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La construction du personnage chez Sagan.

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par Cécile Orsoni
Université de Paris Sorbonne - Master 2014
  

Disponible en mode multipage

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MÉMOIRE

UNIVERSITÉ PARIS SORBONNE IV

UFR DE LITTÉRATURE FRANÇAISE ET COMPARÉE

SOUS LA DIRECTION DE M. BORIS LYON-CAEN

Bonjour Tristesse

Françoise Sagan

 

Cécile Orsoni - Master de Lettres Modernes Appliquées

Année 2013/2014

 

La construction du personnage

SOMMAIRE.

I) La caractérisation du personnage.

1) La caractérisation directe.

2) La caractérisation indirecte.

3) Le système des personnages.

4) Le rôle du milieu et du décor.

5) Le personnage et la société.

II) Le roman à la croisée des genres.

1) Un roman d'apprentissage ?

2) Un roman psychologique.

3) Un roman autobiographique ?

4) Les différents registres de l'oeuvre.

III) L'influence de l'existentialisme.

1) L'homme sans guide et sans dieux.

2) La crise de l'identité et du sujet.

3) La notion de responsabilité.

4) La conscience de notre finitude.

5) Ennui métaphysique et bourgeois.

6) Divertissements.

7) Carpe Diem.

8) Tristesse et nostalgie.

9) Mélancolie et bonheur triste.

IV) La réception de l'oeuvre dans la presse.

1) Le scandale.

2) Sagan, icône de sa génération.

3) La question du féminisme.

4) Bonjour tristesse : une oeuvre féministe ?

Introduction

Mon mémoire porte sur Bonjour Tristesse de Françoise Sagan. J'ai choisi d'étudier cette oeuvre car les thèmes qui m'intéressaient étaient le désir, la passion et ses effets parfois dévastateurs sur l'homme. De plus, l'année 2014 célèbre les 60 ans de la parution de Bonjour Tristesse et les 10 ans de la mort de son auteur; ce mémoire trouve ainsi une forte résonnance avec l'actualité. J'ai également choisi d'étudier ce roman car j'étais fascinée par Françoise Sagan, tant par la vie qu'elle mena, que par sa « petite musique » mélancolique et son ton nonchalant. Enfin, j'ai choisi d'étudier cette oeuvre car elle a suscité très peu de travaux critiques.

Pourtant, Bonjour Tristesse est l'un des plus importants best-sellers de l'après-guerre : l'oeuvre se vend à 500 000 exemplaires en France et 1 million aux Etats-Unis. Aujourd'hui, Bonjour Tristesse atteint plus de deux millions d'exemplaires vendus.

Quand le roman est publié l'été 1954, le succès est immédiat. Neuf ans après la guerre, Françoise Sagan devient l'icône de « la nouvelle vague », ces gens qui aspirent à une vie libre et sans convention.

La deuxième moitié du XXème siècle est également marquée par l'émancipation féminine : les femmes revendiquent peu à peu le droit de disposer librement de leur corps. Sagan, en parlant explicitement du désir féminin hors mariage, fait scandale et anticipe la révolution sexuelle des années 60.

Bonjour Tristesse relate l'histoire de Cécile, 17 ans, qui s'apprête à passer des vacances d'été sur la côte d'Azur avec son père Raymond et sa jeune maîtresse Elsa. Cécile et Raymond mènent une vie d'insouciance et de plaisirs légers. Mais Raymond a également invité Anne, une femme distinguée et sérieuse, ancienne amie de la mère défunte de Cécile. Elle entend mettre Cécile au travail et l'empêche de voir Cyril, un étudiant de 26 ans que la jeune fille a rencontré sur la plage. Raymond s'éprend peu à peu d'Anne et ils décident de se marier. Cécile a le sentiment de perdre son père en même temps que sa liberté ; à l'aide de Cyril et d'Elsa, elle met en place un plan machiavélique pour écarter Anne.

Dans le dictionnaire, le roman est défini comme une oeuvre en prose assez longue, qui fait vivre dans un milieu des personnages donnés comme réels, nous fait connaître leur psychologie, leurs aventures. Le personnage s'est métamorphosé au cours de l'histoire du genre, le nouveau roman ayant même prophétisé sa disparition. Mais dans Le Nouveau Roman, Robbe-Grillet continue d'affirmer « c'est là que l'on reconnait le vrai romancier : il crée des personnages ».Le roman est donc indissolublement lié à son personnage.

Le personnage étant une propriété inaliénable du roman, j'ai décidé d'étudier sa place et sa construction dans le romanBonjour Tristesse.Etudier la construction d'un personnage signifie étudier sa progression, son évolution. Les données ne sont pas livrées au lecteur dès le départ, et celles qui sont livrées dès le départ sont susceptibles de changer.

Cela m'a permis de répondre à une série d'interrogations : Quels sont les principaux traits des personnages ? Comment évoluent-ils et par quels procédés ? Quels sont les critères qui permettent de les classer ?

C'est la romancière qui les emmène là où elle le décide, c'est elle qui leur fait prendre une trajectoire heureuse ou malheureuse, c'est elle qui se joue d'eux, qui les fait jouer entre eux, qui tire les ficelles.

Ce mémoire tend à démontrer que les personnages s'éclairent mutuellement et se construisent en interaction les uns avec les autres, mais aussi quand ils se confrontent à certaines situations, ce qui révèle leur caractère.Nous verrons aussi que le roman est le lieu de rencontre entre divers registres et se situe à la croisée de plusieurs traditions littéraires.

Le titre du roman étant « Bonjour Tristesse », il semble également important de réinscrire la notion de tristesse dans l'histoire du spleen, ce mal propre au XIXème siècle. La tristesse s'apparente-elle à la mélancolie ? À la nostalgie ? Quel lien entretient-elle avec l'ennui ? Nous confronterons dans cette partie l'oeuvre de Françoise Sagan avec l'existentialisme athée de Jean Paul Sartre.

Ce mémoire s'attache aussi à étudier la réception de l'oeuvre dans la presse : Bonjour Tristesse a suscité de nombreuses critiques, Sagan a été renommée « l'enfant de Laclos » et elle devint le symbole des années folles d'après-guerre.

Nous aborderons également la question du féminisme et les liens qu'ont pu entretenir Françoise Sagan et Simone De Beauvoir. Bonjour Tristesse annonce en effet l'émancipation des femmes et la libération des moeurs des années 60.

Afin de mener mes recherches, je me suis servie de l'ouvrage de Catherine Durvyeintitulé Le roman et ses personnages, ce qui m'a permis d'obtenir les outils nécessaires pour analyser le système des personnages.

J'ai également travaillé à l'aide d'une biographie, Françoise Sagan - Le tourbillon d'une vie deBertrand Meyer-Stabley, ce qui m'a permis de connaître la vie de Françoise Sagan et de mieux appréhender son oeuvreainsi que la légende qui l'entoure.

Je souhaitais également retrouver les parutions dans la presse de l'époque pour mesurer l'impact de l'oeuvre à sa sortie, la façon dont elle a agi sur le public, souvent scandalisé, et le rôle de Françoise Sagan dans l'émancipation de sa génération. Pour ce faire, j'ai lu quelques passages de l'ouvrage Au marbre : Chroniques retrouvées, 1952-1962, de Françoise Sagan, Guy Dupré, François Nourissier,et Jean-Marc Parisis.

Pour des considérations générales sur la littérature et le roman, mais aussi sur l'existentialisme de Jean-Paul Sartre ou le spleen de Baudelaire, j'ai utilisé l'ouvrage Histoire de la littérature Française de Pierre-GeorgesCastex, Paul Surer et Gary Becker.

J'ai aussi écouté l'émission du 12 mai 2014 sur France Inter avec Anne Berest qui publiait l'ouvrage Sagan:1954.

J'ai enfin consulté des articles sur Internet : Le monde - « la tristesse et l'ennui » (12 mai 2013), Le magazine littéraire (n°400, juillet-août 2001).

Avant de présenter les personnages, il m'a semblé nécessaire de faire un bref résumé de l'oeuvre.

C'est l'été. Cécile, 17 ans, s'apprête à passer des vacances idylliques au côté de son père Raymond, veuf, qui a loué une villa sur la côte d'Azur ; Le père et sa fille sont très complices et mènent une vie insouciante, faites de mondanités et de plaisirs légers. Raymond a invité sa jeune maîtresse Elsa Mackenbourg à passer les vacances avec eux. Cécile est habituée au mode de vie libertin de son père qu'elle prend pour modèle. Sur la plage, elle rencontre Cyril, un étudiant en droit de 26 ans, qui passe les vacances avec sa mère dans une villa voisine. Ils commencent tous deux à flirter.

Mais Raymond a également invité Anne Larsen, une ancienne amie de la mère de Cécile, qui les rejoint à la villa. Raffinée, intelligente et autoritaire, elle se distingue des fréquentations habituelles de Raymond. Peu à peu, ce dernier délaisse Elsa et s'éprend d'Anne jusqu'à envisager de se marier avec elle. Cécile entrevoit avec enthousiasme le début d'une vie rangée et s'imagine déjà revenir à un rôle de son âge.

Mais Anne compte mettre Cécile au travail et l'empêche de voir Cyril ; Cela agace beaucoup la jeune adolescente, qui a le sentiment de perdre son père et qui se sent trahie. Cécile décide alors de monter un plan machiavélique pour écarter Anne: Elle demande à Cyril et Elsa de feindre une liaison afin de susciter la jalousie de Raymond et le pousser à tromper Anne. Le plan de Cécile fonctionne à merveille : Raymond, furieux de voir Elsa en compagnie d'un homme plus jeune, replonge un après-midi dans ses bras. Anne les surprend et décide de quitter la villa sur le champ.

Alors que Raymond et Cécile établissent des plans pour récupérer Anne, un coup de fil leur annonce qu'elle a été victime d'un accident de voiture et qu'elle n'a pas survécu; Le père et sa fille rentrent à Paris pour assister à l'enterrement; Puis ils reprennent leur vie d'antan, faite de liaisons passagères et de mondanités. Mais durant ces vacances, Cécile a fait l'apprentissage d'un nouveau sentiment: Bonjour tristesse.

I/ La caractérisation du personnage.

Le personnage est un être de papier, un être de discours, un vivant sans entrailles, selon les diverses terminologies. L'auteur le dote de toutes les caractéristiques ordinaires de la personne : il porte un nom, il est décrit physiquement et moralement, il possède une psychologie, il est inséré dans une société donnée, il a une famille, des amis, des ennemis. Le romancier donne au personnage une identité qu'il souhaite rendre crédible et significative.

Dans Pour un Nouveau Roman(1963), Alain Robbe-Grillet explique : « Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible : nom de famille et prénom. Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession. Enfin, il doit posséder un caractère, un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui-là. Son caractère dicte ses actions, permet au lecteur de l'aimer, de le juger, de le haïr. »

La caractérisation du personnage se fait soit par une description qui prend la forme d'un portrait soit indirectement par la narration de ses actions, par la reproduction de ses paroles ou de ses pensées, par la présentation du milieu dans lequel il évolue.

1) La caractérisation directe.

La caractérisation directeconsiste à faire le portrait du personnage, en soulignant explicitement ses caractéristiques physiques et morales. Elle marque dans le récit des pauses, des arrêts sur image. Le portrait, organisé et directif, impose au lecteur une image du personnage.

Le nom est constitutif de l'identité du personnage. De par ses connotations, il révèle souvent son origine sociale mais aussi son caractère, ses qualités, ses défauts et peut marquer sa fonction dans un groupe familial.

Chargé d'intentions, le nom est donc une marque anaphorique, un condensé du personnage véhiculant un faisceau de sens. Il sollicite la mémoire et l'imagination.

L'héroïne principale se nomme Cécile. Ce prénom vient du latin Caecilius qui pourrait signifier « aveugle ». Cécile refuse les notions de gravité et de responsabilités. Elle vit dans un monde fait de plaisirs légers, d'illusions et de paradis artificiels. La jeune adolescente ne pense qu'à se divertir, et donc à se détourner du réel.

Le prénom Cécile fait aussi penser à Cécile De Volanges, personnage du roman épistolaire libertin Les Liaisons dangereuses, dans lequel la recherche du plaisir et la manipulation tournent au drame.

Bonjour Tristesse est le récit de liaisons dangereuses qui finissent par s'avérer fatales pour Anne, l'une des protagonistes.

Cependant, il y'a une différence entre les deux Cécile : dans Bonjour Tristesse, elle manipule et tire les ficelles, dans Les Liaisons dangereuses, elle est victime des machinations de Mme de Merteuil et de Valmont ; Mais les deux Cécile ont en commun cette recherche du plaisir.

Ajoutons qu'à la publication de son oeuvre, Françoise Sagan a hérité des surnoms suivant : «  L'enfant de Laclos » et « Mme De Merteuil en herbe ».

Ce prénom peut aussi renvoyer à Sainte Cécile, patronne des musiciens. On pense ici au caractère de la jeune fille, qui adore faire la fête et les mondanités. On pense aussi à la fameuse « petite musique » mélancolique et nonchalante propre à Françoise Sagan. Nous reviendrons plus tard sur l'importance du rythme dans son écriture.

Raymond est un prénom d'origine germanique. Il vient de ragin (conseil) et de mundo (protection), et signifie « celui qui protège par son conseil éclairé ».

Etant le père de Cécile, Raymond est censé la protéger, lui donner l'exemple. Cécile recherche d'ailleurs la protection et l'assurance chez les hommes. Mais Raymond n'est en aucun cas le guide de sa fille : il manque d'autorité et la laisse faire ce qu'elle veut. De plus, les rôles sont inversés : Cécile prodigue souvent des conseils à son père.

On peut aussi faire un parallèle avec Raymond Radiguet, auteur de l'oeuvre Le Diable au corps, auquel Sagan a été comparée dès la publication de son oeuvre: « Sagan, c'est Radiguet en jupon ».

Dans Le Diable au corps, des thèmes tels que l'adolescence, le scandale, la parentalité, l'adultère, les doutes amoureux sont abordés, ce qui rappelle les thèmes de Bonjour Tristesse.

Cécile et Raymond n'ont pas de noms de famille car ils virevoltent, ils ne sont qu'une « pâte modelable », comme dirait Cécile. Ils n'ont aucun ancrage sentimental, ils ne sont pas prêts à s'équilibrer.

Anne : le terme Hanna, dont ce prénom est inspiré, signifie « grâce ». On retrouve ce prénom dans la noblesse.

Anne est ce personnage raffiné, intelligent et autoritaire, qui se distingue des fréquentations habituelles de Raymond et Cécile.

Son nom de famille, Larsen, est un patronyme d'origine scandinave, qui rappelle la froideur et la raideur du personnage. Cécile admire Anne mais se sent souvent rabaissée par elle.

On pense aussi à soeur Anne, personnage du comte La Barbe bleue de Charles Perrault, et à la fameuse formule « Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ? ». En effet, Anne Larsen ne voit-elle pas venir le drame qui se joue sous ses yeux, dans la pinède embrasée ?

Elsa Mackenbourg: son nom, de par ses sonorités, renvoie à son manque d'élégance. Cette mondaine est souvent ridicule. Quand elle ne fait pas pitié, elle est victime de l'ironie du narrateur qui tourne en dérision ses postures de pseudo star de cinéma.

Cyril, en grec, signifie « seigneur » ou « maître ». Il a un visage de latin, protecteur. Mais il se laisse dominer par Cécile. Il est amoureux d'elle et ne fait qu'obéir à ses plans.

Cyril signifie également « consacré au divin ». Cécile perd sa virginité avec lui. Mais cette première expérience n'est pas placée sous le signe de l'engagement profond, comme le voulait la société de l'époque. A la fin du roman, le lecteur comprend que Cécile n'a jamais aimé Cyril.

Le personnage est solidement campé dans un corps avec ses traits caractéristiques, choisis pour le pittoresque mais aussi en fonction de détails particuliers susceptibles de suggérer des traits psychologiques.

Le lecteur a très peu d'informations sur le physique de Cécile. Elle est brune (page 31), efflanquée (page 17), a les yeux et la bouche de son père (page 34), une anatomie d'adolescente, se sent terne et maigre (page 90).

Elle « maigrit un peu plus chaque jour » (page 74), a « la joue creuse et on voit ses côtes » (page 31). Anne lui demande de prendre 3 kilo et Raymond la compare à « une sauterelle » et à « un poulet qu'on aurait vidé et mis à rôtir au soleil ».

Sa perte de poids correspond au moment où elle se replie sur elle-même, forcée par Anne à rester dans sa chambre et à travailler.

Le lendemain de la soirée au casino, elle a « des yeux dilatés, une bouche gonflée » (page 53) et « un visage de loup creusé et fripé par la débauche » (page 54).

Raymond a un « un début d'estomac » (page 13), des yeux sombres, « des petites rides drôles en marquent les bords » (page 17). Il est « étincelant dans un smoking neuf » (page 45). Anne apprécie « sa vitalité, sa chaleur » (page 57), son bras est « dur et rassurant ».

Anne a « des yeux bleus sombres », (page 31) « son visage est soigné et net », elle est «  parfaitement maquillée » (page 33), elle a « la taille mince, les jambes parfaites » « des épaules parfaites ». « Elle portait une robe grise, d'un gris extraordinaire, presque blanc » (page 47) ; elle est « cent fois plus belle, plus fine qu'Elsa » (page 122) ; « tous les charmes de la maturité semblent réunis en elle » (page 47).

Elsa est présentée comme une « grande fille rousse », (page 31), plantureuse (page 49). Elle a les yeux verts (page 91), ses paupières sont gonflées, elle est « exubérante, défraichie par le soleil » (page 38).

Cyril: son visage est latin, brun, avec quelque chose de protecteur (page 13) ; Ses yeux sont sombres (page 91), il est « grand et parfois beau » (page 14) Sa bouche est chaude et dure, son torse doré.

Le portrait moral analyse le personnage et donne l'impression de le connaitre et de pouvoir anticiper sa conduite.

Cécile a 17 ans. Elle a échoué à ses examens. Elle n'aime pas l'école « je me vis devant une page de Bergson, cette idée m'épouvanta » (page 35). Elle est paresseuse et oisive. Elle est attirée par la débauche, « idéalement, j'envisageais une vie de bassesses et de turpitudes » (page 27). Son père lui a « inspiré un cynisme désabusé sur les choses de l'amour » (page 26). Elle participe à des soirées «  où elle s'amuse et où elle amuse par son âge » (page 27). Elle aime les idées faciles, la légèreté, l'insouciance, « des amours rapides, violentes et passagères. Je n'étais pas à l'âge où la fidélité séduit » (page 18).Elle est lucide, un brin ironique. Elle est possessive envers son père. Une phrase dans le roman résume bien son caractère : « Il était tellement facile de suivre mes impulsions et de me repentir ensuite » (page 98).Elle est inconstante dans ses comportements amoureux, dans sa manière de vivre, de réfléchir, de prendre des décisions.

Raymond a 40 ans. Il estveuf depuis 15 ans. Il travaille dans la publicité. Il est gai, curieux, vite lassé, il « change de femmes tous les six mois » (page 11). « Une rupture lui coûterait moins qu'une vie rangée ». Il plait aux femmes, il est volage « il refusait systématiquement les notions de fidélité, de gravité d'engagement » (page 18). Il est d'une « légèreté sans remèdes » (page 133).Il est obsédé par la jeunesse : « Il n'a jamais admis qu'une femme belle qui lui a appartenu se console si vite et, en quelque sorte, sous ses yeux. Surtout avec un homme plus jeune que lui. » (page 84) ; Il est immature et semble être un grand enfant, «Cyril l'appelait monsieur, mais je me demande lequel des deux était l'adulte » (page 42). « Des propos de collégiens » (page 126).

Anne a 42 ans, elle travaille dans la mode. Elle est divorcée. C'est une ancienne amie de la mère de Cécile, qui lui a appris à vivre. Elle manifeste une grande intelligence et souhaite vivre de façon stable et équilibrée.Elle est séduisante, froide, intimidante, autoritaire. Mais elle est aussi très sensible.

Elsa a 29 ans. Elle est gentille, assez simple, superficielle, « mi créature mi mondaine », un peu bête,« elle n'était pas habituée à un rôle subtil et celui qu'elle jouait devait lui paraître le comble du raffinement psychologique » (page 115). Elle est en parfaite adéquation avec cet environnement libéré de toutes contraintes et rempli d'artifices. Elle a pour habitude de faire « de la figuration dans les studios et les bars des Champs Elysées» et n'a pas « de prétentions sérieuses » (page 12). Elsa joue de sa jeunesse : « elle avait vingt-neuf ans, soit treize ans de moins qu'Anne et cela lui paraissait un atout maître. » (page 12). Elle est influençable mais aussi fragile.

Cyril a 26 ans, il est étudiant en droit, il passe ses vacances dans une villa voisine avec sa mère. Il est « équilibré, vertueux plus que de coutume peut-être à son âge», il est choqué par cette famille à trois (page 20) ; il est respectueux, gentil et doux (page 33). Il est amoureux de Cécile: « Cyril se moquait d'aller ou non à Saint-Raphaël. Le principal pour lui était d'être où j'étais » (page 117).

2) La caractérisation indirecte.

La caractérisation indirecte requiert davantage l'attention du lecteur. Le personnage se révèle au lecteur par ce qu'il fait et par la façon dont il agit.

Le personnage se révèle par des gestes significatifs :

Anne : « Son visage s'était brusquement défait, la bouche tremblante. - Elsa Mackenbourg? Il a amené Elsa Mackenbourg ici? » (page 22).« Je vis les paupières d'Anne battre comme sous une caresse imprévue. » (page 31).

Françoise Sagan souligne le fait qu'Anne est peut être amoureuse de Raymond, du moins qu'elle n'est pas insensible à son charme. C'est le moment où Cécile entrevoit sa faiblesse.

De même pour Elsa, quand elle vient récupérer ses affaires : « Quand je lui parlai de mon père, elle ne put réprimer un petit mouvement de la tête. » (page 78).« Je la vis battre des paupières, se détourner pour cacher l'espoir que je lui donnais. » (page 80) Cécile comprend qu'Elsa est encore sous le charme de Raymond et donc plus facile à manipuler.

Cyril, de par ses gestes, signifie sa soumission et son obéissance: « Il ne répondit pas, se pencha sur moi et me baisa l'épaule » (page 60).

Anne est décrite par Cécile comme une femme froide et autoritaire, mais certain de ses gestes la montre bienveillante : « la main d'Anne se posa sur moi, le temps que mon tremblement s'arrête » (page 76). « Elle me caressait la nuque, tendrement. » (page 95). Ces gestes traduisent également une évolution dans leur relation.

Quand Raymond sent qu'il éprouve de nouveau du désir pour Elsa, « en rentrant, il prit Anne dans les bras ». Ce geste signifie le remord, le lecteur comprend que Raymond est piégé.

Le personnage se révèle aussi par ses actions :

Raymond change de comportement quand il tombe sous le charme d'Anne: « il lui parlait comme à une seconde mère pour sa fille » (page 37) « le visage ébloui de mon père » (page 47),« Il la regardait avec admiration et désir » (page 73).

Quand Elsa voit Raymond lui échapper, elle «se mit à pleurer, doucement, tristement ». (page 52), Le lecteur entrevoit un autre aspect de son caractère, Elsa se révèle plus sensible que prévu.

Quand Anne surprend Raymond et Elsa: « elle venait du bois, elle courait, mal d'ailleurs, maladroitement ». (page 143); Cela constitue un contraste avec sa posture habituelle décrite comme parfaite.

« Elle se redressa alors, décomposée [...] les larmes roulaient inlassablement sur son visage »(page 144). Cécile comprend qu'Anne est un être sensible, elle n'est pas qu'une « entité ».

Quand Elsa accepte le stratagème de Cécile, elle montre qu'elle est influençable et prête à tout pour reconquérir Raymond.

Françoise Sagan montre pour la première fois Cécile en colère lorsque le couple Raymond-Anne se forme: « l'indignation me faisait trembler [...] je touchais aux bornes de l'exaspération » (page 50).

Anne gifle Cécile, ce qui révèle son intransigeance et son côté autoritaire : « elle m'avait fait mal » (page 51).

« Mes mains tremblaient... je baissais la voix pour l'impressionner... j'agissais dans une sorte de vertige... j'achevais comme dans un cantique : aidez-moi Elsa » (page 79). Cette action montre que Cécile est passée maître dans l'art de la manipulation.

Le personnage se révèle également par ses comportements :

Raymond : « Il faisait des phrases, débouchait des bouteilles. » Cela révèle son caractère léger et festif.

Suite à l'annonce du mariage, « Il regardait ses mains. » Raymond ne semble pas totalement à l'aise avec l'idée de se marier. Il manque d'autorité et fuit les problèmes :

« Mon père essaya de le prendre à la plaisanterie, le pauvre [...] mon père baissa les siens [...] il détourna les yeux aussitôt. » (page 62). Raymond est fuyant, il délègue l'autorité à Anne.

Elsa : « elle se retourna vers nous d'un air langoureux, très inspiré, à ce qu'il me sembla, du cinéma américain », (page 38), « elle descendait l'escalier, un sourire désabusé de mondaine à la bouche, son sourire de casino » (page 46).

Cela révèle le caractère superficiel et mondain de la jeune femme, qui est tourné en dérision par la narratrice.

Ce passage trouve un écho page 90 : « elle descendait en robe de chambre, fraîche et lumineuse. » Françoise Sagan montre une Elsa qui change au moment où elle doit reconquérir Raymond.

Le personnage se révèle aussi par ses paroles, par le vocabulaire qu'il emploie, son niveau de langue et la teneur de son discours. La parole du personnage renseigne sur son niveau social et participe à l'effet de réel.

La parole des personnages peut être rapportée sous forme de dialogues ou de monologues, au style direct, indirect ou indirect libre.

Les dialogues permettent de faire avancer l'intrigue et d'éviter l'intrusion de l'auteur dans le récit. Au style direct, le narrateur s'efface.

D'emblée, le lecteur comprend que les relations qu'entretient Cécile avec son père sont peu communes et échappent aux cadres traditionnels, au schéma classique : père-fille.

« Pourquoi es-tu si efflanquée, ma douce ? » « Mon vieux complice, que ferais-je sans toi ? » (Page 17).Cécile confirme les dires de son père :

« Je n'imagine pas de meilleur ami ni de plus distrayant » (page 12), « Effrayé aussi, il perdait une complice pour ses incartades futures » (page 109).

Raymond : « ce n'est pas chose à envisager. Tu supporterais de me quitter si tôt ? Nous n'aurions vécu que 2 ans ensemble » (page 108).

« Tu es la plus jolie fille que je connaisse », « tu es le plus bel homme que je connaisse » (page 45).

Un effet miroir se dresse entre eux. Ils semblent vivre une histoire d'amour, leur relation est quasi incestueuse. Nous y reviendrons plus loin.

Quand Cyril prend la parole, c'est pour dire à Cécile qu'il l'aime, qu'il lui est totalement soumis : « je passais tous les après-midi devant la crique. Je ne pensais pas que je t'aimais tant » (page 88) « Cécile, je veux t'épouser. Je t'aime ».

« Je t'en prie, dis-moi que tu seras jalouse quand je ferais semblant d'aimer Elsa; comment as-tu pu l'envisager ? Est-ce que tu m'aimes ? »

« Je n'aime pas ces combines, mais si c'est le seul moyen de t'épouser, je les adopte » (page 91) Ses paroles révèlent un être respectueux et docile.

Anne fait figure d'autorité: « vous devez prendre 3 kilos... je la suppliais » (page 31) « il faut que vous ayez votre examen [...] il faut qu'elle travaille ces vacances » (page 34) « faites un effort, cet examen est important » (page 75).

L'utilisation des tournures qui expriment l'obligation révèle le caractère intransigeant de cette femme.

« Dormez » dit-elle avec autorité. Je m'endormis. » (page 124). L'immédiateté conforte l'autorité d'Anne sur Cécile.

Anne - « Vous m'influenceriez !

Cécile - Ce ne serait pas forcément un mal.

Anne - Ce serait une catastrophe »

Cet échange préfigure la suite dramatique, anticipe la fin tragique, comme si Anne était visionnaire.

« Je ne vous laisserai pas gâcher votre vie ». (page 61) ; Anne se transforme peu à peu en une seconde mère pour Cécile. Ses paroles montrent aussi une femme bienveillante, soucieuse du bien-être de Cécile, et dont les intentions ne sont pas mauvaises.

Raymond - « Je n'ai jamais eu de diplôme, moi. Et je mène une vie fastueuse.

- Vous aviez une certaine fortune au départ, rappela Anne.

- Ma fille trouvera toujours des hommes pour la faire vivre - dit mon père noblement. »

Cet échange met en lumière la vision que Raymond a des femmes et de la vie. Cela explique son mode de vie et son comportement. Le lecteur saisit l'influence que peut avoir Raymond sur sa fille.

Quand Anne arrive à la villa, Cécile dit à Cyril : « Cyril, nous étions si heureux ». (page 21) Cette phrase trouve un écho avec celle d'Elsa, quand elle se rend compte que Raymond et Anne ont une liaison « Cécile, ô Cécile, nous étions si heureux ». (page 51). Anne représente le trouble-fête, celle qui ramène le personnage à sa solitude.

Raymond : « quelle garce ! [...] Moi non plus, je n'aime pas Elsa, cria t'il furieux. Mais ça me fait quelque chose quand même » (page 112). Cette réaction montre que le plan de Cécile fonctionne : Raymond est piégé. « Si je voulais, commença mon père, et il s'arrêta, effrayé » (page 113).

« Tu ne t'imagines pas qu'un galopin me prendrait une femme si je n'y consentais pas ». Je le vis préoccupé. « L'âge joue quand même, dis-je » (page 98). Cet échange souligne le fait que Raymond est obsédé par la jeunesse et que Cécile sait sur quoi l'attaquer. « Elsa était devenue le symbole de la vie passée, de la jeunesse, de sa jeunesse surtout » (page 135).

Quand Raymond dit à Anne : « Anne, vous êtes extraordinaire » (page 48), le lecteur comprend qu'il tombe sous son charme. L'adjectif « extraordinaire » confirme la personnalité de Raymond, dans la démesure.

Cette phrase trouve un écho page 94, quand Raymond parle d'Elsa : « cette fille est extraordinaire ! Elle a dû mettre le grappin sur ce pauvre garçon ». Raymond ne le sait pas encore mais il est déjà piégé.

Quand Anne quitte la villa, Cécile dit à son père « Salaud, salaud » (page 145). Elle refuse d'assumer ses responsabilités : tout cela est de sa faute, mais elle s'en remet à son père.

Dans le monologue, un personnage converse avec lui-même. Au style indirect libre, la parole du personnage surgit sans avertissement lexical ou typographique. Le personnage exprime spontanément une émotion.Cécile, en parlant d'Anne :

« Comment pourrais-je lui en vouloir ? Mais, soudain, elle disait: «Quand nous serons rentrés, Raymond...» Alors, l'idée qu'elle allait partager notre vie, y intervenir, me hérissait. [...] Elle me tendait le pain et soudain je me réveillais, je me criais: «Mais c'est fou, c'est Anne, l'intelligente Anne, celle qui s'est occupée de toi ».

Le monologue permet de traduire les soubresauts de la conscience ; L'adverbe « soudain », traduit la brutalité et l'irruption de ses pensées. Cécile est face à un dilemme : écarter Anne et poursuivre une vie d'insouciance ou entrer dans le monde des adultes et mener enfin une vie rangée.

Le point de vue interne permet de suivre de très près l'évolution de la narratrice et les débats de conscience auquel elle se trouve confrontée.

Nous y reviendrons plus en détails dans la partie sur le roman psychologique.

3) Le système des personnages.

  Un roman est toujours l'histoire du rapport d'un être au monde qui l'entoure et aux autres êtres qu'il côtoie, et même quand le roman se réduit à la confession d'un narrateur, ce sont encore ses rapports avec le monde et les autres qu'il expose.

Le personnage de roman n'existe pas sans les personnages qui gravitent autour de lui. Il est le lieu d'une interaction et se définit dans un système de relations.

Selon la thèse de Greimas, le personnage devient un actant et sa fonction est uniquement dramatique. Ce modèle actantiel organise les fonctions assurées par les personnages en six classes d'actants: Le personnage principal est un sujet qui convoite un objet et se trouve aidé ou empêché dans sa quête par d'autres personnages qu'il appelle adjuvants ou opposants. Un destinateur, qui pousse le sujet à agir, et un destinataire, qui bénéficie de l'action du sujet peuvent compléter cette série de rôles.

Cécile est le sujet, l'objet : récupérer son père, sa vie d'antan, éloigner Anne de leur vie.

Anne est l'opposant : elle représente l'ordre, l'ennui, l'obstacle à cette vie facile.

Cyril et Elsa sont les adjuvants. Ils participent au stratagème élaboré par Cécile. On pourrait parler aussi du désir insatiable de Raymond, qui le pousse à fauter.

Le destinateur est l'amour quasi incestueux de Cécile pour son père et le désir de conserver sa liberté.

C'est la relation entre ces fonctions qui fait progresser le récit.

Les personnages s'éclairent mutuellement: de par leurs ressemblances, leurs complémentarités, leurs différences.

Anne et Elsa forment une antithèse.

« Et surtout ses silences... ses silences si naturels, si élégants. Ils formaient avec le pépiement incessant d'Elsa une sorte d'antithèse comme le soleil et l'ombre. »

« Au premier plan, les épaules parfaites d'Anne, un peu plus bas, le visage ébloui de mon père sa main tendue et déjà dans le lointain la silhouette d'Elsa » (page 47).

Anne : « elle était cent fois plus belle, plus fine qu'Elsa » (page 122).

Anne constitue également l'antithèse de Raymond et de Cécile « elle méprisait tout excès, elle fréquente des gens fins et discrets ». (Page 15)

Anne est « très loin de (nos) désirs violents et de (mes) basses petites manoeuvres » (page 140).

Françoise Sagan fait contraster le calme d'Anne avec la joie de vivre de Cécile.

Cécile: « Je me disais: Elle est froide, nous sommes chaleureux; elle est autoritaire, nous sommes indépendants; elle est indifférente: les gens ne l'intéressent pas, ils nous passionnent; elle est réservée, nous sommes gais. » (page 83).

Cécile, au côté d'Elsa, brille par son intelligence. Cyril joue également le rôle de faire valoir auprès de Cécile : il ne fait qu'exécuter ses ordres.

Cécile, jalouse, se compare et se met en concurrence avec les maîtresses de son père : évoquant Elsa : « je pensai avec tristesse qu'elle était plus plantureuse que moi » (page 49) « je me sentis terne et maigre » (page 90)« et je l'enviais » (page 59).

Les personnages s'éclairent également par leur complémentarité :

Cécile et Raymond semblent vivre une histoire d'amour. Cet amour est quasi incestueux. « mon père, soit par goût, soit par habitude, m'habillait volontiers en femme fatale » (page 45). On retrouve un effet miroir tout au long du roman : « Mon père exécutait des mouvements de jambes ... je m'épuisais en des mouvements désordonnés » (page 13)

Il se dresse un parallèle entre eux, aussi bien physique que dans le comportement et dans la vision des choses :« Un petit sourire heureux, irrépressible comme le mien ». (page 46).

« Je me plus à imaginer cet homme. Il aurait les mêmes petites rides que mon père » (page 127).

« Nous étions de la même race, lui et moi ; je me disais tantôt que c'était la belle race pure des nomades, tantôt la race pauvre et desséchée des jouisseurs » (page 135).

Cyril dit à Cécile : « de loin vous aviez l'air d'une épave, abandonnée » (page 20).

Anne, en évoquant le sort probable de Raymond : « j'en ai vu beaucoup devenir des sortes d'épaves » (page 130).

« Aux yeux de Cyril et d'Anne, il [Raymond] était comme moi anormal, affectivement parlant ». (page 135).

Raymond et Cécile sont tous deux attirés par la débauche.

Françoise Sagan utilise à quelques reprises l'analepse. Une analepse consiste à faire un retour sur des événements antérieurs au moment de la narration.

Ces retours en arrière permettent au romancier de rendre compte de l'évolution du personnage.

Cécile évoque sa sortie de pension. On comprend l'influence de son père sur sa vision des choses.

« J'avais ses yeux, sa bouche, j'allais être pour lui le plus merveilleux des jouets (...) il allait me montrer Paris, le luxe, la vie facile ». (page 26).

On peut noter aussi un parallèle entre Cécile et Anne : « Je retrouvai Cyril dans le bois de pins, je lui dis ce qu'il fallait faire. Il m'écouta avec un mélange de crainte et d'admiration. »

Cécile en parlant d'Anne : « Car si elle m'intimidait, je l'admirais beaucoup ».

Le personnage se constitue et se transforme au contact de ceux qui l'aident, de ceux qui lui font obstacle, de ceux qu'il convoite ou de ceux qu'il fuit. Le système des personnages implique une action des uns sur les autres et une modification incessante de ce qu'ils sont.

Anne déclenche chez Cécile un processus d'introspection au cours duquel Cécile prend conscience de la séparation de son « moi » en deux tendances opposées.

« Ces quelques jours m'avaient assez troublée pour que je sois amenée à réfléchir, à me regarder vivre. Je passais par toutes les affres de l'introspection ». (page 71).

Cécile, au sujet d'Anne : « elle seule me mettait toujours en question, me forçait à me juger. Elle me faisait vivre des moments intenses et difficiles » (page 128). Anne lui fait prendre conscience de sa condition, lui fait réaliser des retours sur elle-même, elle qui n'aime que les fuites en avant.

« Vous qui étiez si contente et agitée, vous qui n'avez pas de tête, vous devenez cérébrale et triste » dit Anne (page 76).

Anne déclenche également chez Cécile des crises de colères : Cécile perd sa virginité en réaction à l'altercation qu'elle a eue avec Anne.

Raymond a une influence sur Anne, elle semble perdre son aspect autoritaire, transformée par les charmes de l'amour.

« Anne avait les traits tirés, seuls signes d'une nuit d'amour » (page 54) « Anne était détendue, confiante, d'une grande douceur, mon père l'aimait » (page 58).

Raymond aussi modifie son comportement : « il était détendu, enchanté [...] il m'attirait contre lui, contre elle » (page 58) « il enterrait allégrement la bohème, prônait l'ordre, la vie bourgeoise, élégante ».

Elsa révèle et réveille un coté du caractère de Raymond : l'aspect libertin et léger.

Raymond a également une influence sur Elsa : « elle avait un visage consterné, elle était pitoyable » (page 49).

Puis elle change physiquement au moment où elle tente de le reconquérir. Elle devient « fraîche et lumineuse » (page 90). « Elle était enfin hâlée, d'un hâle clair et régulier, très soignée, éclatante de jeunesse » (page 78).« Renversée en arrière dans sa jeune beauté, toute dorée et rousse, un léger sourire aux lèvres, celui de la jeune nymphe » (page 112). « Un très beau visage ; attirant. Un rire extraordinaire, communicatif et complet » (page 139).

Quand Raymond sent qu'il éprouve de nouveau un désir irrépressible pour Elsa, « il a très mauvaise mine. » (Page 147)

Enfin, Anne veut s'occuper de Cécile parce qu'elle est amoureuse de Raymond : « rien ne la poussait à ce rôle de tuteur, d'éducatrice, si ce n'est le sentiment de son devoir, en épousant mon père, elle se chargeait en même temps de moi ».

Ainsi, on distingue le triple caractère de l'action du personnage romanesque, à la fois actif, réactif et interactif. L'action du personnage se trouve de ce fait inséparable de celles des autres personnages.

4) Le rôle du milieu et du décor.

Le cadre spatiotemporel du récit définit le personnage et reflète son état d'esprit.

L'été est propice à l'oisiveté et à la sensualité. Les corps se découvrent.Le décor fait écho aux aspirations hédonistes des protagonistes : « Mon père avait loué, sur la Méditerranée, une grande villa blanche » (page 12) ; il est question également d'une  « petite crique dorée » et de « rochers roux ».

La chaleur est une sous thématique du plaisir et de l'oisiveté : « Nous passions des heures sur la plage, écrasés de chaleur [...] il faisait une chaleur accablante [...] confondu de chaleur » (page 20). « Il suffisait de cette chaleur pour que quelque chose en moi doucement se déchire » (page 12) : Sagan fait référence à la perte de la virginité du personnage : quand Cécile se rend chez Cyril : « la chaleur était torride et je me mis à courir » (page 100).

La chaleur pousse Cécile à la nonchalance : « Je fermai les yeux, le soleil m'engourdissait. » mais également l'agite :« C'est stupide, je vous en voulais à cause de la chaleur, de Bergson... » (page 84), « et que la chaleur devait être à l'origine de notre dispute » (page 109).

Quelque chose de très sensuel voire de très sensoriel se dégage de ces peintures.

Les cigales sont « ivres de chaleur et de lune », leur chant de gorge est « guttural » (page 15) ; « je me rends compte que j'oublie le principal : la mer, son rythme incessant, le soleil » (page 26),le décor est propice à l'ivresse.

Les verbes utilisés donnent l'impression d'un naufrage et font écho à la débauche et à la perdition :« un rayon de soleil qui inonda mon lit... les rêves où je me débattais... puis j'y renonçai » (page 30)

« Le soleil se décrochait, éclatait, tombait sur moi. Où étais-je ? Au fond de la mer, au fond du temps, au fond du plaisir » (page 137)

« Je m'enfouissais dans l'eau, je m'épuisais en des mouvements désordonnés [...] il était agréable d'avoir des idées faciles ». (Page 13)

La sensualité et la lasciveté de l'héroïne transparaissent à travers ses mouvements, sa spontanéité, sa soif de vivre. Nous y reviendrons.

Le casino est le lieu des mondanités et de la fête. La côte d'Azur symbolise l'argent, la bourgeoisie.

Le bois de pin est l'endroit où se nouent les drames. Au début du livre, Cyril et Cécile s'enlacent dans le bois de pin et se font surprendre par Anne: « Cyril était allongé contre moi, nous étions à moitié nus dans la lumière pleine de rougeurs et d'ombres du couchant » (page 60). C'est également le lieu par lequel Cécile passe après avoir perdu sa virginité « je revins à pas lents, épuisée et engourdie dans les pins ». (page 102).C'est aussi le lieu où Cécile dévoile son plan machiavélique à Cyril et Elsa. C'est également l'endroit où Elsa et Cyril sont surpris par Raymond : « ils dormaient, allongés sur les aiguilles de pins, donnant tous les signes d'un bonheur champêtre ». (page 111) Le chemin est « étroit et plein de ronces ». (page 111). Anne surprend aussi Elsa et Raymond dans le bois de pin : « Il avait pris le temps d'enlever le rouge à lèvres d'Elsa, de brosser les aiguilles de pins de son costume. »  (page 145).

Le soleil joue un rôle important : il révèle et réveille la sensualité de Cécile : « comme tous les matins, le soleil baignait mon lit, j'ôtais ma veste de pyjama et offris mon dos nu au soleil ... le soleil était doux et chaud, il me semblait qu'il prenait un soin spécial à me réchauffer » (page 125)

Il souligne aussi la différence entre Anne et Elsa. Au début du roman, Elsa est « cramoisie » sa peau est « brulée », mais lorsqu'elle tente de reconquérir Raymond, elle est « dorée ».

Le soleil est aussi synonyme de joie, et son absence synonyme de contrariétés : Quand Cécile commence à déprimer, elle est enfermée « dans la pénombre, les volets clos » (page 77). De même quand Raymond apprend la mort d'Anne : « mon père ferma les volets » (page 151). Lors de l'enterrement d'Anne, c'est un « beau soleil » mais associé au noir (page 152).

Certains objets ont une valeur symbolique : ils éclairent le personnage et révèlent son univers mental.

La voiture procure à la fois du plaisir et de la douleur : « Cette voiture était si douce, si bien suspendue, si faite pour le sommeil... ».

Elle unit Raymond et Anne : « le casino était grand, j'en fis deux fois le tour, sans résultat. Je passai la revue des terrasses et pensai enfin à la voiture » (page 49).

Elle est un symbole de liberté : « J'aimais sa voiture: c'était une lourde américaine décapotable. [...] Tous les trois devant, soumis au même plaisir de la vitesse et du vent » (page 118)

Mais aussi un symbole de mort : Anne meurt dans un accident de voiture.

La cigarette marque la décadence et la liberté de Cécile, mais c'est aussi un palliatif à la gêne et à la douleur: Cécile y a recours quand elle est face à Anne « je pris une cigarette sur la table » (page 102), et quand elle apprend qu'Anne est morte. « Je pris une cigarette dans le paquet de mon père, l'allumai. » (page 147)

Le personnage est aussi ancré dans un milieu culturel, historique et social qui détermine ses pensées et contribue à le définir. Cela souligne la dépendance de la personne humaine au cadre dans lequel elle vit et qui l'imprègne.

5) Le personnage et la société.

Le personnage romanesque s'inscrit dans un genre lié à l'évolution des sociétés, notamment à leur évolution économique. Au XIXème siècle, les valeurs d'usage (les valeurs authentiques) deviennent progressivement des valeurs d'échange. Le personnage va se définir dans ses rapports avec un groupe et une idéologie.

Le personnage de roman, cristallisant des postulations de l'individu dans la société marchande, devient un mythe. Le mot ne désigne pas un héros mais un type social défini et déterminé par ses moeurs, un personnage capable de signifier une attitude, une aspiration représentative d'un groupe tout entier à un moment de son histoire.

« Un type est un personnage qui résume en lui-même les traits caractéristiques de tous ceux qui lui ressemblent plus ou moins, il est le modèle du genre », dit Balzac dans sa préface d'Une ténébreuse affaire (1841).

La création romanesque fait ainsi apparaître des archétypes particulièrement fertiles dans l'imaginaire social.

Selon Bonald, « la littérature est l'expression de la société »(1802). Le personnage reflète toujours plus ou moins la réalité sociale et culturelle de l'époque à laquelle l'auteur le crée, par ses vêtements, sa profession, son langage, son idéologie.

Bonjour tristesse consacre la naissance de la société de consommation. Dans les années 1950, la grande majorité des Français accèdent à la consommation de masse et acquièrent des automobiles.

Les Etats Unis, vainqueur de la Seconde guerre mondiale, jouissent d'un rayonnement économique et culturel et leur influence est visible dans le monde entier. Bonjour Tristesse est un sacre de leurs valeurs.

Raymond est « un homme léger, habile en affaires, toujours curieux et vite lassé, et qui plaisait aux femmes » (page 12). Il « étincèle dans un smoking neuf », Il travaille dans la pub, combine réussite sociale et sexuelle, et représente ainsi le capitalisme des années cinquante.

Raymond est ami avec Charles Webb, qui « court sans cesse après l'argent », et sa femme « méchante, dépense l'argent qu'il gagne ; cela à une vitesse affolante et pour de jeunes hommes ». (page 126).

Elsa représente la jeune mondaine qui se fait entretenir par les hommes : « Juan m'a acheté quelques robes ces jours-ci ». (page 78).

Anne « n'aime pas les grossièretés » (page 42). Elle incarne l'ordre, la stabilité, les valeurs de la bourgeoisie. Mais elle est aussi indépendante financièrement et n'a pas besoin d'un homme pour vivre.

Cécile incarne l'aspiration des jeunes filles à la liberté. Elle est indifférente à la morale et aux valeurs traditionnelles de la bourgeoisie de son époque, et ne se rend pas compte de la portée de ses actes.

La situation du trio adultère explore les différentes conceptions de l'amour au fil du temps, comme elle analyse le jeu des caractères face à cette situation. Ainsi se trouve étudiée la variation des comportements liée aux changements des codes et des valeurs.

Raymond, libertin, représente cette nouvelle époque ivre de libertés. Son seul point d'ancrage sentimental est sa fille. « Il mourrait d'envie de dire à Anne « il faut que je réapprenne la lassitude de son corps pour être tranquille », (page 136), « c'est bête, une vie d'homme pour une seule femme » (page 126).Il fait partie de « cette catégorie d'hommes sans date de naissance ».

Cécile et Raymond aiment pour ne pas être seuls, pour fuir l'ennui, pour passer le temps. Les relations amoureuses sont une alternative à la solitude. « S'il avait cherché des liens pour me retenir, il les avait trouvé. Mon corps le reconnaissait, se retrouvait lui-même, s'épanouissait contre le sien» (page 101). Cécile est liée charnellement à Cyril, mais pas affectivement.

Anne représente une ancienne vision de l'amour, un amour véritable, fondé sur de réelles valeurs. Elle se suicide parce qu'elle ne supporte pas d'avoir été trompée, sa fierté et son coeur ont été blessés.

Ainsi, les personnages du roman, à l'exception d'Anne, représente une société dépourvue de vertus, qui privilégient les relations amoureuses légères et l'oisiveté.

Cette génération joue avec les émotions, manipule les vies des autres, sans aucune considération pour les conséquences. Cette nouvelle génération est aussi en proie à l'ennui et à la tristesse.

François Nourissier, dans La Parisienne, publie un article intitulé « Bernard Sagan et François Buffet » : « La bourgeoisie leur substitue aujourd'hui sa découverte : l'enfance pathétique. A ce train on créera demain un ministère des enfants tristes, à seule fin de pensionner ces victimes du mal du siècle. Le mal du siècle n'était qu'un poncif, il est devenu un état, et même un établissement. On s'y doit d'être nonchalant, fastueux, éternel jeune homme. »(Juin 1956).

Nous reviendrons plus tard sur la notion d'ennui et de tristesse.

II/ Le roman à la croisée des genres.

Le roman au XXème siècle s'est inspiré des genres qui l'ont précédé, dans le traitement des données essentielles du temps et de l'espace, ce qui le rapproche du théâtre et de la poésie narrative, mais également dans la création des personnages et des caractères, ce qui le rattache aux genres de fiction comme le conte et la nouvelle.

Les legs techniques se présentent sous la forme de procédés simples ou empiriques (créations de noms de famille et de prénoms, titres, surnoms...) et de techniques ou procédés généraux (monologue intérieur, dialogue, style indirect libre...) qui établissent des relations de type indiciel entre l'intérieur et les apparences, le milieu social et le personnage.

1) Un roman d'apprentissage ?

L'évolution du personnage au cours même d'un récit semble bien caractéristique de la nature du personnage romanesque. Certes, il y'a parfois des personnages statiques dans un roman, mais ils jouent en général un rôle de faire-valoir par rapport à ceux qui évoluent. On peut pratiquement dire que tout roman est un roman d'apprentissage, et que si le héros n'évolue pas, c'est que l'apprentissage est raté.

Les premières lignes du roman dévoilent une narratrice qui analyse son ressenti, une narratrice qui a changé, confronté à une émotion nouvelle, la tristesse. Le roman va relater l'évolution d'une conscience, la transformation d'une jeune fille qui fait l'apprentissage de nouveaux sentiments. « C'était mon premier contact avec la cruauté. Je bâtis soigneusement un plan » (page 106).

Le conflit avec Anne lui fait prendre conscience de sa « dualité », et de sa médiocrité.

Cécile devient une femme : elle perd sa virginité. Avant Cyril, elle ne connaissait que « des amours rapides, violentes et passagères », elle cherchait « une douceur de père et d'amant » chez les amis de son père (page 14). « Je pensais que toutes mes amours avaient été ainsi : une émotion subite devant un visage, un geste, sous un baiser... » (page 40).

En 1958, Simone De Beauvoir publie Mémoires d'une jeune fille rangée, le récit de la construction d'une identité.

L'héroïne connaît une série d'initiations, d'épreuves, de crises, mais - et c'est ce qui l'oppose au récit d'apprentissage classique - il ne s'agit pas d'intégrer la société.

Tout comme Mémoires d'une jeune fille rangée, Bonjour Tristesse n'est pas un roman d'apprentissage classique.

« Je ne sais pas si c'est de l'amour que j'avais pour lui en ce moment, j'ai toujours été inconstante et je ne tiens pas à me croire autre que je ne suis » (page 102) : le récit est entrecoupé de réflexions au présent qui induisent que Cécile n'a pas changé de caractère.

De plus, après la mort d'Anne, Cécile n'a plus aucun intérêt pour Cyril : « Je le regardai: je ne l'avais jamais aimé. Je l'avais trouvé bon et attirant; j'avais aimé le plaisir qu'il me donnait; mais je n'avais pas besoin de lui. J'allais partir, quitter cette maison, ce garçon et cet été. » (page 150).

Le doute quant au suicide d'Anne la dégage de toute responsabilité. Et si Cécile dit bonjour à la tristesse, elle reprend tout de même sa vie d'avant.Son père retourne également à une vie dissolue.

«  La vie recommença comme avant, comme il était prévu qu'elle recommencerait. Quand nous nous retrouvons, mon père et moi, nous rions ensemble, nous parlons de nos conquêtes. [...] Nous sommes heureux. L'hiver touche à sa fin, nous ne relouerons pas la même villa, mais une autre, près de Juan-les-Pins. » (page 154).

Ainsi, Bonjour Tristesseserait le récit d'une éducation sentimentale ratée, avortée. L'oeuvre relate davantage la faillite du roman d'apprentissage que son succès.

2) Un roman psychologique.

Le roman psychologique est inauguré au XVIIème siècle par Mme De La Fayette. La princesse de Clèves réalise une mutation importante dans le roman par l'usage du monologue intérieur: le spectacle romanesque se déplace de l'extérieur vers l'intérieur, ouvrant la voie à des expériences ultérieures comme A la recherche du temps perdu de Proust.

Françoise Sagan utilise le monologue intérieur, qui révèle l'inadéquation de soi à soi: Cécile examine ses états d'âme,elle partage avec le lecteur ses pensées intimes, ses doutes et ses ambitions, à la manière d'une confession.

Elle voyage de plus en plus à l'intérieur de sa conscience et de son être intime. Son intériorisation progressive marque son évolution. Au personnage agissant des débuts du roman se substitue progressivement un personnage réfléchissant et pensant :

« Vous qui étiez si contente et agitée, vous devenez cérébrale et triste » lui dit Anne.

« Pourquoi ce visage, cette voix troublée ? (...) Aimait-elle mon père ? Je passais une heure à faire des hypothèses ». (page 23) « L'aimait il ? Pourrait-il l'aimer longtemps ? » (page 58) « d'ailleurs, n'étais-je pas heureuse ? Elle me guiderait [...] J'étais écoeurée » (page 56) Cécile découvre l'ambiguïté de ses affects.

Ses états d'âmes fluctuent: dès les premières lignes du roman, le lecteur perçoit l'ambivalence du personnage: le sentiment auquel Cécile est confrontée est associé à « une soi énervante et douce ». Ce tiraillement et cette bascule permanente soulignent les exigences contradictoires de la conscience et constitue l'un des traits principaux de Cécile, qui oscille entre remord et regret, ordre et légèreté.

La jeune fille réfléchit et analyse beaucoup les choses, elle se torture l'esprit à maintes reprises.Elle est déstabilisée par ses propres réactions. Elle est confrontée à un dilemme, poursuivre sa vie agréable mais futile ou rentrer dans l'âge adulte, perdre son indépendance, accepter une vie plus équilibrée.

« La découverte d'une telle dualité m'étonnait prodigieusement [...] Et brusquement, un autre moi surgissait » « comment pourrais-je lui en vouloir ? [...] Mais soudain, l'idée qu'elle allait partager notre vie me hérissait. Elle ne me semblait plus qu'habileté et froideur » (page 71).

Cécile ressent un sentiment contrasté et ambivalent envers Anne : elle l'admire : « si elle m'intimidait, je l'admirais beaucoup ». (page 16) « Je la louais en moi-même de sa patience, de sa générosité » (page 37) Et en même temps, elle veut l'écarter de son chemin.

« Elle va nous voler tout, comme un beau serpent... un beau serpent... je me sentais blêmir de honte » : les répétitions « un beau serpent » marque les mouvements de sa pensée et l'obsession qui s'installe peu à peu dans son esprit.

Cécile est prisonnière d'un conflit intérieur que nulle croyance extérieure ne peut calmer.

L'écriture à la première personne assure le triomphe de la subjectivité, elle a la force d'un témoignage à la fois sincère et vécu et leur authenticité paraît plus grande. Cela nourrit l'illusion réaliste. Les faits n'existent plus en eux même mais seulement perçus par l'individu. Cela constitue un renversement par rapport au narrateur omniscient dans le roman réaliste du XIXème siècle.

Cécile est un narrateur auto diégétique puisqu'elle est à la fois narrateur et protagoniste. Toute l'histoire se déroule à travers son point de vue : elle porte un regard sur elle-même et qui observe ce qui l'entoure: « J'acquérais une conscience plus attentive des autres, de moi-même. » (page 71). Son récit mêle les descriptions et ses propres ressentis. Elle est à la fois actrice et juge de la situation.

Les personnages prennent vie à travers son regard : « mon père et ses femmes apparurent ». (page 33), « mon père sortait de l'eau, large et musclé, il me parut superbe » (page 92).

Elsa est présentée d'abord comme superficielle et idiote, mais elle devient peu à peu sensible.

C'est la psychologie des personnages qui détermine l'action; Cécile, en proie à des sentiments « acides et déprimants », décide d'élaborer un plan et de mettre en route la tragédie.

L'action du personnage est principalement une réaction : Cécile, impulsive, se précipite chez Cyril une fois qu'Anne l'a énervée :« Je me mis à courir poussée par une rage » (page 100).Son premier rapport sexuel est perçu comme une provocation envers Anne.

Françoise Sagan, dans la tradition du roman psychologique, met dans son texte plusieurs maximes.

« L'insouciance est le seul sentiment qui puisse inspirer notre vie et ne pas disposer d'arguments pour se défendre. » (page 63),« Quand on est ivre, on dit la vérité et personne ne vous croit. » (page 125), ou encore « On s'habitue aux défauts des autres quand on ne croit pas de son devoir de les corriger. » (page 105).

3) Un roman autobiographique ?

Le personnage de Cécile a été rapidement considéré comme le double romanesque de Françoise Sagan. Un personnage ne peut être réduit à un double de son auteur, mais il ne lui est pas non plus étranger. De fait, un personnage est toujours, d'une certaine façon, un fragment du moi de l'auteur.

C'est la réalité du milieu de l'auteur et de sa vie qui nourrissent le personnage et contribuent à donner l'illusion qu'il est une véritable personne. L'illusion référentielle invite à une lecture crédule, facilite la confusion de l'imaginaire et du réel et le processus d'identification au personnage. Le personnage prétend à une véritable existence. Ainsi, Sagan a alimenté « son charmant petit monstre » de ses lectures féministes et existentialistes. On retrouve aussi dans son oeuvre l'atmosphère de la grande bourgeoisie, milieu dont elle est issue.

« Quels que soient les personnages des premiers romans de Françoise Sagan, sa présence à elle restait évidente dans les trois livres, presque indiscrète, elle faisait leur charme et leur faiblesse ». (Nourissier François, France-Observateur,3 septembre 1959).

4) les différents registres de l'oeuvre.

On trouve divers registres dans le roman.

Le registre tragique est caractéristique de la tragédie classique et du théâtre du XXe siècle. Un texte tragique présente des situations sans issue : les personnages, tourmentés par de fortes passions ou par un dilemme, ne peuvent éviter un dénouement malheureux :

Françoise Sagan présente un personnage en proie à la jalousie, face à un dilemme, qui prend conscience de la division de sa personne. Le dénouement est tragique : Anne meurt dans un accident de voiture.

Cécile présente la situation comme immuable « je me sentais hors de course devant un spectacle je ne pouvais plus intervenir ».

On trouve dans le texte le champ lexical du destin : « C'est drôle comme la fatalité se plaît à choisir pour la représenter des visages indignes ou médiocres »(page 139), « J'étais fatiguée, fataliste » (page 143).

Pourtant, le dénouement tragique est la résultante d'une décision de l'héroïne, qui tente de se donner bonne conscience et d'atténuer ses responsabilités : « C'est ainsi que je déclenchais la comédie [...] je préférai l'avoir fait volontairement par haine ou violence, et pas à cause de la paresse, du soleil, des baisers de Cyril ». « Je connais les causes réelles : ce fût la chaleur, Bergson, Cyril ou du moins l'absence de Cyril ». (page 66)

On trouve aussi le champ lexical de l'impuissance : « Cette main ne pouvait plus rien sur moi » (page 76), « Je me détestais moi-même pour cet espèce de drame que je montais et que je ne pouvais plus arrêter »,

Et le champ lexical de la faute : « Anne, ne partez pas, c'est ma faute, je vous expliquerai [...] Elle se redressa alors, décomposée. [...] ce visage, ce visage, c'était mon oeuvre » (page 144).

Dès le début du roman, on trouve des indices qui annoncent le drame à venir. Le lecteur sait que l'histoire va mal finir.

Selon Françoise Sagan, un moment est déterminant dans l'oeuvre: « celui où Anne apprend la présence d'une maîtresse chez l'homme qu'elle aime: l'instant où l'on comprend, avec elle, qu'elle se tirera mal de cette histoire. »

Françoise Sagan utilise la figure de l'anticipation pour annoncer le drame qui va se produire et relancer l'attente du lecteur. Cécile : « je ne donnais pas une semaine à mon père pour... » (page 34) « nous avions tous les éléments d'un drame : un séducteur, une demi mondaine et une femme de tête » (page 36) « pauvre Elsa... elle ne se doutait de rien » (page 38).

On trouve aussi quelques passages humoristiques,

« Mais Elsa se mit à pleurer, doucement, tristement. Désemparée, je la regardai. Cécile, dit-elle, oh! Cécile, nous étions si heureux... Ses sanglots redoublaient. Le Sud-Américain se mit à pleurer aussi, en répétant: «Nous étions si heureux, si heureux.» (page 52) ; le sentiment de tristesse est tourné en dérision.

Quand Cécile parle des bienfaits de la sieste : « les gens disent que la sieste est très reposante, mais je crois que c'est une idée fausse... je m'arrêtais sur le champ, consciente de l'équivoque de ma phrase. » (page 39).

Raymond et Elsa sont victimes de l'ironie de la narratrice : « En désespoir de cause, il [Raymond] cueillit tous les glaïeuls du jardin pour les lui offrir » (page 19) « j'ai passé un quart d'heure sur le quai de la gare avec ce bouquet de fleurs au bout des bras » (page 24). Raymond est la caricature du Don Juan.

Elsa est la caricature de la mondaine : « Elle se leva et, arrivée à la porte, se retourna vers nous d'un air langoureux, très inspiré, à ce qu'il me sembla, du cinéma américain, et mettant dans son intonation dix ans de galanterie Française: "Vous venez, Raymond?" ». (page 38).

Le registre lyrique est l'expression des états d'âme et des émotions. Comme nous l'avons vu précédemment, le récit est à la première personne et le monologue intérieur permet de traduire les pensées et les ressentis du personnage.

Dans Bonjour Tristesse, pour reprendre François Mauriac, on sent « la pulsation d'une vie, l'âme ».

Les gémissements, tout comme les tremblements, reviennent à maintes reprises dans l'oeuvre :

«Je courus vers la mer, m'y enfonçai en gémissant sur les vacances que nous aurions pu avoir, que nous n'aurions pas. » (page 36)

Plus loin dans le roman : « Je poussai un gémissement, je détournai violemment la tête vers mon père pour me libérer de cette main. » (page 95).

On remarque aussi la présence d'apostrophes : « Magnifique, dis-je. O Anne, quelle robe ! » (page 47).

François Sagan a expliqué : « J'équilibre les phrases, j'élimine les adverbes, je vérifie le rythme [...] Dans une phrase de roman, on sent très bien si la phrase est boiteuse en la tapant ou en la prononçant à haute voix. »(Je ne renie rien, entretiens 1954-1992).

De par le travail sur le rythme et les répétitions de mots, certains passages s'apparentent à de la prose poétique:

« Le ciel était éclaboussé d'étoiles », « cette terrasse criblée de cigales et de lune ». (page 15)

« Cette main sur le volant, ou sur les clefs, le soir, cherchant vainement la serrure, cette main sur l'épaule d'une femme ou sur des cigarettes, cette main ne pouvait plus rien sur moi. Je la serrai très fort. Se tournant vers moi, il me sourit ». (page 77)

« Je l'embrassai passionnément, je voulais lui faire mal; le marquer pour qu'il ne m'oublie pas un instant de la soirée, qu'il rêve de moi, la nuit. Car la nuit serait interminable sans lui, sans lui contre moi, sans son habileté, sans sa fureur subite et ses longues caresses » (page 101).

On trouve aussi des antithèses : « Un bonheur triste », « Dans six mois, elle n'aurait plus éprouvé à mon égard que de la lassitude, une lassitude affectueuse ».

Sagan utilise aussi le registre dramatique. On parle de registre dramatique pour un texte où se succèdent les péripéties. Ce registre maintient le lecteur dans un état d'attente et crée du suspense.

Dans Bonjour Tristesse, l'action s'accélère à la fin du roman, la narration se fait rapide, le rythme s'emballe, la fin est brutale. L'enchaînement de verbes d'action au passé simple permet le récit d'événements inattendus et soudains :

« C'est alors qu'Anne apparut. Elle courait [...] J'eus l'impression subite que c'était une vieille dame. [...] Alors, je compris brusquementet me mis à courir pour la rattraper.

Elle était déjà dans sa voiture. J'arrivai en courant et m'abattis sur la portière. Elle se redressa alors, décomposée. Elle pleurait. Alors je compris brusquementque je m'étais attaquée à un être vivant et sensible.

Elle posa une seconde sa main sur ma joue et partit. »

« Le téléphone sonna. Il était dix heures. [...] Mon père bondit vers l'appareil, cria «Allô» d'une voix joyeuse. Puis il ne dit plus que «oui, oui! où ça? oui». Je me levai à mon tour: la peur s'ébranlait en moi. [...] il raccrocha doucement et se tourna vers moi. - Elle a eu un accident, - dit-il. »

III/ L'influence de l'existentialisme.

Dans L'express, le 23 février 1956, Françoise Sagan qualifie l'individu de « vieil animal angoissé et solitaire » et constate que « les gens ne croient plus à grand-chose ».

1) L'homme sans guide et sans dieux.

Le roman crée un personnage problématique pour qui la finalité de la vie et les valeurs fondamentales ne sont plus immanentes. Selon Alain, le roman apparaît comme le poème du libre arbitre, celle d'un individu qui doit se frayer un chemin dans un monde sans guide et sans dieux.

Les personnages sont athées : « Nous pûmes parler d'Anne comme d'un être que Dieu avait rappelé à lui. J'écris Dieu au lieu de hasard » (page 153).

Tout comme Sagan, qui affirmait dans Le Garde du coeur : « Je ne suis pas croyante. La terre seule me rassure, quelle que soit la part de boue qu'elle contient ».

Cécile est orpheline de mère et son père se comporte avec elle comme un camarade. La jeune adolescente est livrée à elle-mêmeet envisage idéalement « une vie de bassesses et de turpitudes » (page 27).

Le roman consacre la naissance de l'individualisme mais aussi celle du doute et de l'errance: le héros romanesque est à la dérive, caractérisé par son indépendance, son inquiétude et sa recherche ; Il s'oppose ainsi au héros épique qui va où il le doit.

Les personnages fuient la solitude, qui semble les terrifier. Peut-être parce que la solitude est liée à la tristesse. La tristesse se définit comme une douleur émotionnelle associée à une perte, au désespoir ou au chagrin.

Ce sentimentest associé à l'isolement:

« Aujourd'hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres. »

Anne est la figure de la séparation: dès le début du roman, le coup de klaxon sonne son arrivée et la fin d'un bonheur charnel: « Cyril, dis-je, nous étions si heureux » (page 21).

De même, page 60 « la voix d'Anne nous sépara un soir... je ne compte plus vous revoir » dit-elle à Cyril.

Anne sépare aussi Cécile de son père en s'immisçant dans leur relation.

« Il m'attirait contre lui, contre elle » (page 56) « Déjà mon père se séparait de moi : cela m'obsédait, me torturait » (page 65) « Il m'abandonnait (...) je le regardai, je pensais tu ne m'aimes plus comme avant, tu me trahis » (page 66).

Mais les personnages font également face à la solitude quand Anne quitte la villa:

« Tous deux anxieux de ce tête-à-tête si brusquement reconquis. Je n'avais absolument pas faim, lui non plus [...] - Crois-tu qu'elle nous ait abandonnés pour longtemps ? » (page 146).

« Pourquoi Anne nous abandonnait-elle ainsi, nous faisait-elle souffrir pour une incartade, en somme? » (page 147)

« Durant un mois, nous avons vécu tous les deux comme un veuf et une orpheline » (page 153).

« Je pensai: Tu n'as plus que moi, je n'ai plus que toi, nous sommes seuls et malheureux » (page 152).

2) La crise de l'identité et du sujet.

Au XXème siècle, le personnage s'interroge surtout sur son identité et sa liberté ; devenu citoyen et libre, mais aussi rappelé à sa dépendance par les sciences humaines, le personnage romanesque doit affronter un monde qui lui paraît mouvant, étranger et absurde.

Le roman questionne la liberté etl'unité de la personne humaine: « La découverte d'une telle dualité m'étonnait prodigieusement » (page 71).

« J'entrais par Anne dans un monde de reproches, de mauvaise conscience, où, trop inexperte à l'introspection, je me perdais moi-même » (page 65).

« J'aurais voulu être caressée, consolée, raccommodée avec moi-même » (page 67).

« J'avais toujours vécu. Or, voici que ces quelques jours m'avaient assez troublée pour que je sois amenée à réfléchir, à me regarder vivre. Je passais par toutes les affres de l'introspection sans, pour cela, me réconcilier avec moi-même » (page 71).

3) La notion de responsabilité.

Sartre décrit l'homme plongé dans un univers absurde et cherche par quelles voies il pourrait échapper au désespoir.Les personnages de Sagan le font dans les ivresses, nous y reviendrons.

Sartre revendique un existentialisme athée: l'homme, pour justifier sa propre existence et donner un sens à sa vie, ne peut compter que sur lui-même.

Ce délaissement engendre le désespoir qui est le sentiment de ne pouvoir attendre aucun secours ni du ciel ni d'une doctrine toute faite, et l'angoisse, qui est la conscience de notre totale et profonde responsabilité.

L'homme doit assumer cette responsabilité dans le plein exercice de sa liberté. S'il se retranche derrière des traditions ou des habitudes, s'il s'égare dans ses rêveries chimériques, il renonce à être lui-même et succombe à la mauvaise foi.

Chaque situation nous impose un choix original, qui nous engage et qui engage autrui. Il est impossible de s'y dérober, puisque l'abstention elle-même est un choix. A la fin du roman, Cécile refuse d'intervenir pour empêcher le drame de se produire :

« Je m'enfuis. Que mon père fasse ce qu'il veut, qu'Anne se débrouille. J'avais d'ailleurs rendez-vous avec Cyril » (page 142).

Cécile tente de se déresponsabiliser et de se déculpabiliser :

« Je tremblais de remords... comment avais-je pu dire cela, accepter les bêtises d'Elsa ? »(page 83). « Cyril et Elsa m'auraient encore extorqué des idées et je n'y tenais pas ».Le lecteur est témoin de la mauvaise foi de Cécile.

Tout ce qui encombre l'esprit est chassé par la frivolité, la gravité est évincée au profit de la légèreté.Cyril la détourne de ses problèmes:

« La seule chose qui me tourmentât en ce moment, c'était son regard [de Cyril] et les coups de boutoir de mon coeur » (page 21).

« Mais Cyril était là et suffisait à mes pensées » (page 41). « Et de plus, Cyril m'aimait, Cyril voulait m'épouser: cette pensée suffisait à mon euphorie » (page 92).

« Pour ma part, je ne pourrais pas supporter longtemps le souvenir du visage bouleversé qu'elle [Anne] m'avait montré avant de partir, ni l'idée de son chagrin et de mes responsabilités ».(page 146)

Le suicide déguisé en accident apparaît comme un ultime cadeau: Anne dispense Raymond et Cécile de toute culpabilité. « Alors je pensai que, par sa mort,Anne se distinguait de nous. Si nous nous étions suicidés, mon père et moi, c'eût été d'une balle dans la tête, en laissant une notice explicative destinée à troubler à jamais le sang et le sommeil des responsables » (page 150).

4) La conscience de notre finitude.

Simone de Beauvoir, dans La force des choses (1963) explique que la conscience des limites imposées à la condition humaine lui fait ressentir toute entreprise de vivre vouée d'avance à l'échec.

Cécile : « La glace me tendait un triste reflet, je m'y appuyai: des yeux dilatés, une bouche gonflée, ce visage étranger, le mien... Pouvais-je être faible et lâche à cause de cette lèvre, de ces proportions, de ces odieuses, arbitraires limites? Et si j'étais limitée, pourquoi le savais-je d'une manière si éclatante, si contraire à moi-même? » (page 53).

Sa confrontation avec Anne la force à se sonder et lui renvoie une image déplaisante d'elle-même.

« Je pensais qu'elle avait raison : que j'étais pauvre et faible ; je me méprisais et cela m'était affreusement pénible parce que je n'y étais pas habituée » (page 40).

« Comment aurais-je pu être une grande âme ? » (page 44). « Elle m'empêchait de m'aimer moi-même » (page 64).

Selon Flaubert,la conscience de l'inutilité de toute chose et de sa propre existence est propre à l'ennui, qu'il définit comme un face à face avec soi-même,une épreuve quotidienne du vide.

5) Ennuimétaphysique et ennuibourgeois.

Pascal, dans ses Pensées (1671),explique « tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre ». (Fragment 139-136).

Il définit l'ennui comme tel : « Ennui. Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme, l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. » (Fragment 131).

Si l'hommereste face à face avec lui-même, il prend conscience de son malheur existentiel ce qui entraîne nécessairement la tristesse et le désespoir.

Cécile dit être « infestée de sentiments acides et déprimants » (page 75).Anne compte mettre fin aux divertissements et faire accéder Cécile à cette pleine conscience de soi, insupportable.

L'ennui nous révèle à nous même: dans l'un de ses entretiens, Cioran confie que sa vie « a été dominé par l'expérience de l'ennui », non pas de cet ennui « que l'on peut combattre par des distractions, la conversation ou les plaisirs », mais d'un ennui « fondamental ».

Cécile se retrouve isolée dans sa chambre, confrontée à ses démons intérieurs. Elle constate ainsi son malheur et son infériorité : « Comment aurais-je pu être une grande âme ? »« Pouvais-je être limitée, et pourquoi le savais-je ? ».

Au moyen âge et à la renaissance, la mélancolie provient d'une activité cérébrale trop intense qui tourne à vide, elle fait référence à des pensées trop lourdes, trop fortes, trop obsédantes.

« Je me débattais des heures entières dans ma chambre pour savoir si la crainte, l'hostilité que m'inspirait Anne à présent se justifiaient ou si je n'étais qu'une petite jeune fille égoïste et gâtée. » (page 72).

« Deux jours passèrent: je tournais en rond, je m'épuisais. Je ne pouvais me libérer de cette hantise: Anne allait saccager notre existence. » (page 77)

Anne : « C'est vrai que ça ne lui réussit pas. D'ailleurs, il lui suffirait de travailler vraiment au lieu de tourner en rond dans sa chambre... ». (page 74)

« Mon père trouvait enfin un moyen de sortir de cette inaction pleine de remords où nous tournions depuis trois heures. » (page 148)

L'ennui se définit par une impression de vide, de lassitude qui fait qu'on ne prend de plaisir à rien.Charles Baudelaire écrit à sa mère, le 30 décembre 1859 : « Ce que je sens, c'est un immense découragement, une sensation d'isolement insupportable, une peur perpétuelle d'un malheur vague, une défiance complète de mes forces, une absence totale de désirs, une impossibilité de trouver un amusement quelconque. »Les personnages montrent une incapacité à réagir et à agir.

« J'étais assise dans la salle d'attente, sur une banquette, je regardais une lithographie représentant Venise. Je ne pensais à rien. » (page 149)

« C'étaient des larmes assez agréables, elles ne ressemblaient en rien à ce vide, ce vide terrible que j'avais ressenti dans cette clinique devant la lithographie de Venise. » (page 153).

Sénèque, dans De la tranquillité de l'âme, définit l'ennui comme «une résignation triste et maussade à l'inaction». Cécile se trouve dans un état léthargique voiredépressif.

« En attendant, je maigrissais un peu plus chaque jour, je ne faisais que dormir sur la plage et, aux repas, je gardais malgré moi un silence anxieux. [...] Je restais sur mon lit, bougeant à peine pour retrouver un morceau de drap frais. » (page 72)

« Je fumais beaucoup, je me trouvais décadente, mais ce jeu ne suffisait pas à m'abuser : j'étais triste, désorientée » (page 77)

Anne met fin aux divertissements, Cécile ne parvient plus à se réfugier dans des paradis artificiels.

Si l'individu du XIXème siècle saisi par le spleen veut s'anéantir pour mettre fin à ses torpeurs, celui du XXème anéantit celui qui est susceptible de provoquer ce spleen, celui qui fait obstacle aux séductions mensongères.

En parallèle de cette inertie et de cette inaction, Cécile vit aussi des moments d'agitation et d'exaltation.

L'état mélancolique est ambivalent,Giorgio De Chirico peint plusieurs toiles qui font référence à cet état psychologique où la dépression le dispute à l'exaltation d'une révélation.

La mélancolie « dispose à la délectation morbide mais favorise aussi l'exaltation douloureuse du génie : extase poétique ou visionnaire, contemplation extralucide, méditation. »

Cécile :« Je me mis à dresser des plans très rapidement sans m'arrêter un instant sur moi-même. Je marchais dans ma chambre sans interruption, j'allais jusqu'à la fenêtre, je revenais à la porte, me retournais. Je calculais, je supputais, je détruisais au fur et à mesure toutes les objections ; à la vague de dégoût qui s'était emparée de moi s'ajoutait un sentiment d'orgueil, de complicité intérieure, de solitude. [...] C'est vrai que j'étais incroyable, et encore si elle avait su ce que j'avais projeté de faire! Je mourais d'envie de le lui raconter pour qu'elle voie à quel point j'étais incroyable! » (page 83)

Kant attribue à la mélancolie une sensibilité particulière au « sublime », ce vertige des cimes ou des profondeurs:

Quand Cécile manipule Elsa :« J'agissais dans une sorte de vertige, je sentais exactement ce qu'il fallait lui dire [...] Une brusque envie de rire me prenait à la gorge. Mes mains tremblaient. Je me penchai en avant et baissai soudain la voix pour l'impressionner : Elle paraissait fascinée, cela me donnait envie de rire et mon tremblement augmentait » (page 80).

Selon Emil Cioran, dans Sur les cimes du désespoir (1934), la forme que prend la mélancolie n'est pas indépendante du cadre de vie ou du milieu environnant.

Il semble important de distinguer l'ennui qui paralyse lié à un état dépressif, de l'oisiveté et la paresseliées à une certaine bourgeoisie.

Alexandre Astruc,  dans La tête la première(1975), explique: « rien ne m'était plus étranger que cette fiévreuse indifférence, sorte d'ennui laborieux dont l'épaisseur était savamment entretenue à petits coups d'alcool de malt et à grands coups de frissons : la mort en face, sur des bolides conduits à un train d'enfer. J'étais exaspéré par toutes ces créatures au sexe indéterminé, paresseuses, hébétées, dégoutées, anéanties par la seule pensée d'avoir un jour de plus à tirer sous ce soleil splendide ».

Françoise Sagan introduit l'ennui dans l'univers des adolescents. Cécile, 17 ans, a déjà des bleus à l'âme et semble blasée avant l'heure. Elle est paresseuse et indifférente, montre une incapacité à réagir et à agir, mais cette paresse n'est en rien comparable à un ennui métaphysique et psychologique.

« Je me refusai énergiquement de participer à l'expédition. » (page 19)

« J'étais clouée au sable par toute la force de cet été, les bras pesants, la bouche sèche. » (page 20)

« Je décidai de passer la matinée ainsi, sans bouger. » (page 125)

« Dans un demi-sommeil, j'essayai d'écarter de mon visage, avec la main, cette chaleur insistante, puis y renonçai » (page 30)

« Le livre de Bergson était ouvert à la page cent et les autres pages étaient couvertes d'inscriptions de ma main telles que «impraticable» ou «épuisant». (page 99)

« Les remerciements l'ennuyaient et comme les miens n'étaient jamais à la hauteur de mon enthousiasme, je ne me fatiguai pas. » (page 26)

Il en est de même pour la fatigue :

Après avoir perdu sa virginité, « Je revins à pas lents, épuisée et engourdie, dans les pins » cette fatigue qui succède au plaisir diffère de la fatigue morale due aux tournoiements de la psychè.

De même, « Je sentais des larmes d'épuisement, de maladresse, de plaisir s'en échapper. »

Ces larmes sont tout autres que celles d'Anne à la fin du roman. Comme dirait François Nourissier, « cette façon point tragique d'être triste ont un air d'assez bonne famille ». (La Parisienne, « Bernard Sagan et François Buffet », Juin 1956).

La fatigue est aussi un prétexte pour détourner les problèmes.Cécile fuit les sujets sérieux et se soustrait à ses obligations. Quand Cyril lui déclare son amour et la demande en mariage,

« Je ne voulais pas l'épouser. Je l'aimais mais je ne voulais pas l'épouser. Je ne voulais épouser personne, j'étais fatiguée. » (page 89)

De même, quand Raymond s'apprête à rejoindre Elsa et à tromper Anne :

« J'étais fatiguée, fataliste. Je n'avais qu'une envie : me baigner » (page 143).

6) Divertissements.

Selon Pascal, est divertissement toute activité qui empêche l'homme de réfléchir aux problèmes posés par sa condition. C'est l'homme sans Dieu qui se livre au divertissement et qui oublie sa misère profonde. Le divertissement permet de fuir, de se détourner des préoccupations existentielles inévitables si nous nous retrouvons seuls face avec nous-mêmes. Le divertissement est le mouvement qui nous entraîne hors de nous.

« Je me lançai dans l'eau à la poursuite de mon père, me battis avec lui, retrouvai les plaisirs du jeu, de l'eau, de la bonne conscience. »

Cécile reconnaît : « Mais je craignais l'ennui, la tranquillité plus que tout. Pour être intérieurement tranquilles, il nous fallait à mon père et à moi l'agitation extérieure. »

Le divertissement est donc le contraire de la tristesse : « quelque chose se replie sur moi, comme une soie, et me sépare des autres ».

Selon Pascal, « Nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir. » Le divertissement nous fait arriver insensiblement à la mort.

Jusque dans les dernières pages et les derniers instants avant l'accident mortel, Françoise Sagan choisit de placer Cécile aux côté de Cyril, ultime divertissement qui soit, dans l'épanouissement de la chair, dans le contact d'un corps, dans le refus de la solitude.

L'homme découvre le sentiment angoissant d'errer sur terre sans but ni raison. Sagan décide de combattre le mal par le mal: elle exhorte à « errer ».

Dans L'express, le 26 octobre 1956, elle écrit un article intitulé « Conseils au jeune écrivain qui a réussi ».

« Le meilleur conseil que je puisse vous donner, c'est la distraction. Fatiguez-vous, marchez à pied, n'habitez nulle part, dormez le moins possible. Faites-le avec excès. Mais surtout n'organisez rien. Ni le dîner éditeur, ni le dîner confrère, ni le dîner mondain. Errez ».

Les personnages de Françoise Sagan trompent l'ennui et s'oublient dans des séductions mensongères. Ils s'enivrent pour accéder à l'illusion éphémère du bien-être. La voiture, l'alcool, la fête, la danse, la nuit, l'ivresse, la paresse sont autant de totems hédonistes remportés sur l'ennui et sur la solitude. Il s'agit de brûler la vie avant qu'elle ne nous brûle.

Il y'a une similarité entre Françoise Sagan et Charles Baudelaire dans l'idée d'échapper au spleen grâce aux séductions mensongères de l'ivresse : selon le poète, tous les vertiges sont bienfaisants, s'ils arrachent l'homme à l'amère méditation de son destin. Le vin, par exemple, est célébré comme un filtrage magique.

Sagan, dans Des bleus à l'âme : «Ce qui m'a toujours séduite, c'est de brûler ma vie, de boire, de m'étourdir. Et si ça me plaît, à moi, ce jeu dérisoire et gratuit à notre époque mesquine, sordide et cruelle, mais qui, par un hasard prodigieux dont je la félicite vivement, m'a donné les moyens de lui échapper. Ah ! Ah !»

Ainsi, dans Bonjour Tristesse :

Raymond a toujours une bouteille dans les mains. Quand il se marie avec Anne, et qu'il est heureux « mon père, une bouteille de champagne dans les mains, revenait en valsant », (page 57) mais aussi quand il apprend la mort de cette dernière : « Mon père ferma les volets, prit une bouteille et deux verres. C'était le seul remède à notre portée. [...] Je pris mon verre dans mes mains et l'avalai d'un trait. » (page 151).

Cécile : « Je bus beaucoup pendant le dîner. Il me fallait oublier d'Anne son expression inquiète quand elle fixait mon père ou vaguement reconnaissante quand ses yeux s'attardaient sur moi. » (page 121).

Enfin, « Le Sud-Américain en parut un instant attristé mais un nouveau whisky le relança. » (page 48).

7) Carpe Diem.

Ce n'est pas un hasard si le titre du roman - Bonjour Tristesse - est tiré d'un vers du recueil La vie Immédiate de Paul Eluard. La « vie immédiate » désigne la vie sans délai, et incite à vivre le moment présent.

La première guerre mondiale a fait prendre conscience aux hommes que leur vie était fragile et leur destin imprévisible. L'homme est dès lors incité à vivre hic et nunc et à profiter de ce que la vie offre.

Les personnages de Sagan ne s'encombrent pas du passé et se projettent rarement dans l'avenir. Ils se projettent au moment où Raymond et Anne envisagent de se marier, mais cela dure une semaine et Cécile se demande s'ils y ont réellement cru :

« Mon père le croyait-il vraiment possible ? Il prônait l'ordre, la vie bourgeoise, organisée. Sans doute tout cela n'était-il pour lui comme pour moi, que des constructions de l'esprit » (page 58).

Les personnages ne pensent donc qu'au présent, ils veulent profiter tout de suite, jouir du plaisir dans l'instant.Cécile, faisant référence à Cyril : « Mais en ce moment, je l'aimais plus que moi-même. »

La devise de Raymond et Cécile pourrait être : Carpe Diem. Littéralement, Carpe Diem signifie « Cueille le jour présent sans te soucier du lendemain ». Elle est tirée des vers latins du poète Horace. Le futur étant incertain et tout étant voué à disparaître, il s'agit de profiter du moment présent et d'en tirer toutes les joies, sans s'inquiéter du jour de sa mort.

Carpe a pour signification primitive « brouter », « cueillir »; puis « déchirer, goûter».Il y'a donc quelque chose de l'ordre de la division, de la rupture, du tiraillement, de la peine. Pas de Carpe Diem sans déchirement et sans séparation; Anne meurt à la fin du roman, et Raymond et Cécile sont bien forcés de lui dire adieu.

L'hédonisme tient une place importante dans le roman. Cécile apparaît comme une jeune fille lascive, vive, spontanée, vibrante, vivante, « plus douée pour embrasser un garçon au soleil que pour faire une licence ».

Les métaphores sexuelles sont assez nombreuses : « En un jet jaunâtre et doux », (page 30), « je mordais l'orange, un jus sucré giclait dans ma bouche » (page 32) ; « je regardais sa bouche gonflée de sang ; une bouche chaude et dure... » (page 59)

Tous les sens sont sollicités, en particulier le goût : « le goût des premiers baisers » (page 21), « je me rappelle encore le goût de ces baisers essoufflés » (page 59) « je savourais le plaisir d'être mêlée à la foule, celui de boire [...] je découvrais le plaisir des baisers » (page 27).

Le plaisir est associé à l'ivresse, au naufrage, et permet donc de s'oublier : « il me renversa doucement sur la bâche : nous étions inondés, glissant de sueur [...] le soleil se décrochait, éclatait, tombait sur moi. Où étais-je ? Au fond de la mer, au fond du temps, au fond du plaisir » (page 114).

Cécile s'adonne pleinement aux plaisirs de la chair, contrairement à sa passivité pour le reste des choses de la vie.

L'écriture de Françoise Sagan traduit cet éveil des sens, cette explosion de sensations, ces vibrations.Le terme « tremblement(s) » revient à plusieurs reprises dans le roman. Baudelaire, qui a conscience d'être déchu, demande à dieu de lui permettre « de contempler son coeur et son corps sans dégout » (Un voyage à Cythère, 1857).Françoise Sagan, au contraire, fait le récit d'une ode au désir et à ce corps qui vit, qui vibre, qui est peut être le dernier pied de nez que l'on peut faire à cette vie absurde, à l'ennui, au désespoir, au vide. Parce que c'est le corps qui régit et non plus l'esprit tourmenté. Faire l'amour c'est faire la vie, c'est manifester un signe de son existence. L'ennui épuise tous les désirs, excepté ceux du corps.

« Je craignais que l'on ne pût lire sur mon visage les signatures éclatantes du plaisir, en relief sur ma bouche, en tremblements » (page 102)« Je me mis à trembler de plaisir et notre baiser fût sans honte et sans remords ». (page 33), « Je restais immobile, les yeux mi-clos, attentive au rythme de ma respiration, au tremblement de mes doigts. » (page 103)

En face de l'ennui se dresse donc un sentiment de bonheur, une impatience de vivre.

Selon Antoine Blondin, « le recours à la fête né d'un besoin de nier l'angoisse et le sentiment quasi biologique de la solitude rejoignent celui préconisé par Simone de Beauvoir comme une affirmation passionnée de l'existence.» (Article : « Aimer Sagan pour elle-même »).

Sagan elle-même disait : « Un drame amusant, c'est ça la vie, non ? J'ai acquis une lucidité gaie devant l'absurdité de l'existence ».

Les personnages rient de tout : Raymond : «C'est vrai que c'est épouvantable. Cécile, ma douce, si nous retournions à Paris? Il riait doucement en me frottant la nuque [...] Je me mis à rire avec lui, comme à chaque fois qu'il s'attirait des complications. » (Page 17)

Cécile se détourne systématiquement de la gravité par la légèreté : « La glace me tendait un triste reflet... Je m'amusai à me détester. » (page 54)

« Et, tout à coup, je me vis sourire. Quelle débauche, en effet: quelques malheureux verres, une gifle et des sanglots. » (page 54)

«Quelques temps après, étendue contre lui, sur ce torse inondé de sueur ; moi-même épuisée, perdue comme une naufragée, je lui dis que je me détestais. Je lui dis en souriant ». (page 142).

Les personnages ne s'apitoient pas sur leur sort.Cela peut faire écho à un article écrit par Françoise Sagan  intitulé « le jeune intellectuel » paru en septembre 1955 dans Le nouveau Femina ; Elle évoque Jean Paul Sartre : «son éditeur lui dira : vous vous crevez, mon vieux. C'est très joli de vivre, mais vous n'avez pas le droit de gâcher ce que vous avez. Le jeune homme ricanera un peu mais il aura une bizarre impression de plaisir ».

8) Mélancolie et bonheur triste.

Chez Baudelaire, la mélancolie est une humeur spirituelle qui augmente non seulement le sentiment de l'existence mais aussi le pouvoir créateur : « La mélancolie est l'illustre compagne de la beauté » ; Sagan ne parle-t-elle pas du « beau nom grave » de tristesse ? Cette humeur mélancolique correspond essentiellement à une exacerbation de la conscience de soi. C'est une humeur douce-amère, ambiguë, ambivalente.

En ce sens, on peut la rapprocher de la conception de la tristesse chez Sagan : « Quelque chose se replie sur moi, comme une soie, énervante et douce ».

Dans le titre du roman,le bonjour indique l'éveil, le mouvement vers la vie, le commencement. Avec lui, tristesse arrive comme une amie.

Tout comme l'aube : « Seulement quand je suis dans mon lit, à l'aube, avec le seul bruit des voitures dans Paris, ma mémoire parfois me trahit: l'été revient et tous ses souvenirs. »

La tristesse est liée au souvenir mais elle n'est pas gênante, elle est dans l'ordre poétique et s'apparente à de la nostalgie. C'est un état dans lequel on peut même se complaire.

L'aube correspond au crépuscule du matin et précède le lever du soleil. Elle se caractérise par la présence de lumière du jour, bien que le soleil soit encore au-dessous de l'horizon.

L'aube participe à cette ambivalence du sentiment. « Ou alors il y'a les soirées tristes. A l'aube, dans un café, sur une rue qui s'éteint, un ciel qui s'éclaire,le jeune intellectuel découpe un visage las et humain... si humain... Il a dans sa main la main d'une jeune fille, ou d'une femme, il lui dit que l'amour est provisoire mais doux à prendre comme toutes les choses cruelles. Il se sent au coeur de paris, au coeur de la fatigue, il est heureux. » (Françoise SAGAN, Le nouveau Femina, « le jeune intellectuel », septembre 1955).

On perçoit bien l'ambiguïté du sentiment, à la fois doux et amère.

9) Tristesse et nostalgie.

La tristesse s'apparente à de la nostalgie, qui ne revêt pas forcément un sens négatif. La nostalgie est un sentiment de regret des temps passés,

Quand Cécile repense à son père et à leur relation fusionnelle avant l'arrivée d'Anne : «  Je me souvenais avec une envie de pleurer de toutes nos anciennes complicités, de nos rires quand nous rentrions à l'aube en voiture dans les rues blanches de Paris. » (page 65).

« C'était une main dure et réconfortante : elle m'avait mouché à mon premier chagrin d'amour, elle l'avait serré furtivement dans les moments de complicité et de fous rires » (page 76).

On y associe a posteriori des sensations agréables :

« J'ai gardé de cette semaine un souvenir que je me plais à creuser aujourd'hui pour m'éprouver moi-même.Anne était détendue, confiante, d'une grande douceur, mon père l'aimait. » (page 58).

« Je mettais même une certaine complaisance à me poser des questions insolubles,à me rappeler les jours passés » (page 91).

« Et pour la première fois, je pleurai. C'étaient des larmes assez agréables ». (page 152)

La nostalgie est souvent provoquée par le rappel d'un de ces éléments passés,

La pierre rose et bleue : « Je décidai que c'était un porte-bonheur, que je ne la quitterais pas de l'été. Je ne sais pas pourquoi je ne l'ai pas perdue, comme je perds tout. Elle est dans ma main aujourd'hui, rosé et tiède, elle me donne envie de pleurer. » (page 36)

On a pu diagnostiquer dans la nostalgie sous toutes ses formes le regret de l'enfance. Cécile tente de se construire en tant qu'adulte - notamment par le biais de sa relation charnelle avec Cyril - mais elle ne parvient pas à se séparer de son père.

Selon Emmanuel Berl, la tristesse est liée à la jeunesse : « la jeunesse a toujours été triste. Elle a de grandes espérances, et donc de grandes déceptions. Elle est proche de l'enfance, déjà perdue, qu'elle ne retrouve pas ».

Terminons sur une analyse d'André Rousseaux: « pour moi, son aspect de petite garce n'est qu'un masque qu'elle essaie de faire tenir sur un visage d'enfant perdu : perdu dans un monde sans vérité et sans amour. Le secret de cette petite fille aux airs de rouée tient peut-être dans un coeur farouchement fermé sur le rêve d'un amour plus grand que nature. L'amoralisme de Cécile est un dénuement moral qui en appelle de toutes ses forces inconscientes à un ordre ».

Selon Taine, historien Français, « pour comprendre une oeuvre d'art, un groupe d'artistes, il faut se représenter avec exactitude l'état général de l'esprit des moeurs du temps auquel ils appartenaient ». C'est ce que nous allons tenter de faire dans cette dernière partie du mémoire.

René Julliard devient l'éditeur de Françoise Sagan. Il est l'éditeur le plus audacieux et il vient de récolter huit prix en huit ans dont trois Goncourt. Il publie la revue Les Temps modernes dans laquelle écrit « la scandaleuse » Colette Audry.

François Le Grix, lecteur chez Julliard, écrit au sujet de Bonjour Tristesse:

« C'est un roman où la vie coule comme de source, dont la psychologie demeure infaillible car ses cinq personnages sont fortement typés et nous ne les oublierons pas (...) Authenticité. Talent spontané. Poème autant que roman. Aucune fausse note. »

Il évoque aussi le « charme et l'ensorcellement assez particulier, fait à la fois de perversité et d'innocence » et salue cette écriture « d'une forme si naturellement classique ». Il se prononce en faveur de la publication.

Bonjour Tristesse paraît le 15 mars 1954. René Julliard décide un premier tirage de 5 000 exemplaires. Pour faire la promotion de l'oeuvre, il prend exemple sur Bernard Grasset qui a lancé le premier roman de Radiguet : il insiste sur la jeunesse de Françoise Sagan et entoure le livre d'un bandeau rouge, avec le visage de l'auteur et le slogan « Le Diable au coeur ». Le ton est donné.

René Fallet écrit plus tard dans Le Canard Enchaîné : « La gosse Françoise Sagan m'a laissé béat, je m'incline devant Bonjour Tristesse, exact pendant féminin, parfaite réplique du Diable au Corps... je déclare Raymond Radiguet et Françoise Sagan unis par les liens du mariage ».

Le jour de la publication de Bonjour Tristesse, Françoise Sagan se rend en librairie et demande à une vendeuse ce que vaut le roman : « C'est une petite dévergondée qui raconte des histoires dégoutantes ».

11,4 kilos de coupures de presse vont lui être consacrés.

IV/ La réception de l'oeuvre dans la presse.

Le 24 mai, le livre obtient le Prix des Critiques : créée en 1945, cet ancien prix littéraire français récompense des auteurs de langue française. Le jury était composé de professionnels de l'édition, notamment des critiques littéraires, mais aussi de directeurs de revues et de magazines littéraires.

Cette année-là, le jury est composé de Jean Paulhan, Georges Bataille, Maurice Blanchot, Roger Caillois, Marcel Arland et Maurice Nadeau.

Le 1er juin 1954, François Mauriac, académicien Français et prix Nobel de littérature, loue dans les pages du Figaro « le mérite littéraire » de ce « charmant petit monstre de 18 ans ».

Il évoque «ce je-ne-sais-quoi qui me touche toujours chez cette jeune femme, même dans le moins bon et même dans le pire de ce qu'elle écrit, le discernement du mal ».

Dans Combat, Paul André Lesort reconnaît « son roman est bref, écrit dans un langage précis où les incorrections et les adjectifs passe partout, quand il s'en trouve, ne sont pas apparents, où les réflexions et les dialogues sont empreints parfois d'un humour savoureux, sans aucun de ces échecs ou de ces soudaines beautés qu'on découvre dans celui de certains débutants qui semblent avoir toujours trop à dire ».

Paris Parade annonce « une fameuse bombe vient de péter dans la République des Lettres » et Michel Magne voit dans Bonjour Tristesse « un chef d'oeuvre de poésie, de sensibilité. C'est plein de soleil, plein d'amour, tout ça voilé d'un peu de mélancolie ».

Jacques Chardonne écrit à Roger Nimier :

« Françoise Sagan est de bonne famille: la famille des grands écrivains. C'est un miracle, et peut-être qu'en littérature, il n'y a que des miracles. Des livres écrits par des anges, tombés du ciel, qui n'ont l'air de rien, qui ne sont pas beaucoup meilleurs que les autres et qui sont tout de suite adoptés (La princesse de Clèves, Le Diable au corps). Si Bonjour Tristesse est l'un de ceux-là, peut-on discerner ce qui a touché tant de lecteurs ? Peut-être le talent. C'est un roman qui ressemble au visage de l'auteur : jeune visage, sans âge ».

Selon Arts, l'auteur est « un écrivain de race », Divan la dote de « dons exceptionnels » et Henri Muller déclare dans Carrefour « Bonjour talent ».

François Nourissier, dans La Parisienne, qualifie ses romans de « paresseux comme des chats, mais qui griffent aussi, comme des chats. Quant à sa personne, cette petite débâcle permanente, cet air d'excuse, cette façon point tragique d'être triste ont un air d'assez bonne famille ».

Bonjour Tristesse est comparé à La princesse de Clèves pour la maîtrise de la composition, la netteté dans l'expression, et la vérité dans l'analyse psychologique. Françoise Sagan fait désormais partie de « l'école classique qui permet de donner des lignes pures aux sentiments troubles » (Marcel Thiebaut, juin 1954).

1) Le scandale.

A la fin du printemps, 20 000 exemplaires ont été vendus. La presse voit en Françoise Sagan « une nouvelle Gigi », une « enfant de Laclos », un « Radiguet en jupons », une « romancière Nouvelle Vague ».

La presse à sensation titre: « Françoise Sagan, héroïne d'une jeunesse désabusée à laquelle le whisky est d'un grand secours pour remplir le vide de l'existence. »

En juin 1954, Marcel Arland évoque ce qui, selon lui, fait recette :

« Une situation piquante, un mélange de perversité et de feinte candeur, un soupir et un sourire, un peu de cruauté et de masochisme ; un peu d'érotisme et beaucoup de gentillesse sentimentale... le cocktail n'emporte pas la bouche mais que de palais parmi les plus nobles s'en trouvent agréablement chatouillés ».

Parmi eux, François Mauriac, qui souligne la cruauté de l'oeuvre et l'insensibilité de la narratrice, et qui reproche au jury du prix des Critiques d'avoir préféré le « roman d'une petite fille trop douée », à une oeuvre « qui rend témoignage à la vie spirituelle française ». Il condamne « le dévergondage de l'adolescence féminine, plaie d'une époque où les plaies ne se comptent plus. » Puis, il interroge « le diable n'est-il pas envoyé sur terre en voiture de sport ? ».

Le philosophe chrétien Gabriel Marcel blâme quant à lui « l'image déshonorante que donne ce roman de la famille française ».

Les libraires recommandent de cacher l'ouvrage, « car si votre mère tombe dessus...» et le Vatican parle d'un « poison qui doit être tenu à l'écart des lèvres de la jeunesse ».

Dans Marie Claire, on peut lire aussi: « rassurez-vous, mamans, vos filles ne ressemblent pas toutes à Françoise Sagan ».

A Londres, le Daily Mail titre : « Une jeune fille fait fortune en scandalisant Paris. Elle a le mot sexe gravé dans le cerveau ».

A Broadway, enfin, Françoise Sagan est interviewée comme une « sex-expert ».

Le livre est interdit en Espagne et au Portugal et condamné par le Vatican en 1958. Tout comme Colette, condamnée par l'Église en 1923 quand elle publie Le blé en herbe. Les adolescents « moralement préservés et guidés » doivent se tenir à l'écart de son oeuvre, sinon leur âme sera « ternie » pour toujours.

En juin 1956, François Nourissier écrit dans La Parisienne : « Ce million de personnes avait besoin d'images. La grande Colette étant morte, Picasso devenant une denrée aussi abondante et familière que les acteurs de cinéma, il fallait que la bourgeoisie réinventât ses monstres. Elle en a besoin pour s'occuper les rêves ».

2) Sagan, icône de sa génération.

Le héros romanesque est le plus souvent aux prises avec l'ancien et le moderne, à la charnière de deux époques, un être en mutation.En 1998, dans Le Figaro Magazine, Françoise Sagan donne un entretien à Philippe Sollers, qui revient sur le contexte de l'époque.

- Ph. Sollers - Nous sommes dans les années 50. De Gaulle vient d'arriver, la guerre d'Algérie est en cours, la France est épuisée. On attend une relève qui ne vient pas. Tout à coup surgit Sagan, et avec elle une génération. Alors le projecteur se braque...

- F. Sagan - Un projecteur un peu manichéen, avec les bons et les méchants. À l'époque, on discutait âprement de sujets qui, aujourd'hui, ne prêtent même plus à discussion.

- Ph. Sollers - Avec Sagan, tout un pays découvrait un mode de vie, une façon d'être. C'est ce qui les frappait, les Mauriac, les Aragon : qu'on puisse vivre autrement. Ils avaient vécu des temps plus durs.

- F. Sagan - C'était la fin d'une époque et le début d'une autre.

Bonjour Tristesse annonce les années 60 et les Trente Glorieuses, le début d'une société Française plus permissive, éprise de liberté et d'insouciance.

Sagan, de par son mode de vie débridé - casinos, alcool, liaisons multiples, voitures de sport - devient le symbole de la jeune femme hédoniste, désinvolte, qui vit dans l'instant et sans limites.

Le mensuel Réalités la dépeint comme « une personnalité éprise de liberté, qui fuit toute forme d'emprisonnement. Elle s'élance, provoque, puis s'évade et ne donne jamais prise ».

Françoise Sagan, qui déclare « n'être le porte-drapeau de personne », (Derrière l'épaule, 1990), est propulsée icône de la Nouvelle Vague, des gens en quête d'indépendance et souvent oisifs.

Le 3 septembre 1959, Dans France-Observateur, François Nourissier écrit un article intitulé « Madame Sagan » :

« C'est désormais cette toute jeune femme qui nous aura - avec la plus cruelle, et tranquille, et inexorable objectivité - observés, devinés, regardé vivre, écouté bavarder, regarder vieillir, aimer, boire, avoir peur, nous ennuyer : c'est elle qui aura trahi tous nos secrets : Nous : je veux dire les bourgeois Parisiens, des années cinquante. Bonjour tristesse révéla aux gens confortables que leurs filles faisaient l'amour et que leur façon de vivre - la Côte en été, un peu d'ennui, six pièces à Passy - avaient des vertus littéraires, un style. »

Dans une interview au Figaro, en 2004, Françoise Sagan explique:

« La sortie de Bonjour Tristesse a correspondu à un moment où la jeunesse avait besoin d'un peu plus de liberté. Maintenant, elle est au pouvoir. Les adolescents sont traités en adultes. Ils existent pleinement dans une société faite pour eux. A l'époque, c'était le contraire ».

Sagan devient le symbole d'une jeunesse aisée et désillusionnée qui rejette les anciennes valeurs, les conventions, et qui privilégie l'hédonisme, pensant que faire la fête, s'adonner aux plaisirs de la chair, vivre des aventures et ne rien construire, peut justifier l'existence.

Le 26 mai 1954, Emile Henriot, dans Le Monde, déclare : « C'est la morale de l'époque pour beaucoup. Rien n'a d'importance et l'on fait ce que l'on veut ».

Gaétan Picon découvre dans le roman de Françoise Sagan « le portrait d'une génération nouvelle, aux moeurs libres, à l'esprit aigu, au coeur vide » et ajoute « la couleur des romans de Sagan colle admirablement aux tons fatigués de nos histoires réelles ».

Le 6 septembre 1957, dans L'Express, Madeleine Chapsal analyse: « Sagan personnifie toute une jeunesse d'aujourd'hui, vieillie par crainte de le devenir, triste par goût du bonheur, et dont la dissipation cache mal une nostalgie immense, enfantine, de la vie la plus rangée ».

Françoise Sagan devient également le symbole de l'émancipation féminine. Comme le rappelle son fils Denis Westhoff dans une interview accordée à France inter : « Elle a écrit tout haut ce que les jeunes filles de l'époque pensaient tout bas. » (8 juillet 2012).

3) La question du féminisme.

Françoise Sagan a été influencée par Simone De Beauvoir, figure de proue du féminisme. Selon elle, la femme ne peut s'émanciper dans le cadre de la civilisation bourgeoise qui la maintient dans une situation d'infériorité.

Rappelons brièvement ce qu'est le féminisme : Le féminisme désigne la lutte contre l'oppression subie par les femmes. Le corps des femmes est l'un des éléments de confrontation entre les féministes et leurs adversaires, qui pensent que la seule mission de la femme est de procréer ou de donner de la jouissance.

Les femmes ont dû revendiquer certains droits : celui de travailler en dehors de la maison, de disposer de leur salaire, mais surtout la liberté de disposer de leur corps : pouvoir divorcer ou avorter.

L'émancipation des femmes s'explique entre autre par le déclin de l'influence de l'Église, par la généralisation du travail féminin salarié et par la libération des moeurs et de l'individu.

La loi Simone Veil qui dépénalise l'avortement est définitivement adoptée en 1979 et constitue un point essentiel dans la lutte des femmes pour la reconnaissance de leurs droits. 

Dans Le Deuxième sexe (1949), Simone De Beauvoir décrit l'image conventionnelle de la femme élaborée par les religions, les idéologies, les superstitions et les traditions.

Elle oppose à ces mythes « l'expérience vécue » par les femmes, « leurs accomplissements, leurs évasions ». Elle conteste l'existence d'une « nature féminine » ; Selon elle, les dissemblances entre les sexes sont forgées par les sociétés.

À partir de 1958, Simone De Beauvoir entreprend son autobiographie où elle décrit un milieu bourgeois rempli de préjugés et de traditions avilissantes et les efforts pour en sortir en dépit de sa condition de femme. L'héroïne finit par se convertir à des valeurs de liberté et rejette le conformisme auquel la vouait sa condition de jeune bourgeoise.

Le rôle de Simone De Beauvoir a été décisif pour obtenir le droit à l'avortement. Elle est à l'origine du Manifeste des 343, signé par 343 femmes affirmant avoir subi un avortement en 1971, dont Françoise Sagan, qui déclarait à Jean-Jacques Pauvert « Je ne suis inscrite à aucun parti politique, mais je suis engagée à gauche. Contre une cause indigne, je me battrais. » (Réponses, 1974).

Les 343 Françaises qui signent ce manifeste s'exposent à des poursuites pénales pouvant aller jusqu'à l'emprisonnement. A cette époque, l'avortement est considéré comme un homicide.

Le manifeste, rédigé par Simone de Beauvoir, commence par ces phrases :

« Un million de femmes se font avorter chaque année en France.

Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait le silence sur ces millions de femmes.

Je déclare que je suis l'une d'elles. Je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l'avortement libre. »

Dans son livre, Simone De Beauvoir évoque la question de l'avortement mais aussi du mariage, qu'elle considère comme une institution bourgeoise semblable à la prostitution lorsque la femme est sous la tutelle de son mari et ne peut en échapper.

Sagan, qui a lu les deux volumes du Deuxième sexe, reprend la vision de Simone De Beauvoir dans son ouvrage : rejet des valeurs traditionnelles, du mariage, défense des femmes à disposer de leurs corps comme elles l'entendent.

Cécile fait référence à son père: « Pensait-il à Anne comme «l'épouse idéale», avec tout ce que ça entraîne d'obligations? ».

La mère de Cyril représente la femme soumise aux codes de cette société bourgeoise et avilissante. Lors d'un échange avec Anne, Cécile s'érige contre cette vision de la femme :

- « Vous ne vous rendez pas compte qu'elle est contente d'elle, criai-je. Qu'elle se félicite de sa vie parce qu'elle a le sentiment d'avoir fait son devoir et...

- Mais c'est vrai, dit Anne. Elle a rempli ses devoirs de mère et d'épouse, suivant l'expression...

- Et son devoir de putain? Elle s'est mariée comme tout le monde se marie, par désir ou parce que cela se fait. Elle a eu un enfant, vous savez comment ça arrive les enfants? (...) Elle a donc élevé cet enfant. Elle s'est probablement épargné les angoisses, les troubles de l'adultère. Elle a eu la vie qu'ont des milliers de femmes et elle en est fière. Elle était dans la situation d'une jeune bourgeoise épouse et mère et elle n'a rien fait pour en sortir. On se dit après: «J'ai fait mon devoir» parce que l'on n'a rien fait (page 43).

Quand Cécile envisage de tomber enceinte : « Cyril me demanda si je ne craignais pas d'avoir un enfant. Je lui dis que je m'en remettrai à lui [...] il ne me laisserait pas être responsable et si j'avais un enfant, ce serait lui le coupable. » (page 115)

4) Bonjour Tristesse : Une oeuvre féministe ?

La lecture des romans constitue une sorte d'apprentissage : «la question qu'à fait le héros ?» en dissimule une autre : « qu'aurais-je fait, moi, à sa place ? ».

Le lecteur projette sur le personnage ses désirs mais aussi ses craintes et il l'utilise comme une sorte de miroir qui lui permet de mieux se comprendre et de mieux comprendre le monde qui l'entoure.

Le 3 septembre 1959, François Nourissier, dans France Observateur, écrit :

« C'est un miroir rigoureusement fidèle que tendit Sagan à ses lecteurs. `Comme c'est vrai', pouvait s'extasier avant-hier une heureuse lectrice devant la fausse ressemblance que lui offrait pernicieusement un roman. »

Voilà pourquoiBonjour Tristessedevait être tenu à l'écart des jeunes filles : l'oeuvre était susceptible de les influencer, la femme n'étant plus reléguée à son rôle d'épouse ou de mère.

Françoise Sagan, dans Le Figaro, en 2004, expliquait : « Pour les trois quarts des gens, le scandale de ce roman, c'était qu'une jeune fille de 17 ans puisse coucher avec un homme par plaisir sans se retrouver enceinte, sans devoir se marier. »

Cécile, mineure, est libre de ses faits et gestes, elle peut disposer de son corps comme elle le souhaite. Elle choisit d'avoir un rapport sexuel uniquement pour le plaisir et n'en est pas punie.

Cécile boit, fume, se trouve décadente, et revendique cet amour de la décadence. Elle refuse les règles.

Elle fait de la citation d'Oscar Wilde une règle de vie : « Je me répétais volontiers des formules lapidaires, celle d'Oscar Wilde, entre autres: Le péché est la seule note de couleur vive qui subsiste dans le monde moderne. Je la faisais mienne avec une absolue conviction » (page 28).

Cécile est entourée de plusieurs types femmes, qui joue chacune un rôle dans la comédie sociale.

Elsa est la femme-objet : Raymond réagit face à elle comme « un heureux propriétaire ».

Anne s'assume seule, elle est indépendante. Mais elle représente l'ordre, les valeurs traditionnelles d'une époque dépassée et incarne un modèle de conformisme et d'interdits contre lequel s'érige Cécile.

Elle meurt dans un accident de voiture, parce qu'elle n'a pas su accepter la libération des moeurs, ce qui signifie le début d'une nouvelle ère.

Madame Webb, personnage secondaire, est critiquée pour sa fourberie et sa frustration.

Sa femme « méchante, dépense l'argent qu'il gagnait ; cela à une vitesse affolante et pour de jeunes hommes ». « Dans ce milieu et à cet âge, elles étaient souvent odieuses à force d'inactivités et de désir de vivre ». (page 126).

Cécile ne peut prendre pour modèle aucune de ces femmes : elle choisit alors de s'attribuer les mêmes pouvoirs que son père. Elle adopte un comportement masculin : c'est elle qui annonce la couleur et qui commande ses relations avec les autres.

Conclusion

Nous avons donc vu que le personnage est indispensable au fonctionnement d'un récit et qu'il constitue un foyer de relations diverses et variées : celles qui l'unissent à d'autres personnages, à des fins dramatiques mais aussi psychologiques et sociologiques; Celles qui le lient au texte et ce faisant à l'auteur et au lecteur.

Les personnages disent Bonjour à la tristesse et à l'ennui, ce qui revient à dire Bonjour à la solitude. Tout passe, tout lasse, tout casse.

Comme le disait Mauriac dans Le Romancier et ses personnages(1972),« les héros de roman naissent du mariage que le romancier contracte avec la réalité ». Sagan, en proposant une peinture de ces clowns tristes en proie à l'ennuie, en dit beaucoup sur sa génération mais également sur elle-même. Cécile, nonchalante et paresseuse, trompe la vacuité de la vie dans des séductions mensongères. Au XVIIIème siècle, Voltaire présentait le coeur de l'homme comme « brulé de désirs ou glacé par l'ennui ». Cécile et Raymond choisissent de se brûler et Anne meurt d'avoir voulu refroidir leurs ardeurs.

BIBLIOGRAPHIE.

SAGAN Françoise, Bonjour Tristesse, [1954] éditions Pocket (janvier 2009).

DURVYE Catherine,Le roman et ses personnages, éditions Ellipses (janvier 2007).

MEYER-STABLEYBertrand,Françoise Sagan - Le tourbillon d'une vie, éditions Pygmalion (avril 2014).

SAGAN Françoise, DUPRE Guy, NOURISSIER François, sous la direction de PARISIS Jean-Marc.Au marbre : Chroniques retrouvées, 1952-1962, éditions La Désinvolture - Quai Voltaire (octobre 1988).

CASTEX Pierre-Georges, SURER Paul, BECKER Gary, Histoire de la littérature Française, éditions Hachette, (novembre 1977).

CLARK Pascale, reçoit BEREST Anne, auteur de Sagan 1954 aux Editions Stock etWESTHOFF Denis, fils unique de Françoise Sagan,France inter, (12 mai 2014).

Articles en ligne :

Le monde - « la tristesse et l'ennui » (12 mai 2013).

Le magazine littéraire (n°400, juillet-août 2001).






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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry