les résultats mitigés de la grande
réforme des années 1970, et la démocratisation
ratée de la grande moitié du 20e siècle peuvent
s'expliquer en partie par la débâcle du système
économique, politique et social de notre État, qui au cours de
l'histoire s'est détaché de la nation pour former une
entité disparate et déconnectée d'avec la grande
majorité de la population, et travaille même à son
détriment.
Le système éducatif évolue dans un espace
social régi par des rapports de production, d'exploitation à
l'intérieur d'une économie de dépendance,
contrôlée de l'intérieur par une bourgeoisie
boutiquière, aliénée et retardée au regard du
modèle qu'elle veut faire sien. Le système en ce sens gère
ces contradictions. C'est pourquoi, l'éveil de la couche populaire sur
les questions de l'instruction, ne peut se défaire d'un caractère
politique général, amenant la population à prendre
conscience de sa position d'opprimée, et à remettre en question
les rapports de production déshumanisants et aliénants
imposés par le système capitaliste. En ce sens, l'instruction,
selon l'avis de Jean Casimir : << Est transmission de contenu,
accélération du processus de socialisation, resserrement de la
cohésion sociale, multiplication potentielle des différences et
enrichissement du dialogue. La discussion qui peut éveiller les couches
ouvrières et paysannes (et les semi-mendiants connus sous le nom
trompeur de petits commerçants1) est une discussion
politique : politique de la propriété, politique des salaires,
politique des prix, politique de l'enseignement, politique religieuse, en un
mot, débat sur la vie matérielle et ses conditionnements
>>2. Plus loin, il ajoute, que : << le problème
de l'éducation et de l'instruction en Haïti est le même que
celui de la participation dans le système politique. Il est le
problème de la défense de la République et du
contrôle de ses institutions. Les projets qui ne font pas confiance
à l'ingéniosité des masses populaires, qui ne
déposent pas leur survie aux mains des couches paysannes et
prolétaires sont des projets flibustiers, confectionnés à
l'étranger, de connivence avec l'étranger et fondés sur la
mendicité internationale >>3. Donc, s'inscrivant dans
une vision globale de maintenance du statu quo, que le mouvement populaire doit
travailler à rompre.
1 Souligné par nous.
2 Jean Casimir. Op. cit, page 163. Page 14.
3 Ibid. Page 15.
2- La nécessité d'une lutte permanente au
profit du changement structurel et du bien-
être collectif.
L'école en ce sens peut être
considérée comme l'institution la plus importante dans la
tâche de reproduire ou d'assurer la perduration des
inégalités au sein de la société. Aussi, le travail
de la classe populaire a-til une importance énorme. Mais
également, sa vision pour transformer cette institution en un espace de
libération rentre en parfaite contradiction avec les bases mêmes
du système ou de l'ordre établi. La question, c'est comment
arriver à concilier la cohabitation d'une institution éducative
tournée vers l'émancipation et un système
général conservateur ayant pour emblème l'oppression. En
ce sens, la lutte pour la transformation de l'institution éducative
n'est pas une lutte isolée. Elle ne se sépare pas de la lutte
sociale globale visant la transformation radicale des rapports sociaux dans la
société. Elle peut même être considérée
comme une stratégie, un passage obligé dans la bataille pour le
changement. La dialectique de ce combat est que réussir à
révolutionner les institutions éducatives implique
immédiatement des changements à court ou à long terme dans
le système global, et une transformation brusque dans ce dernier
aboutira automatiquement à la révolution de
l'éducation.
Néanmoins, les acteurs qui s'engagent dans la voie de
la désaliénation de l'éducation doivent être
très lucides, car un système de mise depuis plus de deux cents
ans ne va pas se transformer du jour au lendemain de manière magique.
Ils doivent compter avec les conditions objectives existant sur le terrain. Et
les nombreuses limites qui ne manqueront pas d'alourdir sérieusement
leurs pas, que ce soit au niveau du travail de la conscientisation et de
l'organisation de la masse, qui est une condition essentielle à toutes
actions relatives à la transformation, ou des limites au niveau
économico-politique. Toutefois, animé de l'esprit de cette
vérité qu'aucune force ne peut contrer le pouvoir populaire, et
de l'espérance active dans la justice, dans un autre monde. La victoire
est possible. Et, les résultats positifs des autres peuples menant le
même combat que le nôtre peuvent nous inciter à avancer
sûrement.
En ce sens, l'exemple du MST (mouvement des sans terre) au
Brésil est significatif. Ce mouvement, en plus de ses actions au niveau
de la réforme agraire, a réussi à implanter sa propre
école alternative dans le milieu brésilien. Des écoles
différentes, orientées sur la formation intégrale des
enfants, sur la formation « d'un homme nouveau et d'une femme nouvelle,
pour une société nouvelle et un monde différent.
»1 Son projet
1 MST,O que queremos...,1999,p.3.
éducatif est en parfaite contradiction avec celui de
l'éducation dominante. Il se base sur une éducation qui prend en
compte la réalité socio-culturelle des apprenants,
révolutionne les rapports enseignants-enseignés, prépare
les apprenants au travail manuel comme au travail intellectuel, forme des
militants engagés dans la lutte pour la transformation de leur
réalité, propulse la responsabilité des jeunes dans
l'organisation de l'espace scolaire. Vise le développement
intégral et l'épanouissement de la personne.
Ce modèle éducatif construit sur la
pédagogie de libération, arrive à se faire
reconnaître par l'Etat brésilien dans les écoles de MST.
Ceci montre que la lutte des peuples pour le changement n'est pas sans issue.
Elle doit toutefois s'inscrire dans une perspective permanente, et
réclamer chaque jour plus de sacrifice. Comme nous l'avons
déjà dit, la liberté ne se donne pas, elle s'incube, se
formate dans l'esprit d'un peuple conscientisé, de manière lente
et difficile. La lecture des annales de l'histoire montre que son
éclatement à la face du monde est inévitable et
inéluctable.
Alors, aujourd'hui plus que jamais, la classe populaire doit
s'engager sérieusement dans la lutte pour la transformation du milieu
éducatif. Car, si l'éducation seulement ne peut transformer
la société, sans
elle également il n'y a aucun changement possible. Si
nous sommes en faveur de la vie et non de la mort, de l'équitéet
non de l'injustice, du droit et non de l'arbitraire, nous n'avons d'autres
chemins sinon de vivre pleinement notre
option (...) et gagner des filles et des fils justes,
sérieux (ses), amoureux (ses) de la vie, de la nature, et des
autres.1
Reférence tirée du livre de Marta Harnecker.La
construction d'un mouvement social. Op.cit page 154.
1 Un texte de Paulo Freire.Avril 2002.Traduit de
l'espagnol du livre Pedagogía de la resistencia.Cuadernos de
Éducación Popular.
GLOSSAIRE
Aliénation1 :
Selon le philosophe Paul Ricoeur, le mot
aliénation est un mot malade. Il souffre de cette affectation
que certains lexicologues appellent « surcharge sémantique »,
tellement il a de signification.
Dans la littérature marxiste, le mot trouve une
application majeure sur le plan des relations du travailleur avec le produit de
son travail et avec les institutions, les puissances et les hommes qui en
disposent. Il désigne à la fois le fait que le travailleur est
réellement dessaisi, privé au profit d'un autre (alienus) de la
possession et de la jouissance d'une partie de son ouvrage, et le fait que le
travailleur est ainsi lésé dans cette part de sa
personnalité qui a été engagée dans
l'activité de production. On peut dire alors qu'il n'est plus
lui-même, mais qu'il est devenu un autre. Céder quelque chose
à un autre et devenir autre, cela fait déjà un double
foyer de sens. Le mot, en effet, oscille entre la description objective d'une
situation d'exploitation - être dessaisi par (et pour) un autre - et la
prise de conscience de cette condition - devenir un autre.
Le mot est utilisé également pour expliquer les
relations de domination caractéristique de l'ère coloniale et
postcoloniale. Il désigne alors la privation réelle et
objectivement observable du droit de disposer de son sol, de ses richesses, de
sa capacité de travail,
etc. au profit d'une autre puissance ; et le
sentiment d'altération qu'éprouve un peuple dans sa conscience
qu'il prend de son identité en tant que personnalité
collective.
La figure de l'autre au profit de laquelle on se sent
dépouillé peut prendre tellement de forme, qu'on ne saurait plus
dire de combien de façons un individu ou un groupe peut se sentir
devenir autre, c'est-à-dire échoue à devenir
lui-même, à conquérir son identité personnelle ou
collective. Toujours selon l'auteur, cette multiplication des figures de
l'autre qui aliène et des figures de l'autre dans lesquelles on
s'aliène soi-même est le symptôme d'une époque. Elle
exprime un fait social et culturel important. C'est ainsi que l'homme peut
être déclaré aliéné au profit d'une figure de
Dieu, conçu comme un autre qui prive l'homme de son humanité et
le fait autre que soi. On parlera alors d'aliénation religieuse ; mais
le sens de l'aliénation religieuse est lui-même tributaire du type
de dénonciation dont il procède ; cette dénonciation
n'aura pas de sens, si elle vient du dehors de la religion et s'érige en
contestation globale, ou si elle exprime l'effort de la foi pour se purifier de
ses expressions objectives, de ses entraves institutionnelles et de ses
contraintes dogmatiques.
L'homme peut encore être déclaré
aliéné au profit de tabous, d'interdits de caractère
moral, ce qui constitue un autre idéal. Et l'on peut dire que
l'homme lui-même est fait autre par identification à cet
idéal, par projection de soi dans cet autre. On parlera alors
d'aliénation morale.
Aliénation2 :
État de l'individu qui, par suite des conditions
sociales (économiques, politiques, religieuses), est privé de son
humanité et est asservi. Tout processus par lequel l'être humain
est rendu étranger à lui-même.
1 Encyclopaedia universalis. Volume 1. Paris, 1968.
2 Le nouveau Petit Robert. Dictionnaire
Alphabétique et analogique de la lamgue française. (2007).
Culture :
La culture humaine est, selon le sociologue
québécois Guy Rocher, "un ensemble lié de manières
de penser, de sentir et d'agir plus ou moins formalisées qui,
étant apprises et partagées par une pluralité de
personnes, servent, d'une manière à la fois objective et
symbolique, à constituer ces personnes en une collectivité
particulière et distincte." (Guy Rocher, 1969, 88). L'étymologie
du mot culture, du mot latin colere (<< habiter
», << cultiver », ou << honorer »). La culture se
réfère, en général, à l'activité
humaine. Ce mot prend des significations notablement différentes, voire
contradictoires, selon ses utilisations.
Le terme (latin cultura) suggère l'action de
cultiver, dans le domaine de l'agriculture en particulier : cultiver des
fleurs... Le terme de culture est également employé en
éthologie. Cicéron fut le premier à appliquer le mot
cultura à l'être humain : Un champ si fertile soit-il
ne peut être productif sans culture, et c'est la même chose pour
l'humain sans enseignement. (Tusculanes, II, 13).
Dans l'Histoire, l'emploi du mot s'est progressivement
élargi aux êtres humains. Le terme culte a une étymologie
voisine (latin cultus), et il est employé pour désigner
l'hommage rendu à une divinité. Pluralité de
définitions :
Différentes définitions du mot
culture reflètent les théories diverses pour
comprendre ou évaluer l'activité humaine. En 1952, Alfred Kroeber
et Clyde Kluckhohn ont rédigé une liste de plus de 200
définitions différentes du mot culture dans leur
livre.
La définition que peuvent en faire les gouvernements
lorsqu'ils fixent sa mission au Ministère de la Culture diffère
de celle que l'on en donne dans les sciences humaines ou de celle qui
correspond à la culture générale de
chacun d'entre nous.
Il existe de puissants enjeux politiques et économiques
pour définir et encadrer la culture. Lorsque les entrepreneurs tentent
de faire valider la notion de "culture d'entreprise" ou les ingénieurs
celle de "culture technique", ils contribuent à étendre
l'amplitude des significations mais au prix d'en diluer certaines
caractéristiques spécifiques, comme l'opposition plus
traditionnelle entre des styles plus spontanés, artistiques, religieux,
fondés, comme le disait Hegel, sur le "sentiment" et des types d'actions
davantage fondés sur le calcul, la cognition, la règle. Bien que
fréquemment les deux mondes s'entrecroisent, doit-on pour autant les
confondre, contribuant alors a privilégier une conception totalisante de
la culture ?
Selon Geert Hofstede : la culture est une programmation
mentale collective propre à un groupe d'individus.
De manière plus spécifique, en éthologie,
la culture animale désigne tout comportement, habitude, savoir,
système de sens (en anthropologie) appris par un individu biologique,
transmis socialement et non par héritage génétique de
l'espèce à laquelle appartient cet individu. La
culture se définit en ce sens comme un ensemble de
connaissances transmis par des systèmes de croyance, par le raisonnement
ou l'expérimentation, qui la développent au sein du comportement
humain en relation avec la nature et le monde environnant. Elle comprend ainsi
tout ce qui est considéré comme acquisition de
l'espèce, indépendamment de son héritage instinctif,
considéré comme naturel et inné. Ce mot reçoit
alors des définitions différentes selon le contexte auquel on se
réfère.
Mais la culture n'est pas réductible à son
acception scientifique, car, comme l'indique la définition de l'UNESCO,
elle concerne les valeurs à travers lesquelles nous choisissons aussi
notre rapport à la science. En ce sens, elle relève davantage de
la communauté politique des êtres humains que de "l'espèce'
comme objet de science. (google wikipedia culture).
Culture individuelle et culture collective :
En langue française, le mot
culture désigne tout d'abord l'ensemble des
connaissances générales d'un individu. C'est la seule
définition qu'en donne en 1862 le Dictionnaire national de
Bescherelle. Les connaissances scientifiques y sont présentées
comme élément de premier plan. C'est ce que nous appelons
aujourd'hui la "culture générale".
Après le milieu du XXe siècle, le
terme prend une seconde signification. Par exemple, le Petit Larousse de 1980
donne, en plus de la conception individuelle, une conception collective :
ensemble des structures sociales, religieuses, etc., des manifestations
intellectuelles, artistiques, etc., qui caractérisent une
société. Le terme peut alors revêtir l'un ou l'autre sens,
mais la proximité des domaines d'utilisation de chacun en fait une
source d'ambiguïté.
Il se trouve qu'en langue allemande, la
définition de la culture individuelle ou culture générale
correspond au mot Bildung1, et qu'il existe un autre mot,
Kultur, qui correspond à un patrimoine social, artistique,
éthique appartenant à un ensemble d'individus disposant d'une
identité. Ainsi, ce terme homophone, qui correspond plutôt en
français à l'une des acceptions de civilisation, et par les
échanges d'idées entre la France et l'Allemagne, s'est petit
à petit amalgamé avec le sens initial du mot culture en
français. Cette seconde définition est en train de supplanter
l'ancienne, correspondant à la culture individuelle. Néanmoins,
les dictionnaires actuels citent les deux définitions, en plaçant
le plus souvent la culture individuelle en premier.
Il y a donc actuellement en français deux acceptions
différentes pour le mot culture :
· la culture individuelle de chacun, construction
personnelle de ses connaissances donnant la culture
générale ;
· la culture d'un peuple, l'identité culturelle de
ce peuple, la culture collective à laquelle on appartient.
Ces deux acceptions diffèrent en premier lieu par leur
composante dynamique :
· la culture individuelle comporte une
dimension d'élaboration, de construction (le terme Bildung est
généralement traduit en éducation), et donc par
définition évolutive et individuelle ;
· la culture collective correspond
à une unité fixatrice d'identités, un repère de
valeurs relié à une histoire, un art parfaitement
inséré dans la collectivité ; la culture collective
n'évolue que très lentement, sa valeur est, au contraire de la
stabilité, figée dans le passé, le rappel à
l'Histoire (google culture wikipedia).
Complexe d'infériorité
:
Le complexe d'infériorité est un trouble de la
personalité caractérisé par une mésestimation
exagérée de sa propre personne. (google. Psychologie).
Education, instruction ou enseignement :
Le mot << éducation >> est directement issu
du latin educatio de même sens, lui-même
dérivé de ex-ducere (ducere signifie conduire,
guider, commander et ex, << hors de >>) : faire produire
(la terre), faire se développer (un être vivant)1.
Enseigner, c'est transmettre à la
génération future un corpus de connaissances (savoir et
savoir-faire) et de valeurs considérées comme faisant partie
d'une culture commune. Il est souvent facile de confondre enseignement et
éducation. En fait, ce dernier terme, beaucoup plus
général, correspond à la formation globale d'un individu,
à divers niveaux (moral, social, technique, scientifique,
médical, etc.). Le terme
1 Le terme allemand Weltanschauung ou
<< vision du monde >> est aussi utilisé en psychologie
allemande, avec Erich Fromm, par exemple. Il correspond à la <<
construction de l'intérieur >> ou << instruction >> du
Bildung.
enseignement, de son côté, se
réfère plutôt a une éducation bien précise,
soit celle 'de la transmission de connaissances a l'aide de signes. «
Signes » et « enseignement » dérivent d'ailleurs de la
même racine latine. Ces signes utilisés pour la transmission de
connaissances font, entre autres, référence au langage
parlé et écrit.
Enseigner est donc éduquer, mais éduquer n'est pas
forcément enseigner.
L'éducation ne se limite pas a l'instruction
stricto sensu qui serait relative seulement aux purs savoir et
savoir-faire (partie utile a l'élève : savoir se
débrouiller dans le contexte social et technique qui sera le sien).
Elle vise également a assurer a chaque individu le
développement de toutes ses capacités (physiques, intellectuelles
et morales). Ainsi, cette éducation lui permettra d'affronter sa vie
personnelle, de la gérer en étant un citoyen responsable dans la
société dans laquelle il évolue, capable de
réfléchir pour pouvoir éventuellement construire une
nouvelle société.
En pratique, tout le monde est d'accord pour considérer
que certains savoirs essentiels font partie du bagage minimum du citoyen, et
qu'inversement il n'est pas d'enseignement possible sans un minimum de pures
conventions (comme l'alphabet par exemple) et de capacités
relationnelles, dont l'éducation. Instruction et éducation sont
souvent confondues. (Google education wikipedia)
Education populaire :
L'éducation populaire est un courant d'idées qui
milite pour une diffusion de la connaissance au plus grand nombre afin de
permettre a chacun de s'épanouir et de trouver la place de citoyen qui
lui revient.
Elle se définit généralement en
complément des actions de l'enseignement formel. C'est une
éducation qui reconnaît a chacun la volonté et la
capacité de progresser et de se développer, a tous les âges
de la vie. Elle ne se limite pas a la diffusion de la culture académique
ni même a l'art au sens large, mais également aux sciences, aux
techniques, aux sports et aux activités ludiques, ...
Ces apprentissages sont perçus comme l'occasion de
développer ses capacités a vivre en société :
confronter ses idées, partager une vie de groupe, s'exprimer en public,
écouter, etc.
En Belgique francophone, l'éducation populaire est
souvent désignée par le terme éducation
permanente. Elle n'est pas a confondre avec une formation
professionnelle continue. (Google. Wikipedia).
Identité (Identité
culturelle):
Ensemble de traits culturels propres a un groupe ethnique
(langue, religion, arts, etc.) qui lui confèrent son
individualité ; sentiment d'appartenance d'un individu a un groupe.
La violence symbolique :
(La théorie bourdieusienne). La notion de violence
symbolique renvoie a l'intériorisation par les agents de la domination
sociale inhérente a la position qu'ils occupent dans un champ
donné et plus généralement a leur position sociale. Cette
violence est infra-consciente et ne s'appuie pas sur une domination
intersubjective (d'un individu sur un autre) mais sur une domination
structurale (d'une position en fonction d'une autre). Cette structure, qui est
fonction des capitaux possédés par les agents, fait violence car
elle est non perçue par les agents. Elle est donc source d'un
sentiment
d'infériorité ou d'insignifiance qui est
uniquement subi puisque non objectivé. La violence symbolique trouve son
fondement dans la légitimité des schèmes de classement
inhérent à la hiérarchisation des groupes sociaux.
(google. Wikipedia)
Système :
En grec sustçma signifie << ensemble,
organisation ». Ce mot provient du verbe
óõíßóôçìé
sunistçmi (de óýí
?óôçìé sun histçmi <<
établir avec »), qui veut dire mettre en rapport,
instituer.
Un système est un ensemble d'éléments
interagissant entre eux selon un certain nombre de principes ou
règles.
Valeur :
Valeur (personnelle et culturelle)
La valeur sociale est un concept de sociologie décrivant
les croyances, les convictions, d'un individu ou d'une
société.
Les valeurs sociales constituent un ensemble cohérent
hiérarchisé et s'organisent dans un système de valeurs.
Elles sont subjectives et varient selon les différentes cultures. Elles
sont "matérialisées" par des normes. Les types de valeurs
sociologiques incluent les valeurs morales et éthiques, les valeurs
idéologiques (politique) et spirituelles (religion), la doctrine ou
encore les valeurs esthétiques.
Les valeurs sociales représentent des manières
d'être et d'agir qu'une personne ou qu'une collectivité
reconnaissent comme idéales et qui rendent désirables et
estimables les êtres ou les conduites auxquelles elles sont
attribuées. Elles sont appelées à orienter l'action des
individus dans une société, en fixant des buts, des
idéaux. Elles constituent une morale qui donne aux individus les moyens
de juger leurs actes et de se construire une éthique personnelle.
(google.fr/ valeur.wikipedia).
Vodou :
Le vaudou (ou vodou) est né de la rencontre des cultes
traditionnels des dieux yorubas et des divinités fon et ewe, lors de la
création puis l'expansion du royaume fon d'Abomey aux XVIIe
et XVIIIe siècles.
Le vaudou est le fondement culturel des
peuples qui sont issus par migrations successives de Tado au Togo, les Adja
(dont les Fons, les Gouns, les Ewe... et dans une certaine mesure les Yoruba
...) peuples qui constituent un élément important des populations
au sud des États du Golfe du Bénin (Bénin, Togo, Ghana,
Nigéria...).
Vaudou (que l'on prononce vodoun) est l'adaptation
par le Fon d'un mot Yoruba signifiant << dieu ». Le vaudou
désigne donc l'ensemble des dieux ou des forces invisibles dont les
hommes essaient de se concilier la puissance ou la bienveillance. (google vodou
wikipedia).
Religion Haïtienne. Le mot signifie une puissance invisible,
redoutable et mystérieuse, ayant la capacité d'intervenir
à tous moments dans la société des humains.
(Laënnec Hurbon, << Les mystères du vaudou
»)
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