CONCLUSION GÉNÉRALE
L'insécurité,
derrière la multitude de domaines auxquels le terme s'associe ou
s'applique, peut être interprétée comme le fait de ne pas
accéder à un ensemble de droits définis à un moment
donné, dans une société donnée, garantissant
à une personne de mener à bien sa vie dans cette
société.
Dans une société où le travail reste une
valeur centrale, mais où chômage et précarité
gagnent du terrain, le sentiment d'insécurité est
évidemment compréhensible. Dans cette optique, la politique
sociale est un complément nécessaire de la politique
économique.
Comment combattre l'insécurité économique
?
La mise en mobilité généralisée
des situations de travail et des trajectoires professionnelles place
l'incertitude au coeur de l'avenir dans le monde du travail. Dans cette
optique, il faut réinterroger aujourd'hui le statut de l'emploi. Dans la
société salariale, c'est aux caractéristiques et à
la permanence de l'emploi qu'ont été attachées les
garanties dont bénéficie le travailleur. Ce dernier occupe un
emploi et il en tire à la fois des obligations et des protections. Cette
situation correspondait à la permanence des conditions de travail dans
la durée (hégémonie des Contrats à Durée
Indéterminée) et dans la définition des tâches
qu'elle impliquait (grilles de qualifications strictement définies,
homogénéité des catégories professionnelles et des
salaires, stabilité des postes de travail...). Aujourd'hui, on assiste
de plus en plus à une fragmentation des emplois, non seulement au niveau
des contrats de travail proprement dits (multiplication des formes dites
« atypiques » d'emploi par rapport au CDI), mais à
travers la flexibilisation des tâches de travail. Il en résulte
une multiplication de situations de hors droit ou de situations faiblement
couvertes par le droit, ce qu'appelle Supiot (1999) « les zones
grises de l'emploi ». En même temps, le chômage s'est
creusé et les alternances de périodes d'activité et
d'inactivité se sont multipliées. Il semble donc que la structure
de l'emploi, dans un nombre croissant de cas, ne soit plus un support
suffisamment stable pour accrocher des droits et des protections qui soient,
eux, permanents.
L'insécurité du travail est sans doute devenue
la grande pourvoyeuse d'incertitude pour la majorité des membres de la
société. Il reste à savoir si elle doit être
acceptée comme un destin inéluctablement enclenché par
l'hégémonie du capitalisme de marché.
Les voies d'une nouvelle
régulation: Reconfiguration des relations de travail et de
répartition des risques
Une révision de la construction juridique de la
relation employé/employeur paraît primordiale pour comprendre
comment sont répartis aujourd'hui les différents risques
économiques et sociaux, c'est à dire les différents
aléas, l'incertitude, dont le contrat de travail et le statut qui lui
est lié assurent la prise en charge.
Quels sont précisément ces risques ou
aléa ?
A qui sont-ils imputables, c'est-à-dire qui peut en
répondre ?
Dans la mesure où ces risques se réalisent, qui
en supporte le coût, ou plutôt, comment sont-ils
répartis?
La notion de "risque" renoue avec la naissance du droit de
travail qui a cherché à assurer la sécurité des
personnes et la sécurité de l'emploi face aux risques sociaux et
aux aléas de la relation d'emploi.
Dans cette problématique, l'acquisition des droits qui
forment le statut du travailleur et autorisent telle ou telle trajectoire,
n'est pas seulement liée à l'existence du contrat de travail,
elle résultent également de la façon dont le contrat de
travail place le salarié dans un réseau de relations
individuelles, collectives et sociales, qui permet de définir les
responsabilités et de répartir les risques ou aléa. Dans
la relation d'emploi, l'aléa peut avoir deux origines :
économique (risque entrepreneurial et d'emploi); personnelle (perte des
capacités de travail de la personne liée au travail - risque de
sécurité - soit au hors travail - retraite, santé).
Mais ce sont, en particulier, les institutions et les
mécanismes intervenant dans les relations industrielles nationales qui
subissent une sérieuse contrainte de transformation. La crise de la
société de travail a, par ailleurs, des effets
considérables sur la stabilité des institutions de l'assurance
sociale. Ses piliers les plus importants (assurance chômage, assurance
maladie, accident et retraite) sont liés aux caractéristiques de
l'activité professionnelle. La stabilité de ces systèmes
ne posait pas de problème aussi longtemps que le nombre des actifs, en
chiffre absolu ou en pourcentage, augmentait dans la population.
Notre étude, qui a essayé d'appliquer l'approche
du Taux de Sécurité Economique (TSE) au cas tunisien, en
dépit des limites générées par la nature des
données à la base de cette étude, l'investigation
empirique tentée a, dans certaines mesures, permis d'établir un
certain diagnostic du marché du travail en Tunisie. En effet, plusieurs
éléments retenus dans l'analyse convergent pour confirmer son
caractère segmenté et dual. Mis à part la technique ayant
permis de regrouper les salariés selon les caractéristiques des
emplois occupés, le choix occupationnel qui s'est
révélé l'oeuvre des employeurs, ainsi que les
écarts de salaire qui s'expliquent largement par une discrimination
sectorielle augmentent manifestement la vulnérabilité de certains
salariés sur le marché du travail.
Dans un contexte plus récent, caractérisé
par un choix résolu d'insertion accentuée de la Tunisie dans
l'économie internationale, les aspects de vulnérabilité
que génère le processus d'ouverture sont de nature à
renforcer les barrières à l'accès aux emplois
protégés et à réduire le poids du secteur de cette
catégorie d'emplois. Cette présomption est d'autant plus
inquiétante lorsqu'elle s'associe à une période où
l'output du système éducatif est en forte croissance.
Cette tendance s'est inversée : un nombre toujours
plus réduit d'actifs doit financer un nombre toujours croissant de
chômeurs. Outre l'augmentation du chômage, les causes de cette
situation résident dans l'évolution démographique, avec
l'inversion tendancielle de la pyramide des âges (recul des naissances,
espérance de vie à la naissance accrue), dans
l'intégration des femmes à la vie professionnelle (demande
croissante d'emplois).
En dépit de l'extension continue de la couverture
assurantielle de la sécurité sociale, une partie non
négligeable de la population demeure hors de sa protection.
Formellement, le système de sécurité sociale se heurte au
problème de l'intégration des catégories non couvertes
légalement, notamment les non actifs; et des ménages dont la
capacité contributive est insuffisante pour s'acquitter de leurs
cotisations, a fortiori lorsqu'il s'agit de travailleurs indépendants ou
très irréguliers. L'assistance est conçue essentiellement
comme un levier devant conduire à l'intégration progressive de
l'ensemble de la population dans l'emploi protégé. Elle affiche
comme finalité principale le développement économique et
social des personnes et des régions. L'assistance couvre des domaines
variés : l'éducation, la santé, le chômage, le
logement et plus généralement la pauvreté et l'exclusion
(Destremau, 2006).
Les dynamiques démographiques et d'urbanisation ont
fait peser une forte pression sur le marché de travail tunisien, qui se
caractérise par un taux de chômage et un poids des
activités informelles relativement élevés. Si jusqu'aux
années 1990, les travailleurs non qualifiés étaient
largement absorbés par le secteur industriel et les petites
activités artisanales et marchandes urbaines, depuis une quinzaine
d'années, le profil des qualifications requises se modifie et le
chômage croît. Bien que plusieurs travaux aient porté sur le
secteur informel tunisien, il est difficile de chiffrer l'interconnexion, ou de
pénétration, du chômage et de l'informel : entre les
chômeurs vivant d'expédient, et les travailleurs informels se
déclarant comme chômeurs, les mobilités entre emploi
formel, chômage et petits boulots, un grand nombre de variantes dessinent
les figures du travail irrégulier, précaire, d'insertion...
Même si l'horizon d'universalisation n'est pas
totalement atteint, le succès de l'extension de la protection sociale en
Tunisie est peu contestable, si l'on compare à d'autres pays de la
région MENA. Le système se porte bien et a toutes les apparences
d'un cercle vertueux : forte croissance économique couplée
avec un processus de développement social : amélioration du
bien-être et de la sécurité économique des
travailleurs, performances satisfaisantes du système de santé et
décrue marquée du taux de pauvreté, même en plein
ajustement structurel.
Certes, un certain nombre de difficultés sont
prévisibles. L'évolution démographique va mettre à
mal l'équilibre financier des caisses : vieillissement de la
population et réduction de la part des actifs. En outre, l'augmentation
du nombre des chômeurs, les freins à la salarisation et les
tendances à la précarisation de l'emploi qui alimentent
l'informel peuvent constituer une frontière à l'extension de la
couverture sociale, pérennisant la dualité du statut des
travailleurs.
|