La pin-up et ses filles: histoire d'un archétype érotique( Télécharger le fichier original )par Camille Favre Université Toulouse Le Mirail - Master 2 Histoire des civilisations modernes et contemporaines 2007 |
3.2 Une beauté naturelle.Dans un livre publié en 1981, Woman Artist and ideology, Rozsika Parker et Griselda Pollock ont affirmé que les images de femmes peuvent être « facilement récupérées et cooptées par une culture masculine si elles ne présentent pas avec toute signification et toute connotation sexuelle, naturelle, faisant du corps de la femme l'objet de la possession masculine236(*) ». Pour illustrer leur point de vue, elles ont placé côte à côte une photographie du magazine masculin Penthouse et un couvert fleur-vulve du Dinner Party237(*), oeuvre de l'artiste de Judy Chicago (1939- ), chaque couvert est sensé représenter une femme de l'Histoire ou de la mythologie. Elles rejoignent Judith Barry et Sandra Flitterman-Lewis qui, un an auparavant, ont alerté les féministes sur la question logique de la représentation238(*) et l'incorporation d'un certain regard masculin dans des oeuvres dites féministes. Elles proposent « une relecture féministes des notions d'art et de politique et de leur rapport, tenant compte de la manière dont la " féminitude" est elle-même une construction sociale dotée d'une forme de représentation particulière dans le système patriarcal239(*) ». Influencé par la théorie lacanienne du « symbolique » - ce réseau de mythes et de codes visuels, linguistiques et idéologiques par lequel nous faisons l'expérience de la « réalité » - l'art féministe des années quatre-vingt s'est attaqué à la manière dont le « symbolisme » déforme la réalité psychique et politique des femmes. Eleanor Antin (1939- ), quant à elle, travaille sur les exigences des modes, des canons esthétiques et le devoir pour les femmes de s'y conformer. Son oeuvre Carving : A traditional Sculpture, a été sculptée entre le 15 juillet et le 21 août 1972240(*) (Ill. 226). Le matériau (le corps de l'artiste) a été photographié chaque matin dans quatre poses différentes, de face, de dos et de chaque côté, de façon à montrer l'évolution de la « sculpture » au cours d'une période d'amincissement par un régime strict. Pour parodier la sculpture grecque traditionnelle - le sculpteur travaille autour de l'oeuvre, enlevant petite couche par petite couche sur chaque côté pour garder une vision d'ensemble - et les canons esthétiques régents le corps féminin, Eleanor Antin fait de son corps l'objet de sa création, mais elle travaille, à l'inverse du sculpteur grec, de l'intérieur à l'extérieur. Comme lui pourtant, elle peut décider quand elle le veut. Lorsque l'image a atteint un niveau esthétique satisfaisant, l'oeuvre est achevée. Selon elle, le résultat final dépend de l'image idéale à laquelle l'artiste aspire et des limites du matériau. Mais l'artiste n'est-elle pas soumis à une volonté de correspondre à une vision idéale de son corps ? Eleanor Antin conclue en paraphrasant Michel-Ange : « même le plus grand sculpteur ne révèle que ce qui existe déjà dans le marbre241(*) » et note avec ironie la suprématie de ce qui, à l'intérieur de son corps « sculpté », lui permet justement de le maîtriser. Dans beaucoup de ses photographies, Cindy Sherman apparaît en séductrice, dans une contemplation pensive, se regardant dans un miroir ou étendue sur un lit - autant d'activités « féminines ». Depuis les années quatre-vingt, Sherman a aussi accepté des commandes de créateurs de mode, réalisant par exemple des publicités qui tirent vers le grotesque les clichés ordinaires de la beauté féminine en les affublant d'accessoires absurdes comme des fausses dents, des cicatrices, des grimaces, des parties corporelles déformées et des poses désavantageuses. Dans les Sex Pictures (1992), l'artiste travaille plus que jamais à démasquer le fétichisme érotique et les attributions culturelles du corps féminin. Celui-ci n'est plus compris comme un lieu de la sûre découverte de l'identité, mais comme une construction précaire, modifiable. Les créatures de Sherman ne revendiquent aucune naturalité pour elles-mêmes, leur caractère artificiel est présenté de manière théâtrale, avec des trucages faciles, tel un chromatisme outré ou des jointures visibles entre les éléments corporels artificiels (Ill. 227). Elle dénonce par ces travaux les artifices qu'usent les femmes pour correspondre aux canons esthétiques et montre, en poussant ces exigences à leur extrême, leur caractère ridicule. Dans la série photographique Marilyn speaking (1997) - comme souvent dans ses travaux, Elke Krystufek joue ainsi avec le cliché du sex-symbol hollywoodien et se sert de ce masque soigneusement adopté comme miroir de ses propres manques et désirs. Dans ses performances, les photographies lui servent ensuite en quelque sorte de reflet. Les photos de Marilyn speaking sont assorties de phrases comme « I'm a sex-maniac so I want only sex-maniac around me ». Comme c'est généralement le cas pour les films grand public, l'identification de Krystufek avec la superstar se superpose à la vision d'un meilleur moi, tandis que l'oeuvre formule une réflexion l'échec concret de ce fantasme. Orlan est aujourd'hui principalement connue pour ses performances-opérations-chirurgicales de la série La réincarnation de Sainte Orlan (1990-1993), performance durant lesquelles l'artiste a transformé son visage jusqu'à éloigner des canons esthétiques traditionnels. Et pourtant la production artistique d'Orlan ne saurait se résumer à ces performances-opérations ; sa production, diversifiée, couvre près de quarante ans et inclut tout à la fois la photographie, la peinture, la sculpture, la performance et la vidéo. Marqués par le Body Art, les premières oeuvres d'Orlan mettent en scène l'individu aux prises des contraintes normatives, religieuses ou sexuelles. Dans la première partie de sa carrière, allant du début des années 70 à la fin des années 80, Orlan utilise son corps comme un lieu permettant d'ouvrir ces contraintes et de montrer leurs contingences. Ces performances, de nature provocatrices et sulfureuses questionnent ces contraintes. Au nombre de neuf (dont huit pour le visage), les performances-opérations-chirurgicales La réincarnation de Sainte Orlan ont lieu dans des cliniques esthétiques européennes et américaines. Il s'agit de scéances au cours desquelles l'artiste fait modifier son visage. D'abord discrètes, ces transformations deviennent de plus en plus radicales, pour culminer dans l'opération Omniprésence (1993) (Ill. 228) par la pose d'implants au-dessus des arcades sourcilières. Habituellement utilisés pour augmenter les pommettes, ces implants, « déterritorialisés », veulent souligner l'asservissement aux normes esthétiques traditionnelles. Ritualisées, ces performances se déroulent toujours de la même manière. Dans un premier temps, les équipes techniques et chirurgicales préparent la salle d'opération décorée et investie, pour l'occasion, d'une ambiance baroque et kitsch. L'atmosphère glaciale des salles d'opération cède la place à un véritable carnaval. Les danseurs, la présentation des oeuvres antérieures de l'artiste, et même l'équipe médicale, habillée pour l'occasion par des grands couturiers tel Paco Rabane, métamorphosent l'espace médical en atelier de création. Orlan fait ensuite son entrée et prend place sur la table d'opération. Une fois dévêtue et étendue, elle entame la lecture d'un extrait de La robe, ouvrage d'Eugénie Lemoine-Luccioni. Afin de diriger le déroulement des opérations, plutôt que d'être mise sous anesthésie générale, procédure habituelle dans le cadre des opérations de chirurgie esthétique au visage, Orlan exige une anesthésie partielle. Ceci lui permet d'être active pendant la chirurgie, lisant des textes philosophiques et dirigeant les équipes techniques chargées de filmer et de photographier le déroulement de la performance. Chaque performance se termine avec la fin de l'opération chirurgicale, lorsqu'Orlan est reconduite hors de la salle d'opération par l'équipe médicale. Les quarante jours suivants, Orlan superpose des photographies des hématomes de son visage en cours de cicatrisation sur des images numériques de déesses de la mythologie grecque. Elle souligne ainsi la déformation physique et la douleur qu'il faut endurer pour correspondre au canon de beauté idéale de notre culture. Même si elles ne résument pas la carrière artistique d'Orlan, ces performances constituent une pièce maîtresse dans la trajectoire de l'artiste. Orlan pousse jusqu'à leur point d'effondrement les usages et canons régissant notre existence corporelle. Le no man's land identitaire que représente la chirurgie esthétique laisse le spectateur au bord de l'abjection, confronté à la soudaine désorganisation du visage d'Orlan. Et pourtant la production de l'artiste n'est pas pure folie. Orlan fascine et choque. En effet, le désir de modifier chirurgicalement le corps ne s'impose pas d'emblée. Il est tributaire d'un imaginaire du corps où celui-ci est perçu comme objet et, qui plus est, comme objet imparfait. Les performances d'Orlan sont la forme-limite et l'antinomie de la chirurgie esthétique. Elles offrent ainsi, par leur nature extrême, la possibilité de dénoncer les normes et les contraintes s'exerçant aujourd'hui sur le corps. En rejouant et déjouant les canons de l'esthétique traditionnelle, Orlan permet de souligner la contingence et la violence qu'ils imposent. La pin-up, dans ces dernières oeuvres artistiques n'apparaît souvent qu'en filigrane. Parfois ce n'est que le « système » auquel elles participent qui transparaît. En choisissant qu'un élément ou deux de ce « système » ou des caractéristiques des pin-up, les artistes par d'habiles procédés (exagération, déconstruction) les désamorcent, jouent avec eux pour mieux les dénoncer. Pourtant certains artistes n'arrivent pas à échapper à certains stéréotypes et continuent de perpétuer alors des poncifs autour du corps ou de la sexualité. Le regard masculin dans l'art érotique même chez des artistes se revendiquant féministes est toujours présent, incorporé inconsciemment. * 236 PARKER Rozsika, POLLOCK Griselda, Woman Artists and Ideology, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1981, p.130. * 237 CHICAGO Judy, The Dinner Party, 1974-1979, bois, céramique, tissu, travaux d'aiguille, métal, peinture, 14,63 x 12,80 x 0,91cm, New York, Brooklyn Museum. * 238 BARRY Judith, FLITTERMAN-LEWIS Sandra, « Textual Strategies : The Politics of Art Making », Screen, 21, 2, 1980, pp.35-48. * 239 «Ibid». * 240 ANTIN Eleanor, Carving : A Traditional Sculpture, 1973, photographies en noir et blanc, texte, 144 photographies de 18 x 12,5 cm, Chicago, Art Institute of Chicago. * 241 La citation est extraite du texte de l'artiste, 1973. |
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