V.2 Des « médiacultures » et des
récepteurs en perpétuelle négociation
Dans cette section de notre travail nous nous
intéressons aux médias transnationaux et à leurs liens
supposés ou réels avec les représentations des
récepteurs. Pour ce faire, nous partons d'abord de la variable de notre
questionnaire concernant les identités et les représentations
culturelle tout en nous limitant aux représentations individuelles.
Sur les 100 répondants à la question de savoir
si RFI, à travers ses programmes, participe-t-elle à la
construction de leur identité culturelle, 65 enquêtés
répondent « Non » et 35 répondent «
Oui ». Sur les 35 étudiants qui ont répondu par «
Oui », 21 ont justifié leur réponse (Kit en annexes). A cet
effet, notre analyse thématique nous montre que les émissions
à vocation culturelle, historique, artistique ou même certains
reportages leurs permettent de s'ancrer beaucoup plus dans leur culture et de
scruter d'autres réalités culturelles. Si RFI permet
à ces récepteurs de mieux comprendre leur culture, il ne faudrait
pas occulter qu'elle a sa manière de traduire et d'expliquer celle-ci
à ces publics. Et si ce média les renseigne sur d'autres cultures
c'est également à travers son angle d'analyse propre. Les
récepteurs de RFI font de ce media un usage qui leur sert
d'approfondissement de leurs connaissances sur leur propre culture ou sur celle
des autres. Si 65 répondant déclarent ne pas construire leur
identité culturelle avec le média RFI et que 35 disent
intégrer RFI dans cette construction c'est que la domination ou
l'hégémonie culturelle n'est pas à jour. « Les
médias cessent d'être des industries plus ou moins
aliénantes pour devenir de vraies médiacultures, des lieux
faisant se rencontrer des mondes plus ou moins marqués par la
défense ou l'abondance d'identités. »156.
Néanmoins, autant les émissions à vocation culturelle sont
écoutées, autant des systèmes de représentations
font sens à travers cette écoute. Pour Nancy Fraser, c'est un
réflexe des contre-publics subalternes de s'affirmer en
édulcorant ipso facto toute idée d'ascendant des
médias. Ces derniers, « utilisant et déformant les
médias, dans le cadre d'une domination vécue mais
contestée. » (Fraser, 2014). La thèse de l'auteure,
comporte à notre sens des limites au moins sur un aspect fondamental.
C'est que les récepteurs de la RFI qu'on peut voir ici comme
des « contre-publics subalternes » (Fraser, 2014) ne
développent pas une contestation vis-à-vis de ce média
mais font une
156 Eric Maigret et Eric Macé, Penser les
médiacultures, op.cit. 2011. p.34
91
92
utilisation que l'on peut qualifier de mesurée et
utilitaire. Cette influence que peut avoir un média transnational n'est
donc pas refusée mais contrebalancée par des pratiques de
d'appropriation et de « braconnage »157. Pour Michel de
Certeau, le lecteur, l'usager, invente des manières d'exploiter le
dispositif qu'il a à sa disposition, indépendamment des
prescriptions d'utilisation.
Ces pratiques de braconnage sur le plan informationnel nous
conduisent, non pas à des représentations culturelles directement
façonnées par ces flux informationnels, ni par une
répulsion à toute pénétration de ces médias
dans ses schèmes individuels, mais à un aller-retour
perpétuel qui n'inclut pas totalement et exclut partiellement. Il s'agit
d'interculturalités où les paramètres linguistiques,
cognitifs, ludiques des usages de ces médias permettent d'en
intégrer les contenus mais d'en exclure celle qui menacerait les
représentations préétablies. A ce propos, André
Vitalis, nous dit qu'Arjun Appadurai (2001) « estime que la
circulation accélérée et mondiale des informations et des
images, influence profondément les croyances et les constructions
identitaires. Pour cet anthropologue, l'explosion des médias rend
possible un nouveau et imprévisible déploiement de l'imagination.
Avec le déploiement de la population, on assiste à la naissance
de « communautés imaginées transnationales, partageant
les mêmes origines et les mêmes croyances, mais également
à une hybridation et un bricolage des cultures (...)
»158. Cette pensée d'Arjun Appadurai ne
s'applique pas nécessairement au cadre des médias transnationaux
qui, rappelons-le, ne sont qu'une partie de l'ensemble qu'est la mondialisation
de la communication. Les « communautés imaginées
transnationales » le sont pour la durée d'une émission
comme « 7 Milliards de voisins » où, on peut imaginer
qu'ils aient les mêmes origines et les mêmes croyances en
l'humanité. C'est donc à temps partiel que les auditeurs peuvent
imaginer exister dans un « village planétaire » où tout
le monde est voisin. On le voit donc, les représentations culturelles de
l'auditeur ne se trouvent pas téléguidées et
façonnées mais relève de bricolages, s'hybrident dans des
ordres temporels, d'où leur diversité.
V.3 Publics de la RFI et représentation de l' « autre
»
Qui parle de représentation parle
d'altérité. La multiplication de problématiques et
conflits inter
et intra Etatiques observés aujourd'hui dans le monde
trouve son origine dans un foisonnement, un choc des civilisations, où
les identités se rejettent, s'entretuent, s'entredéchirent et
s'excluent mutuellement. L'autre, étant antérieurement
décrit négativement, sera au fur et à mesure pris en
compte dans ce qu'il a de culturel. Toutefois, les intérêts
coloniaux justifiaient toujours une
157 Michel De Certeau. Lire: un braconnage. L'invention du
quotidien: 1. Arts de faire, 1990.
158 André Vitalis, Critiques de la société
de l'information, op.cit.2008. p.115
information tronquée et empreinte d'ethnocentrisme.
Cette perspective sera continuelle tout au long de la transmission de
l'information sur les colonies. Les médias, vecteurs d'information et
aujourd'hui de communication, ont joué un rôle important dans
cette mouvance. D'où la pertinence de s'y intéresser. Cependant,
si l'essentiel des études sur l' « autre » a été
réalisé à l'aune et sous la loupe des émetteurs de
l'information, nous voulons comprendre et concevoir les idées que se
font les récepteurs de l' « autre » à partir de cette
information internationale. Car l'autre est une composante essentielle du Soi,
l'autre définit le Soi. C'est à partir de l'autre que nous nous
représentons comme différent. La relation à l'autre est
essentiellement intersubjective. Jean Guy Lacroix affirme que « la
communication ne peut se définir que comme un échange (rapport)
intersubjectif entre des locuteurs, interlocuteurs, interpeleurs.
Fondamentalement, cet échange est un rapport à l'autre en tant
que celui-ci est différent de moi (soi). Il relève de
l'altérité »159. La communication, qu'elle
soit médiatique ou interpersonnelle nous permet donc de nous
définir par rapport à l'autre. Nous avons cru nécessaire
de questionner cette variante des représentations d'une importance
capitale pour saisir sa dimension individuelle chez nos enquêtés.
Est-ce que les médias transnationaux, ici RFI, changent notre
manière de voir et de percevoir l'autre ? Nous allons apporter des
pistes de réponse à cette question sur la base des données
empiriques à cet effet.
Sur 100 réponses enregistrées pour cette
question de savoir si « oui » ou « non »
les médias transnationaux modifient leur manière de
percevoir l'autre, 43 étudiants ont répondu par « oui
» et 57 par « non ».
RFI et perception de l'autre
RFI et perception de l'autre
60
OUI NON
50
40
30
20
10
0
159 Jean Guy-Lacroix, Critiques de la société de
l'information. Op.cit. 2008, p.197
93
94
Histogramme de représentation des réponses sur
la perception de l'autre à partir de l'information de
RFI
Le constat ici encore est que la majorité répond
ne pas être influencé par les programmes de RFI dans sa
manière de percevoir l'autre. Un constat, encore une fois, assez
révélateur de la réception que ces étudiants font
de ce média. Ils sont, pour la plupart, intéressés
seulement par l'information sans subir d'autre détermination de la part
de ce média. Mais si 43 répondants, une partie non
négligeable des enquêtés a répondu par la positive,
intéressons-nous à présent aux explications relevant de
cette influence de la manière de percevoir l'autre pour cette
minorité. Trente (35) répondants ont justifié leur
affirmation selon laquelle RFI leur permet de modifier leur conception
de l'autre. Notre analyse sémantique des discours sur le comment
de leur modification de la perception a fait ressortir plusieurs
éléments.
D'abord, le premier constat est que les répondants
disent découvrir à travers ces émissions, les
réalités, les cultures et les manières d'être des
étrangers. C'est via ces programmes qu'ils découvrent les
« cultures », les « civilisations » des
autres pour mieux les comprendre. D'ailleurs près de la moitié
parle d'une « acceptation » plus positive et d'une plus
grande « tolérance » par rapport aux autres cultures.
Un des répondants affirme que ça permet un « brassage
culturel ». Trois répondants citent l'émission
« 7 milliards de voisins » comme référence qui
leur permet de relativiser les stéréotypes qu'ils avaient des
autres. On découvre l`autre et « le dialogue devient plus
facile ». Nous constatons également que certains
répondants établissent le fait qu'ils peuvent avoir les
mêmes réalités avec les autres même s'ils vivent dans
des horizons différents. Ceci est également un indicateur de
relativisme culturel qui déconstruit-reconstruit l'image qu'on se fait
de l'autre. Le constat est également que les répondants n'ont pas
d'a priori négatif ou de représentation négative
de l'autre. Ils s'inscrivent globalement dans un relativisme culturel
au sens de Claude Lévi-Straus.
Si les médias transnationaux ont séduit les
publics nationaux dès leur création entre les années 1930
et les années 1990 pour la plupart, c'est bien le fait de
l'extraneité qui, selon Madani160 est le fait qu'une
population ne se reconnaisse plus dans le discours qui est tenu sur elle par
les médias de son propre pays. Les auditeurs de RFI la
préféraient aux médias nationaux parce que le discours
médiatique national était uniquement gouvernemental. Cependant,
aujourd'hui,
160 Lotfi Madani. Les télévisions
étrangères par satellite en Algérie: formation des
audiences et des usages. Revue Tiers Monde, 1996, p. 315330.
avec le pluralisme médiatique au niveau national,
RFI semble se positionner comme un médium qui permet de
s'informer sur la réalité étrangère et les
mouvements en cours chez les autres.
En outre, une certaine étrangeité fait
sens avec le média transnational RFI en rapport avec les
représentations du jeune Sénégalais instruit qu'est
l'étudiant. « L'étrangéité désigne
ainsi la rencontre entre les stratégies de présentation de
l'Autre par un média transnational et les imaginaires
d'événementalisation, d'espace, de temps que `'l'instance
cible» est censée partager et que `'l'instance
médiatique» tente de reproduire par hypothèse, dans des
versions socialement acceptables (Charaudeau). »161. Nous
voyons ainsi que l'étrangeité relevant d'une
co-construction, dépend autant des formulations des médias que du
système de représentations des étudiants. La
réalité médiatique ne se construit donc pas seulement dans
le cadre d'émission mais aussi dans la sphère de
réception. Nous en arrivons à postuler que les
représentations individuelles chez les récepteurs, au contact des
flux informationnels internationaux, relèvent
d'interculturalités, de dialogue et d'échanges.
Il existe également des liens diasporiques qu'il serait
important d'étudier. Dans le cadre de notre étude, nous avons
répertorié trois Sénégalais étudiants en
France qui ont répondu à notre questionnaire. Leurs
réponses laissent transparaitre des liens diasporiques qui existent mais
ne révèlent pas de grande différence quant à la
perception qu'ils ont des flux transnationaux qui, par ailleurs, leurs
permettent eux aussi de s'informer sur ce qui se passe dans leur continent et
leur pays. Ceci est dû au fait qu'RFI est le médium
d'information français le plus focalisé sur l'Afrique. De plus,
la diaspora est une composante essentielle à étudier et à
comprendre du point de vue des représentations. Les réponses de
ces derniers ne se différencient pas des réponses des
étudiants inscrits dans les universités
sénégalaises. On peut donc postuler que ces
représentations diasporiques se métissent au pays d'accueil mais
restent ancrées et enracinées dans les cultures locales. Nous
affirmons que le changement de territoire ne modifie pas nécessairement
la perception de l'autre via les médias transnationaux.
Au terme de ce chapitre où nous avons croisé les
données de nos résultats d'enquête à des
formulations théoriques pour étudier les représentations
des étudiants, nous avons constaté que ces derniers, loin
d'être déterminés par ces programmes, s'en servent pour
approfondir leurs connaissances sur leur culture et les autres cultures. Les
émissions leurs permettent donc de conforter la dynamique
d'interculturalité en cours. Les médias transnationaux auxquels
s'identifiaient, en raison de l'extraneité, les
étudiants Sénégalais dans les années 1990, sont
plutôt aujourd'hui des outils non hégémoniques. Si nous
avons choisi l'angle de vue individuel
161Bertrand Cabedoche, op.cit.2005, p.271
95
pour analyser les dynamiques des représentations
culturelles, c'est pour pouvoir, en raison de la complexité du fait
culturel, l'inscrire dans une relativité et dans la subjectivité
de chaque individu.
Ce premier chapitre, nous a permis de d'analyser les
représentations culturelles que les publics se font à partir des
flux d'informations internationales provenant de la radio RFI. Au
final, il apparait que non seulement l' « impérialisme culturel
» via les médias n'est plus d'actualité mais aussi que les
représentations culturelles des auditeurs, dans leur majorité,
dépendent certainement d'autres facteurs culturels même si les
médias transnationaux peuvent les enrichir ou les renforcer. Il y'aurait
plutôt un dialogue, des échanges des interconnexions, donc une
interculturalité qui existe via la radio RFI laquelle se
présente plutôt comme un cadre d'interactivité entre les
cultures.
Nous allons voir dans le prochain chapitre de cette
troisième partie les aspects politiques pouvant entrer en jeu dans la
construction des représentations en nous interrogeant, en filigrane, sur
les dynamiques de l'espace public contemporain (Miège,
2010).
96
97
Chapitre VI: Espaces publics et représentations
politiques : entre communautés imaginées et opinion
publique nationale
Les médias ont été
appréhendés dès leur émergence avec la presse
écrite, comme de puissants catalyseurs d'une société plus
juste, plus informée et mieux organisée. Les études de
Gabriel Tarde et d'Alexis de Tocqueville sur le rôle de la presse dans la
construction des démocraties sont des indicateurs du
préposé d'impact qualitatif de la presse chez les citoyens. De
plus, pour des penseurs de l'Espace public tels que Jurgen Habermas,
le principe de publicité se voit d'abord assuré par la presse
écrite. Cet à priori positif de l'apport des
médias dans les régimes de toutes sortes a amené J.M
Sandmann à procéder à une classification des médias
selon les types de régimes162. A en croire
Sandmann163, dans les régimes démocratiques ce sont
les lecteurs et les médias qui décident de ce que font ou ne font
pas les médias. Dans ces régimes les médias sont quelque
peu indépendants des pouvoirs de Montesquieu qui n'interviennent qu'en
cas de dérapage notoire. C'est d'ailleurs ce qui fait penser à
l'existence d'un quatrième pouvoir à côté des
pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. On parle de
« médiacratie » pour désigner « leur
statut et, partant, le rôle qu'ils jouent sur la formation et
l'expression de l'opinion publique, dépendent des garanties
apportées à la liberté d'expression et de
l'indépendance vis-à-vis des pouvoirs qui traversent la
société et qui impriment leur marque sur elle.
»164. Moyens symboliques d'expression, de lexis et de
praxis dans l'espace public démocratique, les médias sont devenus
incontournables dans la structuration des espaces publics nationaux.
Aujourd'hui, nous constatons que ce ne sont pas seulement les médias
géographiquement localisés dans la sphère nationale qui y
émettent et qui transmettent de l'information. Nous avons aussi des
médias transnationaux qui bénéficient le plus souvent
d'une certaine crédibilité de la part des publics nationaux, et
accrochent à leur agenda des faits politiques saillants nationaux, lors
des périodes de crises ou de forte effervescence politique. De ce point
de vue, pouvons-nous penser les médias transnationaux jouent un
rôle dans la structuration des représentations politiques et la
configuration de l'espace public ?
162 Selon cette classification de SANDMANN nous avons cinq
types de régimes qui façonne le type de médias qui y
évoluent. Ces cinq régimes sont le régime totalitaire, le
régime autoritaire, le régime technocratique, le régime
libéral et le régime démocratique .
163 J.M Sandmann, Presse-actualité numéro 127,
p.60,
164 Lexique d'information et de Communication, Dalloz
1ère édition 2006 sous la direction de Francis Balle,
p.253
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