VI. Théologie du désert ?
A notre sens, parler d'une « théologie du
désert » est à éviter. Cela voudrait dire que
les Pères ont fondé un mouvement « à part » dont
le discours diffère de celui de l'Eglise. Ce n'est certes pas le cas.
C'est pourquoi nous préférons employer le terme de «
doctrine » qui reflète davantage l'opinion des Pères et la
théorie spirituelle qu'ils mettent en pratique au désert. Cette
doctrine peut parfois se montrer différente de certains préceptes
évangéliques fondamentaux, mais elle reste dans la tradition
ecclésiale la plus pure. Athanase relève expressément le
respect qu'Abba Antoine témoigne pour le clergé. Il n'y a ni chez
Antoine, ni chez Cassien, de trace d'opposition entre les solitaires
charismatiques et l'Eglise officielle 123.
Les thèmes des enseignements sont variés dans
les Conférences, mais il est souvent question des vertus
monastiques : contemplation, charité, renoncement, perfection,
chasteté, abstinence, obéissance, science spirituelle,
discrétion ou charisme et les oeuvres de Cassien donnent forme à
tout cela.
Le discours est moral mais pas moralisateur, il s'agit de
mettre le novice en garde et non de lui faire la morale « par principe
» parce qu'il est nouveau et qu'il a tout à apprendre. L'ancien
s'inclut tout entier dans l'enseignement moral, il est lui-même
imparfait, se reconnaît comme tel et son discours est une mise en garde
générale lorsque le disciple l'interroge sur un thème bien
précis. Pour appuyer ses dires, l'ancien cite l'Ecriture à bon
121 Jean CASSIEN in « Les Institutions
cénobitiques » SC 109. Cerf. 1965.
122 P. MIQUEL in « Le vocabulaire latin de
l'expérience spirituelle. » N° 79. Beauchesne 1989.
123 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine »
SC 400 Cerf. 1994.
escient. Les enseignements sont doctrinaires, ils visent la
perfection intérieure, ce qui n'est pas rien ! Cette perfection est le
but de toute vie religieuse. Abba Piamun explique que la perfection ne se situe
pas dans la solitude de la cellule mais dans les vertus de l'homme
intérieur. (Coll.18) La perfection, c'est la charité
parfaite, nous fera comprendre Abba Chérémon, (Coll. 12)
alors qu'Abba Isaac vantera le moine qui se retire en silence dans sa
cellule afin d'y prier en secret, les lèvres closes.
Le monachisme est empreint d'une doctrine particulière,
non pas parallèle mais certainement complémentaire au discours
sur Dieu existant dans le monde. D'une part, l'on pourrait dire que
l'enseignement donné est aussi divers que l'étaient les
demandeurs du désert, d'autre part, on peut affirmer une certaine
unification dans la manière de former les jeunes moines.
La doctrine du désert est établie sur les deux
notions d'action et de contemplation qui reviennent à
plusieurs reprises dans les discours des Pères. (Coll. 1) Cette
distinction des deux notions leur est familière puisqu'ils vont
jusqu'à établir une hiérarchie entre les deux.
Les deux sont utiles, certes, mais on ne peut nier que les
Pères placent la contemplation sur un pied nettement plus
élevé que l'action. La contemplation est prioritaire au
désert et Abba Moïse ira jusqu'à dire que le Seigneur qui se
tait au sujet de Marthe, déclare de manière tacite que Marie lui
est supérieure. (Coll. 1) Cassien et Germain semblent
choqués d'un pareil discours, les jeunes moines veulent accorder une
place à l'hospitalité et au dévouement fraternel dans leur
parcours spirituel et n'hésitent pas à citer à Abba
Moïse les paroles de Mt 25, 34-35.
« J'ai eu faim et vous m'avez donné à
manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire. »
Abba Moïse répond que les charismes du Saint
Esprit sont bien plus sublimes puisque ce sont eux qui mènent à
la charité. C'est donc dans la prière que l'on trouve la
charité, la vraie, celle qui est donnée par l'Esprit et non pas
dans une activité excessive qui laisse trop peu de place à Dieu.
La foule entrave la contemplation considérée comme un
idéal au désert, et même vers la fin de sa vie, Athanase
montre Antoine importuné par beaucoup de gens et entraîné
par eux vers la « montagne extérieure124
».
Chez Cassien, la vie spirituelle est orientée vers la
vie du Ciel, vie d'union avec Dieu- Charité. On y accède par le
renoncement. La charité est à la fois un moyen et un but. Pour
124 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine »
SC 400 Cerf. 1994.
Cassien, on ne s'élève à la charité
parfaite que par l'expérience de la charité elle-même.
(Coll.1)
Il appert que l'enseignement des Pères, contrairement
à ceux du Christ, semblent un peu éthérés voire
surnaturels. Jésus mangeait, buvait du vin, rencontrait ses disciples,
enseignait les foules, priait à la synagogue avec le grand public,
participait aux fêtes... Les anciens du désert, eux, ne font que
prier.
« La solitude est une attitude intérieure
», dit I. Gobry125, la fuite du monde permet non seulement
la méditation mais encore la contemplation. L'originalité du
monachisme réside dans le fait de se retirer dans une forme de silence
intérieur, loin de toute préoccupation mondaine. Le moine
parvient à l'oubli de lui-même pour se consacrer tout entier
à la contemplation de Dieu. La véritable fuite du monde ne
consiste pas à s'en séparer avec son corps, mais à retirer
de son âme tout appétit charnel. L'homme pleinement
libéré du monde, peut avoir envers ses frères une
charité véritable.
La contemplation semble donc la seule fin du moine. Le
contemplatif, dit A. Guillaumont, ne doit pas seulement avoir
réalisé l'unité dans son activité, il doit aussi
l'avoir réalisée en lui-même, en son âme, en mettant
fin à la multiplicité des passions. Il faut être unique
pour aller à l'Unique126.
Pour les Pères du désert, il faut «
adhérer à Dieu sans cesse et lui demeurer inlassablement uni par
la contemplation » au point de pleurer s'ils se laissent distraire,
car ils se voient alors « déchus du bien suprême
».
S'éloigner de la contemplation, ne fut-ce qu'un moment,
est considéré comme impureté puisque, en somme, toute la
vie du moine est liturgie. Le règne de Dieu pour les moines,
s'établit en eux dès qu'ils ont chassé les vices par le
moyen de l'oraison contemplative. Oui, il est bien question de «
doctrine du désert ». Cassien et Germain interrogent Abba
Paphnuce sur sa « doctrine » :
« ... nous répondîmes que nous en avions
à sa doctrine... » (Coll. 3)
|
La doctrine du désert captive parce qu'elle est
sensiblement différente de celle transmise dans le monde : Abba Paphnuce
pratique le libre-arbitre. Pour lui, Dieu ménage à tous des
occasions d'être sauvé, mais il appartient à l'homme d'y
répondre ou non. La doctrine ecclésiale, quant à elle,
stipule qu'il nous faut une grâce particulière de Dieu pour
répondre à son appel de manière efficiente. Paphnuce
semble établir une hiérarchie concernant les
125 I.GOBRY in « De Saint Antoine à Saint Basile
» Fayard 1985.
126 A.GUILLAUMONT in « Aux origines du monachisme
chrétien » Paris 1979.
renoncements puisqu'il situe le troisième
supérieur aux deux autres. (1. Renoncement corporel, 2. Renoncement de
notre vie passée, 3. Renoncement qui consiste à retirer notre
esprit des choses présentes pour ne plus contempler que les choses
à venir.) (Coll.3)
Sans les deux premiers, impossible d'embrasser le
troisième renoncement. Les richesses et les vices de l'homme
intérieur durant la première vie adhèrent au corps et ce
n'est que par l'ascèse qu'elles s'en détacheront. Paphnuce se
situe légèrement en contradiction quant à la doctrine
catholique : pour celle-ci, nous ne pouvons, par nos propres forces et sans un
secours particulier de Dieu, répondre adéquatement à son
appel. Or, Paphnuce nous dit que la manière de répondre à
l'appel de Dieu dépend de nous. L'obéissance d'Abraham,
dira-t-il, est sienne, c'est le « que je te montrerai » qui
est grâce de Dieu. ( Gen. 12,1) L'ancien se contredira par la suite en
disant que même si nous pratiquions les plus gros efforts, nous ne
pourrions atteindre la perfection sans la coopération du Seigneur.
S'agit-il alors d'une incompréhension de Cassien et d'une mauvaise
retranscription de ce qu'il a entendu ou bien Paphnuce se reprendt-il parce que
ses propos sont en marge de ce que prône l'Eglise ? C'est difficile
à éclaircir, mais l'ancien dira encore que ce n'est pas le
libre-arbitre mais le Seigneur qui délie les chaînes des captifs
(Ps, 145,7) et déclarera clairement dans son discours que ce qu'il dit
n'est pas pour déclarer inutile leur zèle mais pour bien les
persuader que sans l'aide de Dieu, les seuls efforts ne sont pas efficaces.
« Seul le Seigneur nous a rendu capables d'être les ministres
d'une Nouvelle Alliance. » (Coll.3)
Germain relance l'ancien sur la question du libre-arbitre et
demande comment il se fait que nous ne puissions estimer le salut comme une
chose qui dépend de nous, si Dieu Luimême nous a donné la
faculté de l'écouter ou de ne pas l'écouter ? Paphnuce
répond que lorsque le Seigneur déclare : « Si mon peuple
m'eût écouté... », Il montre qu'll a parlé
le premier, ce qui établit à la fois liberté et
grâce. Le libre-arbitre se prouve par la désobéissance du
peuple. Paphnuce ne prétend donc pas, apparemment, détruire le
libre-arbitre, mais a voulu prouver que, tous les jours, le secours de la
grâce de Dieu est nécessaire.
Ici encore nous retrouvons des éléments de la
doctrine du désert. Elle est morale et ressemble en bien des points
à celle d'Origène qui prônait le libre-arbitre. On avait
d'ailleurs accusé les moines d' « origénistes
», ce terme étant devenu péjoratif puisque l'on
insistait sur les points les plus faibles de la doctrine d'Origène,
notamment la préexistence des âmes, la spiritualité des
corps glorifiés et l'apocatastase. Pour Origène, en somme, le
bien qui est en nous n'existe pas sans l'aide de Dieu mais cette aide n'est pas
donnée sans un effort de notre part.
Après cet entretien sur les renoncements, Cassien et
Germain se sentent découragés, car avec le premier renoncement
seulement, ils croyaient déjà toucher le sommet de la perfection
alors qu'ils n'avaient « pas encore entrevu, même en rêve,
les cîmes de la vie monastique ! » (Coll.3)
Dans la Conférence IX, il apparaît que toute la
fin du moine consiste en une persévérance dans la contemplation
qui elle-même est un effort vers l'immobile tranquillité de
l'âme. Le moine, avant de prier, doit faire le vide de toute
pensée. Eclater de rire à cause d'un souvenir serait choquant
pour la communauté monastique, quant à la colère, elle
doit être bannie de l'esprit avant de commencer à prier.
L'oraison doit être fréquente mais courte, de
peur que le démon en détourne le moine par des distractions.
Cassien et Germain comprennent cet enseignement mais ils éprouveront du
mal, visiblement, à intégrer la vraie nature de la prière
au désert. Cassien nous précise que sa conception de la
prière était de prendre des passages de l'Ecriture et de les
méditer, alors qu'il apparaît, au contraire, que la prière
des Pères soit bien différente de celle-là. Elle ne
s'appuie sur aucun texte, aucun souvenir, mais dépend des dispositions
préalables de l'âme à la contemplation. Pierre
Miquel127 dit que constamment revient dans l'oeuvre de Cassien cette
opposition entre l'expérience vécue et une simple connaissance
verbale et livresque :
« Viendra un jour où, moins par la lecture que
par une laborieuses expérience, vous posséderez la
doctrine. » (Coll.14.)
On peut en déduire que même si la contemplation
est le secret du désert et sa principale doctrine, celui qui ne l'a pas
pratiquée est incapable d'en instruire les autres. Abba Nestéros
dit qu'« il est impossible de connaître ou d'enseigner ces
choses, à moins d'en avoir l'expérience ». (Coll.14)
Nous revenons une fois encore sur la notion
d'expérience comme principale instruction au désert. Une doctrine
se transmet et s'apprend, et l'on voit dans les deux discours sur la
prière que l'ancien transmet la façon de prier au jeune disciple
et si l'on n'apprend pas la contemplation à proprement parler, on peut
apprendre à y tendre en encourageant le disciple à rester en
cellule pour y prier. Et petit à petit, dans la
persévérance de l'oraison, le jeune moine vivra cette
expérience dont il pourra témoigner à son tour.
L'expérience serait donc élément doctrinaire au
désert.
Certains moines ont reçu le charisme de
l'hospitalité (charité) qui est en quelque sorte une
manière de vivre sa foi, alors que d'autres ont été
appelés pour prier, mais les moines
127 P . MIQUEL in « Le vocabulaire latin de
l'expérience spirituelle » N°79. Beauchesne 1989.
(actifs) hospitaliers ne sont apparemment pas les
anachorètes, mais les cénobites. Il n'est donc pas question
d'anachorètes actifs qui pratiquent la charité et
l'hospitalité, comme le soin des malades par exemple.
L'anachorète vit en cellule du travail de ses mains, prend s'il le
souhaite un disciple à former, prie à des heures
régulières, reste en silence et ne voit ses frères que le
dimanche (peut-être aussi le samedi) pour la synaxe. Il arrive à
quelques moines de recevoir des étrangers qui demandent « une
parole » mais cela reste exceptionnel. Il n'y a pas officiellement de
hiérarchie de valeurs mais il existe une différence
affirmée entre le moine qui prie et celui qui oeuvre. Cassien enseigne
que le moine ne peut faire les deux à la fois. (Coll.14)
Il invite à méditer l'Ecriture de manière
à occuper l'esprit et l'empêcher de vagabonder en mauvaises
pensées durant la prière. L'enseignement de Nestéros
apparaît différent de celui d'Isaac (Coll. 9-10) qui
voulait que la prière fut davantage une expérience
d'intimité avec Dieu qu'une rumination continuelle de la Parole
mémorisée. Il semble donc que pour Cassien, la charité ne
consiste pas nécessairement à donner à manger au pauvre
mais qu'elle soit une union spirituelle établie entre l'homme et Dieu
(amour) d'où la nécessité de la «
contemplation » pour être dit « charitable
(aimant) ». Méditer en pensant au prochain échange
spirituel est vain, on ne se met pas en relation avec Dieu pour autre chose que
la relation même. C'est ce qui fera dire six siècles plus tard
à Saint Bernard de Clairvaux : « La raison d'aimer Dieu, c'est
Dieu même. » C'est alors que Dieu se manifeste au priant. Seule
l'ascèse conduit à cette perfection qu'est la charité et
la durée dans la contemplation, mais ce n'est guère facile pour
un débutant car souvent, le moment de la prière le remet face
à sa motivation de foi.
VII. Renoncements et luttes. A.
Ce que sont les renoncements.
Le renoncement précède l'ascèse. C'est en
quelque sorte, la première étape de celle-ci. Il s'agit de
« l'action par laquelle un homme se sépare volontairement de ce
qui, en lui ou hors de lui, est opposé à Dieu
128 ».
Le disciple, débordant de zèle mais encore
gonflé d'orgueil, se retrouve devant une montagne à surmonter.
Est-il possible, du jour au lendemain, de renoncer, de lâcher tout ce qui
a fait partie de son quotidien pendant plus ou moins vingt ans ? Et cependant,
c'est dans la hâte que le disciple devra renoncer, car sans l'abandon de
sa manière de vivre antérieure, il ne
128 Dictionnaire de la Foi chrétienne. T.1 : «
les mots. » Paris/Cerf. 1968.
pourra jamais suivre son maître. Au désert, le
jeune moine devient apôtre et les apôtres ont tout
lâché d'un coup pour suivre le Christ. La modalité du
départ au désert est l'immédiateté, dit N.
Molinier129.
Abba Daniel dit que, souvent,
«... la grâce ne dédaigne pas de nous
visiter au milieu de la négligence et du relâchement. Elle inspire
et réveille, éclaire et châtie avec clémence afin
d'éprouver le moine dans son inertie. » (Coll.14)
Pour l'ancien donc, même si le moine est
relâché dans la prière ou l'observance, la grâce de
Dieu, plus forte que tout, vient à son secours, au coeur même de
sa pauvreté et de son relâchement. Abba Daniel ne vante pas les
moines « chastes par nature » car ils n'estiment avoir
besoin ni du labeur de l'abstinence, ni de la contrition du coeur. Sans vrai
renoncement, il est impossible de survivre aux assauts de la tentation. Ainsi,
l'on verra des frères qui ont tout quitté avec une apparente
facilité et qui s'attacheront au moindre petit objet qu'ils ont la
permission d'avoir dans leur cellule. Abba Daniel dit qu'il leur servira de peu
d'avoir méprisé de plus grands biens.
« ...puisqu'ils ont reporté sur d'humbles et
menues choses, la passion qui fait une obligation de renoncer aux
premières. » (Coll.4)
Ils appliquent donc à des riens leur cupidité et
leur avarice, ce qui prouve que leur ancienne passion n'est point
retranchée mais n'a fait que changer d'objet. Leur âme est
restée riche et ils n'ont pas compris le sens du renoncement. Le
renoncement est une pratique quotidienne. Il n'est pas seulement
matériel, mais spirituel également.
Le moine qui a quitté le monde est
éloigné des « objets » qui, dans le monde, pouvaient le
tenter ou le distraire, mais il lui reste le souvenir ou la
représentation de ces objets, ce que l'on appelle « les
pensées 130 ».
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