B. Ce que sont les luttes.
Le Père du désert a deux ennemis :
lui-même et le démon ! Saint Paul disait lui-même qu'il
fallait « lutter contres les principautés, les puissances,
contre les forces des ténèbres de ce monde et les esprits mauvais
répandus dans les Cieux ». (Eph.6,12) Le moine rencontre le
démon au désert d'une façon que l'on peut dire
inévitable, dit A.Guillaumont, car le démon est chez lui au
désert131.
129 N. MOLINIER in « Ascèse, contemplation et
ministère » S0 N°64. Bellefontaine. 1995.
130 A. GUILLAUMONT in « Aux origines du monachisme
chrétien » Paris 1979.
131 Ibid.
Si les démons voient des moines, dit Athanase dans la
Vie d'Antoine132, ils s'efforcent de mettre des obstacles
sur leur chemin et ces obstacles, ce sont les pensées impures. Seuls, la
prière et le jeûne peuvent en venir à bout, mais ce n'est
pas si simple car ces démons reviennent sans cesse à charge en se
façonnant des apparences trompeuses, comme des allures de femmes, de
bêtes ou même de soldats. Et si on les vainc en les
démasquant, ils réattaquent de nouveau sous d'autres formes. Le
moine du désert n'est jamais à l'abri et a fortiori le
novice en formation qui représente la cible parfaite des démons
en tous genres. Ceux-ci semblent parfois dire la vérité, dit
Athanase, il faut alors discerner avec l'aide de l'ancien s'il s'agit d'une
manifestation de Dieu ou du malin. Dom L. Leloir nous cite les Paterica
arméniens133 :
« A Arsène, le démon s'était
présenté sous forme humaine en disant : je suis le Christ , je
suis venu te faire visite toi qui te fatigues tant pour moi. Arsène
s'était voilé les yeux en disant : Je ne désire pas voir
le Christ en ce monde. Le démon s'était enfui, disant : quelle
profondeur a donc donné le fils de Marie aux enfants des hommes !
»
Tirer de ce texte ce qui est pertinent n'est pas aisé,
mais la distance à prendre n'empêche pas la compréhension
du message donné : il s'agit bien de profondeur et de force qui ne
peuvent être puisées que dans la prière assidue. Le
démon dont parlent les Pères, c'est euxmêmes. La lutte
contre soi-même au désert, est constante du début à
la fin, car les vieilles habitudes reviennent à la surface sans
relâche.
On saisit bien, en lisant la « Vie d'Antoine »,
qu'il s'agit d'être fort pour venir à bout des démons.
Ceux-ci n'agissent que là où il y a faiblesse. Antoine
lui-même a eu du mal à les combattre. On sait qu'il vivait seul et
que cette solitude n'arrangeait en rien cette lutte acharnée contre le
malin. Le terme de « lutte » est souvent usité dans le
vocabulaire monastique. On comprend par là combien le combat
était rude, violent parfois et l'on se doute du nombre de moines ayant
abdiqué devant les assauts de l'ennemi.
Abba Sérénus explique que les novices n'ont
à faire qu'aux démons les plus faibles, aux moins puissants. Et
c'est seulement après avoir triomphé des premières
batailles que le moine est prêt à en affronter de plus rudes :
« Les difficultés de la lutte augmentent en
proportion de nos forces et de nos progrès. » (Coll.7)
132 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine »
SC 400. Cerf 1994.
133 Paterica arméniens : 15, 12A : III, 233. (in
Dom L.Leloir in « Désert et communion. » S0
n°26. Bellefontaine 1978.)
Nous affirmerons donc, sans hésiter, que si les
Pères mettent en garde leurs disciples avec autant d'insistance contre
les démons, c'est parce qu'eux-mêmes ne les ont pas encore
vaincus. Cette notion nous semble d'importance dans l'enseignement de Cassien.
La lutte contre soi-même représente l'une des difficultés
majeures au désert. Se combattre soi-même est de base pour laisser
toute la place au divin.
On retrouve dans les Conférences ce vocable de
lutte et l'esprit du combat sportif dont parle Athanase dans la Vie
d'Antoine. Abba Sérénus, dans un tout autre registre,
puisqu'il s'agit de « possédés », entretient ses deux
visiteurs sur le fait que tout arrive par Dieu et est destiné au bien
des âmes. (Coll.7)
Cassien enseigne donc que la lutte contre le démon est
bien nécessaire à la formation du jeune moine, afin de
l'éprouver dans ses ardeurs et son enthousiasme de débutant, mais
il enseigne aussi que le disciple devra savoir que même un moine averti
et vertueux, restera toute sa vie, la proie potentielle de l'Adversaire. On
voit dans la Vie d'Antoine que les démons peuvent citer
l'Ecriture comme le fit Satan au désert pour tenter le Christ. Le novice
devra donc apprendre à discerner les bons des mauvais conseils, c'est
pourquoi il sera indispensable que ses débuts au désert soient
encadrés de manière stricte par un ancien
expérimenté dans la lutte contre l'ennemi qui, pour combattre
efficacement contre les démons, devra avoir acquis le charisme du
discernement des esprits134. Il arrivera donc au maître de
devoir lutter contre son disciple et celui-ci devra se montrer humble avant
tout car dans un apophtegme il est dit :
« Rien ne nous chasse ni ne nous vainc aussi
efficacement que l'humilité 135. »
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Il ne faut pas oublier qu'au désert, c'est la vie du
Christ que l'on vient vivre et non plus la sienne, ce qui suppose une grande
offrande de soi-même. Le moine reste convaincu qu'à
côté du Christ, il n'est rien et qu'aucune pénitence ne
saurait renouer les relations d'amitié si Jésus-Christ n'avait
d'avance soldé ses dettes136.
Malgré le jeûne et la prière, le
démon qui ne se tient jamais pour battu, revient sous différents
aspects. Il est donc important, outre la ferveur et l'opiniâtreté,
d'être renseigné sur sa ruse. Le moine n'a pas l'impertinence de
se mettre sur le même plan que Dieu. Il sait, que même
âgé et expérimenté, il a encore beaucoup de choses
à apprendre. Le Père ne reconnaît pour fils que ceux
qu'anime l'Esprit de Jésus dit Saint Paul. (Rm 8,14)
135 Paterica arméniens : 15,16 R : III, 281. . (in Dom
L.Leloir in « Désert et communion. » S0 n°26.
Bellefontaine 1978.)
136 Un moine anonyme in « L'ermitage. »
Martinguay/Genève. 1969.
Le Père du désert en est conscient, c'est ce qui
fait sa simplicité et sa sagesse. Le Christ est toute la vie du moine,
il restera son idéal avant toute chose et c'est en conservant ce
principe en tête qu'il pourra lutter contre les assauts du démon.
Dès ses premières victoires, on voit Antoine se méfier de
tomber dans un autre mal : la présomption. Et plus tard, il dira
à ses disciples :
« J'ai vu tous les pièges de l'Ennemi tendus sur
la terre. J'ai gémi et j'ai dit : qui donc les évitera ? Et j'ai
entendu une voix qui me répondait : l'humilité 137.
»
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