I.5.2. Construction d'une problématique sur la
confrontation des savoirs et pratiques autour du dugong
Par conséquent, si la compréhension de notre
sujet par les « savoirs » et les pratiques est liée aux
objectifs de la mission commandée par l'AAMP, l'IRD et le
WWF-Nouvelle-Calédonie, elle est également concomitante d'une
certaine anthropologie, qui est parfois mobilisée par les organismes de
conservation pour attester de la « valeur patrimoniale » de
l'élément naturel à protéger comme l'indique les
différents articles de l'ouvrage dirigée par
Juhé-Beaulaton et Cormier-Salem en 2013, Effervescence patrimoniale
au Sud. Dans le domaine de la patrimonialisation, deux tendances se
dégagent actuellement par soit « la remise en cause d'anciens
patrimoines-territoires par l'évolution économique et sociale
», soit la « construction rapide d'objet et/ou de
territoires patrimonialisés par des initiatives privées :
création de musées locaux, de réserves naturelles par des
communautés locales » (Ibidem : 44). Nous verrons par la suite
que le cas de la constitution du dugong en tant qu'« espèce
emblématique » relève un peu de ces deux tendances.
Si la mise en patrimoine de la biodiversité et
l'articulation entre patrimoine culturel et naturel sont des thématiques
de recherche bien connues en sciences sociales, elles renvoient toutes deux
à des questions d'appartenance identitaire et culturelle et prennent
appui sur des concepts tels que les « savoirs locaux » et la
tradition. D'après la définition de « tradition »
proposée dans le Lexique, elle est un objet de la transmission : «
c'est ce qu'il convient de savoir ou faire pour faire partie d'un groupe
qui, ce faisant, arrive à se reconnait ou à s'imaginer une
identité culturelle commune (Izard, 1991 : 710) ». Autrement
dit, la tradition est un ensemble de « savoirs » qui relèvent
du système interprétatif du monde engendré par un groupe
particulier et dont les membres ont l'habitude de se transmettre depuis un
certain temps (au moins deux générations).
De la même manière, les « savoirs et
savoir-faire locaux » sont également des objets très divers
de la transmission et de circulation entre les personnes, que ce soit au sein
d'une même famille, entre les générations, ou encore entre
les groupes sociaux. En ce sens, un savoir est résolument dynamique pour
deux raisons majeures :
- il est constamment enrichi des contacts
répétés avec d'autres savoirs ;
- il n'existe que s'il est partagé entre certains
individus et pas par d'autres ;
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
La dernière proposition signifie qu'un savoir est le
gage d'une certaine appartenance et reconnaissance culturelle ou identitaire
entre les détenteurs d'un savoir similaire. En parallèle, les
pratiques, au sens de « faire » et de « savoir-faire »,
empruntent les mêmes logiques qui sous-tendent la formation et le
mouvement des savoirs. En outre, il est possible que plus un savoir est ancien
et s'apparente à la tradition, plus il est susceptible de fonder une
valeur ajoutée d'ordre « patrimoniale ». Cette
hypothèse fait écho à la définition de «
patrimoine » proposée par Valérie Boisvert (dans
Cormier-Salem, 2005 : 47) en tant que « valeur attribuée à
quelque chose et qui touche le domaine de l'identité et de la
transmission ».
Par conséquent, ces concepts anthropologiques et
méthodes d'analyse nous ont amené à porter notre attention
sur les divers savoirs et pratiques liés au dugong, qui se trouvent plus
ou moins engagés dans ce processus de « patrimonialisation »
amorcer par le Plan d'actions dugong dans le but de favoriser la conservation
de cet animal. Par « patrimonialisation » ou « mise en
patrimoine », nous entendons l'« appropriation de la nature -
matérielle, symbolique et culturelle - d'un élément ou
d'un ensemble d'éléments de cette « nature » donnant
à un environnement la spécificité d'être «
patrimoine naturel » transmis de génération en
génération. Ce processus, pas nécessairement consensuel,
suppose de donner une valeur ajoutée à un environnement, d'en
préserver un ou des éléments emblématiques, de leur
reconnaître une qualité particulière et d'en assumer la
pérennité » (Doyon & Sabinot, 2013 : 166). Aussi
souhaitons-nous porter notre regard non pas sur le patrimoine mais plutôt
sur « les processus de sa qualification » (Juhé-Beaulaton et
Cormier-Salem, 2013 :14), et ce à travers l'analyse des savoirs et des
pratiques différemment répartis selon les acteurs et de leur
mobilisation dans le projet de conservation.
Nous avons ainsi identifié un certains nombres
d'acteurs que nous avons répartis en deux groupes bien distincts en
fonction des « types » de savoirs qu'ils disent mobiliser :
- les « acteurs institutionnels » partenaires ou
membres du Plan d'actions dugong 2010-2015 et qui ont construit leur
stratégie de conservation à partir de « savoirs
scientifiques » ;
- les « acteurs locaux » présents sur les
terrains qui ne sont pas officiellement liés au Plan d'actions et qui
sont sensés avoir développé des « savoirs locaux
» / « traditionnels » d'ordre empirique ainsi que des pratiques
sociales concernant le dugong ;
Cette séparation est également bien connue de
l'anthropologie du développement puisque Olivier de Sardan formule le
premier principe de distinction en ces termes : « Autour des actions
de développement deux mondes entrent en contact. On pourrait parler de
deux cultures, deux univers de significations, deux systèmes de sens,
comme on voudra [...] D'un côté, il y a la configuration de
représentations des « destinataires », à savoir les
« populations-cibles » [...]. De l'autre côté, il y a la
configuration de représentations des institutions de
développement et de leurs opérateurs » (1995 : 185).
Les deux prochaines parties de cette étude
s'attacheront à comprendre comment ces types de savoirs sont
susceptibles de se télescoper et / ou de se rejoindre, notamment en
fonction des intentions et identités revendiquées par les
différents acteurs. Puisque le
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
savoir est une entité qui circule et qui évolue,
les relations entre ces différents savoirs sont tout aussi dynamiques et
dépendent des acteurs en présence. De plus, le monde du
développement et de la conservation est une « arène »
(Olivier de Sardan : 1995) où se confrontent les intérêts
et les savoirs des uns et des autres afin d'acquérir ou de
préserver leur contrôle ou leur influence. Nous mettons donc en
lumière les relations entre les protagonistes au sein des
différents groupes à partir de l'analyse des stratégies et
des rapports entre les savoirs.
Enfin, nous conclurons sur une partie qui met en perspective
les pratiques des acteurs « locaux » et « institutionnels »
autour de la protection du dugong et leur possible articulation. Les objectifs
de cette partie sont de poser la question du compromis entre les acteurs pour
sauver le dugong et de recentrer notre réflexion sur l'utilisation de la
valeur patrimoniale de ce mammifère. En ce sens, nous nous interrogeons
sur les pratiques et les perceptions des différents groupes («
population locale », « acteurs environnementaux locaux », «
acteurs institutionnels ») en matière de protection
environnementale et sur la mobilisation ou non du statut «
emblématique » de l'animal.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
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