ANNEXES
L'IDÉE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
:
ENJEUX, IMPENSES ET QUESTIONS
RECURRENTES
CONFÉRENCES DE LA CHAIRE MCD - NOVEMBRE
2004
Chaire de Recherche du Canada en Mondialisation,
Citoyenneté et Démocratie
http://www.chaire-mcd.ca/
Par Loïc Blondiaux
Professeur des universités à l'IEP de
Lille CERAPS/Lille II
Conférence prononcée à
l'Université du Québec à Montréal le jeudi le 11
novembre 2004.
(à paraître in Marie Hélène
Bacqué et Yves Sintomer (dirs.), Démocratie participative et
gestion de proximité, Paris, La découverte, 2004.)
Réfléchir aux évolutions de la
démocratie participative locale dans un pays comme la France oblige
à faire un constat : celui du décalage entre l'importance des
enjeux soulevés par la question de la participation, le consensus dont
fait l'objet cette idée aujourd'hui et la pauvreté des concepts,
des cadres théoriques et des moyens dont les acteurs disposent pour
penser cette réalité nouvelle. Après avoir
confronté ces deux réalités, j'ouvrirai dans un
troisième et dernier temps la réflexion sur un certain de nombre
de questions, auxquelles sont confrontées aujourd'hui toutes les
expériences de
démocratie participative et qu'il convient pour les
acteurs de résoudre au préalable, d'un point de vue
théorique comme d'un point de vue pratique, s'ils souhaitent donner un
sens à cet idéal de démocratie participative locale,
aujourd'hui et maintenant, dans nos démocraties modernes.
L'importance des enjeux liés à la
participation démocratique
Nous nous situons en premier lieu dans un double contexte,
politique et législatif, extrêmement favorable en apparence
à l'idée de participation démocratique.
Un contexte politique et législatif
favorable
Au plan politique, le consensus est fort autour de
l'idée d'une démocratisation de la sphère publique locale.
L'intérêt suscité par l'expérience de Porto Alegre
sur le budget participatif, devenu la référence politique d'une
grande partie de la gauche mondiale, la prolifération des dispositifs de
participation ou la résurgence du référendum local semble
en attester. Mais nous montrerons qu'il s'agit d'un consensus de façade,
derrière lequel les ambiguïtés demeurent nombreuses. Les
contenus placés derrière cette idée de participation varie
très fortement selon les interlocuteurs. Au plan législatif, le
contexte s'est considérablement renouvelé au cours de ces quinze
dernières années.
Deux séquences législatives peuvent être
distinguées :
- Le début des années quatre-vingt-dix
a vu surgir une série de textes emblématiques qui ont
posé le principe de la consultation, de l'information et de la
concertation avec les habitants. La Loi d'Orientation sur la Ville
en 1991 a posé en principe la nécessité d'une
concertation préalable pour toute action ou opération de
politique de la ville modifiant substantiellement les conditions de vie des
habitants du quartier Si l'on sait les espoirs qu'a pu faire surgir la
politique de la ville en cette matière, on sait aussi les
difficultés rencontrées et l'échec de leur traduction en
actes. Deuxième texte emblématique : la Loi sur
l'administration territoriale de février 1992 qui elle aussi
reconnaît le droit des habitants de la commune à être
informés et consultés. Cette loi accouchera cependant d'une
souris juridique, les dispositions qu'elle porte en matière de
participation restant extrêmement timides (possibilité de
créer des commissions extra municipales, référendum
consultatif...). La Loi Barnier du 2 février 1995
enfin, qui invente le « débat public » à la
française se présente comme le troisième texte
emblématique de cette première période, en obligeant
à la concertation pour tous les grands projets
ayant des incidences sur l'environnement4. La
caractéristique principale de cette première vague
législative elle de se situer presque exclusivement au niveau des
principes. Elle ne prévoit guère d'obligation formelle, sauf en
matière de débat public. Le contenu réel de ce «
droit » à la participation et à l'information reste
indéniablement obscur.
- Depuis la fin des années quatre-vingt dix,
nous assistons à l`introduction, en droit positif, de mesures un peu
plus contraignantes. Trois autres textes peuvent servir ici de jalons. La
loi Voynet pour l'Aménagement du territoire et le
développement durable de juin 1999 introduit les conseils de
développement dans le cadre de la mise en place des pays et
auprès des agglomérations. Ces conseils de développement
auxquels participent des membres de la « société civile
» ont vocation notamment à être associés à
l'élaboration des chartes de Pays. La loi sur la solidarité
et le renouvellement urbain, de décembre 2000
prévoit quant à elle une concertation obligatoire dans le
cadre de l'élaboration des plans locaux d'urbanisme. La loi Vaillant
du 27 février 2002 enfin, traite notamment des conseils de quartier
et du débat public. Elle oblige à la création de tels
conseils dans les villes de plus de 80 000 habitants et donne à la
Commission nationale du débat public le statut d'autorité
administrative indépendante.
L'ensemble de cette législation va dans le sens d'un
renouvellement des formes de la démocratie contemporaine, qu'illustre
également la multiplication des dispositifs de concertation qui se
mettent en place aujourd'hui dans les collectivités locales ou tendent
à accompagner de manière de plus en plus systématique les
grands projets d'aménagement.
Les formes contemporaines de la participation : un
bref inventaire
Des dispositifs variés mettent aujourd'hui à
l'épreuve cet impératif de concertation ou de
délibération. Trois familles de procédures peuvent
être ici distinguées.
- La participation des habitants aux affaires locales se
matérialise sous la forme d'assemblées ou de conseils qui
empruntent aux formes les plus traditionnelles de la démocratie
locale. Il en va ainsi des conseils de quartier, qui
s'inscrivent dans des traditions plus anciennes. Aux Etats-Unis, les town
meetings, forme qui remonte au XVIIIè siècle,
ont subsisté jusque de nos jours, notamment en Nouvelle Angleterre. Les
neigborhood councils ou assemblées de voisinage constituent une
réalité encore vivace dans de nombreuses villes
américaines. En Europe, les conseils de quartier s'inscrivent dans une
tradition plus récente. C'est au cours de la seconde moitié des
années soixante que les « comités de quartier » se sont
multipliés notamment en France et en Italie.
Cette première époque, qui n'a malheureusement
pas encore trouvé ses historiens contraste cependant fortement avec les
expériences actuelles de conseils de quartier. Là où, dans
les années soixante, la démocratie participative, portée
par les mobilisations associatives, résultait d'un mouvement «
ascendant » ou « bottom-up » à l'exemple des Groupes
d'Action Municipale, les années quatre-vingt dix sont marquées
par un mouvement « descendant » ou « top-down » : ce sont
les autorités municipales qui sont à l'origine de la
quasi-totalité des expériences, qu'elles initient et
contrôlent. Il en va de même pour les différentes formules
d'ateliers urbains : la plupart des ateliers urbains d'aujourd'hui n'ont plus
grand chose à voir avec les ateliers populaires d'urbanisme éclos
dans les années soixante-dix et liés aux luttes urbaines.
De ces formes classiques peuvent être rapprochées
aujourd'hui les multiples déclinaisons qui tentent d'associer toute ou
partie de la population d'une municipalité à la discussion des
affaires locales : conseils municipaux d'enfants ou de jeunes ; conseils de
résidents étrangers ; conseils de sage ; comités
consultatifs d'association ; commissions extra-municipales, conseils municipaux
interactifs, forums de discussion internet.... Il convient de mettre à
part le budget participatif, tel qu'il se pratique notamment à Porto
Alegre, le seul aujourd'hui à articuler efficacement la discussion qui
s'effectue au sein d'assemblées populaires avec la décision
politique, en l'occurrence les choix budgétaires.
- De ces formules d'association des habitants aux affaires
locales se distinguent les dispositifs de consultation accompagnant un projet
d'aménagement ou la création d'une infrastructure susceptible de
menacer l'environnement. L'enquête publique, même
réformée par la loi Bouchardeau en 1983, n'est que l'une des
modalités d'une telle concertation, la plus embryonnaire et la plus
critiquable. La multiplication, au cours de ces dernières années,
des conflits ouverts autour de projets d'aménagement, qu'ils soient
locaux ou transversaux (Lignes THT, TGV, Autoroutes...), a conduit les
autorités politiques à généraliser le recours au
« débat public » comme mode d'anticipation ou de
régulation des conflits. Mieux encore : à l'instar de certaines
expériences québécoises, comme celle du BAPE (Bureau
d'Audience Publique sur l'Environnement), la législation
française autour du débat public ouvre de nouveaux champs
à ce type de participation. La Commission nationale du débat
public, aux moyens renforcés par la Loi du 27 février 2002, tente
aujourd'hui de fixer les cadres de référence d'une telle
démarche. A minima, une « obligation d'informer et de
débattre » se met progressivement en place en ces domaines. A
maxima, ce sont les conditions d'élaboration et d'adoption des projets
qui pourraient être affectés par ces procédures de
concertation.
- Depuis quelques années sont apparues enfin des
constructions démocratiques plus originales, pour la plupart
issues directement ou indirectement des sciences sociales, à l'instar
des Jurys de citoyens, issus d'une innovation allemande née dans les
années soixante-dix et mis au point par le sociologue Paul Dienel, de la
conférence de consensus née au Danemark et introduite timidement
en France ou du sondage délibératif. Ces dispositifs
relèvent d'une démarche commune et procèdent d'une
même intention: associer le temps d'une consultation se déroulant
sur quelques jours un groupe de citoyens ordinaires, tirés au sort et/ou
volontaires, à l'élaboration d'un choix collectif portant sur un
projet précis (jurys de citoyens), d'ampleur locale ou nationale (jurys
de citoyen, conférence de consensus) ou une question largement
débattue au plan national (conférence de consensus, sondage
délibératif). Ce groupe de citoyens (d'une dizaine dans le cas du
jury de citoyens à plusieurs centaines dans le cas du sondage
délibératif) a charge de produire un jugement
éclairé, susceptible d'enrichir le point de vue de
l'autorité en charge. Ces dispositifs ont démontré,
notamment en relation avec des controverses sociotechniques, que la perspective
d'une démocratisation des choix scientifiques commençait à
devenir crédible.
Ces trois grandes familles de dispositifs diffèrent
sous de nombreux aspects, qu'il s'agisse des publics adressés, des
formes de représentativité mise en oeuvre ou du lien avec les
autorités. La principale ligne de partage tient à leur
degré de formalisation et d'institutionnalisation. Il semble essentiel
de ce point de vue de distinguer les dispositifs ad hoc, liés à
une opération donnée (débat public, concertation) ou
à une controverse particulière (jurys de citoyens, sondage
délibératif, conférence de consensus), de dispositifs qui
cherchent au contraire à institutionnaliser la participation ou la
délibération en relation avec un territoire (conseils de
quartier, conseils de développement...) un service public ou un ensemble
d'équipements (commissions locales de l'eau ou des services publics...).
Dans le premier cas, il s'agit le plus souvent de prévenir et
d'organiser un conflit présent ou latent. Dans le second cas, la
perspective est tout autre et la question posée est la suivante :
comment assurer la participation des citoyens sur le long terme, dans la
durée et hors de toute perspective d'action ? Tout change ainsi selon
que le dispositif s'inscrit ou non dans le cadre d'un conflit, au point qu'il
faille peut-être s'interroger sur le sens de formes démocratiques
qui chercheraient à pérenniser la participation sans relation
avec un projet, une controverse ou un conflit particulier.
Mais ces procédures partagent un certain nombre de
traits en commun, qui autorisent leur rapprochement : tous ces dispositifs ont
d'abord pour enjeu d'assurer une forme de participation des citoyens
ordinaires à la discussion d'enjeux collectifs. Ils se
présentent comme un moyen d'ouvrir la représentation et de
transgresser les frontières classiques de la démocratie
représentative. Ils visent également, on l'a dit, à
produire du jugement public au travers de la discussion collective et
de la rencontre entre acteurs d'origines différentes. Ce sont bien en ce
sens des « forums hybrides» (Callon) où se rencontrent des
acteurs très différenciés : citoyens, élus,
experts. Seule change la manière dont cette discussion est
organisée, son caractère plus ou moins public et contraint.
Tous ces dispositifs ont ensuite un caractère
consultatif. Ils ne sont jamais en prise directe avec la décision
démocratique, à l'exception, mais dans certaines limites, du
budget participatif de Porto-Alegre ou des « enveloppes de quartier »
dont certaines municipalités dotent parfois leurs structures de
participation locale.
Il est à noter enfin que les concepts auxquels font
référence ces procédures (ceux de participation, de
débat, de discussion, de concertation, de proximité...) ont pour
particularité d'être flous, ambivalents et de pourtant faire
l'objet d'une très forte valorisation symbolique. La «
rhétorique participative », repose sur un investissement fort de
ces vocables et une inflation qualificative soutenue. Cette rhétorique
de la participation, largement pratiquée par les élus, contraste
le plus souvent avec les moyens réels qui sont mis à la
disposition de ces structures ne serait -ce qu'au niveau municipal. Sans moyens
matériels ni possibilité d'action juridique, souvent
confiés à des médiateurs contractuels ou à des
emplois jeunes, relevant de délégations
dévalorisées au sein des conseils municipaux, sans
véritable poids politique les instances participatives de font figure
d'institutions pauvres dans les structures politiques municipales.
Un tel paradoxe mérite à tout le moins
d'être creusé. Les conséquences potentilles de ce
renouvellement des formes démocratiques sont pourtant
considérables. A travers la généralisation de ce type de
procédures, il est possible de faire l'hypothèse selon laquelle
s'amorce un changement substantiel dans la conception de la
légitimité qui prévaut dans nos
sociétés politiques. La légitimité d'une mesure ne
dépendrait plus seulement de la nature de l'autorité qui la prend
mais de la manière dont elle est prise, de la procédure dans
laquelle elle s'inscrit23. Toute décision semble devoir aujourd'hui
avoir fait l'objet d'une concertation préalable, d'une
délibération incluant l'ensemble des acteurs concernés par
la décision. C'est également notre conception même de
l'intérêt général qui pourrait être en jeu
derrière ce mouvement en faveur de la participation. En faisant droit
à différentes conceptions de l'utilité collective, on
retire par la même aux élus et à l'Etat, adossés sur
leur système d'expertise, le monopole de la définition de
l'intérêt général.
Dans le cadre français, tout particulièrement,
cette évolution implique une transformation des attitudes et des
procédures qui ne peut qu'avoir des répercussions importantes sur
l'ensemble des acteurs concernés par l'action publique.. Les experts,
à commencer par les services techniques des municipalités, ont
l'obligation aujourd'hui de se justifier, d'argumenter à nouveaux frais,
de se confronter aux habitants et d'intégrer dans leurs choix des
craintes jugées autrefois « irrationnelles ». Au regard des
habitants, ceux ci sont l'objet d'une « injonction participative »
qui contraste pour le moins avec le rôle presque exclusivement passif qui
leur a été dévolu depuis plus de deux siècles dans
nos systèmes politiques où une stricte division du travail
politique entre gouvernants et gouvernés a toujours été
respectée. La plupart de ces dispositifs ont l'ambition au contraire de
faire participer les habitants à la définition des enjeux,
à la préparation des solutions voire même à
l'évaluation des décisions. C'est enfin notre conception du
rôle de l'élu qui pourrait à terme changer : peut-il se
contenter d'être un chef d'orchestre, un animateur de procédures
de débat public, ou reste-t-il pleinement maître de la
décision ? Lui aussi se trouve contraint de changer ses manières
de faire, d'argumenter, s'exposer au risque de la confrontation dans un
processus de justification et de confrontation qui est désormais public
et ne se limite plus seulement à l'élection.
Les limites de la réflexion sur la
démocratie participative en France
Dans un deuxième temps je voudrais montrer que les
moyens conceptuels et intellectuels dont nous disposons pour penser ce
renouvellement des formes démocratiques ne sont pas à la hauteur
de l'enjeu. Il y a une vraie pauvreté de réflexions sur ces
questions.
Un impensé conceptuel
Nous ne disposons aujourd'hui en France que de deux concepts
pour qualifier es expériences démocratiques ceux de
Démocratie représentative et de Démocratie participative.
Il est intéressant de souligner au passage que, sauf exceptions, semble
avoir été quasiment abandonnée en France la
référence à l'autogestion ou à la démocratie
directe, à la différence de ce qui peut se jouer autour de cette
notion de démocratie participative, en Amérique latine par
exemple25. De manière significative, la notion d'empowerment
est également restée jusqu'ici non traduite26. Le
problème avec le couple de notions à notre disposition, c'est que
si nous savions bien ce qu'est la démocratie représentative et ce
qu'en sont les principaux caractères, nul ne sait véritablement
ce que recouvre la notion de «démocratie participative ». A
quoi s'agit-il de faire participer les citoyens ? A la décision,
à la discussion ou à une opération de communication mise
sur pied par des autorités ? Certains élus ou maître
d'ouvrages ont vu ainsi l'opportunité de communiquer sur la
démocratie.
Les premiers éléments de cette réflexion
ont été avancés dans un numéro spécial des
Cahiers du DSU, consacré aux « Formes légales et
initiatives locales de participation. Entre logiques d'efficacité et
construction de la démocratie locale », certains retiennent
l'idée d` « événementiel démocratique »
pour reprendre les termes entendus récemment de la bouche d'un
consultant. S'il existe aujourd'hui un « fétichisme de la
proximité » dans le discours politique français, la
rhétorique de la participation n'a rien à lui envier. Nombreux
sont les acteurs qui communient au long de colloques, de séminaires et
de discours autour de ce mot fétiche qu'est la participation. Bien peu
la pratiquent réellement. A ce vocable se réfèrent des
initiatives trop différentes pour que le terme ne finisse pas par
être purement et simplement galvaudé.
En France, les acteurs de la participation se reposent parfois
sur une échelle issue de la sociologie des organisations anglo-saxonne
des années soixante et qui distingue quatre échelons de la
participation selon le degré d'implication des habitants :
l'information, la consultation, la concertation et la co-décision. Mais
cette échelle n'est pas des plus stables conceptuellement. Les
catégories en sont floues et ne possèdent aucune valeur juridique
ou normative. Cette échelle n'a pas fait non plus l'objet d'un travail
de conceptualisation politique véritable, qui permettrait de
dégager clairement les critères d'une bonne concertation ou d'une
véritable co-décision, par exemple.
C'est la raison pour laquelle il convient peut-être de
s'intéresser à l'émergence depuis une dizaine
d'années dans la philosophie politique anglo-saxonne d'une nouvelle
catégorie, celle de « démocratie délibérative
», développée notamment à partir des
réflexions de deux philosophes politiques parmi les plus importants du
XXè siècle : Jürgen Habermas et John Rawls. Sans reprendre
en détail les attendus de cette notion, les théoriciens de la
démocratie délibérative s'entendent a minima sur
trois principes :
- Un principe d'argumentation : le débat
démocratique doit consister avant tout en un échange de raisons.
C'est la force du meilleur argument qui doit prévaloir. L'argumentation
qui prévaut dans le forum est ici opposée, comme chez Elster,
à la négociation qui opère sur le marché. Il
convient dès lors d'organiser des procédures qui permettront de
faire surgir les meilleurs arguments et permettront de s'éloigner d'une
conception exclusivement agrégative de la légitimité.
- Un principe d'inclusion : la discussion doit
être ouverte au plus grand nombre, et dans l'idéal à tous
ceux qui sont susceptibles d'être affectés par la décision.
C'est ce critère qui distingue la délibération
démocratique d'autres formes de délibération (ce qui en
particulier dans un pays comme la France où la notion de
délibération est traditionnellement associée aux
assemblées représentatives ou aux jurys rend l'association de ces
deux termes problématique). Il faut rechercher dans la mesure du
possible les conditions d'une discussion égalitaire, libre, non violente
et ouverte.
- Un principe de publicité ou de transparence,
qui distingue cette délibération d'autres formes de
délibération moins démocratiques et ouvertes. Cette
approche de la délibération a pour elle le mérite de
définir clairement ce que pourrait être un horizon
régulateur des pratiques dans les démocraties existantes. A la
différence de l'idée de « démocratie participative
», il ne s'agit plus de laisser croire aux habitants qu'on les fait
participer à la décision au risque de produire de la frustration
et du cynisme.
Un impensé procédural
Nous sommes également confrontés en France
à une absence de consolidation des expériences de participation
et de concertation, laquelle se traduit par une forte variabilité et
instabilité des procédures. Le législateur reste en effet
le plus souvent silencieux sur le contenu formel de la participation. Qu'il
prévoit la mise en place d'une concertation (loi SRU), de conseils de
développement (loi Voynet) ou de conseils de quartier (loi Vaillant),
rien n'est dit explicitement de la manière dont il convient d'organiser
ces procédures. Seul le juge pourrait avoir son mot à dire pour
définir, a posteriori, ce à quoi correspond une bonne
« concertation ».
Dans le domaine environnemental la France vient cependant de
ratifier en septembre 2002 la Convention internationale d'Aarhus (1998) sur
« l'accès à l'information, la participation du public au
processus décisionnel et l'accès à la justice en
matière d'environnement », laquelle pourra servir désormais
de base légale aux actions juridiques.
Certains textes, en provenance du gouvernement (à
l'instar de la Charte de la concertation rédigée sous
l'égide du ministère de l'environnement en 1996) ou portés
par des associations comme l'ADELS ou le Carnaq ont tenté ces
dernières années de codifier les pratiques de concertation, sans
réelle prise cependant sur les pratiques33. Faute d'une structuration
intellectuelle ou politique véritable de ce mouvement en faveur de la
participation, c'est donc aujourd'hui aux acteurs de terrain de définir
les bonnes pratiques, en l'absence de cadre légal précis. Ce sont
les adjoints à la démocratie locale, les chefs de projet et
autres agents de développement, voire quelquefois les cabinets de
consultants positionnés dans ce domaine, qui construisent au jour le
jour les savoirs et définissent les règles pragmatiques de la
concertation. Il pourrait être intéressant d'étudier la
manière dont aujourd'hui certaines grandes entreprises nationales se
forment aujourd'hui aux procédures de concertation et
spécialisent certains de leurs agents, participant elles aussi à
processus collectif d'élaboration de normes. Bien peu de
municipalités se sont dotés, comme à Paris ou à
Poitiers, d'un observatoire de la démocratie locale, capable de produire
de la réflexivité sur les expériences, d'aider à la
l'évaluation des dispositifs et au cumul des savoirs. Cette absence de
consolidation des savoirs emporte deux conséquences. En premier lieu,
les acteurs de terrain sont le plus souvent démunis face aux
problèmes récurrents que soulèvent la mise en oeuvre de
dispositifs de participation. Ils sont tous confrontés aux mêmes
problèmes de représentativité, de légitimité
et d'articulation sur les sphères de décision, sans avoir les
ressources politiques suffisantes pour les surmonter. Dans les innombrables
colloques qui ont la participation pour thème, ce sont toujours les
mêmes questions qui ressurgissent, sans espoir véritable de
réponse.
L'exigence de points de repère n'a jamais
été aussi grande de la part des acteurs. En second lieu, un
même « label » procédural peut recouvrir des
réalités très différentes. Certaines
municipalités prétendent ainsi mettre en place des « budgets
participatifs » en se contentant d'attribuer à leurs conseils de
quartier de maigres enveloppes d'investissement tout juste susceptibles
d'acheter un banc, un feu tricolore ou quelques jardinières. On nomme
également « conseil de quartier » des choses infiniment
différentes selon les endroits : certaines municipalités mettent
en place des instances composées d'élus et de sympathisants de la
mairie et qui délibèrent à huis clos, d'autres organisent
des shows à grand spectacle confrontant le maire aux habitants, d'autres
enfin délèguent entièrement à une poignée de
citoyens le soin d'organiser et d'animer ces dispositifs, les abandonnant
souvent à leur triste sort. Cette variabilité est d'autant plus
forte qu'un même dispositif peut évoluer dans le temps et se
modifier substantiellement, à l'image des conseils de quartier.
La réflexion sur la démocratie participative en
France en est, on l'aura compris, à ses balbutiements. A travers cet
inventaire sommaire des avancées et des manques de la réflexion
nous avons voulu pointer ce qui nous apparaît comme un déficit de
conceptualisation chez ses acteurs mêmes. Sans préjuger le moins
du monde des évolutions à venir de cette dynamique de
participation, nous avons voulu montrer à quel point la volonté
politique et la réflexion sur les procédures restaient en retrait
des promesses ouvertes par ce renouvellement des formes démocratiques.
Il ne revient évidemment nullement à l'observateur critique que
nous sommes de dire ce que cette démocratie nouvelle devrait être.
L'objectif de cette contribution était de mettre au clair certains des
enjeux que de tels processus recouvrent.
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