B. Pédagogie particulière.
La seconde conférence d'Abba Moïse nous
éclaire sur la pédagogie du maître. Moïse cite Abba
Sérapion qui racontait l'anecdote suivante aux jeunes, pour leur servir
d'instruction.
Sérapion n'était qu'un enfant lorsqu'il habitait
avec son maître Abba Théon. Il se met à dérober du
pain après chaque repas pour le manger le soir en cachette de son ancien
à qui il n'ose pas l'avouer parce qu'il a honte. Un jour, alors qu'Abba
Théon reçoit certains frères dans sa cellule en vue de les
édifier, il se met à parler du vice de gourmandise et de la
tyrannie des pensées secrètes. La force de ce discours perce le
coeur de Sérapion qui se met à sangloter puis à avouer sa
faute en se prosternant aux pieds de son maître. Le vieillard ne le
blâme pas mais l'assure simplement que sa délivrance est accomplie
sans même qu'il ait dû dire une parole. L'aveu seul de la faute a
délivré le jeune du péché et la vertu de cet aveu
l'empêchera même de recommencer.
Cette anecdote que nous avons résumée est sans
doute destinée à l'édification des très jeunes
disciples. Sérapion étant un enfant, la pédagogie
employée par le maître diffère sans doute quelque peu de
celle que l'on emploierait pour guider un moine adulte. Moïse explique
à ses visiteurs l'importance de tout dévoiler à l'ancien.
Celui-ci ne peut, en effet, établir une relation de confiance avec le
novice, que si le jeune lui ouvre son coeur en avouant ses erreurs. Cassien
indique par ce texte, que la faute ne réside pas en
réalité dans le pain dérobé mais dans le fait
d'avoir caché son acte plusieurs jours à l'ancien.
Le but de la leçon donnée ici par le
maître est moral et donc basé sur la conversion du disciple
à la vérité. Aucune violence verbale, aucune semonce
sévère et encore moins des coups pour ramener le disciple sur le
droit chemin. Seuls sont en jeu le discours vrai et la patience : celle
d'attendre que le disciple soit mûr pour s'amender. (Coll. 2)
Abba Poemen recommandait aux Pères d'encourager les
jeunes, par crainte que les semonces ne les jettent dans le désespoir
95 . Nous observons que le maître préfère
généralement user de patience plutôt que de punir le
disciple. Mais tous les Pères ne semblaient pas pratiquer la même
pédagogie.
Abba Jean, nous dit encore Cassien, s'était
retiré dans un monastère près de Panephysis où le
Père Abbé Paul gifla en public l'un des jeunes frères qui
s'était présenté en retard dans le service de table.
(Coll. 19)
Nous découvrons donc qu'il n'existait pas un type
unique de pédagogie au désert. De même, l'âge
importait peu. Un moine encore jeune pouvait être un maître, seules
comptaient l'ampleur de son expérience et la grandeur de son
âme.
La pédagogie du maître est progressive, comme
Germain l'explique dans la seconde conférence d'Abba Isaac.
« En tout art, en toute discipline, on n'atteint pas
d'un coup à la perfection ; mais les débuts sont
nécessairement très simples, on part de ce qu'il y a de plus
facile et de moins austère(...) Lorsqu'on a saisi les principes les plus
simples et, pour ainsi dire, franchi la porte de la profession que l'on
embrasse, c'est comme nécessairement et sans peine que l'on en vient
à pénétrer ses secrets et que l'on atteint à sa
perfection. Comment, en effet, l'enfant prononcera-t-il les simples syllabes
s'il n'a d'abord bien appris à connaître les lettres ? »
(Coll. 10)
La leçon délivrée par Cassien est qu'il
ne faut pas brûler les étapes mais accepter de patienter dans les
différentes phases successives traversées pendant la formation
érémitique. Cet avertissement était sans doute
destiné aux jeunes trop zélés qui voulaient être
arrivés avant d'être partis !
Il appert à travers ces écrits que le maître
se livre rarement à des leçons de morale. Il remet juste sur la
voie et s'abstient avant tout de juger son disciple.
« L'union des deux perspectives : connaissance de notre
pauvreté et connaissance de Dieu est un des thèmes de la
littérature patristique » dit Dom Louis Leloir.
Pour former son disciple, le maître doit être
humble et donc capable de connaître sa propre misère. C'est pour
cela que, souvent, il se dit imparfait et que l'importance de la
démarche monastique se situe, nous le redisons, dans la progression et
non dans l'aboutissement. Tout comme le Christ, l'ancien apprendra à ses
disciples à avancer pas à pas, se souvenant des préceptes
de Jésus concernant la tour à construire.
« Si tu veux construire une tour, assure-toi que les
fondations sont suffisantes pour supporter l'édifice, et vois si tu
auras de quoi l'achever. Autrement, les gens vont rire de toi. » (Mt
7, 24)
Cette pédagogie de l'humilité est donc
considérée comme fondamentale au désert et Dieu peut le
rappeler aux Pères à l'occasion.
La relation maître disciple Abbas Antoine avait
demandé à Dieu :
« Comment se fait-il, Seigneur, que certains ont une
si courte vie et d'autres une si longue, que certains sont pauvres et d'autres
riches, que les justes sont éprouvés et les impies laissés
en repos ? Une voix avait alors répondu : Antoine, occupe-toi de tes
propres affaires : tu n'es pas capable d'être instruit des profondeurs de
Dieu 96 ! »
Le moine doit donc se laisser guider et attendre ce qui lui sera
donné. C'est ce que cette anecdote nous dépeint avec
clarté.
L'ancien attend une réponse de la part du disciple,
l'application immédiate en quelque sorte de son enseignement, c'est
pourquoi il le délivre à petites doses afin que le jeune moine
ait le temps de tout assimiler. Le disciple ne doit pas se lasser du
désert et le maître y veille bien. C'est d'ailleurs par la
pratique des observances dictées que le novice oubliera son ennui et
évitera l'acédie.
La pédagogie de la prière existe
également. Au désert, elle est à la fois contemplation et
action, elle est « mouvement » parce qu'elle fait partie
intégrante de la démarche de foi du jeune moine. L'ancien
encourage cette action priante et en donne parfois même l'exemple,
lorsqu'un disciple qui attend une parole ne reçoit en retour qu'une
image muette de son père spirituel en méditation. Celui-ci
s'adresse à Dieu, démontrant au jeune que la réponse
à certaines de ses questions ne se trouve qu'au coeur de l'oraison. A
l'instar de Marthe, le disciple enthousiaste, trouve qu'il est plus aisé
d'agir que de faire oraison, mais avec infiniment de patience, l'ancien lui
rappellera que la force se trouve au coeur de la prière, osant
même parfois renvoyer le novice seul à sa cellule, y chercher ce
que son maître est incapable de lui donner : cet ancrage dans la «
Présence » pour laquelle le moine a tout
quitté.
« Vous voyez que le Seigneur établit le bien
principal dans la seule théorie, c'est-à-dire dans la
contemplation divine (...) Par ces paroles, le Seigneur place le souverain
bien, non pas dans l'action quelque louable qu'elle soit et abondante en fruits
multiples, mais dans la contemplation de lui-même, laquelle est en
vérité, simple et une » (Coll. 1)
La discrétion ne s'acquiert au désert que si l'on
est formé par un ancien.
« Elle discerne toutes les pensées de l'homme et
ses actes, examine et voit dans la lumière ce que nous devons faire.
» (Coll. 2)
Nous pourrions penser, par leurs diverses réflexions,
que les novices du désert trouvaient logique de donner priorité
à la charité qui les rapprochait davantage de Jésus,
pensaient-ils, qu'en priant toute une journée dans leur cellule. Cassien
exprime que cela pose
96 Paterica arméniens : 15,1 : III, 227. ( in
D.Louis Leloir : « Désert et communion. » S0
n°26. Bellefontaine.1978.)
particulièrement problème à Germain qui
demande à Abba Moïse comment on peut rester fidèle à
l'oraison tout en sachant un frère malade ou lorsque l'ont doit rendre
les devoirs de l'hospitalité à un visiteur. Il lui est
répondu que selon la chair, il est impossible à l'homme de rester
fidèle à la prière, mais en ramenant constamment l'esprit
vers Dieu, il sera possible de ne pas s'éloigner de la contemplation du
Christ. (Coll. 2) On retrouve une explication analogue dans
l'Histoire lausiaque où l'on demande à un certain Abba
Dioclès comment il est possible pour l'esprit humain de vivre sans cesse
avec Dieu. Il répond ceci :
« Quelle que soit la pensée ou l'action
à laquelle l'âme puisse être occupée, si elle est
pieuse et ordonnée à Dieu, l'âme est avec Dieu L'ami du
Christ, dit Pallade, désire demeurer dans un état de
prière qui n'est rien d'autre qu'une charité agissante nourrie de
la méditation du Nom de celui de qui tous les biens procèdent
97. »
La charité commence donc par « être tout
à Dieu » au désert. C'est donc dans la prière
qu'elle se trouve et se conçoit petit à petit.
Pour Cassien, la charité a pour acte la contemplation des
choses divines. (Coll.1) Il nous indique qu'elle est Dieu
Lui-même. (Coll. 16)
L'ancien qui met sans cesse le disciple en garde contre les
assauts de la tentation l'invite à lui confier les moindres secrets de
son âme car lui, saura comment transformer le péché en
grâce, avec l'aide de Dieu. On observe que, très souvent, la fuite
de la cellule constitue l'une des confessions principales du jeune moine ! Abba
Serenus met en garde, lui, contre les mauvais conseils.
« ...s'ils retombent pour le punir sur celui qui les
donne, ils ne laissent pas non plus celui qui leur obéit sans
péché ni châtiment. » (Coll. 8)
Il est difficile de discerner clairement à qui Serenus
veut faire allusion en parlant des mauvais conseillers. Il est, en tous les cas
question d'hommes jaloux. Ceux-ci sont-ils moines ? Sont-ils gens du monde
ayant encore quelque influence sur les moines ? On ne le sait, mais le
vieillard a le discours farouche concernant les mauvais conseillers qu'il nomme
« démons » et le disciple est donc fermement invité
à prier Dieu avec ferveur de manière à ce que la crainte
et la charité du Seigneur persévèrent en eux sans
défaillance. (Coll. 8) La direction spirituelle est un art, dit
Yves Raguin98, il s'agit d'un terrain où l'humain et le
divin se rencontrent. Le maître doit distinguer ce qui vient de Dieu
et ce qui vient du disciple, ce qui est indispensable pour une bonne conduite
de la vie spirituelle. Il sera donc rigoureux quant au discernement
de
97 PALLADE in « Histoire lausiaque
» S0 n° 75 Bellefontaine. 1999.
98 Y.RAGUIN : « Maître et disciple.
» DDB/Bellarmin.1985.
la vraie vocation et celle-ci sera vérifiée par
l'empressement que le jeune moine aura envers la lecture assidue et la
continuelle méditation des Ecritures, le chant
répété des psaumes et son amour des veilles, jeûnes
et prières. « La äzaêpzcrzç est cette
capacité de jugement qui donne de connaître les hommes et de
redresser leurs voies selon la volonté divine », écrit
Pallade99, « c'est généralement le
ministère exercé par l'ancien qui reçoit cette
responsabilité en raison de la sainteté de sa vie. »
Nous avons dit, plus avant, que les anciens adaptaient leur
manière d'enseigner aux divers tempéraments qu'ils rencontraient
chez les jeunes moines en formation. Abba Antoine distinguait deux sortes de
moines : les insouciants et les recueillis. Avec les premiers, il
préparait des lentilles, faisait avec eux quelque prière et les
congédiait. D'autres avaient droit à une conférence, un
colloque qui durait toute la nuit concernant le salut100. Le
discernement, élément essentiel de la pédagogie
érémitique et monastique en général, est donc
à faire dès le départ par le maître qui, nous
l'avons déjà soulevé, ne peut pas traiter de la même
manière un disciple indolent et un disciple appliqué. Il
apparaît cependant qu'un tronc commun se dégage concernant la
manière de former les jeunes moines : un élément
pédagogique de la plus haute importance que l'on nomme obéissance
!
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