4-La compréhension de l'émergence du
Cameroun et de son calendrier
Comme un effet de mode voire un virus en propagation, la
politique d'émergence est devenue depuis une dizaine d'années
l'élément fédérateur et même structurant des
politiques publiques des Etats d'Afrique en général et les Etats
de la CEMAC (Cameroun, Congo, Gabon, Guinée Équatoriale, Tchad,
RCA) en particulier. Aux agendas différents les uns des autres (Cameroun
: 2035, Congo : 2025, Gabon : 2025 etc.), ces Etats se sont lancés au
regard des multiples slogans politiques déployés, à
l'amélioration considérable des conditions de vie de leurs
populations. Didier NGALEBAYE, parlant de la charge sémantique de la
notion d'émergence, soulève pertinemment que :
Eloignées et coupées désormais des
origines philosophiques du concept ''Emergence'', par-delà la
diversité des agendas (2020, 2025, 2030, 2035) et la similarité
des objectifs apparents, les 'politiques de l'émergence''
sont à la mode en Afrique depuis au moins 10 ans
[...]84
Se faisant plus clair, l'auteur observe que ces politiques
d'émergence sont des émanations
extérieures de certains organisations sous
régionales en occurrence la CEMAC et l'UEMOA. C'est dans ce sens qu'il
soutient que la Communauté Economique et Monétaire de l'Afrique
Centrale (CEMAC) et l'Union Economique et Monétaire de l'Afrique de
l'Ouest (UEMOA) avaient demandé à leurs Etats membres de
s'engager dans la voie de l'émergence économique en ayant
l'année 2005 comme date limite.85
Concernant le calendrier d'émergence du Cameroun,
Cameroun Vision 2035 stipule que l'horizon de 25-30 ans qui a
été choisi correspond au temps de doublement de la population du
Cameroun. Au-delà de l'aspect démographique, le choix de
l'horizon a également été guidé par le souci de
considérer une période suffisante pour les changements
structurels. C'est le temps nécessaire à un changement de
génération d'après les concepteurs de la politique
d'émergence du Cameroun.
Depuis l'adoption du projet d'émergence du Cameroun en
février 2009, ce document via le concept qu'il porte(émergence),
à inaugurer une série de discussions, de discours et de
conversations sociales quasiment dans toute l'étendue du territoire
national avec la contribution effective des grands supports de communication et
de diffusion des informations(radio, télévision, presse
écrite, internet etc.) y relatives. Ces différentes
incantations voire propagande sont révélatrices
de la volonté manifeste du gouvernement camerounais à oeuvrer
84Didier NGALEBAYE, «
L'émergence des pays du bassin du Congo : enjeux, impasses et
perspectives ? » in Jean Didier BOUKONGOU (sous dir),
L'émergence de l'Afrique, Yaoundé, Presse de l'UCAC,
2015, p.38. 85Ibidem
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pour l'amélioration des conditions de vie de la
population. Pascal TOUOYEM observe d'ailleurs à ce sujet que:
Le concept d'émergence est symptomatique d'une
crise profonde des sociétés africaines en général.
Il s'agit d'un concept technocratique fonctionnant comme un nouveau
fétiche, au même titre que l'ajustement structurel à une
certaine époque. En réalité, il est de nature à
masquer une incapacité générale à trouver les
moyens et procédures appropriés pour permettre aux Etats
africains de contribuer efficacement à la réduction de
l'extrême pauvreté des populations à court et à
moyen termes.86
Cette succession, cette incantation des formules en occurrence le
concept d'émergence
nous rappelle cette saison lointaine des concepts captivants,
des rhétoriques ronflantes et explosives (santé pour tous en l'an
2000 en occurrence) qui ont cours dans le continent noir depuis
l'avènement des indépendances. C'est dans ce sens que nous nous
inscrivons à la suite de Fonkika DINVEN VERLA qui pense que
l'émergence devient même dans certains pays, un argument pour les
pouvoirs publics pour se dédouaner des souffrances qu'endure sa
population au quotidien. C'est fort opportunément par là qu'il
observe que : « l'on pourrait même dire que le concept
d'émergence est devenu aujourd'hui l'argument politique de plusieurs
gouvernement pour se dédouaner des souffrances du peuple
».87
Cette notion est au coeur de toutes les rhétoriques
politiques qui ont cours dans l'espace camerounais depuis 2010 au point
où, on il est mobilisé nom de baptême des promotions des
grandes écoles en occurrence (Paix et émergence qui
était le nom de baptême de la 35e promotion de l'EMIA), le nom de
baptême de la 8e édition du FENAC 2016 donc le
thème était culture et émergence, le nom des
agences de voyage (émergence du Noun voyage) etc. La
désacralisation de la notion d'émergence est perceptible
également dans l'univers des loisirs au point de devenir le nom d'une
entreprise de la joie (bar) comme le bar
émergence88, le nom de baptême des
bâtiments89 , le nom des quincailleries90.
La notion d'émergence, au regard de l'utilisation qui
en est faite au Cameroun dit beaucoup, elle produit un flux continu de paroles
et de bruit qui ont investi l'espace public
86Pascal TOUOYEM,
Ibidem
87Fonkika DINVEN
VERLA, Le vampirisme des entreprises camerounaises : un frein
à l'émergence, Paris, l'Harmattan, 2015, p.19.
88L'émergence bar
est l'un des bars les plus festifs du quartier Essos de la ville de
Yaoundé. La mobilité urbaine est singulièrement difficile
sur cette rue durant les week-ends à cause du flux des clients de cette
entreprise de la joie.
89 L'immeuble ministériel
numéro 1 du Cameroun plus connu sous le nom de l'immeuble de la mort
a été baptisé en 2015 après sa
réhabilitation immeuble de l'émergence.
90 Quincaillerie émergence de
Messamendongo à la sortie sud de Yaoundé.
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voire l'espace médiatique. L'émergence au
Cameroun semble se limiter essentiellement aux rhétoriques politiques.
Or, Fonkika DINVEN VERLA pense qu'être émergent ne consiste pas
donc seulement à faire des discours politiques mais plutôt
à lier les idées, les paroles et les intentions à
l'action. C'est dans cette perspective que Grégoire LEFOUOBA, parlant de
l'émergence, soutient que c'est « un nouveau terme qui emballe
tous les locuteurs et qui remplace plus ou moins, mais, avec des fortunes
différentes les slogans du genre 'autosuffisance
alimentaire'' d'ici à l'an 2000, santé pour tous...plan africain
de l'électrification, etc. ».91
Le concept d'émergence, au regard de son utilisation
par les pouvoirs publics et au regard d'un certain nombre d'espoir que la
population camerounaise fonde en lui, est à l'image de la notion du
grand dérangement théorisée par le sociologue
français Georges BALANDIER. Au sujet de ce concept, il dit :
Le grand dérangement contemporain marque le passage,
par rupture d'un passé
défait à un présent où
l'inédit s'étend, ou le devenir se produit dans la
transformation continue sans achèvement identifiable
[...] Le grand dérangement,
c'est aussi cela, cette entrée dans un avenir encore
obscur, où rien ne se fera avec
une connaissance suffisante déjà
acquise.92
En ce qui concerne le calendrier d'émergence du Cameroun
qui est programmé pour
l'horizon 2035 tel que mentionné dans le document cadre
de ce dernier, les avis sont multiples. Certains auteurs pensent qu'on doit
fixer un calendrier pour l'atteinte de l'émergence en occurrence
l'économiste Ernest TOUNA MAMA. Concernant l'émergence du
Cameroun, il observe que : « la première condition pour sortir
le Cameroun du sous-développement est donc de se fixer un cap,
c'est-à-dire ce que nous voulons que notre économie devienne dans
cinq, dix, quinze voire vingt-cinq ans
».93Parallèlement à Ernest TOUNA MAMA,
Robert EVOLA tout en reconnaissant que l'émergence est une construction
sociale, nous fait savoir que l'émergentisme est contre la
programmation d'un échéancier pour atteindre l'émergence.
Il pense de ce point de vue que le prédictible (émergence) est
tout au plus fondé sur des probabilités, des suppositions voire
des spéculations car, pense-t-il, dans toutes situations, l'inattendu
est la règle et non l'exception. A ce sujet, il dit :
Bien que l'émergentisme ne soit pas d'accord sur
l'approche programmatique ou
événementielle, il n'en reste pas moins que
l'émergence se prépare, elle
91Grégoire
LEFOUOBA, « Emergence de l'Afrique : Attentes sociales et
implications culturelles », in Jean Didier BOUKONGOU,
L'émergence de l'Afrique, Yaoundé, Presse de l'UCAC,
2015, p.14.
92Georges BALANDIER,
Le grand....Pp.3-4 93 Ernest TOUNA
MAMA, Op. Cit, p.379.
n'intervient que grâce à certaines conditions
[...] et parfois même si ces conditions sont remplies, il peut arriver
que l'émergence soit anticipée, retardée ou même ne
se produise.94
Il continue en nous faisant observer que l'émergence d'une
nation ne peut se faire qu'à la
suite des interactions des émergences individuelles,
tout comme l'émergence d'un système à son niveau
supérieur n'est possible qu'à partir des interactions qui se sont
tissées à son niveau inférieur. L'émergence demande
alors un travail de construction complexe et incrémentale.
Robert EVOLA voit en la prédication voire la fixation
d'un échéancier d'atteinte de l'émergence une erreur non
seulement stratégique, mais davantage idéologique et
scientifique. Il nous fait observé à ce sujet que
l'émergence n'est pas le corolaire d'un horizon préalablement
fixé par les pouvoirs publics, mais qu'elle est davantage le fruit d'une
construction qui prend en compte tous les éléments
nécessaires à l'atteinte de cet horizon car pense-t-il,«
l'émergence s'accompagne alors des sacrifices et des privations que
chaque individu d'abord et la société tout entière
ensuite, devraient être prêts à assumer
».95Dans cette dynamique de compréhension du
calendrier d'émergence du Cameroun, cet auteur nous fait comprendre que
le phénomène d'émergence a parmi ces
caractéristiques fondamentales l'imprévisibilité et qu'il
serait saugrenue voire absurde de fixer un calendrier à l'atteinte de
cette dernière. A ce sujet, il dit : « une seconde
caractéristique de l'émergence est
l'imprévisibilité du phénomène, au sens où
il n'a pu être prédit a priori par une voie reconnue
»96.
Ainsi, il est n'est pas possible de parler d'émergence
d'un pays sans avoir obtenu l'émergence de ses ensembles
géographiques ou de ses populations, ou encore sans avoir obtenu
l'émergence de nouveaux comportement chez les populations qui le
constituent. En d'autres termes suivant cette logique, l'émergence
commence par la base (particulier) avant de se manifester au sommet (le
général).97Étant donné que la politique
d'émergence est structurée autour d'un certain nombre
d'éléments, de procédures et de procédés, il
est fort probable que cette dernière soit obstruée si tous ces
éléments ne sont pas pris en compte. L'émergence peut
être retardée renvoyée à un horizon ultérieur
comme ce fut déjà le cas pour le Tchad.98
94Robert EVOLA,
Comprendre le phénomène...Op. Cit, pp.13-14.
95Ibidem
96Robert EVOLA, Op.
Cit, p.40.
97Op. Cit, p.42.
98Au regard de sa situation
économique morose, le président tchadien Idriss DEBY ITNO lors
d'un conseil des
ministres tenu le 26 décembre 2014, a prolongé
d'une décennie l'horizon d'atteinte de l'émergence de son pays
en
le faisant passé de 2020 à 2030.
La compréhension de cette politique d'émergence
nous impose également à nous rendre compte que l'émergence
est devenue en quelque sorte dans l'espace camerounais une sorte de
liturgie de la patience `'prêchée» par les pouvoirs
publics aux populations. Dans son sens étymologique, le mot liturgie
vient de deux mots grecs à savoir leitos qui veut dire peuple
ou public et de ergon qui signifie travail ou action. La liturgie est
donc une action faite en public et une action faite pour le service du peuple.
La liturgie de la patience dans cette dynamique a pour objectif
d'assurer et de rassurer les masses populaires en les appelants à
faire preuve de résilience, à serrer la ceinture,
à retrousser les manches car à l'horizon 2035, les
choses vont changer positivement, les conditions de vie des populations seront
substantiellement améliorées.
La vulgarisation du concept émergence dans le champ
lexicologique camerounais depuis 2009, a transformé cette notion
à une sorte de tranquillisant social. Autrement dit, les
pouvoirs publics, avec la contribution effective des moyens de communication de
masse, tiennent des discours (en occurrence le discours du président
BIYA le 31 décembre 2015) demandant le plus souvent à leurs
compatriotes de rester tranquilles voire indifférents à leurs
propres souffrances, de supporter car leur messie (émergence)
comme le personnage de Moise dans la religion chrétienne, viendra les
libérer de la précarité, de la misère voire de la
pauvreté à son avènement en 2035. En définitive, et
au regard de son utilisation, ce concept mobilisateur qu'est l'émergence
est porteur d'une thérapie aux différents maux qui minent le
quotidien des habitants des dix régions du Cameroun. Elle est
mobilisée au niveau interne par les pouvoirs publics pour mettre les
citoyens en confiance et au niveau externe, la mobilisation du concept
d'émergence vise à attirer les investissements directs
étrangers d'après Serges Laurice ETEKI ELOUNDOU.99
Par-dessus tout, l'émergence tout comme les autres
recettes miraculeuses appliquées donc les pays de l'Afrique
subsaharienne seront vouées à l'échec si elles ne cadrent
pas avec les réalités socioculturelles, les
réalités historiques de ces Etats.
L'ingénieur-économiste camerounais Daniel ETOUNGA MANGUELLE,
parlant des programmes de sortie de crise appliquée au Cameroun depuis
les indépendances, pense qu'il ne servira à rien
d'implémenter les projets de développement qui ne cadre pas avec
le développement historique de ce pays. A ce sujet il observe que :
Il ne servira certainement à rien d'appliquer au
Cameroun, des recettes
miraculeuses importées d'ailleurs et peu
compatibles avec le développement
99 Entretien mené le 16/06/2017 à 10h34
au MINRESI
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historique du pays, auquel il faut absolument coller,
parce qu'il reste l'ultime référence et la seule garantie de la
faisabilité des réformes engagés.100
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