L'encadrement juridique des risques biotechnologiques( Télécharger le fichier original )par Faiza Tellissi Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de tunis - Mastère en Droit 2002 |
§2 : La portée du principe de précautionLe Développement Durable, incluant le devoir des Etats de sauvegarder l'environnement, est devenu la clé de voûte des textes issus de la Conférence de Rio sur l'environnement et le développement. Ce concept donne une nouvelle dimension temporelle au droit international de l'environnement en obligeant à envisager l'avenir. En effet la notion d'équité intergénérationnelle impose la préservation de l'environnement, non plus uniquement pour les générations présentes, mais aussi pour les générations futures. C'est dans ce contexte que s'inscrit le Principe de précaution, selon lequel les Etats doivent prendre des mesures pour prévenir la dégradation de l'environnement, même en l'absence de certitudes scientifiques absolue quand aux effets néfastes des activités projetées38(*). Désormais les gouvernements justifient leurs décisions en matière de sécurité alimentaire ou sanitaire par le principe de précaution et on invoque son application dans des domaines très hétérogènes (climat, santé, faune, flore, OGM...). Malgré sa «vulgarisation», le principe de précaution reste entouré d'une grande confusion quant à sa signification et sa portée39(*). Pourtant les négociateurs du Protocole de Carthagène ont réussis à dépasser ces imprécisions et à s'entendre en fin de compte, pour «légitimer» ce principe. A : Un principe aux contours incertains Le concept de précaution n'appartient aux premières générations de ceux qui sont apparus en tant que pionniers du droit international de l'environnement40(*). Il est né plus tardivement. On ne s'accorde toujours pas d'ailleurs sur sa date exacte de naissance, parfois fixée à la Conférence internationale sur la Mer du nord et à sa Déclaration adoptée le 25 novembre 1987, parfois aux résultats des travaux de la Commission Brundtland de 1988. L'essentiel est qu'il commence a être retenu dans des conventions internationales dés la fin des années quatre vingt, avant de recevoir une consécration lors de la Conférence de Rio et d'être repris dans la plupart des conventions ultérieures. Etant donnée la dimension fréquemment internationale des problèmes environnementaux, et face aux incertitudes scientifiques, il n'est pas surprenant que le principe de précaution soit rapidement apparu comme un instrument juridique indispensable lors d'actions internationales liées à l'environnement et ait été intégré dans de nombreuses conventions internationales. Par le Protocole de Montréal de 1987 sur les réductions des gaz à effet de serre, les Etats signataires ont par exemple convenu de protéger la couche d'ozone en adoptant les mesures nécessaires du contrôle des émissions totales de substances nuisibles. Par la Déclaration finale de la troisième Conférence internationale sur la protection de la mer du Nord de 1990, les ministres s'engagent à continuer à appliquer le principe de précaution. La Convention de Bamako du 30 janvier 1991 relative à l'importation des déchets dangereux et au contrôle de leurs mouvements transfrontière est la première à affirmer le principe de précaution et à en prévoir la mise en oeuvre41(*). L'année 1992 constitue selon P. Martin-Bidou, une année charnière pour la protection de l'environnement en général et pour le principe de précaution en particulier. La Déclaration de l'ONU de Rio sur l'environnement et le développement de 199242(*), prévoit qu'«en cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitudes scientifiques absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l'adoption de mesures visant à prévenir la dégradation de l'environnement»43(*). Cette Déclaration sans valeur juridique intéresse la protection de l'environnement en général, et reprend les éléments essentiels du principe. Le texte de la Convention sur la Diversité Biologique est beaucoup plus timide que la Convention Cadre sur les Changements Climatiques en ce qui concerne le principe de précaution. Cependant si le terme n'est pas employé, l'idée est bien présente; les Etats doivent chercher à assurer l'utilisation durable de la diversité biologique et éviter son appauvrissement à long terme. Le préambule évoque l'idée de précaution en rappelant la nécessité de prévenir les causes de réduction de la diversité, même en l'absence de certitude scientifique absolue44(*). Ainsi, nous trouvons les éléments constituants l'approche de précaution, mais la démarche demeure générale et réservée. Par contre, son protocole additionnel, le protocole de Carthagène réglementant les mouvements transfrontières d'OVM, y fait expressément référence. En droit communautaire, le principe de précaution est introduit par le traité de l'Union Européenne signé à Maastricht le 07 février 1992. L'article 130R § 2 précise que la politique de la communauté dans le domaine de l'environnement est fondée notamment sur le principe de précaution45(*) La référence à la précaution dans les différents instruments que nous venons d'évoquer n'est pas faite de manière identique, ce qui n'est pas sans conséquences. En effet au cours des développements du premier point, nous avons eu recours aux termes "précaution", ou encore de "concept de précaution". Nous pouvons tout d'abord nous demander si cette notion a acquis la valeur d'un principe, si ce principe peut être qualifié de juridique, et dans ce cas s'il est possible d'en déterminer plus précisément la portée. L'examen des divers instruments se referant à la précaution, se caractérisent par des flottements terminologiques46(*). En effet, si dans certains textes la "précaution" n'est pas visée en tant que principe, ce sont en revanche, "les mesures de précaution" à prendre dont il est fait état dans plusieurs autres textes. Toutefois la majorité des instruments internationaux rompent avec ces réticences et admettent la qualification de "principe". La qualification de principe étant admise, de quelle sorte de principe s'agit-il? Un principe de valeur incitative ou un principe juridique? La question se pose alors de savoir si ce principe peut recevoir le statut d'une règle de droit directement applicable en l'absence de réglementation particulière où s'il ne s'agit que d'une règle interprétative. Cette question est cruciale. En effet, dépourvu de caractère normatif autonome, le principe de précaution ne revêtirait qu'une dimension politique et ne pourrait ni être invoqué par les justiciables, ni mettre en échec d'autres principes concurrents. En revanche, lorsqu'il s'agit d'une règle ayant une portée autonome, les Etats pourraient directement l'invoquer devant les juridictions internationales. De plus, son caractère autonome pourra justifier que l'on déroge à d'autres principes reconnus depuis longtemps comme par exemple la liberté de concurrence, de commerce et d'industrie où encoure la libre circulation des marchandises. Pour l'instant ni textes, ni doctrine n'apportent une réponse précise à cette question. Pour revêtir un caractère autonome et parvenir à obliger ses destinataires, le principe doit remplir deux conditions: il doit être coulé dans un texte à portée normative (approche formelle) ; il doit être formulé d'une manière suffisamment prescriptive (approche matérielle). Comme nous l'avons vu, le principe de précaution est énoncé dans plusieurs textes de droit internationaux. Nous allons vérifier à quelles conditions le principe est susceptible d'acquérir une valeur normative autonome en droit international. Outre le fait que le principe soit énoncé dans des textes de droit internationaux non contraignants, ce dernier se trouve aussi énoncé dans des instruments contraignants. Lorsque le principe se trouve dans des actes non contraignants, comme par exemple des résolutions, celui-ci ne revêt pas les traits attachés à la reconnaissance d'une règle juridique, son support n'étant pas contraignant. Toutefois son énonciation répétitive dans ces instruments de soft law ouvrira, à terme, la voie à une obligation d'interpréter les engagements étatiques à la lumière de la précaution47(*). En outre, le fait que le principe soit énoncé dans des conventions internationales contraignantes, n'est pas forcement révélateur de son statut juridique, puisque celui-ci peut figurer soit dans le préambule, soit dans le dispositif des conventions. Or pour accorder le statut de règle de droit positif conventionnel au principe de précaution, il faut vérifier si ce dernier se trouve bien dans le dispositif d'un texte à portée normative (approche formelle), et dans quelle mesure il contraint ses destinataires (approche matérielle). C'est donc au cas par cas qu'il convient de vérifier si les termes employés pour décrire le principe sont suffisamment préscriptifs pour décider s'il est susceptible de s'appliquer directement à l'égard des états sans passer par des normes d'exécution. Dès lors la question de la valeur coutumière du principe se trouve posée. La doctrine est divisée sur cette question. La nature coutumière de celui-ci est admise par un courant doctrinal largement mais non exclusivement anglo-saxon. D'autres en revanche, se montrent beaucoup plus dubitatifs48(*). B : Un contenu opérationnel reconnu par le protocole L'analyse des différentes expressions du principe dans les textes internationaux fait ressortir des conditions constantes à sa mise en oeuvre. Ainsi, son contenu peut être déterminé par référence aux trois composantes suivantes: absence de certitude scientifique absolue, risque de dommages graves ou irréversibles, seuil de gravité du dommage. Si les textes sont assez proches en ce qui concerne les conditions de mise en oeuvre du principe de précaution, ils présentent en revanche des visions assez variables de ses implications. Nous pouvons mettre en relief deux conception, l'une restrictive, l'autre extensive49(*). Selon la conception restrictive, les Etats ont une obligation de comportement qui consiste a devoir mettre en oeuvre les moyens nécessaires pour satisfaire à l'application du principe. Cette conception, tente d'établir un équilibre entre la protection de l'environnement et les intérêts économiques et sociaux des activités génératrices de risques. Dans certains domaines comme celui du commerce international, les mesures de protection de l'environnement en général, et de précaution en particulier peuvent aller à l'encontre des obligations des Etats de respecter les règles de libre échange. Dès lors, le principe de précaution peut, soit être compris comme dérogatoire, soit être soumis à l'exigence de proportionnalité permettant l'intégration de la protection de l'environnement dans la politique commerciale générale. L'autre conception, extensive du principe de précaution apparaît dans d'autres textes. Selon cette conception, le principe se présente comme une obligation de résultat puisqu'il impose une obligation d'empêcher les effets néfastes potentiels sur l'environnement. L'élément fondamental de cette conception du principe est le renversement de la charge de la preuve. L'absence de certitude scientifique ne pouvant plus servir de prétexte pour remettre à plus tard l'adoption de mesures destinées à protéger l'environnement, l'auteur de la norme ne devrait plus être tenu de justifier son intervention au regard de critères scientifiques. C'est donc celui qui souhaite mener une activité susceptible d'avoir des effets nocifs sur l'environnement qui doit prouver l'innocuité de l'activité. Cette attitude a été critiquée car selon certains, elle est susceptible de paralyser l'initiative. Or ce n'est pas le but du principe de précaution, puisque l'idée est de permettre de reprendre l'activité dés que l'innocuité a été démontrée. Ces différentes conceptions du principe de précaution ont eu des conséquences significatives au moment des négociations du Protocole de Carthagène. En effet, les différents groupes en négociation avaient des conceptions divergentes sur le principe. Ceux qui s'opposaient à des références dispositives à la précaution faisaient valoir que le protocole était en lui même un instrument de précaution, étant donné qu'aucun dommage lié spécifiquement aux OVM n'avaient été constatés. Ils craignaient aussi que ce concept ne sert "d'excuse" à des mesures commerciales protectionnistes, c'est a dire des restrictions sur l'importation et l'utilisation d'OVM non étayés par des éléments scientifiques de preuve. Les défenseurs de la précaution soulignent la nouveauté relative des OVM et le peu d'expérience recueillie, notamment dans les pays en développement. Ils estimaient que des incertitudes subsistent; les Etats devraient donc avoir le droit d'adopter des mesures de précaution afin de sauvegarder la diversité biologique et la santé humaine. En outre, lors des négociations s'est posée la question de savoir si le principe devait figurer en tant que tel dans le texte du protocole? Si oui, devait il se trouver dans le préambule ou dans le corps du texte? Et enfin quelle limite lui donner? Si la référence au principe 15 de la Déclaration de Rio sur l'environnement et le développement à été finalement acceptée par le groupe de Miami, en revanche ce dernier a eu beaucoup plus de mal a accepter l'inscription du principe aux articles 9 et 10 du protocole, soit comme élément à invoquer pour refuser l'importation d'OVM agricoles destinés directement à l'alimentation ou à la transformation. Ainsi, le protocole est tout entier articulé autour de la logique de précaution. En effet, l'article 1 définissant l'objectif de protocole, va au delà du risque avéré et prend en compte le risque potentiel puisqu'il énonce que "conformément à l'approche de précaution", le but du texte est d'assurer un "degrés adéquat de protection pour le transfert, la manipulation et l'utilisation sans danger des OVM". Les articles 10(6) et 11(8) confirment cette logique en disposant que "l'absence de certitudes scientifiques due à l'insuffisance des informations et connaissances scientifiques pertinentes" n'empêche pas une partie de prendre à l'égard d'une autre partie, "comme il convient une décision" d'autorisation ou de refus d'importation. Ces dispositions légalisent donc les restrictions commerciales fondées sur la précaution. La précaution acquiert, de ce fait, dans le Protocole, la valeur de principe juridique et est assorti de procédures qui le rendent opérationnel comme le souhaitaient les européens. Il convient toutefois de distinguer entre: les mesures commerciales entre les parties au protocole et les mesures commerciales entre les parties au protocole et des Etats tiers. Dans les deux cas, le protocole autorise des restrictions fondées sur le principe de précaution. Entre les parties au protocole La lecture de l'alinéa 4 du préambule et de l'article 1 du Protocole révèlent une ambiguïté puisqu'ils emploient le terme "approche de précaution" et non "principe de précaution".En fait cette ambiguïté n'est qu'"apparente" et disparaît dans le dispositif du protocole puisque nous pouvons relever une certaine clarté dans les articles 10(8) et 11(6). Ces deux dispositions autorisent une partie à fonder une mesure commerciale restrictive sur "l'absence de certitudes scientifiques pertinentes due à l'insuffisance des informations et connaissances scientifiques pertinentes concernant l'étendu des effets défavorables potentiels" des OVM sur la diversité biologique et la santé. C'est l'article 12 du Protocole qui s'inscrit très exactement dans la logique de précaution permettant ainsi aux Etats de pendre des mesures commerciales restrictives. De plus cet article permet aux Etats importateurs de revenir à tout moment sur les décisions d'autorisations ou d'interdiction d'importation d'OVM. Par contre pour les pays exportateurs ayant subis une restriction commerciale, ceux ci peuvent demander à la partie importatrice le réexamen de sa décision lorsque d'une part il y a "changement de circonstances de nature à influer sur les résultats de l'évaluation des risques qui ont fondé la décision" et d'autre part, lorsque le pays exportateur estime que "les renseignements scientifiques supplémentaires sont disponibles". Des restrictions temporaires devant évoluer en fonction des connaissances scientifiques sont ainsi mises en place par cet article. Entre les parties au protocole et des Etats tiers Dans ses dispositions, le Protocole prend en compte les relations avec les Etats tiers c'est a dire n'ayant pas signés et encore moins ratifiés le Protocole, donc des Etats qui ne sont pas soumis à ses dispositions. Ce cas de figure est important puisqu'il vise, en premier lieu et indirectement, les relations avec les Etats Unis50(*). L'hypothèse de pouvoir prendre de mesures commerciales restrictives sur le fondement du principe de précaution à l'égard d'Etats tiers est envisagée à l'article 24 du Protocole qui dispose que le commerce des OVM avec des Etats tiers au protocole «doit être compatible». En outre, l'article 2 autorise les Parties à adopter des mesures commerciales plus rigoureuses sous réserves de compatibilité avec "l'objectif et les dispositions du protocole". Toutefois il semble important de s'interroger sur la validité de ces mesures restrictives à l'égard d'Etats tiers et ce par rapport aux règles de l'OMC. Si nous supposons la validité de ces mesures cela sous entendrait que le droit de l'OMC permet aux Etat de déroger au libre échange dans un but environnemental ou sanitaire et ce en l'absence de certitudes scientifiques quant à; l'innocuité du produit, c'est à dire que l'OMC autorise les Etats à prendre des mesures commerciales restrictives fondées sur le principe de précaution. Or cette hypothèse n'est pas si évidente car le droit de l'OMC ne reconnaît pas au principe de précaution le statut de principe juridique. * 38 Cela est le cas dans les domaines ou les controverses scientifiques sont importantes comme par exemple le nucléaire, les manipulations génétiques et plus généralement les biotechnologies. * 39 Ewald (F),Gollier (C).,De Sadeleer (N), Le principe de précaution, Que sais-je? 2001, p.2. * 40Dupuy (PM), «Ou en est le droit international de l'environnement à la fin du siècle?», RGDIP, 1997/4 p. 873. * 41 Adoptée dans le cadre de l'OUA, cette convention est entrée en vigueur le 20 mars 1996 * 42 Texte dans RGDIP 1992, p. 975. * 43 Principe 15 de la Déclaration de l'ONU de Rio sur l'environnement et le développement de 1992. * 44 Préambule §8 et §9 «notant également que lorsqu'il existe une menace de réduction sensible ou de perte de la diversité biologique, l'absence de certitudes scientifiques totales ne doit pas être invoquée comme raison pour différer les mesures qui permettraient d'en éviter le danger ou d'en atténuer les effets». * 45 «Elle est fondée sur les principes de précaution et d'action préventive, sur le principe de la correction, par priorité à la source, des atteintes à l'environnement et sur le principe pollueur payeur». Le Traité d'Amsterdam du 20 octobre 1997 (entré en vigueur le 01/05/1999) ne modifie pas cette partie de la disposition qui devient l'article 174. * 46Lucchini (L), «Le principe de précaution en droit international de l'environnement: ombres plus que lumières», AFDI, XLV 1999, p710. * 47Ewald (F), Gollier (C), De Sadeleer (N), Le principe de précaution, .op.cit, p12 * 48 Dupuy (PM), «Ou en est le droit international de l'environnement à la fin du siècle?», RGDIP, 1997/4. * 49Martin-Bidou (P), «Principe de précaution en droit international de l'environnement», RGDIP 1993. * 50 Premiers exportateurs mondial d'OVM, les Etats Unis n'ont pas ratifiés la Convention sur la Diversité Biologique et donc ne sont pas liés par le Protocole |
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