CONCLUSION
Au terme de ce travail qui s'intitule Pisciculture et
développement rural dans l'arrondissement de Fokoué :
contribution à une anthropologie des moyens de subsistance, il importe
à présent de rappeler les grands moments qui l'ont
articulé.
Ce travail s'inscrit dans la problématique du
développement rural, axé notamment sur le développement
d'un nouveau secteur d'activité à savoir la pisciculture. En
effet, les paysans de l'arrondissement de Fokoué sont des agriculteurs
qui vivent du produit de leur activité. Mais, soucieux de leur
bien-être, et compte tenu des conditions environnementales qui plaident
en leur faveur, ces derniers décident d'associer l'élevage de
poisson à l'agriculture, afin d'accroitre leurs revenus. De surcroit,
l'action des organismes de recherche (IRAD, CIRAD, FASA), vise le
développement et la promotion de la pisciculture dans cet
arrondissement, à travers un soutien technique et financier. En
dépit de ces avantages, la pisciculture tarde à prendre son envol
dans l'arrondissement de Fokoué. Telle est le dilemme qui a
suscité en nous la réflexion que constitue ce travail.
A cet égard, notre ambition était d'essayer
d'apporter une réponse à la question de savoir ce qui explique la
difficulté des paysans à intégrer la pisciculture dans les
Exploitations Familiales Agricoles. Pour traiter cette question que nous avons
choisie comme fil conducteur, trois questions subsidiaires ont
été formulées à savoir comment les populations se
représentent le poisson d'eau douce élevé ? Quelles
sont les comportements que les populations adoptent vis-à-vis du poisson
d'eau douce élevé ? Et quels sont les déterminants de
la consommation et de la non- consommation du poisson d'eau douce
élevé ?
La réponse provisoire que nous avions proposée
à notre question centrale est que la difficulté des paysans
à intégrer la pisciculture dans les Exploitations Familiales
Agricoles est due aux habitudes alimentaires des populations, aux
représentations qu'elles ont du poisson d'eau douce élevé
et aux contraintes financières liées à la pratique de la
pisciculture. A la première question secondaire, nous avions
émis l'hypothèse selon laquelle les populations se
représentent le poisson d'eau douce élevé comme un aliment
« suspect », car inhabituel. A la deuxième question
secondaire, correspondait l'hypothèse que les populations Dschang
adoptent deux types de comportement face au poisson d'eau douce
élevé. Certains s'en méfient et refusent même de
s'en approcher, tandis que d'autres font preuve de curiosité, ils sont
attirés, ils veulent découvrir ce nouvel aliment. Enfin, notre
troisième question secondaire avait pour hypothèse Les
déterminants de la consommation et de la non-consommation du poisson
d'eau douce élevé sont socioculturels et économiques, mais
également liés aux propriétés organoleptiques du
poisson.
La vérification de ces hypothèses a fait appel
à une méthodologie axée sur un aspect qualitatif et un
aspect quantitatif. Dans l'aspect qualitatif, il était d'abord question
de s'entretenir avec les agro-pisciculteurs, afin d'appréhender, de leur
point de vue, l'innovation qu'est la pisciculture. Ensuite, il s'agissait de
s'intéresser d'abord aux non-consommateurs de poisson, puis à un
certain nombre de ménage où le poisson d'eau douce
élevé est consommé, dans le but saisir les perceptions et
les représentations liées à cet aliment. En dernier
ressort, il a été utile de participer aux différentes
pêches organisées et surtout d'accompagner les agro-pisciculteurs
vers les points de ventes, pour relever les comportements des consommateurs
à l'égard de ce poisson. Les techniques mobilisées furent
donc l'entretien semi-directif, l'observation directe, les causeries
spontanées et l'itinéraire des pratiques.
Dans l'aspect quantitatif, notre objectif était de
mesurer les tendances préférentielles des consommateurs,
relatives au poisson d'eau douce élevé. Les principales variables
explorées étaient les préférences dans les types de
poisson d'eau douce élevé, les préférences
liées à la texture de la chair, les préférences
liées à état souhaité du poisson au moment de
l'achat, la nature de la relation consommateur/producteur, les
préférences du lieu d'achat souhaité du poisson, les
critères de choix du poisson, les raisons du premier achat de poisson
d'eau douce élevé en milieu urbain et les raisons du premier
achat de poisson d'eau douce élevé en milieu rural. Pour ce
faire, nous avons élaboré un questionnaire que nous
administré à 100 personnes, repartie de façon égale
entre l'arrondissement de Fokoué et la ville de Dschang, et ayant
consommé le poisson d'eau douce élevé. Les données
obtenues à l'issue de cette enquête ont été
traitées et analysées sur SPSS, Excel et Power point.
Les principaux résultats auxquels nous sommes parvenus
sont les suivants :
Premièrement, les raisons qui expliquent la difficile
intégration de la pisciculture dans les exploitations familiales
agricole par les paysans, sont à chercher dans la socio-culture et le
niveau de vie des populations. En effet, le poisson d'eau douce
élevé ne fait pas partie des habitudes alimentaires de ces
populations, ce qui rend difficile sa consommation et par conséquent,
rend la pisciculture sans intérêt pour certains. De même,
l'espace culinaire ne dispose guerre de l'outillage approprié pour la
préparation de ce type de poisson, cela décourage les
consommateurs. Par ailleurs, il existe dans l'imaginaire des populations, des
croyances selon lesquelles la pratique de la pisciculture est liée
à des phénomènes magico-religieux, ou encore que certains
poissons seraient plutôt des serpents. Ces croyances à
l'égard du poisson d'eau douce élevé jouent en
défaveur de sa consommation. Il a été également
noté que le problème étudié trouve sa source dans
la conception endogène de l'innovation. D'un autre côté, le
faible niveau de vie des paysans ne leur permet pas entretenir
l'activité piscicole de manière durable, après le
départ des organismes de recherche. Cela amène certains d'entre
eux à faire de la pisciculture non pas s'assurer un revenu permanant,
mais bénéficier des subventions accordées. Nous avons
également relevé le faible pouvoir d'achat des populations, ne
leur permettant pas toujours d'acheter le poisson d'eau douce
élevé, qui coute déjà plus cher que le poisson
congelé.
Deuxièmement, les discours des enquêtés
ont permis de mettre en exergue un système de représentation
où, d'une part, les non-consommateurs associent le poisson d'eau douce
élevé au mot « suspect », pour signifier
qu'il est improbable que l'on puisse élever des poissons dans une
région où les cours sont presqu'absents. Pour les
consommateurs, ils associent l'ingurgitation du poisson d'eau douce
élevé, l'équilibre nutritionnel du corps,
l'identité culturelle et le prestige.
Troisièmement, les comportements des consommateurs
à l'égard du poisson d'eau douce élevé se forment
à partir de ce qu'ils en savent (composante cognitive), de ce qu'ils en
pensent (composante affective), et de ce qu'ils ont l'intention d'en faire
(composante conative). L'observation de nos consommateurs vis-à-vis du
poisson d'eau a permis de relever deux principales attitudes. D'un
côté, on a des consommateurs néophobes, qui font preuve de
réticence quant à la consommation du poisson d'eau douce
élevé, compte tenu de son caractère nouveau, voire
étrange. C'est la manifestation d'une peur et d'une angoisse face
à l'inconnu. D'un autre côté, on retrouve des consommateurs
néophiles, qui manifestent un certain engouement dans la consommation du
poisson d'eau douce élevé. Cet intérêt se manifeste
chez cette catégorie de consommateur par un approvisionnement
régulier.
Notons par ailleurs que le poisson d'eau douce
élevé est perçu par les populations et les producteurs
eux-mêmes comme une innovation alimentaire. Une innovation qui est
ressentie au niveau de l'aliment de part sa nature même, au niveau des
techniques de préparation culinaire y afférents, au niveau social
par le regroupement des agro-pisciculteurs en un GIC, et au niveau
économique, en tant nouvelle forme d'acquisition des moyens de
subsistance. Le poisson d'eau douce élevé est également
considéré comme un produit de substitution, car sa consommation
vient supplanter de manière progressive celle du poisson surgelé
importé qui était habituellement consommé. Il
répond ainsi à un besoin exprimé par beaucoup, celui de
disposer d'un poisson frais de bonne qualité.
En dernier ressort, les données enregistrées
montrent que les consommateurs accordent d'abord de l'importance à la
consommation du poisson au vu de son apport pour la santé et ils ont
tendance à préférer le poisson d'eau douce
élevé au poisson surgelé importé. Maintenant, parmi
les types de poisson d'eau douce élevé, ceux-là
préfèrent les poissons de grande taille comme le silure et le
« kanga ». Ils préfèrent également
acheter leur poisson vivant qu'ils considèrent comme une preuve de sa
fraicheur et de sa bonne qualité. L'approvisionnement en bordure de
l'étang semble aussi être la préférence de la
majorité des consommateurs ruraux.
L'ensemble des résultats obtenus soulignent ainsi les
facteurs qui freinent le développement de la pisciculture dans
l'arrondissement de Fokoué. Mais, il indique aussi une tendance propice
à la promotion de la pisciculture car, les consommateurs
interrogés sur les chances du poisson d'eau douce élevé de
s'intégrer dans leurs habitudes alimentaires, expriment le souhait de
pouvoir trouver ce type de poisson sur le marché de façon
permanente. Cependant, ce serait manquer d'objectivité que de ne pas
relever les limites de ces résultats.
D'entrée de jeu, nous nous devons de signaler qu'en
dépit du caractère généralisable de la science, les
résultats de ce travail sont à considérer dans un contexte
précis. Ainsi, la première limite que nous pouvons relever est
liée à la nature de notre thème. En effet, nous nous
intéressons au comportement des consommateurs à l'égard
d'un nouveau produit alimentaire, à une période donnée et
dans un espace géographique donné. Or la perception ou l'attitude
que peut avoir un individu à l'égard d'un produit peut changer
avec le temps. Nous sommes donc en présences de variables dynamiques
qu'il convient de saisir avec relativité.
La deuxième limite que nous pouvons relever dans ce
travail est liée à la posture théorique que nous avons
adoptée. L'individualisme méthodologique, l'holisme et le
paradoxe de l'Homnivore sont les approches théoriques que nous avons
librement choisies sur une palette théorique bien fournie, en fonction
de notre compréhension du fait étudié et de l'orientation
que nous voulions donner à ce travail. Dès lors, l'emploi d'une
approche différente dans la même étude donnerait des
résultats tout aussi valables.
Ce travail reste donc à améliorer et, la science
étant dynamique, il serait utile de mener d'autres recherches associant
d'autres angles de lecture qui nous donneraient probablement un cerne plus
approfondi sur le sujet.
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