Loin s'en faut, la Vizcachera n'est plus une porcherie.
Quoique. Son développement est assez sui generis, puisqu'il s'est
déroulé par phases et n'a pas commencé de la même
façon que dans d'autres quartiers. Pour les étrangers, mais
surtout pour les voisins d'en bas, de Campoy, elle était et reste encore
une porcherie, parfois vilipendée par les autres... Il semble planer
entre ces deux quartiers de vieilles réprimandes, jamais vraiment
oubliées... d'où les quelques railleries qui pourraient
s'ouïr...
Ceux d'en haut (« de los cerros », « los
de arriba »)13 sont toujours les plus maudits...Même
à l'intérieur de la Vizcachera, je suis sûre que l'on note
cette différence entre los de arriba (flanqués sur les
cerros) et los de abajo, sur la pampa...(rien qu'en raison de
l'emplacement des anciens --«en bas», sur la pampa, par rapport aux
nouveaux --«en haut», dans les cerros...1 ça doit aussi avoir
une connotation sociale...).Ces différenciations existent dans la
sierra, entre les gens de la Puna14, et ceux de la
vallée...Se retrouvent-t-elles d'une forme ou d'une autre dans les
rapports entre les gens dans le quartier ? Ou seulement dans la configuration
physique des quartiers (ceux des cerros...) ? Venir à Lima
n'est il pas un moyen d'en effacer certaines pour en reconstituer d'autres,
selon les rapports dans la ville ?
Mais là n'est pas encore la question. Ce qui nous
intéresse présentement, ce sont les habitations. Des terres,
vierges... Des hommes y ont amené les cochons. La soue a appelé
les hommes à vivre et à poser leur maison. La communauté
ainsi fondée, a ramené encore des hommes. Et leurs amis et leurs
familles... et d'autres bétails... Beaucoup sont venu bâtir. Puis
d'autres ont suivis, se passant le mot, à la famille surtout, mais aussi
aux amis, aux proches...
Généralement, la première installation
sur un terrain se fait avec le matériau de base (les esteras),
très peu onéreux, pour pouvoir loger sur les lieux
dès qu'on en dispose. Puis les économies viendront, on renforcera
les murs de la masure avec des plastiques, des cartons ; on trouvera des
morceaux de bois pour consolider tel endroit, ou prolonger la pièce...
On mettra un toit de tôle... Puis viendront les sous sous...Et nous
passerons les galons... un mur en bois, d'autres parois... Il s'agit presque
pour tous d'une autoconstruction, aidée de quelque amis
ou parents... On voit souvent dans la cour des gens, ou devant chez eux, dans
la rue, un tas de brique, que l'on entasse peu à peu jusqu'à
obtenir la quantité nécessaire... Un jour viendra le temps de
« /evantar » (lever)... Celui de la faire monter, depuis la
terre, cette demeure ! Avec du noble matériel (« material noble
» Sic.), la brique. Le dur. Le fixe... Quand celui de la techada
viendra, ô nous festoierons...Le fait de poser le toit est
l'étape ultime dans la structure d'une maison. Elle est aussi la plus
symboliquement importante. Le toit qui protège. Ce toit qui est
nôtre. L'accomplissement, après des années de sacrifices
pour réunir tant d'argent... La techa casai.' dans
la Sierra est un moment primordial, accompagné de longues
festivités, bien arrosées.... A Lima, l'importance de cette
étape dans la maison mais aussi dans la vie est saillante Il s'agit
sûrement d'un accomplissement, encore plus grand lorsqu'il va de pair
avec la conquête de terres étrangères et l'acquisition d'un
lieu dans un territoire nouveau devenu commun.
Aussi à la Vizcachera : on voit toute sorte de maison.
Elle ne ressemble pas à une invasion où
tout a
été envahi en même temps, et habité d'esteras un
certains temps. Elle ne ressemble pas
13 Jose Luis Arguedas. El zorro de arriba y el zorro de
abajo.
14 La puna est la partie andine qu se trouve
au-delà des 4000m d'altitude et dédie à
l'élevage principalement...
15 Techa-casa ou "Sala casa" ou "wasi
qatay", en quechua de wasi : maison, qatay couvrir
à l'évolution d'autre district car elle s'est
peuplée par phase. Bien qu'ancien, le quartier est loin d'être
consolidé. Bien que récemment peuplé, il n'a rien d'un
quartier fraîchement sorti de terre... De l' esteras à la brique
enduite et peinte. Du « une pièce » à la grande maison
mastoc. Ces dernières sont cependant éparses... mais elles
existent ci et là... Ailleurs ce sont des « cabanes » avec
leurs latrines un peu plus hautes perchées...
Bien que l'évolution des uns et des autres soient
différentes, on peut noter l'ancienneté de certaines demeures ou
du non avancement d'autres, qui sont toujours faites de matériaux
premiers...Une grande disparité, donc, entre des maisons
voisines...Disparité dans les moments d'arrivée mais aussi
socio-économiques...
Etapes de l'évolution d'une maison.
Esteras, bois, matériel noble...
Spécificité du quartier
Mais ce n'est pas en cela que ce quartier est si atypique et
à la fois si caractéristique du phénomène
d'installation de migrants.
En le comparant à d'autres quartiers de Lima, on peut
bien sûr faire beaucoup de recoupements qui sont autant de
phénomènes intéressants de la migration et de
l'installation en ville. Mais des divergences sont prégnantes du fait de
son caractère « hors les murs » c'est- à-dire «
campesino » et non pas citadin, a priori.
Il s'agit donc d'une migration en milieu urbain qui s'est
inspirée du système -aujourd'hui
bancal dans le dit contexte--
de la communauté paysanne, avec ses schémas
d'organisation,
d'occupation et de répartition des sols. Elle
concerne, pour la majorité, des gens venus des
Andes (donc provenant de diverses communautés,
paysannes en général) mais dont l'installation --provisoire au
départ-- directement au coeur de la ville a pu durer quelques
années. En effet, le premier endroit où l'on s'établit est
souvent fonction de celui de « réseau » qui a permis
l'arrivée : proches, familles, connaissances...et cetera.
Comment la rencontre de tous ces profils peut former une
sorte de tout, une appartenance propre, en même temps en même temps
qu'il forme un maillage de conflits et d'intérêts divergents, vers
une évolution de plus en plus urbaine du quartier...
Terres rurbaines ?
"Aqui es coma en la Sierra" - Ici
c'est comme dans la Sierra...
DLA VCACHERAG DISTer0
SAN deIZm) PE (M'UA !OOMO
LIMA
1111,`,.
CiferS
DE J1CAMARCA
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1982-REGISTRA00 EL lellFRUCTO EN EL
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I986
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Tout a commencé avec la chancheria ou le
développement de l'élevage porcin
La Vizcachera a déjà plus de 25 ans
d'existence. C'est une sorte de composition
au gré des arrivées. Tout a commencé par une porcherie, on
le sait. C'est ainsi qu'aurait été fondée la
communauté par « los fundadores » (les fondateurs).
Et, peu à peu, les lieux se sont peuplés.
Certains sont là depuis les débuts de la porcherie
(los antiguos), et se sont organisés pour que la
«chancheria» devienne un lieu de vie, avec les services
nécessaires à la vie d'un lieu devenu quartier, et non plus un
endroit lié à la seule activité d'élevage. Puis le
nombre de pobladores16 a augmenté dans les
années 90, notamment lorsque le président [de la
communauté] d'alors a fait venir ses paisanos (compatriote de
la région) de
16 Pobladores, ce sont ceux qui peuplent. Les
«peupleurs »...En d'autres termes les habitants !
Huancayo...Enfin, il semblerait que le nombre de pobladores
en quête de terrain ait été en augmentation ces 2
dernières années.
L'organisation politique
Elle appartient, par sa seule paroisse, au quartier qui lui
fait frontière et par où il faut passer pour s'y rendre
(Cainpoy), et parait intégrer le district de San Juan de Lurigancho.
Mais elle appartient administrativement à la « Comunidad campesina
de Jicamarca », dont elle est l'annexe 217, et dont «
la » se situe, paradoxalement, loin de la ville, dans les
hauteurs du département de Lima, "en la Pitual9 ".
Elle est le centre des décisions malgré la distance et
surtout le fait qu'il n'y résident de manière
permanente2°, pas plus de 2 familles (sur 32 maisons 11). Cette
incongruité a bien l'air d'être un poids pour la « Junta
Directiva » (assemblée directive) de la Vizcachera... «
Como falta agua, van a Lima » (comme ils [leur] manquent l'eau,
ils vont [migrent] à Lima), explique Feliciano, le président de
la Junta Directiva...
Communauté campesina versus communauté
urbaine ?
A priori, la Vizcachera n'est pas une communauté
urbaine, bien qu'elle soit peuplée de migrants venus s'installer
à la capitale. Elle n'appartient plus à la capitale, bien qu'elle
semble aspirer au même genre de développement et
d'intégration (quoique.) que ses autres quartiers, et qu'elle lui soit
reliée pour tout (échanges, transports, travail, marchés,
etc....).
C'est une communauté paysanne, avec son système
d'organisation de comunidad campesina (communauté paysanne) et
d'usufruit de la terre lui appartenant. Mais c'est un système en conflit
interne avec un désir de propriété chez
certains. C'est une communauté paysanne bien que l'on n'y cultive rien,
et que l'élevage de porc ne soit pas le lot de tous mais de quelques
anciens membres de la communauté --« los antiguos »,
quelques récents habitants et quelques liméniens (qui ne s'y
rendent que pour entretenir leurs cochons.
Histoires de la Vizcachera
C'est à travers les récits des uns et des autres
que je tenterai de tracer l'histoire de ce quartier, faite de tant d'
« histoires », dans lesquelles j'ai été plongée,
presque immiscée...
I Plusieurs annexes se situent également
(d'après la représentation que j'aiTive à en avoir) aux
confins du district liménien de San Juan de Lurigancho, dans les
collines qui le bordent, et sont bien plus liés avec le district voisin
qu'avec cette matrice !...
te La matrice, soit la «
communauté-mère », celle qui en est le « chef lieu
»...
1') Elle se situe clans le début
des _Andes. mais cette formation andine montent très vite jusqu'à
plus de 5000m avant de redescendre autour de 3300m d'altitude dans le
département de Huancayo... Aussi. la matrice se trouverai non loin de
là. vers cette Puna. terme qui revêt une certaine connotation.
2° C'est le schéma inverse de ce qui se
passe dans les Andes. on les annexes, éloignés de la «
matrice » se dépeuplent pour venir habiter au Centro PohJcido
ou capitale de district... Dans le cas de Jicamarca. c'est une
conummatité dont les annexes les plus éloignées et basses
se trouvent aux abords de la ville {Lima} et qui donc se développent au
détriment du village matrice
Ils viennent d'Apurimac, de Cusco ou de Huancayo. Petits, ils
ont quitté Andahuaylas, La Oroya, ou Churcampa parce que la vie ne leur
promettait rien... Ils sont venus en masse de Akko parce que l'un d'eux leur a
ouvert la voie. Ils ont été chassés d'Ayacucho ou de
Huancavelica, le terrorisme a disséminé les leurs et a
usurpé tous leurs biens. Ils ont parcouru des terres ou ont
traversé la Selva. Un jour, ô quel jour, ils sont arrivés
à Lima. Certains sont nés d'émigrés dans un
quartier de la ville et ont préféré recommencer ailleurs.
Et c'est à la. Vizcachera qu'ils ont trouvé refuge; des terres,
des possibilités et une communauté ....
Ils ne vont plus aux champs, mais élèvent des
cochons, ou des poules et des canards, et des cuves (cochon d'inde des
Andes). Ils n'ont plus de vaches ou de moutons qu'ils doivent emmener
pâturer. Ils ont juste à trouver quelques aliments pour les leurs
et parfois pour les porcs, car de cette terre rien ne sort.
Ils ont laissé la polleran , et
parfois gardé la rnarua22 . Ils ont laissé
une maison, et aujourd'hui n'en sont qu'aux fondations. Ils n'ont plus
l'aliment, ici tout est argent. Ils ont quitté leurs terres, ou les ont
perdues ; aujourd'hui ils en conquièrent de nouvelles. Ils n'attendent
plus la pluie qui vient en sa saison, simplement l'eau qui ne coule pas. Ils ne
sont plus dans leur communauté d'interconnaissance, avec ses
ancêtres, ses lieux, ses rites, mais créent de nouvelles
appartenances qu'ils imbriquent dans les réseaux d'hier et de
demain...Ils ne sont pas à Lima, juste à quelques pas... Ce sont
ces quelques pas qui permettent de créer un "nous" dans un territoire
fait leur (ou en voie de le devenir!) sans se faire dévorer par la chaos
de la foule urbaine. Un "nous" qui se décompose, se déchire et
s'unit au gré des aspirations... Une terre à laquelle on
s'attache... ?
Où est la Sierra? Dans leurs rêves,
leurs souvenirs, leurs pratiques quotidiennes, leurs inventions de vivre, leur
imaginaire... Mais ne l'ont-ils pas quitté cette Sierra de leurs
ancêtres en laquelle ils ont perdu la foi, pour aller chercher ailleurs
ce qui là-bas ne fonctionnait plus ? N'ont-ils pas choisi de l'oublier
en un nouveau vivre ici, pour construire et s'y faire valoir. N'en ont-ils pas
gardé ce qui leur rend service, ce qui les fait rêver, ce qui les
garde liés...Mais qui sont-ils, des migrants parmi tant d'autres dans la
capitale?
Tous n'ont pas choisi. Certains ont été
"envoyés" petits. Certains n'ont pas pu revenir. Certains ont tout
perdu. Mais certains ont ici réussi... Est-ce une sorte de modèle
qui donne cette foi en une vie meilleure ? Est-ce une nouvelle vogue qui
circule et s'exacerbe dans les Andes depuis déjà. un certain
temps, qui montre un ailleurs possible et préférable, dont on
fait sien le désir ? Un bien être dans un ailleurs.
2! Poilera : jupe que porte les femmes dans
la Sierra. Très ample, arrivant en genoux. Lorsqu'il fait froid, elle
mette en dessous un caleçon long en laine...
22 Alanta : tissu que l'on met sur le dos
pour transporter l'enfant, des affaires, ou les deux. On peut aussi
l'étaler sur le sol pour poser son étal, sur le marché,
par exemple...