Dualité du marché du travail, état social et sécurité économique en Tunisiepar Mokhtar ABIDI Université Paris 13 - Master 2 Economie et Finance Internationales 2006 |
SECTION 2 : MARCHÉ DE TRAVAIL EN TUNISIE, QUELLE AMPLEUR DU DUALISME ?
La théorie dualiste du chômage a essayé d'apporter des éléments de réponse sous-jacents à la mobilité de la main d'oeuvre en termes de différentiel salarial et de probabilité de trouver un emploi en milieu urbain (par rapport au milieu rural). Cette théorie rejoint enfin celle du "job search" dans une situation d'information imparfaite (Stark, 1997). En effet, la recherche est d'autant plus fructueuse que le temps qui lui est consacré est grand : un chômeur est alors censé avoir une plus grande probabilité d'être embauché par une firme proposant un "bon emploi" qu'un actif occupé dans un "emploi secondaire" (travail à domicile, travail ambulant ...). Ainsi, le chômage s'il existe serait le produit de la recherche d'emploi dans les segments privilégiés du marché de travail : il est donc quasi-volontaire. Dans sa forme dualiste, le marché du travail n'a rien de walrasien. Les écarts salariaux observés ne sont pas nécessairement expliqués par des différentiels de productivité. Il est généralement admis, à cet égard, que le marché du travail est scindé en deux secteurs complètement opposés en matière de protections institutionnelles associées aux emplois. Le premier est généralement réputé par ses salaires élevés, la forte stabilité de l'emploi et des perspectives importantes de carrière. Le second, naturellement secondaire, est caractérisé par des salaires relativement faibles, une forte rotation de sa main-d'oeuvre et l'absence de perspectives de carrière au sein de l'entreprise. Ceci étant une vision théorique du phénomène de dualisme. Un examen plus détaillé (approche par stratification) de l'économie tunisienne nous permet de déceler le caractère dual de l'économie tunisienne. En effet, la subdivision des postes occupés en fonction de leur appartenance à des secteurs protégés (sous tutelle de l'Etat) ou à des secteurs non protégés (appartenant, de façon générale, au secteur privé) nous permet mettre en exergue le caractère dual de l'économie tunisienne en la stratifiant selon des critères bien déterminés tel que le milieu d'exercice de l'activité productive, le sexe du travailleur, son niveau d'instruction etc.
Le mode opératoire poursuivi dans l'étude qui suit consiste en une stratification du marché de travail tunisien selon des caractéristiques des emplois occupés. Une telle démarche pourrait mieux rendre compte des réalités du fonctionnement du marché de travail en Tunisie et permettre l'analyse de la vulnérabilité associée à l'occupation d'un poste de travail. Ainsi nous serons en mesure de dresser un panorama relatif à la sécurité de revenu du travail salarié en Tunisie, composante primordiale de la matrice de la sécurité économique des personnes. La mise en évidence de la structure segmentée du marché du travail repose sur une démarche à deux niveaux. Elle couple, à la fois, entre une définition des variables, de leurs caractéristiques ainsi que d'une sorte de stratification d'un échantillon représentatif de la population effectivement employée en Tunisie. Les données à la base de cette étude proviennent de l'enquête population-emploi réalisée par l'Institut National de la Statistique (INS) en 1999. Il s'agit d'un échantillon de 5979 salariés tiré d'une base nationale couvrant des individus des deux sexes, âgés de 15 ans ou plus, de 125 000 ménages. Tout le territoire tunisien est représenté par ses deux milieux urbain et rural. Les informations disponibles renseignent sur les caractéristiques des individus (sexe, âge, milieu, niveau d'instruction, état matrimonial) et sur l'emploi occupé (secteur d'activité, rythme de travail, mode de paiement et salaire). L'étude montre que 72% des postes de travail occupés sont accaparées par le milieu urbain alors que le monde rural n'en recèle que 28%. De plus, l'économie tunisienne est, en moyenne, caractérisée par une hégémonie d'un rythme de travail permanent qui représente 88% alors que les activités conjoncturelles et saisonnière n'en représentent que respectivement 11% et 1%. Pour montrer le caractère précaire de la relation de travail, nous procèderons dans un premier temps par des représentations graphiques de certaines variables tels que le rythme de travail ainsi que le mode de paiement en se basant sur les données numériques du tableau d'ensemble qui suit.
Tableau 4 : Marché de travail en Tunisie : Description et stratification des écarts salariaux. Source : d'après Sboui. F12(*).
b. Résultats et commentaires L'examen des données du tableau 1 nous permet d'identifier les secteurs d'emploi qui dualisent le marché du travail en Tunisie. Le secteur protégé occupe, d'après l'échantillon étudié, près de 82% du total de l'emploi en Tunisie. Il est composé par des occupations majoritairement localisées dans le milieu urbain (80%). Le sexe féminin y est relativement fortement représenté dans la mesure où les femmes occupent 28% des postes dans ce secteur, ce qui est supérieur à leur taux de présence dans l'échantillon des salariés dans son ensemble (24%). Une part relativement importante de salariés, soit 14%, a atteint le niveau supérieur. En revanche, le niveau d'instruction dominant est celui du secondaire (41%). La totalité des cadres supérieurs, qui constitue une part de 3% des emplois de l'échantillon, est occupée par le secteur protégé. Le secteur agriculture et pêche se trouve à son tour à la tête des employeurs dans ce premier segment de travail (22% des emplois), suivi par l'administration publique et les établissements financiers qui détiennent chacun 18% des emplois. Les salariés de ce groupe bénéficient d'une stabilité de l'emploi dans la mesure où près de 99% exercent des activités permanentes et 96% touchent des salaires en mensualité. Les caractéristiques de ces emplois, notamment la stabilité, légitiment leur qualificatif de protégés. En contrepartie, le secteur non protégé occupe 18,3% des emplois de l'échantillon étudié. Il concerne surtout les hommes (94%) dans le milieu rural (64%), avec un niveau d'instruction, souvent, inférieur ou égal à un niveau primaire (87%). Les ouvriers non qualifiés et les artisans occupent ensemble la majorité écrasante des emplois dans ce secteur, soit (92%). Les emplois de ce secteur sont relativement moins stables. En effet, 61% d'entre eux s'exercent à titre conjoncturel ou saisonnier et 70% des paies de ce secteur s'effectuent à la journée ou forfaitairement. Ce secteur d'emploi, vraisemblablement plus vulnérablement exposé aux forces de la concurrence, mérite le qualificatif de non protégé.
Afin de mieux approcher la dimension dualiste, au sein du marché de travail tunisien, évoquée plus haut, il s'avère crucial de mettre l'accent sur la question de la différence de rémunération entre les catégories socio-professionnelles. Le tableau ci-dessus présente les résultats d'une comparaison des salaires moyens pour certains critères tel que le d'instruction, le rythme de travail et le statut professionnel pour des groupes d'emploi ayant les mêmes caractéristiques. La distinction urbain/rural et homme/femme a été établie pour les critères niveau d'instruction et rythme de travail. Premièrement, l'écart salarial moyen entre les emplois protégés et ceux non protégés s'accroît avec le niveau d'instruction. Il est respectivement, en moyenne, de 111%, 67% et 21% pour, respectivement les salariés à niveau d'enseignement supérieur, secondaire et primaire. Cette observation reste vraie pour les milieux rural et urbain ainsi que pour les deux sexes. Par ailleurs, l'avantage relatif des salariés du secteur protégé par rapport à ceux du secteur non protégé s'avère plus important dans le milieu urbain que le rural pour le niveau d'instruction primaire alors qu'il est plus important dans le milieu rural pour le niveau secondaire. Cette inversion de tendance reste valable dans la distinction Homme-femme. Ainsi, l'avantage salarial des femmes appartenant au secteur d'activité protégé entretient une corrélation positive avec le niveau d'instruction par rapport à leurs homologues affiliés au secteur non protégé. Deuxièmement, les salariés permanents du secteur protégé jouissent d'un avantage salarial moyen de 53% par rapport à leurs homologues non protégés. Cette information est d'un grand apport dans le sens où elle conforte l'existence d'écarts salariaux intersectoriels.
En dépit des limites générées par la nature des données à la base de cette étude, l'investigation empirique tentée a, dans certaines mesures, permis d'établir un certain diagnostic du marché du travail en Tunisie. En effet, plusieurs éléments retenus dans l'analyse convergent pour confirmer son caractère segmenté et dual. Mis à part la technique ayant permis de regrouper les salariés selon les caractéristiques des emplois occupés, le choix occupationnel qui s'est révélé l'oeuvre des employeurs, ainsi que les écarts de salaire qui s'expliquent largement par une discrimination sectorielle augmentent manifestement la vulnérabilité de certains salariés sur le marché du travail. Dans un contexte plus récent, caractérisé par un choix résolu d'insertion accentuée de la Tunisie dans l'économie internationale, les aspects de vulnérabilité que génère le processus d'ouverture sont de nature à renforcer les barrières à l'accès aux emplois protégés et à réduire le poids du secteur de cette catégorie d'emplois. Cette présomption est d'autant plus inquiétante lorsqu'elle s'associe à une période où l'output du système éducatif est en forte croissance. Ainsi, les micro-entreprises, qui fonctionnent plus ou moins dans le cadre légal, jouent, dans le pays, un rôle de plus en plus important, étant donné la croissance très rapide de la population active dans les villes et les capacités d'embauche limitées des moyennes ou grandes entreprises. Alors qu'on avait longtemps négligé le développement de ces micro-entreprises, on s'en soucie de plus en plus parce qu'elles représentent désormais le principal moyen d'alléger le problème de chômage. Evidemment l'Etat, par les réglementations et la fiscalité, peut freiner ou favoriser l'activité de ces entreprises. Parmi les politiques actives de l'Etat, on peut trouver celles relatives aux systèmes de protection sociale qui peuvent avoir une incidence directe sur le marché de l'emploi. C'est ce qui fera l'objet de notre section suivante. * 11 et 28 sont respectivement les parts des secteurs protégés et non protégés dans le total des emplois de l'échantillon. * 12 Sboui. F, « Le dualisme du marché de travail en Tunisie : choix occupationnel et écart salarial », Unité de Recherche en Economie Appliquée (UREA), FSEG de Sfax - Tunisie |
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