L'ONG AIDE et la question de la pérennisation des projets hydrauliques dans le district d'Abidjanpar Gnenefoli Mamadou OUATTARA Chaire UNESCO - Master gestion de projets 2019 |
2- ANALYSE DES PERCEPTIONS DES BENEFICIAIRESLes entretiens réalisés révèlent trois formes de perceptions chez les bénéficiaires des projets de l'ONG AIDE. La première est relative à leur niveau d'implication dans la mise en oeuvre du projet, la deuxième porte sur leur idée des ouvrages mis à leur disposition et la dernière sur leur capacité à entretenir les ouvrages. Nous avons capté le degré d'implication de la population à travers la construction du graphique (figure 8) ci-dessous. Figure 8 : Niveau d'implication des acteurs au processus d'exécution des projets de l'ONG AIDE Source : nos calculs à partir des données recueillies Le graphique montre que globalement, les bénéficiaires sont impliqués dans toutes les phases du projet. Les deux phases au cours desquelles ils ne sont pas ou sont insuffisamment impliqués sont celles du financement et de la réalisation. Pourtant les entretiens laissent entrevoir que, les bénéficiaires ne sont pas réellement impliqués durant les phases de la réalisation et de l'instruction du projet. Cette faiblesse de l'approche participative constitue un frein à la pérennisation des acquis des projets de l'ONG. En effet comme l'indique le graphique les populations ne se sentent vraiment associées que pendant la livraison des ouvrages. Notre enquête a révélé que de nombreux responsables de sites ont été certes associés dès la mise en place des projets mais que leur participation avait un caractère soit imposé ou de fait. Un enquêté a affirmé « Nous on voulait autre chose (les latrines), mais l'ONG voulait faire le forage, alors comme on ne refuse pas un don, nous l'avons accepté : « On dit que trop de viande dans la sauce ne gâte pas la sauce ». Un autre enquêté déclare : Moi je n'étais pas là quand on faisait ce forage, peut être que c'était opportun il y a deux ans, mais moi si on demande mon avis aujourd'hui, je demanderais de substituer ce projet en dotation de mon établissement en machines à coudre, car chez nous ici nous préférons l'eau de la SODECI et le problème majeur qu'on a c'est le manque d'outils de travail. Lorsque nous avons demandé pourquoi l'ONG s'évertuait à réaliser des forages au lieu de tenir compte de la volonté des bénéficiaires, la réponse du Président a été la suivante : « L'ONG AIDE intervient là ou ses moyens lui permettent ; si un établissement n'est pas prêt à recevoir nos propositions, alors nous cherchons un autre lieu là où les responsables sont prêts à nous recevoir ». En effet la plupart des enquêtés ont reconnu qu'ils avaient un souci d'eau mais que leur volonté était d'être connecté au réseau de distribution de la SODECI et non liés à un forage qui pourrait tomber en panne du jour au lendemain. Mais comme nous l'avons signifié précédemment, l'ONG intervient dans un canevas bien précis : « si un établissement estime qu'il n'a pas besoin de nos forages alors nous on ne peut pas faire autre chose on ne peut pas substituer ce projet en un autre d'autant plus que la plus part de ces projets sont issus des dons des personnes qui ont précisé la destination de leur fonds »36(*). Normalement il n'y aurait aucun souci si au moins la majorité des chefs d'établissements refusaient tout don qui ne s'inscrivait pas dans leur priorité à l'instar d'une responsable d'établissement à Port-Bouët qui nous a révélé :Quand ils sont venus me dire qu'ils voulaient faire un forage, je leur ai dit que ce que nous voulions c'est qu'au lieu de faire un forage, qu'ils nous donnent des tables bancs. Mais ils ont insisté qu'ils ne pouvaient substituer le forage par autre chose ; face à leur refus de se soumettre à notre volonté, je leur ai dit de partir et que je n'avais pas besoin de forage. Les personnes qui réagissent de cette manière face à un donateur étranger (de surcroit de peau blanche) sont rares car dans la culture africaine surtout, refuser un don est une grande maladresse. C'est ce qui fait que la grande partie des bénéficiaires, même sans avoir été associés au choix des projets ne refusent pas par politesse ce qu'apporte l'ONG. Mais n'étant pas demandeurs, ils observent une attitude d'indifférence voire de négligence vis-à-vis du projet. C'est pourquoi quand les forages tombent en panne, ils restent indifférents. Notre enquête nous a révélé que certes les forages étaient inscrits dans les préoccupations des bénéficiaires mais queson importance est inférieure à la somme algébrique des autres problèmes dont souffrent les établissements. Le graphique (figure 9) ci-dessous nous explique mieux cette idée.
Figure 9 : expression des degrés de problèmes des bénéficiaires Source : données enquête impétrant 2018 Il est évident qu'en regardant ce graphique, il ressort que la question de l'eau occupe la plus grande proportion (45%) ; mais la somme algébrique des autres problèmes que sont les questions des tables bancs (25%), des latrines (28%) et autres demandes telles que la peinture de l'école (2%) dépasse de loin le problème d'eau (55%)contre (45 %). Ainsi lorsque l'ONG est venue les voir elle ne leur a proposé que des projets de forages, ils n'avaient pas le choix de préciser leur priorité. La plupart des enquêtés ont déclaré : « Nous on n'avait pas le choix ; puis on ne refuse pas un cadeau ; ils sont venus nous offrir gratuitement ces ouvrages, nous n'avons rien apporté comme contribution alors pourquoi les refuser ?». C'est-à-dire que la majorité des établissements ont accepté les forages malgré eux ; puis de nombreux enquêtés ont reconnu qu'ils avaient certes un souci d'eau potable mais qu'ils souhaitaient être accompagnés dans les démarches de connexion au réseau de la Société de Distribution d'Eau Potable en Côte d'Ivoire (SODECI). Mais l'ONG AIDE a jugé que c'était le forage qui leur revenait moins cher car avec les forages, il n'ya aucun souci de paiement de facture d'eau. Ainsi, les réalisations de l'ONG sont perçues comme des dons gracieusement faits par des bienfaiteurs extérieurs. Lorsque nous avons posé la question de savoir pourquoi quand les ouvrages tombaient en panne les responsables d'établissements ne s'en souciaient pas au point de laisser à l'abandon des forages entiers, la réponse de 85 % des enquêtés a été la suivante : « j'avoue que moi-même je ne fais pas attention à cela, vous savez on a tellement de problème à l'école ici que le cas des forages devient du menu fretin dans tout ça ». En clair, nombreux sont ces forages qui ont été faits sans avoir eu l'adhésion sincère des autorités scolaires. Les bénéficiaires ont accepté certains ouvrages par politesse ou par la volonté de montrer qu'on a des partenaires extérieurs, ou par ce qu'ils pensaient qu'à travers un premier projet, d'autres projets s'en suivraient. Un enquêté affirme en ces termes : « Comme on ne refuse pas un cadeau, c'est pourquoi nous avons accepté sinon vraiment nous voulions autre chose... ». Il est donc évident qu'un forage réalisé dans de telles conditions, une fois tombé en panne ne peut bénéficier de l'attention de qui que ce soit au niveau de l'école, remettant du coup en cause la durabilité de l'ouvrage. Figure 10 : Photo d'un forage laissé à l'abandon dans la commune de Port Bouet Source : Enquête impétrant 2018 C'est ainsi que sur un total de trente-cinq (35) forages réalisés entre 2013 et 2017, neuf (9) fonctionnent aujourd'hui.Par ailleurs il importe de relever qu'en fait, même si le projet répond à un besoin identifié, il se peut que les populations concernées soient peut-être plus impatientes d'avoir la satisfaction d'autres besoins que d'avoir un ouvrage d'eau potable. L'analyse du retour au statu quo des bénéficiaires trouve aussi son explication à l'interne même des communautés En effet les populations des pays du sud vivent dans l'extrême pauvreté avec un seuil de pauvreté très inquiétant. L'accès aux services sociaux de base reste très faible et un pouvoir d'achat qui se détériore au jour le jour. Ainsi, devant un tel phénomène les populations en voyant `'l'Etranger blanc'' s'imaginent que ce dernier les soulagera certainement de quelques-unes de leurs souffrances.Devenues mentalement trop dépendantes vis-à-vis des aides externes, les bénéficiaires attendent tout de l'extérieur même ce qu'elles peuvent faire elles-mêmes : c'est le développement du sentiment d'incapacité à se prendre en charge. Nous avons au cours de notre enquête interrogé les personnes avec qui l'ONG a signé des contrats d'entretien des ouvrages sur leur capacité à pouvoir respecter leur engagement ; la figure 11 (graphique) ci-dessous indique le résultat. Figure 11 : proportion des enquêtés sur le sentiment d'incapacité d'entretiens Source : données enquête 2018 Il apparait que seulement 9% de la population enquêtée estime pouvoir respecter son engagement, 32 % estime qu'elle ne pourra pas et 59% avoue ne pas avoir d'idée nette sur la question. « En fait nous avons signé ces contrats par pure formalité, nous sommes convaincus qu'on nous enverra pas en prison pour n'avoir pas entretenu un forage dont nous ne sommes pas demandeur » s'est confié un enquêté. De tels propos ne peuvent que remettre significativement en cause la pérennisation du projet. Or, la prise en compte des aspirations des bénéficiaires constitue une condition incontestable de la durabilité d'un projet.L'ONG AIDE a signé la plupart des contrats avec les chefs d'établissements par pure formalité en espérant que cette signature contraindrait les acteurs bénéficiaires à plus de responsabilité dans l'entretien des ouvrages. Les entretiens indiquent que seulement une minorité de membres de Comités de Gestion des Etablissements Scolaires (COGES) ont participé à cette opération. Or nous savons que les chefs d'établissement sont pratiquement tous des fonctionnaires ou des salariés qui peuvent être mutés ou remplacés à tout moment. Il n'existe dans le contrat aucune clause coercitive pouvant contraindre l'Etablissement à assurer l'entretien des ouvrages sous peine de sanction. D'ailleurs cette éventualité est à écarter car aucun responsable d'Etablissement n'accepterait de signer un tel document. Ainsi, il n'existe rien en réalité qui puisse emmener les acteurs locaux à entretenir les ouvrages. Par ailleurs la mise à contribution de la communauté dans la pérennisation des acquis du projet pourrait se faire à travers la mise en oeuvre des Activités Génératrices de Revenus(AGR) et le renforcement des capacités des représentants de la communauté. Les AGR visent l'amélioration de la situation économique de la population cible par une augmentation du pouvoir d'achat. La promotion des AGR peut contribuer à la redynamisation d'une économie locale à travers la récupération et l'amélioration des activités existantes d'une part et la création de nouvelles sources de revenus d'autre part ACF (2009). Dans une publication sur les AGR, Action Contre la Faim(ACF) évoque quelques éléments essentiels à garder en esprit lors de la conception d'une intervention dans ce domaine ACF (2009). En prime, il s'agit de l'introduction de nouveaux types d'AGR et du renforcement des activités traditionnelles lorsque le contexte le permet car l'impact est plus rapide et durable. En second lieu, il est bien de savoir qu'il n'existe aucune recette miracle pour la mise en place de ce genre de programme. Il y a une nécessité à évaluer la pertinence de l'intervention et d'adapter les activités à la spécificité de chaque contexte. De plus, la motivation et la participation de la population impliquée dans le projet sont des conditions indispensables pour tout type de programme d'AGR. En dernier lieu, il faut conduire une évaluation sur les effets pervers de l'intervention. * 36Propos tenus par le Président de l'ONG AIDE lors de notre entretien |
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