La pin-up et ses filles: histoire d'un archétype érotique( Télécharger le fichier original )par Camille Favre Université Toulouse Le Mirail - Master 2 Histoire des civilisations modernes et contemporaines 2007 |
2.3 Le monde de Bill.Dès la fin des années quarante, Bill Ward se consacre aux magazines pour hommes ou underground. Les femmes aux yeux de biche et aux poitrines généreuses deviennent la marque de fabrique de Bill Ward et par la même occasion du magazine Humorama dans lequel elles paraissent. Les images sont humoristiques ou paillardes, à la fois obscènes et innocentes. Ce côté innocent et humoristique provient en partie des légendes coquines, allusions implicites qui renforcent l'érotisme de la scène. Au début, une grande partie des femmes que Ward dessine pour Humorama ressemble aux mannequins sophistiqués et habillés haute couture des illustrations commerciales courantes de l'époque : chapeaux à larges bords, tailleurs en laine moulants. Ce goût pour la mode s'estompe assez rapidement. A mesure que les poitrines prennent de l'ampleur, les tenues ne servent plus qu'à souligner les silhouettes. Malgré tout, de nombreux dessins peuvent être datés par les tenues et les modes vestimentaires. Lorsque l'on va au-delà de la fascination de Ward pour les grosses poitrines parfaitement irréelles qui étirent à l'extrême le moindre morceau de tissu, on découvre une attirance marquée pour les fourrures, la lingerie riche, les bijoux luxueux. Ces femmes possèdent une certaine distinction. Elles ne sont pas issues de la classe moyenne américaine comme les pin-up. Ce qui crée alors une nouvelle situation de fantasme car par leur richesse et leur statut social, les femmes de Bill sont d'autant plus inaccessibles et supports de rêves. On peut classer les dessins au Conté selon les goûts : jambes, lingerie, etc. Il arrive souvent qu'un même dessin en fasse la synthèse : une femme tournant le dos à son patron, cigarette à la main, juchée sur d'immenses talons aiguilles, les jambes gainées de bas noirs, les bras gantés de noir jusqu'aux aisselles, portant culotte transparente à pois noirs et enveloppée dans une étole de vison blanc. La sexualité transpire par tous les pores de la peau des femmes de ce dessinateur. On retrouve de nombreux thèmes ou fantasmes communs avec les pin-up : infirmière (Ill. 80), soubrettes (Ill. 81), institutrices (Ill. 82), étudiantes (Ill. 83) ou scènes d'intérieur devant la cheminée. Les filles de Bill, dans ces années là, reproduisent certains stéréotypes et poncifs sur les femmes : attirées par l'argent, les diamants (Ill. 84, 85, 86)... On pense alors à une des chansons de Marilyn Monroe dans Les hommes préfèrent les blondes106(*) dans laquelle elle nous confie que le meilleur ami que peuvent avoir les femmes est le diamant. Les filles de Bill apparaissent aussi dans des activités dites « féminines » : se maquillant, s'habillant, téléphonant (Ill. 87, 88, 89, 90). Comme le souligne l'artiste, ces mises en scène doivent correspondre à des fantasmes masculins universels : « Abe Goodman, éditeur des magazines Humorama aimait bien les dessins de filles sexy au téléphone. C'étaient des filles comme celles que dessinait Alberto Vargas, bien plus sexy et voluptueuses. J'ai fini par être connu pour mes nanas au téléphone107(*) ». Dans les années soixante et soixante-dix, en raison d'une libération progressive de la sexualité et donc de sa représentation, Bill va plus loin dans ses mises en scène. Ses filles vont peu à peu s'affranchir de certains tabous sociaux tout en restant dans l'acceptable : scène de saphisme (Ill. 91, 92), de fessée (Ill. 93, 94). Les scènes de saphisme reviennent souvent au regard de toute la production de Bill. Avec ces scènes, il s'inscrit dans une certaine tradition de l'art érotique. En effet, comme l'analyse Linda Nochlin pour les oeuvres de certains peintres du XIXe siècle, ces représentations de l'homosexualité féminine ne sont pas destinées à un public homosexuel féminin mais bel et bien aux hommes, comme supports de fantasmes. Les dessins de Ward ont un côté « Eisenhower », ils symbolisent un monde conservateur, masculin et raisonnable. Ils représentent le quotidien dont est absente la beauté fatale : le bureau, le terrain de golf, le cabinet de médecin. Le dessinateur met en scène des hommes de tous âges, de toutes formes, de toutes tailles, tandis que les femmes se doivent d'être jeunes et jolies. En effet au contraire de la pin-up classique, l'homme est présent dans les dessins de Bill et c'est ainsi que l'artiste se distingue de l'iconographie classique de celle-ci. La plupart du temps les hommes sont en costumes et les femmes en négligé, dispositif déjà utilisé par Manet avec Le déjeuner sur l'herbe108(*). Ce qui distingue les dessins de Bill de ceux des autres dessinateurs contemporains, c'est bel et bien sa représentation du rapport hommes-femmes. La plupart des grands dessins de pin-up, montrent des créatures au visage jeune qui ne demandent qu'à être cueillies. Les femmes de Ward sont raffinées et mondaines, mais elles sont aussi des déesses à part entière, aux proportions inimaginables et exagérées, sculpturales et dominant les hommes qui les reluquent. Généralement les hommes de Bill sont petits (Ill. 76, 77, 81). Ils arrivent à hauteur de la poitrine des filles de Bill, ce qui lui permet d'accentuer encore le fantasme. Les filles exhalent la sexualité et ne font pas les effarouchées, alors que les hommes de Ward semblent être des bouffons, indignes de l'objet de leurs désirs. Ward reproduit souvent les mêmes personnages masculins : le jeune homme au visage poupin et aux cheveux en brosse devient un quadragénaire un peu bedonnant, au nez très souvent proéminent, symbole du pénis. Les hommes de Ward vieillissent et n'ont plus de formes précises, mais les femmes demeurent belles et parées de bijoux. Elles n'ont pas le droit de vieillir. Les femmes de Bill ont souvent des yeux de biches, tandis que les hommes ont des gros yeux exorbités. Au fil de temps, les hommes possèdent toujours les mêmes caractéristiques corporelles (petit, bedonnant, un peu dégarni, nez proéminent) et vestimentaires (pantalon et veste de costume, chemise claire et cravate). Les hommes de Bill représentent l'Américain moyen (Ill. 78, 86). Par ce dispositif, Bill crée une situation d'autant plus érotique en raison de la différence de classe sociale entre ces femmes inaccessibles et ces hommes communs. Bill prolonge alors la vieille tradition du burlesque. En effet, dans les années quarante, Robert Harrison, les cheveux grisonnants, le ventre bedonnant et portant de grosses lunettes, a un penchant exhibitionniste dans sa revue Beauty Parade. Dans ses propres photographies, il aime se mettre en scène en pitre en culotte bouffante, aguiché puis éconduit par Betty Page ou Lily St Cyr (ses deux modèles préférées), incarnant alors le « looser » cher aux amateurs de comique burlesque. De nos jours, ce dispositif se retrouve dans une bande dessinée de Hugot et publiée dans Fluide Glacial : Les Trucs de Pépé Malin. Un vieillard, Pépé Malin, nous confie, tous ses « trucs pour tripoter les filles ». Dans chacune de ses aventures, Pépé est toujours aussi laid et anti-érotique alors que les filles qu'il tripote sont toujours de superbes créatures aux seins, fesses et hanches hypertrophiées et candides à l'extrême. Du point de vue thématique, l'homme, dans les dessins de Bill, essaye souvent de duper la femme, de tendre des pièges à la jeune femme plus ou moins naïve, de la draguer, de la reluquer ou de l'espionner. Il ne l'embrasse, ni ne l'étreint que très rarement. Il n'existe peu de représentations de l'acte sexuel hétérosexuel. Il arrive aussi que l'étreinte ou l'embrassade soit forcée. Bill Ward dessine un fantasme alors nouveau, dans la presse masculine, celui de l'agression sexuelle. Quand Bill quitte Cracked au début des années soixante, le marché du magazine à pin-up est en chute libre. La concurrence est alors plus rude pour les magazines de dessins gentillets et de plus en plus vieillots, face au déferlement des revues pornographiques et de leurs photographies. Plus les revues deviennent « hard », plus les dessins de Bill les imitent. Les gags subtils et suggestifs laissent la place aux blagues plus littérales, aux fouets et autres effets lubriques. Le style de Bill continue de suivre l'air du temps, dans ce qui est acceptable... et rentable. Il adopte une perspective résolument commerciale : ne s'étant jamais perçu comme un grand artiste agissant selon son bon plaisir, il n'a aucun mal à s'adapter au marché. Illustrateur sur commandes dans les années soixante, Bill accepte toute demande, quels qu'aient pu être ses goûts. D'où peut-être, l'abondance d'illustrations sadomasochistes qu'il fait pour Lenny Burtman à la fin de ces années-là et tout au long de la décennie suivante, mais en continuant à dessiner en parallèle des pin-up et des gags. Contrairement aux femmes de ses dessins pour Humorama, celles des gags de Sex To Sexty manquent de personnalité et de tempérament. Elles ressemblent à des poupées gonflables animées. Il suffirait de les piquer avec une aiguille pour qu'elles éclatent. Chacun de ses dessins reproduisent d'énormes poitrines défiant les lois de la pesanteur et dotées de tétons en érection, ainsi que des fesses blanches en demi lune, toujours identiques. Comme le souligne Mort Todd ami et admirateur de Bill et éditeur de la première rétrospective de cet artiste : « pour des millions de garçons et de filles des années cinquante, l'éveil à la sexualité et à l'érotisme est venue des dessins de Bill Ward. Je le sais : j'étais l'un d'eux. La représentation enjolivée des femmes, par l'un des plus prolifiques illustrateurs, était tout à fait accessible dans des dizaines de magazines qui tiraient à des millions d'exemplaires. Ses dessins plaisaient autant aux garçons qui aimaient les jolies filles pour les beaux vêtements et les poupées Barbie. Même si nous ne connaissions pas les magazines pour adultes, plus osés auxquels Bill Ward participait, ses dessins dans Cracked convenaient aux adolescents que nous étions109(*) ». Les filles de Bill apparaissant dans différents périodiques semblent jalonnées et ponctuées l'apprentissage de la sexualité masculine. Ces dessins de femmes et leur évolution font de Bill Ward un artiste représentatif de l'art érotique du XXe siècle. Le monde de Bill par certains aspects s'inscrit évidemment, dans l'iconographie classique des pin-up. Mais cet artiste remanie bel et bien le genre, avec ses dessins au Conte. Les filles de Bill proposent aussi une invitation sexuelle plus directe et plus franche avec leurs oeillades ravageuses. L'autre innovation de Bill Ward est la présence d'un homme, symbole de l'Américain moyen. Comme le chérubin de Gino, cet homme est le voyeur par procuration du spectateur. Le spectateur-voyeur est alors beaucoup plus actif qu'avec les pin-up traditionnelles. C'est peut-être pour cette raison que les filles de Bill connaissent une durée de vie plus longue que les pin-up, puisqu'elles continuent à paraître dans la presse masculine jusque dans les années quatre-vingts. Ces filles sont aussi plus sophistiquées et plus inaccessibles en raison de leur statut social. Et cette sophistication des figures féminines connaît aussi son apogée avec les beautés glamour pour en devenir la caractéristique principale. * 106 HAWKS Howards, Les hommes préfèrent les blondes, 1953, avec Marilyn Monroe et Jane Russel. * 107 KROLL Eric, The Wonderful world of Bill Ward, «op. cit.», p.326. * 108 MANET Edouard, Le déjeuner sur l'herbe, 1863, huile sur toile, 208 x 264,5 cm, Paris, Musée d'Orsay. * 109 KROLL Eric, The Wonderful world of Bill Ward, «op. cit.», p.326. |
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