Conclusion
C'est une vue de l'esprit que de croire qu'il suffit
d'élaborer un bon texte pour que tout le monde s'y conforme. Ainsi il
est clair que l'existence d'un dispositif pertinent ne suffit pas à
assurer au passager la protection qu'il mérite. C'est ainsi que le
législateur a mis en place un certain nombre de dispositions pour
assurer au passager un sentiment de confiance pendant son voyage. Une analyse
de l'essentiel du dispositif de sécurité en matière de
sécurité révèle une organisation de la
sécurité du passager à deux niveaux. D'une part on a un
grand corps de texte hiérarchisé mais ayant pour principal
objectif la préservation de la sécurité de la personne
transportée. D'autre part on a la mise en oeuvre de ces textes qui, si
elle est bien faite, débouche sur une bonne exécution de
l'obligation de sécurité qui pèse sur le transporteur au
bénéfice du passager. Par contre si cette obligation est mal, ou
pas du tout, exécutée, on assiste à l'émergence de
l'autre aspect de la protection du passager qui est une protection par la
répression. En gros il y a dans l'obligation de sécurité
un premier aspect qui porte sur une organisation matérielle des contours
de cette obligation. C'est dans ce premier aspect de cette obligation dont il
est question de montrer la pertinence des fondements, son étendue, ainsi
que les moyens de garantie mises en place pour assurer une protection totale au
passager. Dans cette protection il y a certes des aspects qui ne concernent que
le passager ayant contracté avec le transporteur, mais à
côté de ce privilège dont bénéficie le
voyageur ayant payé son billet, il y a une protection plus large et qui
est étendue même aux passagers clandestins. Cette protection, si
elle n'est pas effective a priori a certains aspects qui, comme des voies de
recours sont à la portée du passager pour lui permettre de
réclamer l'exécution de l'obligation de sécurité.
Et parallèlement à cette possibilité offerte au voyageur,
l'autorité maritime dispose de moyens de pression pour exiger des
transporteurs qu'ils exécutent convenablement leur obligation de
sécurité.
Notons cependant que dans les pays sous
développés, tels que le Sénégal, la mise en oeuvre
des dispositions sécuritaires, surtout en matière de transport
maritime de passager, est comme le talon d'Achille de tout un système
qui éprouve beaucoup de mal à l'effectuer convenablement. En
effet, rien qu'en cinq ans on a assisté à deux désastres
dans ce secteur :
Le premier est intervenu dans la nuit du 26 au 27 septembre
2002. Il s'agit du naufrage du ferry sénégalais le joola qui
assurait la liaison entre Dakar et Ziguinchor qui a coulé au large des
côtes gambiennes. Ce naufrage a l'originalité de présenter
à la fois toutes les insuffisances qu'on peut relever dans une
exploitation. En effet, du défaut dans la construction du navire
à la mauvaise coordination dans l'organisation des secours, en passant
par une gestion désastreuse de l'exploitation à la fois nautique
et commerciale, l'exploitation du joola s'est faite de bout en bout en marge du
minimum de sécurité nécessaire. En plus, le processus
d'indemnisation des victimes et familles de victimes est l'un des plus
chaotiques... Toutefois, l'analyse des causes du naufrage du joola, en plus
d'être révélatrice des faiblesses dans la gestion, par les
sénégalais, d'une entreprise commerciale d'intérêt
générale, nous permet de nous interroger sur la conscience
citoyenne des sénégalais eux-mêmes. En effet, le
résultat de l'introspection à laquelle le peuple a
été exhorté par le Président de la
République nous révèle un comportement inadéquat
stéréotypé dans la plupart des couches sociales, surtout
en matière de transport en commun. D'ailleurs, l'histoire confirme nos
propos. En effet il est d'actualité que des masses de
sénégalais tentent de migrer vers les pays européens.
C'est ce mouvement désespéré vers un « Eldorado
» rempli de risques et de désillusions qui constitue le second
désastre dans le secteur du transport par mer de passagers.
L'appréciation du grand rush d'émigrants
clandestins vers les côtes espagnoles par voie maritime se fait par
l'application à ce phénomène des règles juridiques
en vigueur dans ce domaine. Cette analyse nous pousse à décrier
une exploitation illégale d'une activité à des fins
illégales. En effet l'exploitation d'un navire à des fins
commerciales est soumise à des conditions préalables de
sécurité, qui permettent à tout exploitant en règle
de détenir les titres nécessaires à la conduite licite de
ses activités de transport. En outre ce transport, manifestement
illégal, a un objet totalement illicite car l'émigration elle
même est soumise à des préalables d'autorisation et de
contrôle de la part des pays d'accueil et même de départ.
Toutefois on ne saurait se limiter à une interprétation de ces
événements du seul point de vue du droit.
Que ce soit pour le problème de l'émigration
clandestine vers les côtes espagnoles ou pour le naufrage du joola, une
simple analyse basée sur une
interprétation stricte des règles juridiques ne
nous permet pas de comprendre les agissements des populations
transportées. En effet, si l'on considère, d'une part, le
rôle que jouait le ferry susnommé dans le désenclavement de
la partie sud du Sénégal ; et d'autre part, le désespoir
qui motive la grande vague d'émigrants du fait de la conjoncture
socio-économique des pays subsahariens tel le Sénégal ; on
note un semblant d' « état de nécessité » qui
rendent inadéquates les règles organisant le transport maritime
de passagers. Cette inadéquation provient en grande partie de la non
prise en compte de la réalité par le législateur dans
l'élaboration des lois. Si l'on se réfère à la
notion d'utilité sociale, on serait tenté d'excuser les
agissements dans ces deux catastrophes sociales. En tout cas, cela semble
coïncider avec le point de vue de BERGER Peter et LUCKMANN Thomas quand
ils disent que « la réalité sociale de l'incorrection a
été légitimée »90 . Toutefois, il
n'est pas question de ne se référer qu'à cette seule
interprétation sociologique. La meilleure façon d'éviter
un troisième désastre de ce type est de tendre vers une prise en
compte de ces réalités sociales dans l'élaboration
juridique des normes organisant les rapports sociaux.
Il faut noter, avant de terminer, que le décalage entre
la réalité sociale et la législation n'existe pas que dans
le domaine des transports. Il s'agit, en effet, de l'une des
caractéristiques principales de la réglementation, de
manière générale, au Sénégal. Ce qui nous
pousse à nous demander si ce ne serait pas nécessaire d'accentuer
les réformes de la législation sénégalaise dans
tous les domaines.
9° In La construction sociale de la
réalité, trad. Française, Paris,
Méridiens-Klincksieck, 1986 /1ère éd. 1966).
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