à‰volution du débat sur la rétroactivité de la norme prétorienne en droit privé : vers un droit transitoire pour la jurisprudence ?( Télécharger le fichier original )par Julien MOAL Facultés des affaires internationales, Le Havre - Master de recherche en théorie générale du droit 2006 |
Chapitre II / Les solutions proposées pour concilier création jurisprudentielle et droits des justiciables.Les solutions proposées contre les inconvénients du revirement de jurisprudence ont suivi deux tendances différentes. Dans la première tendance, les solutions ont été conçues essentiellement dans l'optique de protéger les justiciables contre les effets des revirements de jurisprudence. Les solutions proposées avaient pour but de s'attaquer directement au problème de la rétroactivité de la jurisprudence (Section I) . Dans une deuxième tendance, les solutions proposées prenaient pour objet la jurisprudence elle-même. Le but est de s'attaquer indirectement aux effets de la jurisprudence en s'attaquant à son imprévisibilité (Section II) . Section I / Les solutions proposées au problème de la rétroactivité de la rétroactivité de la jurisprudence.La réflexion sur ce sujet n'est pas nouvelle, même si elle s'est grandement développée depuis quelques années, notamment sous l'influence de la montée des préoccupations concernant la sécurité juridique. La spécificité de ces solutions est de proposer une limitation de la portée du revirement de jurisprudence dans le but d'en limiter les effets dans le temps. Nous évoquerons d'abord les propositions faites en ce sens, et l'état du droit en la matière, devant la Cour de Cassation, mais aussi devant d'autres juges (I) , puis nous expliquerons ensuite les propositions du rapport MOLFESSIS sur la possibilité d'introduire en droit privé un principe de revirement pour l'avenir (II) . § I / L'état du droit et l'influence des propositions classiques.Par propositions classiques, nous désignons les propositions se fondant sur des procédés admis ou ayant été admis en droit Français, ces propositions étant surtout le fait de la doctrine (A) . Puis nous évoquerons les procédés utilisés, par la Cour de Cassation ou devant d'autres juges, visant à moduler les effets dans le temps des revirements de jurisprudence (B) . A. L'insuffisance des solutions classiques. Aussi séduisantes soient-elles, les solutions classiques n'ont pas été retenues, ne menant pour la plupart qu'à des impasses ou à des insuffisances. Plusieurs solutions proposaient de partir de procédés admis ou ayant été admis par le passé dans notre droit, soit en en appelant à une tierce autorité (1) , soit en étendant l'utilisation d'instruments déjà pleinement admis dans notre droit (2) .
Nous expliquerons d'abord une proposition visant à reprendre, en les modernisant, un procédé ancien (a) , puis la possibilité de « consolider » ou, au contraire de « combattre », selon l'expression du Doyen la norme jurisprudentielle (b) .
Cette solution a été proposée récemment comme alternative aux propositions du rapport MOLFESSIS. L'idée était de moderniser l'ancien système du référé législatif, qui obligeait Le Tribunal de cassation, pendant la période révolutionnaire, à en appeler à l'intervention du législateur à chaque fois qu'un problème d'interprétation de la loi se posait ; de cette façon, l'interprétation, restant dans les pouvoirs du législateur, ne pouvait aboutir à la réécriture de la loi par un tiers qui ne devait pas être chargé d'autre chose que de son application. Mais la proposition n'est pas une reprise pure et simple de l'ancien système, abandonné après avoir montré d'évidentes limites. « Une voie médiane, seule, permettrait de sortir de l'impasse en respectant la cohérence de notre droit tout en évitant que les justiciables ne soient victimes du piège imprévisible de la rétroactivité. Elle consisterait, la proposition choquera sans doute, à restaurer un référé législatif d'un nouveau type, d'initiative judiciaire mais plus obligatoire. L'objectif serait d'ouvrir à la Cour de Cassation la possibilité d'en appeler à l'intervention de législateur afin de fixer dans le temps le contenu du revirement qu'elle aura, par hypothèse, estimé nécessaire »374(*). L'avantage de cette proposition serait de donner au législateur la possibilité de décider lui-même de la nécessité d'une application rétroactive ; dans le cas contraire, la consécration de la règle jurisprudentielle par une loi serait soumise au principe de non-rétroactivité contenu dans l'article 2 du Code civil, et plus largement au principes du droit transitoire, bien assis en droit Français. « Puisque la portée générale de la décision autant que ses possibles effets pervers requièrent un élargissement du débat à des organisations et représentants des intérêts en cause dans la décision à venir375(*), autant que celui-ci ait lieu devant la représentation nationale, constitutionnellement apte à prendre des décisions de nature politique. Le caractère exceptionnel d'un tel revirement devrait encore permettre que la passerelle, facultative, puisse fonctionner en pratique sans connaître les blocages du passé. Dans sa conception moderne, la séparation des pouvoirs suppose non seulement leur répartition équilibrée mais encore leur action en concert en fonction des besoins. Moins que le conflit entre la loi et la jurisprudence, il convient de favoriser leur collaboration, ce que les rapports officiels de la Cour de Cassation tendent déjà à assurer »376(*). L'idée n'est pas nouvelle, même si elle n'avait pas encore été présentée sous cette forme. Ainsi, Pierre VOIRIN en 1958 : « il existe un remède très général, mais assez rarement employé. Son emploi dépend d'ailleurs du bon plaisir du législateur. Que celui-ci inscrive dans la loi la décision élaborée par la Cour de Cassation et confirmée par une série de décisions conformes. Par la suite, pour modifier la règle, il faudra une loi nouvelle qui, en principe, ne sera pas rétroactive. La modification de la loi n'offre pas l'inconvénient du revirement de jurisprudence. (...) Le remède est efficace. Aussi n'avons nous pas hésité à préconiser qu'à l'occasion de la refonte d'une législation, le législateur y incorpore tout ce qui, sur la matière envisagée, constitue le droit, c'est-à-dire « non seulement les lois spéciales et dispersées, mais encore les coutumes formées et toujours en vigueur, les décisions constantes de la jurisprudence non encore intégrées au droit écrit... »377(*) »378(*) Le remède préconisé par Yves-Marie SERINET nous oblige toutefois à rappeler les reproches résumés par le Doyen ROUBIER contre l'ancien système du référé législatif : « ce système du référé au législateur était de nature à provoquer une législation interprétative abondante : il aboutissait à remettre la solution des litiges les plus importants à un organisme politique, qui n'avait aucune des qualités auxquelles les parties peuvent tenir chez un juge ; d'autre part, le cours de la justice était suspendu d'une manière indéfinie, car la solution législative pouvait se faire attendre, et, en fait, le Corps législatif, ayant beaucoup d'autres préoccupations, la faisait trop longtemps attendre »379(*). Le reproche s'accompagne par ailleurs d'un risque accru d'atteinte à la séparation des pouvoirs. La proposition présente aussi un autre inconvénients : le système du référé législatif a été prévu à une époque où le nombre de pourvois en cassation était sans commune mesure avec le phénomène d'encombrement que nous connaissons à l`heure actuelle380(*). Sur ce point, on pourra cependant garder un espoir en pensant à l'affirmation que les revirements ayant des effets négatifs sont relativement rares381(*) ; le système ne risquerait donc pas nécessairement, a priori, l'asphyxie. Un dernier inconvénient serait le risque potentiel de voir ce procédé nuire à l'un des principaux avantages de la création prétorienne : sa flexibilité et sa réactivité en premières lignes de l'application du droit ; cela ne disqualifie pas d'office cette solution, mais si celle-ci était suivie, alors il serait nécessaire que le législateur « joue le jeu » et sache conserver les mêmes qualités dans son association avec le juge. b. Une solution associant la Cour de Cassation à une autre autorité : le droit de défaire une jurisprudence. La solution est évoquée par Denys de BECHILLON, à propos de l'arrêt rendu par l'assemblée plénière le 24 janvier 2003382(*) : le législateur peut, sans contrevenir aux exigences du procès équitable, aménager les effets d'une jurisprudence nouvelle de nature à entraîner des dommages excessifs. Ainsi, dans l'arrêt, la Cour avait pu estimer que le législateur pouvait « aménager les effets d'une jurisprudence nouvelle de nature à compromettre la pérennité du service public de la santé et de la protection sociale » parce qu'elle répond, ce faisant, à d'impérieux motifs d'intérêt général ». Comme l'explique Denys de BECHILLON, « il faut désormais prendre acte de ce que la Cour de Cassation permet désormais au législateur de corriger, s'il le juge utile, les effets rétroactifs de certains revirements de jurisprudence »383(*). C'est d'ailleurs ce qui pousse Vincent HEUZE, critiquant les propositions du rapport MOLFESSIS, à affirmer que « l'expérience montre que le législateur sait prendre ses responsabilités lorsque cela s'avère réellement indispensable, et notamment dans l'hypothèse, dont les auteurs du rapport se préoccupent très justement, où une position prise par les tribunaux risquent d'avoir des répercussions économiques néfastes. Il n'hésite pas, alors, à adopter des lois de validation rétroactive ou à imaginer des solutions de compromis qui ménagent les intérêts de toutes les parties en cause. N'est ce pas ce qu'il a fait, encore récemment, dans le domaine de l'assurance de responsabilité, à propos des clauses « base réclamation » que la jurisprudence avait condamnées, en raison des conséquences abusivement rigoureuses qu'elles pouvaient parfois entraîner pour les assurés ? Et cet exemple même n'est-il pas révélateur de la supériorité de la loi pour l'aménagement des effets des revirements de jurisprudence ? Car là où les tribunaux n'avaient le choix qu'entre la nullité ou la validité de ces clauses, le législateur jouissait d'un éventail illimité de possibilités pour arbitrer les intérêts qui devaient être considérés, et pouvait au surplus aménager un régime transitoire pour les situations constituées antérieurement à l'expression de sa position. » Cependant, Denys de BECHILLON s'interroge également : « cette - indéniable - avancée frappée au coin d'un fort souci d'orthodoxie dans la protection du carré de la loi, constitue-t-elle une réponse suffisante » au problèmes posés par la rétroactivité de la jurisprudence ? « On proposera d'en douter, au moins en partie, pour une raison simple : cette « délégation » par le juge, au législateur, du pouvoir de corriger les effets pervers de la rétroactivité des normes prétoriennes suppose une attention du Parlement à la vie du droit qui est à la fois trop peu fréquente et trop difficile à obtenir pour que l'on puisse se satisfaire illico de cette seule solution. A fortiori au nom du principe d'égalité de traitements due au justiciables. Car il ne faut pas se voiler la face : sauf exception notoire, seuls les acteurs dotés d'un pouvoir d'influence - voire d'une capacité de lobbying - suffisant peuvent sérieusement espérer du législateur qu'il vienne combattre telle conséquence rétroactive d'une décision de justice. Encore leur faut-il compter avec la part - gigantesque - d'aléa que l'on sait inhérente à la rédaction finale d'un texte de loi possédant un tel objet. Bref, pour qui veut voir ici une question de principe, munie d'une portée tout à fait générale, il n'est guère loisible de penser que le recours à des validations législatives constitue la solution miracle, même si elle offre, au demeurant, dans un nombre de cas aujourd'hui difficile à apprécier, une porte de sortie intéressante et certainement très utile ».
La première proposition a été faîte pour la jurisprudence pénale ; elle consiste à exonérer le justiciable de toute responsabilité dans son obligation de connaissance du droit (a) ; la deuxième consiste à favoriser la stabilité des situations juridiques grâce à la prescription (b) .
La première solution est envisagée par G-X BOURIN384(*). Elle consiste à utiliser, au moins dans le domaine du droit pénal, une cause d'irresponsabilité introduite dans l'article 122-3 du Code pénal de 1994, l'erreur sur le droit : « n'est pas pénalement responsable la personne qui justifie avoir cru, par une erreur sur le droit qu'elle n'était pas en mesure d'éviter, pouvoir légitimement accomplir l'acte ». Le raisonnement est alors le suivant : au moment d'agir, le justiciable s'est fondé sur la position de la Cour de Cassation concernant le sens de la règle de droit. Dès lors, peu importe que la Cour de Cassation change sa position entre-temps : il se peut qu'au moment de juger, le juge estime, par une nouvelle interprétation de la loi, que les éléments constitutifs de l'infraction sont réunis, mais le justiciable s'est fondé sur une position de la Cour de Cassation elle-même, que celle-ci soit erronée ou non ; il peut donc se voir appliquer cette cause d'irresponsabilité qui retire à son comportement l'élément intentionnel. « Au cours des débats parlementaires, l'éventualité de l'application de l'erreur aux revirement de jurisprudence n'a pas été abordée. Dans l'esprit des élus, ce moyen de défense a vocation a exonérer le justiciable dans trois cas de figure. La premier concerne l'erreur provoquée par les renseignement erronés délivrés par l'administration à une personne sur la légalité de l'acte qu'elle envisage. Le second a trait aux défauts de publication d'un texte normatif. Le troisième touche à l'ignorance de notre droit ou à sa mauvaise compréhension par un étranger même si la circulaire ministérielle, dans son commentaire du nouveau Code pénal, passe sous silence cette dernière hypothèse. Quant au règlement non-publié, il n'est pas opposable au justiciables. Qu'aurait-on besoin de l'erreur sur le droit pour faire échec aux poursuites ? Pratiquement, l'article 122-3 du nouveau Code pénal se présente donc comme une disposition dont l'objet est d'exonérer de leur responsabilité pénale les personnes de bonne foi trompées par l'autorité publique compétente préalablement à leurs actes »385(*). Or, les personnes qui s'appuient sur la position exprimée par la Cour de Cassation sur le sens d'une règle de droit sont par hypothèse de bonne foi. Quant aux juges, ils sont précisément une autorité publique chargée de donner le sens de la règle pour un litige. En quelques sortes des « experts » du droit tout particulièrement dignes de confiance « Parce qu'il n'y a pas lieu de distinguer là où la loi ne distingue pas, force est de remarquer que l'action d'un justiciable sur la foi d'une jurisprudence ferme, subitement désavouée, entre dans les prévisions de l'article 122-3. La solution adoptée dans une affaire analogue par l'autorité judiciaire la plus élevée n'apparaît pas moins fiable que l'avis de l'autorité administrative compétente qui énonce toujours ses considérations « sous réserve de l'interprétation souveraine des tribunaux. L'acte d'une personne commis sur la fois d'une solution jurisprudentielle univoque établit le caractère invincible de son erreur. L'agent est fondé à invoquer l'exception de l'erreur de droit pour faire échec à l'application de la décision de jurisprudence à son égard. »386(*) L'extension du mécanisme de l'erreur sur le droit, comme le fait remarquer avec humour Xavier LAGARDE, fait partie de ces « remèdes dont l'utilisation ne nécessite aucun bouleversement institutionnel »387(*), permettant de ne stigmatiser ni le comportement du justiciable, ni celui des juges, légitimement préoccupés de « l'évolution de la jurisprudence », qui relève, ne l'oublions pas, « de l'office du juge dans l'application du droit »388(*). « Et si l'on peut avancer sans se fâcher, on aurait tort de se priver »389(*). Quelle serait alors sa portée ? « Toute modification imprévisible d'une solution jurisprudentielle justifie-t-elle pour autant l'application de l'article 122-3 ? D'une part, on aurait pu se demander si l'élément matériel de cette cause de non-responsabilité ne consistait pas en un acte positif, cette disposition prévoyant que l'errans n'est responsable pénalement qu'autant qu'il accomplit un acte. Partant, on aurait pu estimer que les infractions d'omission restaient en dehors des prévisions du texte, puisque le principe de légalité s'oppose à l'assimilation d'une abstention à l'acte prévu par la loi. Cependant, aucune raison cohérente ne permet de justifier une différence de traitement entre les actes commis sous l'empire de l'erreur et les abstentions provoquées par une méprise. Certes, la règle d'interprétation stricte est établie pour protéger les libertés individuelles. Mais si, en droit, le juge n'est pas tenu de donner une interprétation large des lois pénales favorables au prévenu, il faut souligner sa tendance marquée à étendre les causes de non-imputabilité et les faits justificatifs à des infractions qu'ils ne prévoient pas. » D'autre part, comme le souligne l'auteur, le motif d'irresponsabilité que constitue l'erreur sur le droit ne doit pas être appliqué là où un motif plus adapté peut être appliqué, par exemple dans le cas où le juge « s'affranchit de l'obligation que font peser sur lui la loi et les principes supérieurs d'interpréter strictement les textes répressifs », même quand celle-ci serait imprévisible. C'est alors l'article 111-4 disposant que « la loi pénale est d'interprétation stricte » qui trouve application. Le mécanisme de l'erreur n'est toutefois pas la solution à tous les problèmes posés par la rétroactivité de la règle jurisprudentielle, même au sein du droit pénal. Cette possibilité, comme l'explique Didier REBUT390(*), « est rendue difficile par le régime de l'erreur en droit. Son application est (...) subordonnée à la croyance en la licéité des faits commis. A ce titre, elle peut seulement concerner les revirements de jurisprudence qui conduisent à réprimer un fait qui demeurait auparavant impuni. (...) L'erreur sur le droit est en revanche inapplicable au revirements qui aggravent seulement la répression d'un fait en l'exposant à des peines ou un régime plus sévère que précédemment. Dans cette hypothèse, il est évident que l'auteur ne peut avoir « cru pouvoir légitimement accomplir l'acte ». En ce qui les concerne, l'atteinte sur le droit est incapable d'empêcher l'atteinte au principe de la non-rétroactivité des lois pénales plus sévères. Par ailleurs, l'erreur sur le droit suppose une véritable certitude sur l'impunité de l'acte accompli. On peut craindre que cette certitude ne soit pas aisément reconnue dans le domaine des solutions jurisprudentielles qui est sujet à interprétations. Il est évident que la moindre incertitude sur la licéité de l'acte accompli serait considéré comme incompatible avec une erreur de droit. » On peut aussi noter que le mécanisme de l'erreur sur le droit n'est pas adapté à tous les domaines du droit. Il est adapté lorsque l'application de la norme est conditionnée à la commission d'une faute, mais surtout lorsque le justiciable avait l'intention de commettre un acte alors que celui-ci est illégal - comme c'est le cas lorsque le justiciable commet une infraction intentionnelle ou une faute engageant sa responsabilité sur le fondement de l'article 1382 du Code civil. Mais la solution est sans objet lorsque l'application de la norme n'est pas conditionnée à l'apparition d'un comportement fautif intentionnel, mais à l'apparition de faits constatés objectivement - par exemple dans le domaine de la responsabilité du fait des choses ou en matière de clauses compromissoires ou de clauses de non-concurrence.
C'est Xavier LAGARDE391(*) qui propose cette solution, permettant de résoudre le problème de la remise en cause d'actes fondés sur la position de la Cour de Cassation longtemps après leur adoption. « La prescription constitue un puissant moyen de cantonner les incertitudes qui s'attachent aux incertitudes de la Justice. C'est même d'ailleurs son principal objet. En effet, le mécanisme de la prescription n'est jamais que le moyen de préserver les situations acquises de l'exercice d'une action en justice et donc d'un possible trouble judiciaire. A l'instar de ce qu'est le principe de non-rétroactivité des lois dans les rapports entre le législateur et les citoyens, la prescription apparaît en quelques sortes comme la garantie d'éviction que l'institution judiciaire doit au justiciable ». Reprend ainsi une proposition de Philippe MALAURIE, le principe du délai de prescription trentenaire de droit commun serait alors abandonné, au profit d'un délai beaucoup plus court, par exemple trois ans, accompagné de prescriptions spéciales pour des domaines spécifiques d'une durée plus longues. « En attendant l'intervention du législateur, la jurisprudence pourrait d'ores et déjà cantonner le domaine de la prescription trentenaire. Dans cette perspective, la Cour de Cassation dispose de deux leviers : le premier consiste à généraliser la prescription quinquennale de l'article 1304 du Code civil chaque fois qu'est en cause la sanction civile d'une règle impérative relevant d'un ordre public de protection. Le second passe par une application systématique de la prescription décennale du Code de commerce chaque fois qu'est en cause un commerçant, en tout cas un professionnel relevant des dispositions du code ». Bref, les solutions basées sur des procédés classiques sont prévues pour des domaines particulier ; par hypothèse, elles permettent de résoudre les difficultés liées à certains domaines particulier de l'action de la jurisprudence, mais n'offrent pas de solution générale. Le seul procédé à valeur générale - la modernisation d'un référé législatif - paraît intéressant, mais ne paraît pas avoir été repris par la doctrine. Les solutions fondées sur des procédés admis ou ayant été admis en droit Français sont donc utiles, mais elles ne permettent pas d'offrir une réponse générale à un phénomène protéiforme aux conséquences complexes.
Dans l'optique de bâtir un éventuel droit transitoire pour la jurisprudence dans l'unité face aux autres juges utilisant un tel système, les rapporteurs du rapport MOLFESSIS ont procédé à l'étude des procédés mis en oeuvre dans cette optique par les juges de common law, les juges Allemands, les juges Européens (1) , et d'autre part par le Conseil d'Etat et la Cour de cassation elle-même (2) . Nous allons examiner les aspects qui ont retenu leur attention et ont donc constitué l'une des bases de leur réflexion.
A partir de l'étude des pratiques des autres systèmes juridiques, les rapporteurs ont mis en évidence quatre caractéristiques qu'il leur paraissait nécessaire de reprendre dans l'élaboration d'un système de droit transitoire destiné à la jurisprudence. En reprenant ces différentes caractéristiques, nous ajouterons plusieurs éléments, tirés des études annexes, qui semblent avoir inspiré, parfois indirectement les rapporteurs. a.1) Le premier élément concerne les fondements de l'office du juge : « l'existence de règles visant à moduler dans le temps les décisions de justice est intimement liée à la place qu'occupe le juge dans le système juridique. Elle dépend clairement de la place accordée à la jurisprudence et de sa reconnaissance en tant que source du droit ». Ceci conforte les rapporteurs dans l'idée que « l'aménagement dans le temps de la jurisprudence et la limitation de leur rétroactivité suppose admis le pouvoir créateur du juge ». Les modalités de cette reconnaissance diffère selon les systèmes, mais cette base est commune à la plupart des systèmes juridiques étudiés par les rapporteurs. Le rapport sur les systèmes de common law s'ouvre-t-il sur cette explication : « La gestion dans le temps de revirements de jurisprudence dans les systèmes de common law donne lieu à un débat important, à dimension fortement idéologique. Ainsi, en Angleterre, la légitimité de la pratique que l'on appelle prospective over-rulling prend place au sein d'une réflexion sur la fonction de juger (theory of adjudication) , et par là-même au coeur des discussions contemporaines de philosophie du droit relatives à l'aptitude du système juridique à intégrer les exigences, évolutives, de la pratique sociale. »392(*) Si les procédés de modulation des effets des revirements de jurisprudence dans le temps ne sont pas toujours admis comme tels - Horatia MUIR-WATT parle ainsi de « pragmatisme « bas profil » »393(*) - ils s'inscrivent tous par nature dans une réflexion donnant au juge de common law un rôle infiniment plus actif qu'en droit Français. « Aux Etats-Unis, où le pouvoir quasi-législatif de la Cour suprême fédérale, en tant que gardienne de la Constitution, l'avait conduite à se reconnaître la maîtrise des effets dans le temps de ses propres jugements, on relève que l'orientation influence fortement sa propension à admettre ou non l'effet rétroactif de sa jurisprudence. »394(*). Les rapporteurs évoquent le cas, caractéristique, de la décision « BROWN v. Board of education » : la décision, « déclarant inconstitutionnelle la ségrégation raciale pratiquée par les établissements scolaires dans de nombreux Etats, atteste ainsi que le juge remplit une fonction quasi-législative ; il est dépositaire de la vérité constitutionnelle, sa décision dépassant largement les limites qu'impose son rôle purement judiciaire. Le contentieux assume un rôle politique dans l'intérêt du public (public interest litigation) , caractéristique de l'activité judiciaire contemporaine. »395(*) Le cas de l'Allemagne est plus intéressant encore : si le rôle du juge reste lié à l'idée d'interprétation, « le pouvoir créateur de la jurisprudence est (...) reconnu de manière officielle. (...) Si le débat sur la rétroactivité de la jurisprudence a été engagé par la doctrine Allemande, c'est précisément parce que la loi Allemande reconnaît expressément aux juridictions suprêmes le droit de procéder à un « développement du droit » (Rechtsfortbildung) . Dès lors, les revirements ont une existence officielle. » Nous ajouterons simplement que cette base, si elle est commune à la plupart des systèmes juridiques pratiquant cette technique, n'est pas pour autant le point de départ admis par tous les juges. Les juges de Strasbourg et de Luxembourg, en effet, refusent d'attribuer un quelconque pouvoir normatif à leur jurisprudence. L'arrêt DEFRENNE c. SABENA, par exemple, avant d'effectuer un revirement pour l'avenir, avait ainsi pris la précaution d'affirmer que « si les conséquences pratiques de toute décision juridictionnelle doivent être pesées avec soin, on ne saurait cependant aller jusqu'à infléchir l'objectivité du droit et compromettre son application future, en raison des répercussions qu'une décision de justice peut entraîner pour le passé »396(*). L'arrêt DENKAVIT, quant à lui, expliquait que « l'interprétation que, dans l'exercice de la compétence que lui confère l'article 177, la Cour de Justice donne d'une règle de droit communautaire, éclaire et précise, lorsque besoin en est, la signification et la portée de cette règle, telle qu'elle doit ou aurait du être comprise et appliquée depuis le moment de sa mise ne vigueur. Il en résulte que la règle ainsi appliquée peut et doit être appliquée même à des rapports juridiques constitués avant l'arrêt statuant sur la demande d'interprétation, si par ailleurs, les conditions permettant de porter devant les juridictions compétentes un litige relatif à l'application de ladite règle se trouve réunie. »397(*) Par ailleurs, comme l'explique le rapport annuel de la Cour de Cassation pour l'année 2001, « la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme ne consacre pas davantage une prohibition de l'effet "rétroactif" inhérent à la jurisprudence. Elle a en effet indiqué à plusieurs reprises, et à nouveau tout récemment dans des affaires concernant le Royaume-Uni (CEDH 18 janvier 2001 CHAPMAN c/ Royaume uni req. n° 27238/95, paragraphe n° 70) que "sans être formellement tenue de suivre l'un quelconque de ses arrêts antérieurs, la Cour considère qu'il est dans l'intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l'égalité devant la loi qu'elle ne s'écarte pas sans motif valable des précédents. La Convention étant avant tout un mécanisme de défense des droits de l'homme, la Cour doit cependant tenir compte de l'évolution de la situation dans les Etats membres et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (voir entre autre l'arrêt COSSEY c/ Royaume Uni du 27 septembre 1990, série A n° 184 p. 14 §35). Le principe de l'immutabilité de la jurisprudence européenne n'existe donc pas dès lors qu'il existe un motif valable de s'en écarter. On doit d'ailleurs observer que l'arrêt MARCKX c/ Belgique du 13 juin 1979, souvent cité, énonçait déjà au § 58 qu' "on ne saurait aller jusqu'à infléchir l'objectivité du droit et compromettre son application future en raison des répercussions qu'une décision de justice peut entraîner pour le passé". » Le revirement pour l'avenir n'est pas ici fondé sur le rôle normatif du juge, mais sur une autre préoccupation du rapport, le principe de sécurité juridique. Ceci nous permet d'expliquer que les systèmes juridiques, outre une certaine vision du rôle du juge, ont également pour caractéristique commune d'accorder une place importante à la notion de sécurité juridique. Ainsi, le Droit Allemand fonde-t-il le revirement pour l'avenir sur les « principes de sécurité juridique (Rechtssicherheit) et de protection de la confiance (Vertrauensschutz) dégagés par la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale »398(*). La Cour de Luxembourg, après avoir affirmé la neutralité de son intervention, a quant à elle privilégié la sécurité juridique comme base du revirement pour l'avenir, évoque dans l'arrêt DEFRENNE c. SABENA les « considérations impérieuses de sécurité juridique tenant à l'ensemble des intérêts en jeu, tant publics que privés »399(*). Quant aux juges de Strasbourg, se fondant explicitement sur le précédent de l'arrêt DEFRENNE c. SABENA, ils évoquent le « principe de sécurité juridique, nécessairement inhérent au droit de la Convention comme au droit communautaire » Les rapporteurs sont donc dans une certaine unité par rapport aux autres systèmes juridiques quand ils basent leur réflexion sur un droit transitoire pour la jurisprudence sur le rôle créateur du juge, quel qu'en soit le fondement, et sur un impératif de sécurité juridique, considérations qui constituent le cadre de réflexion des autres systèmes juridiques dans ce domaine. A.2) Le deuxième élément, est le fait « dans les différents systèmes, il existe une panoplie de techniques - on pourrait dire parfois de « stratégies » - ayant pour but d'atténuer l'effet de surprise qui accompagne inéluctablement le revirement de jurisprudence »400(*). Ces techniques peuvent prendre des formes diverses. Les systèmes de common law connaissent ainsi les pratique de l'obiter dictum, destinée à annoncer un revirement de jurisprudence imminent, ou la pratique du « distinguishing », qui consiste à changer la norme jurisprudentielle par petites touches, cette manière de procéder étant « le moteur de l'évolution de la common law »401(*) Le droit Allemand, quant à lui, autorise, de même que les juges Européens, la pratique des opinions dissidentes, ainsi que la publication de la majorité par laquelle la décision a été obtenue, sorte de « score » permettant, en le mettant en parallèle avec les opinions dissidentes, de connaître la fermeté de la position des juridictions sur telle question de droit, et donc de prévoir plus facilement un éventuel revirement de jurisprudence a.3) Le troisième élément reste le caractère exceptionnel d'un mécanisme qui ne doit avoir ni pour but, ni pour effet de remettre en cause les bases du système juridique dans lequel il est pratiqué. Ainsi, « lorsqu'elle existe, la modulation dans le temps des effets des décisions de justice reste exceptionnelle »402(*). Le principe reste celui de la rétroactivité. Par exemple, s'agissant du droit Allemand, « la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe a en effet déclaré que le principe d'absence de rétroactivité des lois ne pouvait être appliqué sans autre forme de procès aux décisions des tribunaux, car ceux-ci seraient alors tenus par leur jurisprudence même si elle s'avérait erronée ou inadaptée aux conditions sociales, politiques ou économiques. La Cour constitutionnelle souligne également qu'il n'y a pas lieu de se demander si une telle rétroactivité aurait été inconstitutionnelle si elle avait été le fait d'un changement législatif et non pas jurisprudentiel, refusant l'extension pure et simple à la jurisprudence des solutions retenues en matière de lois rétroactives. Dans le cas contraire, les tribunaux seraient liés par leur jurisprudence même si elle n'était plus adaptée. La Cour fédérale de Justice prend d'ailleurs parfois en compte la nature controversée ou non, de la question de droit, en doctrine et en jurisprudence, pour en déduire que le demandeur victime du revirement aurait dès lors dû agir de façon plus diligente et en tout cas envisager un possible revirement »403(*). Le rapport cite également le cas de la CJCE : les arrêts qui acceptent d'opérer un revirement que pour l'avenir rappellent couramment le principe de la déclarativité, avant d'admettre le revirement pour l'avenir par exception pour des raisons de sécurité juridique. Mais le cas le plus flagrant est probablement celui de la Chambre des Lords, en Angleterre : « si elle a récemment admis qu'un changement - assumé - de jurisprudence puisse ne produire ses effets que pour l'avenir, c'est de façon dérogatoire et, au fond, dissimulée », ne renonçant pas pour autant à hostilité formelle au « prospective over-rulling » En effet, le mécanisme de modulation des effets des revirements dans le temps reste un mécanisme destiné à éviter au cas par cas des effets négatifs, en raison de considérations de sécurité juridique ou d'équité, par exemple, lorsque le justiciable s'est fondé sur une règle, désavouée par les tribunaux, mais en laquelle il pouvait avoir confiance. Ainsi, s'agissant du droit Allemand, « ce n'est que dans des hypothèses spécifiques que la Cour fédérale de Justice déroge au principe de la rétroactivité, pour tenir compte de la sécurité juridique et de la confiance qu'une partie a pu avoir de bonne foi en la jurisprudence existante au moment de son engagement ou de la mesure réalisée. C'est d'ailleurs la Cour constitutionnelle fédérale qui l'y incite. Elle a, par exemple, considéré dans un arrêt du 14 janvier 1987 mettant en cause une décision de la Cour fédérale du travail, qu'un revirement de jurisprudence de cette dernière n'était pas conforme à l'Etat de droit (Rechtsstaatsprinzip) , les juges de cassation n'ayant pas suffisamment respecté la confiance que le requérant avait eu en la pérennité des solutions antérieures »404(*). Ce critère des effets peut toutefois être tempéré par certains mécanismes, destinés par exemple à s'assurer que les prévisions des justiciables ont vraiment été trompées, comme c'est le cas devant la Cour de Justice des Communautés Européennes : « La Cour porte une appréciation sur la proportionnalité de l'incertitude qui peut résulter pour les opérateurs ou les Etats membres du comportement des institutions communautaires ou de l'état juridique de la question. Ainsi, dans une seconde affaire relative à l'octroi de mer, « Lancry », la Cour a estimé, d'une part, que le Gouvernement Français ne pouvait « continuer raisonnablement à estimer que la législation nationale en la matière était conforme au droit communautaire », et ce alors même que seul l'avocat général - et non la Cour- s'était prononcé sur cette question. D'autre part, la Cour a souligné que « les intérêts des collectivités locales sont suffisamment protégés par la limitation dans le temps énoncée dans l'arrêt LEGROS (...) ». De même, dans l'arrêt DENKAVIT, La Cour s'est interrogée sur le fait de avoir si les personnes avaient ou non été « suffisamment informées » de la portée d'une disposition communautaire »405(*). Ceci implique d'ailleurs que le domaine du revirement pour l'avenir soit volontairement réduit aux situations dans lesquelles les prévisions des justiciables pouvaient jouer un rôle important, c'est-à-dire principalement les matières contractuelles et fiscales, les matières délictuelles étant notamment exclues de ces mécanismes. Ainsi, s'agissant du droit Américain : « comme l'admet le grand juge TRAYNOR dans un essai magistral sur les effets des décisions dans le temps, cette approche va conduire à admettre que la technique de prospective overrulling concerne essentiellement les domaines du contrat, des droits réels et du droit fiscal, où les comportements sont très largement commandés par l'état de la jurisprudence en vigueur. En revanche, dans le domaine de la responsabilité délictuelle comme en matière pénale, la prévisibilité jouerait un rôle minime, de sorte que l'application rétroactive des revirements de jurisprudence ne serait normalement pas source d'injustice entre les parties. »406(*) Cet objectif de prise en compte des effets négatifs de la norme jurisprudentielle peut toutefois impliquer de mettre en place des mécanismes de consultation des tiers, soit dans l'optique de comprendre grâce à un tiers à même d'éclairer la Cour, soit dans l'optique de permettre à des tiers qui n'ont pas d'intérêt dans l'instance elle-même d'être représentés alors que la décision aura des conséquences qui dépasseront les intérêts des seules parties au litige. Plus simplement, « dès lors que la rétroactivité d'une décision semble de nature semble de nature à générer des conséquences économiques ou sociales pour des catégories de justiciables qui ne sont pas représentés à l'instance, la question se pose de savoir comment la juridiction saisie peut être mise en mesure de les évaluer »407(*). Trois remarques s'imposent alors. D'une part, « l'effet prospectif d'une décision se prête lui-même le cas échéant au débat public. Avant d'étendre à des situations passées les effets d'une situation innovante, surtout lorsqu'elle a une portée socio-économique importante, il semble éminemment raisonnable d'entendre les représentants de groupe autre que les parties sur les conséquences de cette extension. Répondant à ce besoin, la technique de l'amicus curiae connaît un développement sensible aux Etats-Unis. Il importe cependant de se rendre compte qu'elle n'est pas à l'abri du risque d'instrumentalisation par les lobbies, son usage devant être soigneusement encadré »408(*). Par ailleurs, « le recours à la technique du revirement pour l'avenir suppose que les décisions de revirement soient clairement motivées, tant sur la raison et sur la portée des changements envisagés que sur l'éventuelle modulation dans le temps de leurs effets »409(*). Il faut enfin remarquer que, pour Horatia MUIR-WATT, le mode de raisonnement du juge, axé sur la prise en compte des effets de la jurisprudence, a naturellement pour effet de provoquer la disparition du raisonnement syllogistique au profit d'un mode de raisonnement conséquentialiste, dans l'optique de prendre en compte les effets de la norme comme le ferait le législateur, la tendance naturelle du juge étant d'étendre ce mode de raisonnement non pas seulement à la modulation de l'effet des revirements dans le temps, mais au processus d'adoption de norme lui-même : « il semble difficile en effet d'imaginer qu'une décision de la Cour de cassation puisse continuer à emprunter une forme syllogistique dès lors qu'elle s'appuie non pas sur les textes mais sur des considérations à caractère utilitariste pour décider les effets de sa décision dans le temps. Et dès lors, par ailleurs, que ce type de raisonnement s'impose pour les effets dans le temps d'un revirement , il est difficile de voir comment il pourrait ne pas concerner les modes d'élaboration et de formulation de l'ensemble des décisions innovantes, indépendamment de la question de leurs effets dans le temps »410(*). a.4) Le dernier élément à prendre en compte est le fait que « dans les différents systèmes, c'est le juge lui-même qui met en place, au cas par cas, les conditions et les effets de la modulation dans le temps de ses décisions »411(*). Cela comporte deux aspects. D'une part, les critères de mise en oeuvre du revirement pour l'avenir sont laissés à l'appréciation des juges eux-même, souvent au cas par cas, d'après les effets négatifs de la décision : impact sur la sécurité juridique des justiciables, conséquences économiques des décisions, ... Des lignes directrices peuvent alors être dégagées, même si l'approche est essentiellement pragmatique. Mais le revers de la médaille est que ce procédé destiné à lutter contre l'insécurité juridique s'accompagne lui-même, paradoxalement, d'une certaine incertitude, du fait d'une difficile systématisation des critères dirigeant l'action des juges. Devant la Cour de Justice des Communautés Européennes, « la systématisation des décisions est rendue incertaine : les relations qu'entretiennent les critères entre eux et leur mise en oeuvre restent à l'appréciation du juge »412(*). De même devant le juge Allemand, « il est très difficile de synthétiser la jurisprudence de la Cour fédérale de Justice sur la question de la limitation de la rétroactivité de ses revirements de jurisprudence. Il apparaît plutôt ça et là des restrictions à cet effet rétroactif, restrictions toujours fondées sur les notions de sécurité juridique, de protection de la confiance (Vertrauensschutz) des parties ou de l'une d'elles, de caractères prévisible ou non du revirement »413(*). Ainsi, les rapporteurs se sont attachés à la mise en évidence de caractéristiques communes au différents systèmes de modulation des effets des revirements dans le temps. Outre la possibilité de bénéficier de l'expérience des autres systèmes juridiques, cette mise en évidence leur a permis de proposer un système conçu dans une certaine unité par rapport à des systèmes juridiques dont les traditions, si elles ne sont pas toujours incompatibles avec la tradition juridique Française, comme c'est le cas pour l'une des autres grandes familles du droit Romano-Germanique, n'en sont pas moins souvent ressentis comme se situant à l'opposé des conceptions classiques qui ont inspiré le droit Français. En privilégiant des considérations de sécurité juridique dans un système s'attachant aux effets du revirement, le rapport semble s'être attaché à trouver des points communs entre ces différents systèmes plutôt qu'à réaffirmer les spécificités du droit Français. « Les préconisations du rapport pour la mise en oeuvre de la modulation se rapprochent des traditions étrangères par leur volonté de pragmatisme, de refus de principes figés et d'appréciation sans cesse renouvelées des anticipations des parties, qui vont de pair avec une motivation soigneuse et spécifique »414(*). Le revirement pour l'avenir à la Française, s'il doit naître dans le droit fil des propositions du rapport MOLFESSIS, sera ainsi conçu non pas seulement dans le respect de la tradition juridique française, mais aussi et peut-être surtout en étant inspiré par les pratiques des systèmes juridiques de quelques pays occupant une place privilégiée sur la scène internationale. Sans être vraiment nouvelle ou rare dans les travaux de recherche ou les propositions de loi récents, une telle volonté est suffisamment importante pour devoir être soulignée, quelles qu'en soient les mérites ou les défauts. Saluant le recours au droit comparé, Fabrice MELLERAY écrivait à propos du rapport MOLFESSIS que « les juristes Français, qu'ils soient d'ailleurs privatistes ou publicistes nous semblent-ils, ont encore trop souvent tendance à se concentrer sur l'évocation du « rayonnement » du droit Français et à s'en féliciter en énumérant ses « conquêtes » dans les contrées lointaines. Ce temps nous semble pourtant largement révolu. Pour de nombreuses raisons impossibles à détailler ici, l'heure doit être aujourd'hui bien davantage à l'observation des influences étrangères sur le droit Français qu'à l'étude du phénomène inverse. Mieux, le droit comparé nous semble changer de nature. De discipline essentiellement spéculative, il acquiert une importance pratique beaucoup plus forte. On ne répètera jamais assez que la globalisation économique change radicalement les données de la question tant elle implique tout à la fois la « perméabilisation », la « compétition », et l' « harmonisation » des systèmes juridiques415(*). Dès lors, il est salutaire d'aller observer ce qui se passe ailleurs, même si cela n'implique évidemment pas qu'il faille s'en inspirer. Ne pas le faire reviendrait à se priver de toute opportunité d'influencer cette harmonisation ou d'occuper le meilleur rang possible dans cette compétition (car le law-shopping ne devrait cesser de croître) »416(*).
Les rapporteurs ont étudié du point de vue de la méthode l'arrêt « Association Agir contre le chômage (AC !) et autres » rendu par le Conseil d'Etat le 11 mai 2004417(*), qui a procédé à la limitation de l'effet d'un de ses arrêts dans le temps (a) ; ils évoquent par ailleurs un arrêt rendu par la Cour de cassation dans lequel celle-ci avait modulé l'effet d'un de ses revirements sur la base d'un texte (b) .
En principe, l'annulation d'un acte juridique comporte un effet rétroactif : l`acte annulé est réputé n'avoir jamais existé, puisqu'il n'aurait jamais dû exister. Le principe n'est pas différent s'agissant des actes administratifs : leur annulation entraîne la disparition de l'acte de l'ordonnancement juridique ab initio, avec comme conséquence l'obligation pour l'administration de faire disparaître toutes les conséquences de l'acte. Le 11 mai 2004, dans une affaire aux « lourds enjeux politiques, sociaux et financiers »418(*) le Conseil d'Etat a pourtant accepté de ne pas annuler rétroactivement plusieurs actes administratifs : « saisie de la légalité des arrêtés portant agrément, d'une part, d'avenants à la convention d'assurance chômage du 1er janvier 2001 et de ses actes annexés, et d'autre part, de la convention du 1er janvier 2004 et de ses actes annexés, l'Assemblée a prononcé l'annulation de l'ensemble des arrêtés attaqués. Elle a toutefois précisé aussitôt, en justifiant cette modulation par la nécessaire continuité du régime d'indemnisation du chômage et par les risques de graves incertitudes pesant sur les situations des cotisants et des allocataires, que cette annulation ne remettrait pas en cause le caractère définitif des effets de l'agrément des avenants à la convention du 1er janvier 2001 et, dans le cas de la convention du 1er janvier 2004, qu'elle ne produirait ses effets qu'à compter du 1er juillet 2004, soit quelques semaines après le prononcé de la décision »419(*). Le Conseil d'Etat avait ainsi motivé sa décision : « Considérant que l'annulation d'un acte administratif implique en principe que cet acte est réputé n'être jamais intervenu ; que, toutefois, s'il apparaît que cet effet rétroactif de l'annulation est de nature à emporter des conséquences manifestement excessives en raison tant des effets que cet acte a produits et des situations qui ont pu se constituer lorsqu'il était en vigueur que de l'intérêt général pouvant s'attacher à un maintien temporaire de ses effets, il appartient au juge administratif - après avoir recueilli sur ce point les observations des parties et examiné l'ensemble des moyens, d'ordre public ou invoqués devant lui, pouvant affecter la légalité de l'acte en cause - de prendre en considération, d'une part, les conséquences de la rétroactivité de l'annulation pour les divers intérêts publics ou privés en présence et, d'autre part, les inconvénients que présenterait, au regard du principe de légalité et du droit des justiciables à un recours effectif, une limitation dans le temps des effets de l'annulation ; qu'il lui revient d'apprécier, en rapprochant ces éléments, s'ils peuvent justifier qu'il soit dérogé à titre exceptionnel au principe de l'effet rétroactif des annulations contentieuses et, dans l'affirmative, de prévoir dans sa décision d'annulation que, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de celle-ci contre les actes pris sur le fondement de l'acte en cause, tout ou partie des effets de cet acte antérieurs à son annulation devront être regardés comme définitifs ou même, le cas échéant, que l'annulation ne prendra effet qu'à une date ultérieure qu'il détermine ». Avant toute chose, il faut préciser qu'il ne s'agit pas là d'un revirement pour l'avenir : l'objectif est de combattre la rétroactivité, mais il s'agit de la rétroactivité de l'annulation d'un acte juridique, et non pas de la rétroactivité de l'application d'une norme jurisprudentielle. Le Conseil d'Etat a d'ailleurs, tout comme la Cour de cassation, manifesté son refus de limiter le champ d'application d'une norme jurisprudentielle nouvelle420(*). L'arrêt est toutefois intéressant pour deux raisons : il intervient dans un certain cadre intellectuel, et il est intéressant du point de vue de la méthode créée et employée pour éviter la rétroactivité de l'annulation. L'arrêt intervient dans un certain cadre intellectuel. Comme l'expliquent Claire LANDAIS et Frédéric LENICA, l'arrêt marque une étape importante dans une évolution en cours. Le juge administratif a en effet commencé à « s'intéresser de plus en plus étroitement aux conséquences de ses décisions et faire entrer dans son office la responsabilité de veiller à « l'après-jugement. (...) Trois objectifs, qui se recoupent parfois largement, paraissent alors le guider : rendre des décisions qui puissent être aisément être exécutées, éviter que ces décisions soient excessivement déstabilisatrices pour les situations juridiques constituées et, enfin, concilier efficacité de la justice et intérêt général » 421(*). Bref, si l'arrêt AC ! est intéressant pour le débat sur la rétroactivité de la jurisprudence, c'est avant tout parce qu'il répond à des préoccupations analogues : il s'agit de créer ou d'améliorer des mécanismes permettant d'éviter les conséquences négatives de la rétroactivité d'une décision de justice, entre autre pour la sécurité juridique. Ensuite, les rapporteurs ont cherché à mettre en évidence plusieurs caractéristiques pouvant être extrapolées au débat sur la rétroactivité de la jurisprudence. Il en ont trouvé six. La première est le fondement de ce procédé nouveau. « Ce pouvoir de modulation est rattaché à « l'office du juge ». dans son ensemble. Dans une note sollicitée par le président de la section du contentieux avant l'arrêt AC !422(*), Jacques-Henri STAHL et Anne COURREGES affirment ainsi que cette évolution ne nécessite pas l'intervention du législateur, la maîtrise du dispositif de la décision d'annulation entrant dans le champ de la compétence du juge423(*) Toutefois, le parallèle n'est pas total, car le procédé « apparaît (...) comme l'accessoire général dont tous les juges administratifs de l'annulation disposent pour faire face à une situation exceptionnelle de déséquilibre patent des intérêts en présence, et non comme un privilège singulier du juge de cassation, justifiable par les traits particuliers de sa mission. Sous ce rapport aussi, le problème abordé par le Conseil d'Etat dans l'arrêt AC ! possède une nature différente de celui que pose le revirement de jurisprudence »424(*). Ensuite, la méthode est intéressante : l'arrêt choisit de procéder à un bilan entre les avantages et les conséquences négatives de la rétroactivité de l'annulation, ce qui permet au juge de maintenir la rétroactivité de l'annulation, de renoncer à faire rétroagir celle-ci, et (ou) de reporter la date de l'annulation. Tout d'abord, la rétroactivité reste le principe : « L'arrêt AC vise à offrir au juge un moyen exceptionnel, d'usage profondément dérogatoire. Où l'on retrouve à nouveau le fait que le principe reste posé du caractère rétroactif de l'annulation, qui demeure un droit pour le requérant. La mention expresse du « droit des justiciables à un recours effectif » apporte à cet égard un éclairage important : la rétroactivité de l'annulation est manifestement conçue, par le Conseil d'État lui-même, comme un élément majeur (voire comme la condition générale) de l'effectivité du recours en excès de pouvoir au sens - notamment - de l'article 13 de la Convention européenne des droits de l'Homme. Il est donc prévu de ne porter atteinte à ce droit que lorsque des conditions très particulières sont réunies »425(*). La modulation est conçue comme le moyen d'éviter des effets négatifs, et non pas comme un procédé lié par nature à l'annulation elle-même : « le juge n'est habilité à [procéder à la modulation de l'annulation] que lorsque des conséquences « manifestement excessives » apparaissent attachées au maintien d'un effet rétroactif à l'annulation. Cet « excès manifeste » est susceptible d'apparaître lorsque l'acte attaqué a déjà produit des effets juridiques importants au moment où le juge prononce sa sentence : d'autres normes sont nées sur son fondement, des situations juridiques se sont constituées, etc. Le cas d'espèce de l'arrêt AC est très illustratif à cet égard : l'annulation de l'acte ministériel d'agrément des conventions d'assurance-chômage en cause aboutissait à remettre en question le jeu, déjà pleinement effectif, desdites conventions. »426(*) Mais, ces effets négatifs n'étant finalement pas autre-chose que les effets de toute annulation d'un acte illicite, seul un bilan entre plusieurs aspects de l'annulation permettra de déterminer la nécessité de la modulation : « le juge n'est habilité à décaler la prise d'effet de sa décision d'annuler l'acte qu'après avoir procédé à un test de proportionnalité particulièrement scrupuleux. On l'a dit, le différé dans le temps de la prise d'effet d'une annulation pour excès de pouvoir prive le requérant d'un élément fort de son droit à un recours effectif. Le juge ne doit donc s'y résoudre qu'au prix d'une très sérieuse mise en balance des intérêts - « publics et privés » en cause de part et d'autre »427(*) ; d'autre part, le juge doit examiner « les inconvénients que présenterait, au regard du principe de légalité et du droit des justiciables à un recours effectif, une limitation dans le temps des effets de l'annulation »428(*). « Là encore, le contexte de l'arrêt AC est topique : l'acte annulable n'était illégal que pour des raisons d'ordre procédural et non de fond, son annulation rétroactive eût emporté des conséquences financières catastrophiques pour la collectivité, elle aurait placé les acteurs de l'assurance-chômage dans l'impossibilité de percevoir les cotisations et de verser les prestations... Tout bien pesé, il paraissait donc proportionné de laisser un délai aux partenaires sociaux pour régulariser ce qui pouvait l'être sans grand dommage pour le droit des requérants - et ce d'autant plus que le principe d'un « recalcul » de leurs droits était pleinement acquis. » Les moyens d'éviter les conséquences négatives de l'annulation ont également intéressé les rapporteurs : « Si sa conviction est acquise, à l'issue de cette démarche, le juge administratif peut prononcer une annulation dépourvue d'effet rétroactif. Celle-ci peut se concevoir ex nunc, à la date de l'arrêt, mais elle peut également se voir reporter pro futuro, à une date ultérieure précisée dans la sentence. L'idée est ici d'ouvrir, lorsque c'est possible et utile, un délai de régularisation permettant à l'administration de remédier à l'illégalité dans des conditions pratiques acceptables de réélaboration d'un acte licite. Cela peut permettre, en particulier, d'éviter les effets pernicieux du « vide » né de l'annulation. Dans le cas de l'assurance-chômage, par exemple, on ne disposait pas commodément d'un fondement juridique de substitution au système conventionnel privé de son applicabilité par l'annulation contentieuse. L'annulation rétroactive aurait posé un problème considérable à la collectivité comme aux partenaires sociaux »429(*). Mais deux garanties doivent alors être apportées aux justiciables, non seulement le justiciable concerné directement par le litige, mais encore tout autre justiciable pouvant demander l'annulation ou l'ayant demandée. La première permet aux différentes parties de défendre leur point de vue, et vise à respecter le principe du contradictoire, avec un enjeu particulièrement importants - le refus de tirer les conséquences de l'illégalité d'un acte juridique qui devrait entraîner son annulation : « le juge ne peut moduler les effets de l'annulation dans le temps qu'après avoir invité les parties en présence à en discuter avec lui. Le test de proportionnalité n'est pas seulement constitué par la délibération intérieure du juge : il résulte aussi, et peut-être surtout, d'une discussion contradictoire des parties. Il en résulte que le juge administratif est dans l'obligation de provoquer cette discussion, au cours de la procédure, dans des conditions de transparence et de délais propres à garantir un échange éclairé de tous sur l'opportunité de renoncer à l'effet rétroactif de l'annulation. On voit ici se profiler l'idée d'une délibération dans la délibération, d'un échange contentieux portant non plus sur le bien-fondé des prétentions des parties, mais sur la gestion des conséquences pratiques de la décision à prendre. »430(*) La modulation de l'annulation est ensuite placée dans une perspective purement individuelle : elle n'aura pas d'effet erga omnes : « Cette modulation dans le temps reste (...) dépourvue d'incidence sur le sort des autres actions contentieuses déjà engagées, en particulier contre les actes administratifs subséquents à l'acte annulé. Pour les requérants au procès intenté contre un tel acte subséquent, l'annulation du règlement qui lui tenait lieu de fondement est toujours rétroactive. C'est de nouveau leur droit que de faire constater la disparition ab initio de ce règlement, et donc de pouvoir solliciter l'annulation, par voie de conséquence, de l'acte d'application qu'ils avaient précédemment attaqué. »431(*) Bref, répondant à des préoccupations analogues, l'arrêt AC ! donne plusieurs pistes de réflexions aux rapporteurs dans l'élaboration d'un droit transitoire destiné à éviter les effets négatifs de la rétroactivité de la norme jurisprudentielle. Rappelant l'importance du droit à l'exécution d'une décision de justice, le Conseil d'Etat, dans l'optique de redéfinir l'office du juge, a rappelé que la modulation ne doit concerner que les parties à l'instance, tout en restant un mécanisme d'exception destiné à éviter des effets dévastateurs là où il n'est pas capital de faire exécuter la décision, cette décision devant être entourée de certaines garanties procédurales.
Comme l'explique Christian MOULY, la Cour de cassation a fait une tentative en ce sens en 1988, pour éviter qu'un de ces revirements de jurisprudence dans le domaine bancaire n'ait des conséquences excessives : « La Cour de cassation a limité dans le passé son interprétation de l'article 1907 du Code civil dans un arrêt original du 12 avril 1988432(*). Elle jugeait depuis le milieu du XIXème siècle que l'article 1907 du Code civil qui impose d'indiquer le taux de l'intérêt conventionnel ne s'applique pas au compte-courant. Le 9 février 1988, elle changea son interprétation433(*).Les banques qui avaient prélevé des intérêts débiteurs sur les comptes de leurs clients pendant des décennies sans en indiquer le taux, conformément à la solution alors admise, auraient dû les rembourser à compter du 9 février 1988 puisque l'interprétation de ce texte changeait. »434(*). Or, comme le note l'auteur dans un autre article, « le Ministère des finances a évalué à cinquante milliards de francs le coût de la rétroactivité de cette décision. C'est la somme qu'auraient du rembourser les banques à leur clients pour avoir prélevé des intérêts sans en avoir indiqué le taux au préalable, si tous leurs clients en avaient demandé la répétition. »435(*) « Pour éviter cette conséquence injuste, il a fallu le stratagème intégré dans l'arrêt du 12 avril 1988 faisant croire que l'article 1097, alinéa 2 du Code civil, en vigueur depuis 1804, n'était applicable au compte-courant que depuis un décret de 1985 ! Il lui a fallu affirmer contre le texte même « que la loi du 28 décembre 1966 n'était pas applicable avant l'entrée en vigueur du décret du 4 septembre 1985 (...) lorsqu'il s'agissait d'un découvert en compte »436(*). Il a fallu aussi une suite de solutions incohérentes sur l'article 1906 du code civil. La résistance de certaines Cours d'appel atteste l'insatisfaction que font naître ces procédés ».437(*) Ce faisant, la Cour de cassation a donc accepté de moduler dans le temps les conséquences des revirements de jurisprudence, se basant pour cela sur une interprétation extensive d'un texte proche dans le temps qui pouvait fonder sa solution, en évinçant le texte fondant l'ancienne interprétation. Ce procédé, aussi efficace soit-il, n'a pourtant jamais été repris dans d'autres arrêts ; Au contraire, la Cour de cassation assume aujourd'hui pleinement les effets de ses revirements, les impératifs de l'évolution de la jurisprudence primant. Un arrêt rendu par la chambre sociale438(*) illustre d'ailleurs parfaitement cet état d'esprit. En l'espèce, un revirement de jurisprudence avait requalifié contrat de travail la relation contractuelle entre un locataire de véhicule taxi et la société propriétaire. Le pourvoi invoquait, entre autre argument, le coût de ce revirement, qui remettait potentiellement en cause la qualification de tous les contrats conclus par cette société, alors même que ces contrats avaient été conclus au vu et au su des « administrations concernées », et que la qualification n'avait été remise en cause que devant la Cour de Cassation ; la Société affirmait donc ne pas être en mesure, raisonnablement, de prévoir cette remise en cause. La chambre sociale ne s'est pas directement préoccupé de cet argument, se contentant d'expliquer que le moyen, « en ce qu'il se contente d' invoquer une interprétation jurisprudentielle nouvelle, manque en fait ». Le rapport MOLFESSIS critique toutefois ce procédé : le « report de la solution nouvelle sur le fondement d'un texte qui permette au juge de limiter l'effet rétroactif de sa décision » est « difficilement praticable ». Comme le faisait remarquer un auteur, il n'est pas toujours possible de fonder ce revirement sur un texte suffisamment proche dans le temps du revirement pour éviter les effets dévastateurs des effets d'un revirement de jurisprudence. « En toute hypothèse, il n'est rien d'autre que la marque de la volonté de la part de la Cour de moduler les effets dans le temps de ses décisions : autant qu'elle puisse parvenir à cette fin sans emprunter des voies indirectes et souvent chaotiques. »439(*) * 374 : Yves-Marie SERINET, « Par elle, avec elle et en elle ? La Cour de Cassation et l'avenir des revirements de jurisprudence », RTD civ., avril/juin 2005, p. 328 * 375 : Rapport MOLFESSIS, p. 41 * 376 : Yves-Marie SERINET, « Par elle, avec elle et en elle ? La Cour de Cassation et l'avenir des revirements de jurisprudence » précité * 377 : P. VOIRIN, « Le vieillissement du Code civil », dans Annales Universitatis Saraviensis, 1955, p.68 * 378 : Pierre VOIRIN, « Les revirements de jurisprudence et leurs conséquences, JCP 1959, I, 1467 * 379 : Paul ROUBIER, Le droit transitoire (conflits des lois dans le temps, Dalloz, 2ème édition p. 244 * 380 : « Entre 1821 et 1830, le nombre moyen de pourvois par an a été de 570 en matière civile et de 1500 en matière criminelle, donnant lieu à la publication d'une centaine d'arrêts au Bulletin civil (97) et de près de 200 (193) au Bulletin criminel. Schématiquement la haute juridiction de l'ordre judiciaire était dimensionnée et structurée pour recevoir 2000 recours par an et prononcer 300 arrêts significatifs. Il n'est pas douteux qu'à l'origine, son organisation était parfaitement adaptée à sa fonction. » Le nombre des pourvois, par la suite, a connu une augmentation continue : « en 1947, le nombre des pourvois était déjà de 4143 en matière civile et de 3000 en matière criminelle. En 1960, il était de 5700 en matière civile et de 5000 en matière criminelle. En 2000, il est passé à 21000 en matière civile et à 9000 en matière criminelle. » (Guy CANIVET, « L'organisation interne de la Cour de Cassation favorise-t-elle l'élaboration de sa jurisprudence, », in La Cour de Cassation et l'élaboration du droit, p.4) * 381 : cf supra * 382 : Denys de BECHILLON, « De la rétroactivité de la règle jurisprudentielle en matière de responsabilité », in Mouvements du Droit public : du Droit administratif au Droit constitutionnel, du Droit Français aux autres droits, Mélanges en l'honneur de Franck MODERNE, p.5 * 383 : Denys de BECHILLON « De la rétroactivité de la règle jurisprudentielle » précité * 384 : G-X BOURIN, « échec aux conséquences funestes des revirements en droit pénal ? », Gaz. Pal. 1995.1, p.599 * 385 : G-X BOURIN, « échec aux conséquences funestes des revirements en droit pénal ? » précité * 386 : G-X BOURIN, « échec aux conséquences funestes des revirements en droit pénal ? » précité * 387 : Xavier LAGARDE, « Brèves réflexions sur les revirements pour l'avenir », in La création du droit par le juge, sous la direction de Jean FOYER, François TERRE et Catherine PUIGELIER, Dalloz, 2007, p.89* 388 : Civ. 1ère, 21 mars 2000, pourvoi n° 98-11982 * 389 : Xavier LAGARDE, « Brèves réflexions sur les revirements pour l'avenir » précité * 390 : «Didier REBUT, « Les revirements de jurisprudence en matière pénale » précité * 391 : Xavier LAGARDE, « Brèves réflexions sur les revirements pour l'avenir » précité * 392 : Horatia MUIR-WATT, « La gestion de la rétroactivité des revirements de jurisprudence : système de common law », in Rapport MOLFESSIS, p.53 * 393 : Horatia MUIR-WATT, « La gestion de la rétroactivité des revirements de jurisprudence : système de common law », in Rapport MOLFESSIS, p.59 * 394 : Horatia MUIR-WATT, « La gestion de la rétroactivité des revirements de jurisprudence : système de common law », in Rapport MOLFESSIS, p.53 * 395 : Rapport MOLFESSIS, p.23 * 396 : CJCE, 8 avril 1976, DEFRENNE c. SABENA * 397 : CJCE, 27 mars 1980, DENKAVIT * 398 : Frédérique FERRAND, « La rétroactivité des revirements de jurisprudence et le droit Allemand », in Rapport MOLFESSIS, p.82 * 399 : CJCE, 8 avril 1976, DEFRENNE c. SABENA * 400 : Rapport MOLFESSIS, p.23 * 401 : Rapport MOLFESSIS, p.23 * 402 : Rapport MOLFESSIS, p.24 * 403 : Rapport MOLFESSIS, p. 26 * 404 : Rapport MOLFESSIS, p. 26 * 405 : Nicolas CHARBIT, « La limitation de l'effet rétroactif des arrêts par le juge communautaire », in Rapport MOLFESSIS, p. 78 * 406 : Horatia MUIR-WATT, « La gestion de la rétroactivité des revirements de jurisprudence : système de common law », in Rapport MOLFESSIS, p.64 * 407 : Horatia MUIR-WATT, « La gestion de la rétroactivité des revirements de jurisprudence : système de common law », in Rapport MOLFESSIS, p. 66 * 408 : Rapport MOLFESSIS, p. 28 * 409 : Rapport MOLFESSIS, p. 29 * 410 : Horatia MUIR-WATT, « La gestion de la rétroactivité des revirements de jurisprudence : système de common law », in Rapport MOLFESSIS, p.70 ; Cette idée, sur laquelle nous reviendrons plus tard, nous permet à présent de souligner une limite de la proposition de moderniser le référé législatif que nous évoquions précédemment : ce référé législatif ne permettrait pas d'ôter au contentieux la dimension utilitariste, voire politique, à laquelle aboutirait la prise en compte des effets des décision. Bien au contraire, la solutions aboutit, comme l'écrivait le Doyen ROUBIER, à « remettre la solution des litiges les plus importants à un organisme politique, qui n'avait aucune des qualités auxquelles les parties peuvent tenir chez un juge ». Le remède est intéressant, mais ne concerne que la question de la légitimité de celui qui aménage l'apparition de la norme dans l'ordonnancement juridique ; il ne permet pas d'éviter l'apparition d'une dimension utilitariste, voire politique dans le litige * 411 : Rapport MOLFESSIS, p.27 * 412 : Rapport MOLFESSIS, p.27 * 413 : Frédérique FERRAND, « La rétroactivité des revirements de jurisprudence et le droit Allemand », in Rapport MOLFESSIS,p.90 * 414 : Pascale DEUMIER et Rafaêl ENCINAS DE MUNAGORRI, « Faut-il différer l'application des règles jurisprudentielles nouvelles ? Interrogations à partir d'un rapport. », RTD civ. Janvier/Mars 2005, p.83 * 415 : Jean-Bernard AUBY, « La globalisation, le droit et l'Etat », Montchrestien, 2003, p.78 * 416 : Fabrice MELLERAY, « Réjouissant mais déroutant », RTD civ. Avril/Juin 2005, p.318 * 417 : CE Ass., 11 mai 2004, n°255886 * 418 : Claire LANDAIS et Frédéric LENICA, « La modulation des effets dans le temps d'une annulation pour excès de pouvoir », AJDA 2004, p.1183. * 419 : Claire LANDAIS et Frédéric LENICA, « La modulation des effets dans le temps d'une annulation pour excès de pouvoir » précité * 420 : CE Sect. 10mars 2006, Société Leroy Merlin, n°278220 ; Claire LANDAIS et Frédéric LENICA, « Quand l'exposition de la théorie de l'obligation de recours administratif préalable cache la question de la rétroactivité des revirements de jurisprudence », AJDA 2006, p.796 * 421 : Claire LANDAIS et Frédéric LENICA, « La modulation des effets dans le temps d'une annulation pour excès de pouvoir » précité * 422 : Jacques-Henri STAHL et Anne COURREGES, « Note à l'attention de M. le Président de la section du contentieux », document reproduit en annexe du Rapport MOLFESSIS, p.105 * 423 : « la question des effets dans le temps des annulations contentieuses n'excède pas le pré carré juridictionnel et ne concerne que la maîtrise par le juge du dispositif de ses décisions. Comme telle, elle ne paraît pas subordonnée à une intervention préalable du législateur. » * 424 : Rapport MOLFESSIS, p.31 * 425 : Rapport MOLFESSIS, p.30 * 426 : Rapport MOLFESSIS, p.30 * 427 : Rapport MOLFESSIS, p.30 * 428 : CE Ass., 11 mai 2004, AC ! précité * 429 : Rapport MOLFESSIS, p.31 * 430 : Rapport MOLFESSIS p. 30 * 431 : Rapport MOLFESSIS p. 31 * 432 : Com., 12 avril 1988, Bull. civ. IV, n°130 * 433 : Civ. 1ère, 9 février 1988, Bull. civ. I, n°34 * 434 : Christian MOULY, « Comment limiter la rétroactivité des arrêts de principe et des arrêts de revirement ? » précité * 435 : Christian MOULY, « Le revirement pour l'avenir » précité * 436 : Com. 21 novembre 1989, Bull. civ. IV n°292 * 437 : Christian MOULY, « Comment limiter la rétroactivité des arrêts de principe et des arrêts de revirement ? » précité * 438 Soc. 26 janvier 2005, Droit social mai 2005, n°5, p.567 * 439 : Rapport MOLFESSIS, p.34 |
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