Lieux de mémoires et citoyen.ne.s numérique : un dialogue impossible ?par Paul GOURMAUD L'École de design Nantes Atlantique - Master 2 Digital Design 2024 |
1.3 Mémoire collective et rôle du citoyenNous évoquions donc précédemment que les lieux de mémoire sont représentatifs de l'état de la mémoire collective à un moment donné, mais qu'est-ce que la mémoire collective ? Et quelles sont ces relations avec les mémoires individuelles ? Il est tout d'abord important de comprendre que la construction de la mémoire collective est un processus en mouvement constant. Il nous est impossible de tout retenir, impossible d'accumuler l'ensemble des mémoires individuelles afin de persister dans le temps. « Ne sont retenus que les événements perçus comme structurants dans la construction de notre identité collective. » 9 (Denis Peschanski cité par L. Cailloce). Une sorte de filtrage s'opère donc pour ne garder que les mémoires qui ont du sens et qui permettent à un groupe d'avancer. Au fil du temps, il y a donc également des mémoires qui s'ajoutent et d'autres qui sont oubliées, certaines étant encore trop vives dans les esprits pour être digérées. Elles sont alors invoquées plus tard dans la mémoire collective. Reprenons l'exemple de l'évolution rapide de la mémoire après la Seconde Guerre mondiale : dans les années 40, c'est la figure du résistant qui s'impose : elle 9 Cailloce, L. (2014, 18 septembre). Comment se construit la mémoire collective CNRS Le journal, consulté le 18 novembre 2023, à l'adresse https:// lejournal.cnrs.fr/articles/comment-se-construit-la-memoire-collective 21 permet l'identification à un héros avec les valeurs qui en découlent comme le sens du sacrifice, le courage... Cela permet de sortir de la guerre avec une figure réconfortante, en se disant que l'on n'a finalement pas tout perdu. Mais cette figure héroïque cédera progressivement sa place à celle de la victime juive, la figure du « juste » à partir des années 70. Cependant, déjà quelques années après la fin de la guerre, des initiatives apparaissent afin de dénoncer les événements de la Shoah. Citons par exemple le film Nuit et brouillard réalisé par Alain Resnais en 1956, dont les images sont restées imprimées dans ma tête depuis mon premier visionnage en classe d'histoire au collège. À sa sortie, le film sera malgré tout censuré à multiples reprises ; en effet, il est encore trop tôt pour parler explicitement de la Shoah, notamment car les pays impliqués comme la France ou l'Allemagne n'assument pas encore ouvertement leurs responsabilités. C'est ainsi à partir du procès d'Adolf Eichmann en 1961 que les choses se débloquent, la condamnation de la Shoah devient officielle et il est désormais possible d'en parler sans détour. Suivront donc plusieurs nouveaux films, dont la série télévisée Holocauste de Marvin Chomsky en 1978 et plus tard Shoah de Claude Lanzmann en 1985. C'est quand finalement la mémoire intègre la sphère politique que les enjeux prennent une autre tournure. En 1995, Jacques Chirac prononce ainsi son discours pour le 53e anniversaire de la rafle du Vel d'hiv, dans lequel il reconnaît la responsabilité de la France dans la déportation. Ainsi, aucune mémoire ne s'intègre dans nos 22 esprits en une fois, comme le démontre la construction de celle de la Shoah. Le temps est l'élément principal, d'autant plus lorsqu'on parle d'événements traumatiques. Par la suite, si la mémoire fait sens pour assez de personnes, les initiatives proposées pour en parler s'enchaînent et ancrent un souvenir plus ou moins durable de cette mémoire dans notre mémoire collective. Quant à la mémoire d'aujourd'hui, même si elle garde bien sûr les traces de ce passé, elle a dû faire de la place pour de nouveaux événements : les attentats du 11 septembre 2001, ceux du 15 novembre 2015, ou encore, dans un tout autre registre, la pandémie de la COVID-19. On notera d'ailleurs le parallèle effectué par le président Emmanuel Macron dans son élocution du 16 mars 2020 annonçant le premier confinement : « Nous sommes en guerre, toute l'action du gouvernement et du parlement doit être tournée désormais vers le combat contre l'épidémie. » 10. En utilisant une rhétorique implicitement liée à notre mémoire de la guerre, il ravive des valeurs ciblées de notre mémoire collective afin de justifier des actions prises au présent. C'est également l'une des raisons qui explique la mouvance de la mémoire collective, elle est enrichie d'événements nouveaux, mais également exploitée comme 10 Le Monde. (2023, 16 mars). « Nous sommes en guerre » : le discours de Macron face au coronavirus (extraits) [Vidéo] YouTube, consulté le 18 novembre 2023, à l'adresse https://www.youtube.com/watch ?v=N5lcM0qA1XY 23 un outil aux services d'intentions politiques comme vue précédemment. Mais elle est aussi considérée comme un repère social, servant en partie à la construction identitaire des individus. Comme le démontre le sociologue français Maurice Halbwachs, théoricien du concept de mémoire collective : « Mais nos souvenirs demeurent collectifs, et ils nous sont rappelés par les autres. Alors même qu'il s'agit d'événements auxquels nous seuls avons été mêlés et d'objets que nous seuls avons vus. C'est qu'en réalité nous ne sommes jamais seuls. Il n'est pas nécessaire que d'autres hommes soient là, qui se distinguent matériellement de nous : car nous portons toujours avec nous et en nous une quantité de personnes qui ne se confondent pas. » 11 (Halbwachs. M, 1950). Cependant, ce sont bien deux entités qui s'influencent mutuellement. La mémoire collective est bien nourrie par les mémoires individuelles, qui se nourrissent en retour de la mémoire collective. Étant donné l'influence de l'une sur l'autre, on peut aussi se demander quel rôle, quelles responsabilités tient le citoyen dans l'élaboration de la mémoire collective ? Nous avons vu précédemment qu'il y a besoin de temps et d'une succession d'actions significatives pour qu'un événement 11 Halbwachs, M. (1950). La mémoire collective (2e éd.) [Édition numérique]. Paris : Les Presses universitaires de France, consulté le 18 novembre 2023, à l'adresse https // shorturl.at/gGVW6 12 Prost, A., & Nora, P. (1984). Les monuments aux morts. Dans Les Lieux de mémoires, La République, La Nation (Vol. 1). Gallimard. 24 puisse l'intégrer. Ces actions peuvent être immatériels, comme avec un discours, ou bien plus concrètes dans le cas de la construction de monuments aux morts par exemple. Partant de cet exemple, l'historien français Antoine Prost a pu en déterminer plusieurs catégories, dont l'une qu'il qualifie de « monuments civiques », les définissant comme « dépouillé, il n'arbore pas d'allégorie, si ce n'est la croix de guerre [...] ne préjuge pas des opinions des citoyens : chacun se soumet au devoir civique et reste libre de donner cours à sa tristesse ou à son orgueil patriotique. » 12 (Nora & Prost, 1984). Il s'agirait ainsi de monuments permettant une plus grande liberté de commémorer, qui ne contraignent pas le citoyen dans la manière dont il veut se souvenir. Ce sont aussi potentiellement des monuments qui peuvent mieux durer dans le temps en s'offrant à quiconque voudra l'approcher, traversant les générations et les époques pour transmettre des valeurs avec un message apaisé. Même si nous pouvons reconnaître qu'après le traumatisme de la Première Guerre mondiale, il fut difficile de retenir ses émotions et d'exprimer un message qui puisse devenir plus « universel ». À Nantes, certains monuments contiennent des caractéristiques décrites par cette catégorie. Prenons l'exemple de l'un d'eux situé sur l'île, caché dans une 25 ruelle. C'est une stèle arborant les inscriptions suivantes : « La mutualité de la Loire-inférieure à ses enfants morts pour la France », une formule propre au monument civique qui reste malgré tout assez courante. Se différenciant ainsi des monuments dits « patriotiques » avec des formules du type : « Morts pour la Patrie », « Gloire aux enfants de... », « Gloire à nos héros »... Même si l'on pourrait nuancer en relevant que le monument pris en exemple n'est pas totalement dépouillé, il contient en plus du message gravé une sculpture en bas-relief d'une femme tenant un faisceau de licteurs : « Les faisceaux sont constitués par l'assemblage de branches longues et fines liées autour d'une hache par des lanières. » Dans la Rome antique, ces faisceaux étaient portés par des licteurs, officiers au service des magistrats et dont ils exécutaient les sentences. » 13 Cet objet est souvent utilisé pour représenter la République française, ainsi que les valeurs de paix et de justice. Et donc, qu'en est-il aujourd'hui de nos lieux de mémoire contemporains ? Quelle matière créons-nous pour les générations suivantes ? À quoi ressemblent les outils de mémoire du citoyen 2.0 ? 13 Le faisceau de licteur. (2022, 15 décembre). Élysée. Consulté le 6 février 2024, à l'adresse https :// www.elysee.fr/la-presidence/le-faisceau-de-licteur 26 Les lieux de mémoires 2.0 27 |
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