Partie 2 : La réglementation des marchés
publics et les injonctions du système de santé limitent
considérablement le potentiel de l'achat public responsable
S'ils sont institutionnalisés, les principes
fondamentaux de lien avec le besoin à satisfaire134 et de
non-discrimination semblent toutefois représenter la première des
barrières à l'évolution de la commande publique vers un
modèle de performance globale. Dans une certaine mesure, ils
ralentissent aujourd'hui considérablement la transition d'un
régime d'autorisation (« ce qui permis ») vers un
régime de stimulation (« ce qui est exigé »),
qui aurait le pouvoir de favoriser les innovations sociales et
environnementales. L'acheteur public est tenu de se concentrer sur l'objet du
marché. A ce titre, en dehors des conditions d'exclusion et des articles
15 et 45 du Code des Marchés Publics, portant respectivement sur les
marchés réservés135 et l'examen du savoir-faire
social et/ou environnemental du candidat, une majeure partie de la commande
publique a les yeux rivés sur le « besoin à satisfaire
». Toute information abordant l'objet du marché de
façon indirecte, sans être interdite, prête aujourd'hui
à débats. Le produit a-t-il fait l'objet d'une évaluation
environnementale tout au long de son cycle de vie ? Le site de fabrication
dudit produit est-il détenteur de telle ou telle certification
volontaire ?... Autant de questions longtemps jugées
inappropriées et sans lien avec l'objet du marché mais qui, au
sens de la norme ISO 14062 sur l'éco conception relèvent bien du
périmètre du produit ou service. Depuis quelques années,
grâce à la professionnalisation des outils et de leur cadre
méthodologique, la notion de cycle de vie et ses étapes
clés sont toutefois rentrés dans les moeurs des acheteurs
publics, qui tolèrent désormais des questions portant sur la
présence de composants recyclés, la recyclabilité du
produit ou encore sur les éventuels labels officiels apposés sur
les emballages produit ou de transport. Mais le chemin à parcourir est
encore long...
En adoptant cette vision quelque peu parcellaire, la commande
publique se coupe nécessairement d'une vision globale et holistique de
l'objet du marché et du contexte dans lequel la réponse à
ce besoin a été développée : « the big
picture ».
Selon les principes fondamentaux du droit communautaire,
encourager la performance globale pourrait également constituer un frein
à l'égal accès au marché. Une idéologie
liée à la crainte que la responsabilité sociétale
puisse attiser des élans de protectionnisme « vert ))136
ou « bleu ))137, exprimés à travers des
conditions d'exécution ou des spécifications techniques
très, voire trop, précises. Certes, la diversité du
paysage économique induit que tous les acteurs en présence ne
sachent pas répondre avec le même niveau de maturité
à ce type d'injonctions. Pour autant, l'acheteur public est sensé
étudier son marché, avant toute
134 Ou, dit autrement, l'objet du marché public.
135 Seules les structures qui accueillent des personnes en
situation de handicap sont alors autorisées à se porter
candidates.
136 Environnemental.
137 Social.
53
« L'achat public responsable a-t-il vocation à
soutenir
la performance globale du système de santé ?
» | MBA MARPO 2014-2015
|
|
rédaction d'une consultation. Le cas
échéant, s'il constate que les offres responsables sur ce
marché sont trop rares - si ce n'est monopolistique - il lui revient de
ne pas inscrire dans les documents de sa consultation des exigences ou
spécifications techniques particulières en ce sens et d'autoriser
les variantes. Les candidats disposant d'une offre « pro RSE »
pourront ainsi soumissionner, sans pour autant léser les autres
fournisseurs.
Ce point relève, semble-t-il, de la rigueur et du
discernement de l'acheteur plus que d'une éventuelle « menace
» portée par un ou plusieurs candidats aux offres vertueuses. Et
c'est précisément en encourageant les best players que
la commande publique se donne une chance de stimuler, de tirer vers le haut ses
marchés.
Pour les raisons évoquées ci-dessus et afin
d'éviter à l'acheteur public tout risque de contentieux, le
système actuel cantonne plus ou moins le critère
développement durable à l'article 53 du Code des Marchés
Publics, en tant que critère de jugement des offres. Une alternative
conventionnelle, limitant la portée des débats - certes - mais
réduisant considérablement le poids relatif de cet enjeu dans la
note globale attribuée.
Qui plus est, étant donné les sources de
pression pesant sur le système de santé, et plus
spécifiquement les établissements de soin, il est
compréhensible que ces derniers - confortés par un ensemble de
réglementations européennes et nationales - cèdent
à la tentation du " transfert de responsabilités ", en
redirigeant la majeure partie des injonctions à des pratiques plus
vertueuses vers les fabricants. Si les industriels - en tant que metteurs sur
le marché et parce qu'ils ont l'initiative de certaines orientations
fondamentales pour le produit telles que le choix des matières
premières - doivent évidemment assumer leur part de
responsabilités vis-à-vis de l'environnement et des Hommes, cela
ne doit pas dispenser pour autant les établissements de santé
d'endosser la leur. Ni même d'ailleurs les empêcher de s'interroger
sur l'intégration du développement durable dans leur organisation
et leur Plan stratégique pluriannuel.
Pourtant, à quelques exceptions près (largement
célébrées et relayées), l'intégration du
développement durable dans les marchés publics de santé
répond davantage d'une volonté de conformité
réglementaire et d'un acte symbolique que de convictions personnelles.
En l'absence d'un tel stimulus et à défaut d'une
compréhension globale de la RSE, nombre d'acheteurs voient dans la
commande publique responsable un moyen de répondre à des
objectifs de normalisation et de standardisation, là où d'autres
ont compris la portée stratégique des clauses sociales et
environnementales. Une dichotomie qui a toujours existé et qui se creuse
chaque année un peu plus, entre les « établissements
pionniers » et les autres...
54
« L'achat public responsable a-t-il vocation à
soutenir
la performance globale du système de santé ?
» | MBA MARPO 2014-2015
|
|
Au-delà des exigences en vigueur, un ensemble de
pratiques - admises - limitent considérablement le développement
de l'achat public responsable et la stimulation de la performance globale.
L'obstination à circonscrire le développement
durable à des thématiques purement écologiques, par
exemple, en est une. Si elle découle du principe communautaire de lien
avec l'objet du marché, cette injonction à réduire les
impacts du produit/service sur l'environnement permet surtout de visualiser
rapidement et de façon quantitative ces effets positifs. Une
démonstration simple et efficace, souvent chiffrable, parfois " vitrine
", qui retient de loin la préférence de l'acheteur public,
contrairement à la clause sociale. Devancés par les aspects
écologiques depuis plusieurs années, les enjeux sociaux devraient
gagner progressivement en représentativité grâce,
notamment, à la refonte du Code des Marchés Publics et
l'intégration des fameux « marchés réservés
». Toutefois, il est fort à parier que ces efforts de rattrapage ne
suffiront pas à hisser les problématiques sociales sur le haut de
la pile. Car comme le révélait le panorama des attentes
croisées de la société civile et de la communauté
économique - réalisé en 2015 par l'Institut du Management
RSE - là où le grand public exprime nettement une attente
sociale138, les acteurs économiques formulent une attente de
nature pro-environnementale.
Concrètement, l'intégration du
développement durable dans les marchés publics est probablement
envisagée par la majorité des acheteurs comme un moyen de
répondre à une forte incitation économique. Etant
donné le niveau des objectifs « d'économies
intelligentes » fixé aux établissements de santé
français, à travers le programme PHARE139, il s'agit
même d'une théorie plausible... Ainsi, l'acheteur public sera
particulièrement réceptif aux solutions de réduction des
déchets ou de reprise des emballages, qui permettent à son
établissement de dégager rapidement des économies (et de
l'espace disponible !).
Mais les échanges acheteur-fournisseur restent
fondés sur une vision court-termiste, ne laissant que peu de place au
débat sur le coût complet, et pour lequel l'acheteur public ne
dispose pas - a priori - de cadre méthodologique précis. Une
tendance annoncée dès 2011, par l'enquête de l'Observatoire
Economique de l'Achat Public, qui révélait que moins de 10 % des
acheteurs publics reconnaissaient adopter cette démarche.
Il semble que conjuguer « développement durable
» au pluriel (économique, social et sociétal,
écologique) et à moyen terme (dans une logique de coût
complet) soit plus complexe dans la pratique qu'en théorie...remettant
en question la capacité du système de santé
d'évoluer vers un modèle de performance
intégrée.
138 Institut Management RSE / CSR Metrics France, «
L'Observatoire des enjeux RSE 2015 : état des attentes RSE en
France, vues par la société civile et la communauté
économique, et leur utilisation dans l'analyse de la
matérialité des enjeux RSE des entreprises »
(février 2015).
139 Programme de performance hospitalière pour des achats
responsables.
Ce qu'il faut retenir
55
« L'achat public responsable a-t-il vocation à
soutenir
la performance globale du système de santé ?
» | MBA MARPO 2014-2015
|
|
En marge de ces injonctions contradictoires, le débat
sur l'achat public responsable doit également être recentré
autour de l'acheteur et s'inscrire dans le cadre de sa relation avec les
acteurs présents sur le marché.
A date, l'absence d'accompagnement de l'acheteur public est
à la fois pénalisante et incompatible avec toute forme
d'aspiration à un système globalement performant.
La commande publique responsable peinera à gagner en
maturité si les directions d'établissement ne s'engagent pas
à allouer davantage de ressources - temps, Hommes, budget - à
leurs acheteurs, mais elles devront également lui assurer un parcours de
formation adapté, permettant de gagner en compétences et en
domaines d'expertise. Le système de santé devra également
apporter un certain nombre d'éléments de réponses à
des questions qui restent aujourd'hui non-traitées : comment motiver
l'acheteur public ? (par le conseil, par l'incitation, par la
récompense, par l'obligation ?) Comment sécuriser, juridiquement,
l'acheteur, toujours hanté par le risque de contentieux ? Comment faire
en sorte que les clauses sociales et environnementales soient respectées
et correctement appliquées ?... Le guide des bonnes pratiques en
matière de Marchés Publics140 - élaboré
avec l'appui de la Direction des affaires juridiques du ministère de
l'Économie, de l'Emploi et de l'Industrie, et du ministère du
Budget, des Comptes publics et de la Fonction publique - apporte des premiers
éclairages sur ces différentes questions.
Les établissements de soin précurseurs,
aujourd'hui, sont ceux qui ont fait le choix de dédier des ressources
à la RSE. Ceux-là même qui, hier, furent les premiers
à dégager du temps utile pour que certains personnels se
rassemblent en Commission développement durable, mènent des
actions sur le terrain (audits déchets, par exemple), organisent des
événements internes autour de sujets RSE, challengent la
performance des offres des fournisseurs ou encore organisent avec ces derniers
des rendez-vous afin de construire des solutions concrètes...
Dans un monde qui fonctionne déjà à deux
vitesses, creuser l'écart entre les établissements de
santé précurseurs et le reste des opérateurs, sur le
territoire, représente un risque : celui de ne pas prendre le train en
marche, de ne pas amorcer le virage qui redessinera complètement le
paysage sanitaire français et, en définitive, d'être
évincé d'un nouveau système reposant sur la
co-construction et la création de valeur partagée.
140
http://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/marches_publics/conseil_acheteurs/guides/g
uide-bonnes-pratiques-mp.pdf
56
« L'achat public responsable a-t-il vocation à
soutenir
la performance globale du système de santé ?
» | MBA MARPO 2014-2015
|
|
|