b.5 Vers un nouveau consensus politique, la question du
Sahara occidental : 1965-1983
Privé de son leader, l'UNFP fonctionne au ralenti,
cependant qu'une nouvelle génération d'opposition se constitue.
Les procès pour « complot contre la personne royale » ou pour
« atteinte à la Sûreté de l'Etat » n'en cessent
pas pour autant. Avec les procès de Rabat et de Marrakech, en 1964, 1969
et 1971, des nouvelles vagues d'arrestations et d'enlèvements se
produisent contre l'UNFP, le PCM (interdit en 1968) mais aussi contre la
nouvelle gauche marocaine naissante69. Comme pour davantage
accentuer la pression sur les mouvements d'oppositions par son pouvoir
personnel, Hassan II* promulgue successivement deux nouvelles Constitutions
péremptoires, le 24 juillet 1970 et le 15 mars 197270.
A l'instar du nouveau Parti Communiste Marocain, le Parti de
la Libération et du Socialisme - PLS qui sera interdit en 1974 pour
faire place au Parti du Progrès et du Socialisme (PPS) - l'UNFP
connaît une scission interne entre 1972 et 1975. L'UNFP est divisé
en deux bureaux, l'un à Rabat repris par l'UMT et l'autre à
Casablanca repris par l'Union Socialiste des Forces Populaires(USFP) naissante.
L'USFP a tenu son Congrès constitutif entre le 10 et le 12 janvier
197571. Le parti a comme membres fondateurs Abderrahmane El
Youssoufi*, Abderrahim Bouabid* et Omar Benjelloun*, avec une doctrine qui se
veut la plus fidèle au socialisme « Ben Barkiste ».
Parallèlement à l'USFP, une nouvelle centrale
syndicale voit le jour, c'est la Confédération
Démocratique du Travail (CDT). La CDT prendra le relais de l'UMT en
termes de mobilisation syndicale. La mise sur pied de l'USFP justifie qu'une
nouvelle opposition officieuse se profile depuis la fin des années 1960.
Il s'agit d'une part des Mouvements des Frontistes (Ilal Amam), du 23
Mars72, et des mouvements religieux tels le Mouvement Justice et Bel
Agir73 (Al Adl Wal Ihsan). Conjointement à cette
conjonction de la nouvelle opposition naissante, la première association
culturelle berbère voit le jour en novembre 1967.
Initialement répartis dans un « Groupe A » et
un « Groupe B », la nouvelle jeunesse des Frontistes et du 23 Mars se
revendique d'une doctrine léniniste-marxiste et n'a jamais
été reconnue par le Palais. Alors qu'Ilal Amam est
né du PLS, le Mouvement 23 Mars est surtout issu de l'UNFP. Ces deux
mouvements sont nés des échecs de la politique de l'Enseignement.
En effet, entre le 3 et le 11 mars 1970, alors qu'Hassan II* procédait
à un remaniement gouvernemental et levait l'Etat d'exception, il
68 Bulletin officiel du Royaume du Maroc du 9
juin 1965, Décret royal n°136-65 du 7 safar (7 juin 1965)
proclamant l'état d'exception.
69 Maroc Répression : Le Maroc des
Procès, bulletin mensuel du CLCRM de Paris, Paris, N°39, 1977,
pp. 11-14.
70 L'article 23 du deuxième titre relatif
à la royauté des Constitutions de 1970 et 1972, confère au
roi un statut d'inviolabilité et de sacralité.
71 P. VERMEREN, op. cit., p. 69.
72 P. VERMEREN, Histoire du Maroc depuis
l'indépendance, cit., pp. 54-57. D. LE SAOUT et M.
ROLLINDE (dir.), Emeutes et mouvements sociaux au Maghreb : Perspective
comparée, Paris, Karthala, Coll. Hommes et Sociétés,
1999, pp. 201-231.
73 M. ABITBOL, op. cit., pp. 590-591.
24
organisait en même temps un colloque dans la ville
d'Ifrane (ville située au Moyen-Atlas)74. Ce colloque a
réuni les représentants des plus importants partis politiques et
a traité la question de l'Enseignement National. Une
réorientation générale dans le contenu du programme y a
été décidée.
Désormais toutes les disciplines vont être
enseignées en arabe. Cette brutale décision a
généré une importante fracture dans les différentes
étapes du cursus scolaire. Cette rupture au niveau de l'enseignement est
à rapprocher d'une rupture politique dans la gauche marocaine.
D'Ilal Amam et du Mouvement du 23 Mars émergent deux nouveaux
syndicats durant le mois de mars 197275 : il s'agit du Syndicat
National des Lycéens (SNL) et celui des Enseignants (SNE). La nouvelle
gauche marocaine naît dans un contexte culturel bouillonnant. Des revues
très critiques à l'égard du pouvoir telles Souffles
ou Lâmalif vont être les porte-paroles d'une
volonté de changement radical76.
Une nouvelle donne majeure s'insère dans
l'échiquier politique marocain. C'est la question du Sahara occidental.
Les origines du conflit trouvent plusieurs explications, cependant les
principaux motifs de cette affaire peuvent se résumer aux points
suivants : son apparition soudaine dans la vie politique 20 ans après
l'indépendance et les deux tentatives de coups d'Etat. Cette question
permet de revigorer un sentiment nationaliste quelque peu émoussé
par les déceptions socio-économiques de ces 20 dernières
années. Les politiques économiques établies de 1965
à 1977 ne pouvaient aboutir à des résultats concrets, car
les terres spoliées par les anciens colons et industries
étrangères n'ont jamais été restituées aux
fellahs et aux khamès (paysans et métayers) ni
dans leur intégralité ni dans leur qualité. En plus, le
Palais et le Makhzen s'accaparent des meilleures terres dès 1973 dans le
cadre de la « maroquinisation des terres ». L'affaire du Sahara
occidental intervient sans conteste après deux tentatives de Coup d'Etat
par l'armée contre le roi Hassan II* : le premier le 10 juillet 1971 et
le second le 7 août 1972.
L'ALM était définitivement liquidée par
les FAR, durant l'été 1973, alors qu'elle projetait une vaste
offensive dans l'Anti-Atlas77. Politiquement, Hassan II* doit
composer avec un deuxième FI. Ce deuxième FI réunissait le
PI, l'UMT, le PCM, l'UNFP très affaibli par les multiples coups de filet
et procès à son encontre, et l'USFP naissante. Cependant, en
1974, il prépare l'opinion nationale - et internationale - à la
construction d'un « Grand Maroc ». En utilisant à sa guise les
partis politiques (USFP, PCM, PI et UMT) comme outil de lobbying78,
le roi est en quête d'une nouvelle formule de « consensus national
» autour de la récupération des « territoires perdus
» et cherche à redorer sa légitimité ternie
auprès du FI. Seule, l'UNEM refuse d'adhérer au FI et vote une
motion lors de son XVe Congrès tenu entre le 11 et le 18
74L'UNEM : Dossier Syndical, UNEM section
Bruxelles-Charleroi, Bruxelles, N°8, 1985, p. 4.
75 Archives Personnelles de Mohamed El Baroudi,
Documents relatifs à la gestion interne de l'UNEM section Bruxelles :
Manifeste du Syndicat National des Lycéens du 23 mars 1972.P.
VERMEREN, Histoire du Maroc depuis l'indépendance, op. cit., pp. 62-70 .
A. ADAM, Chronique sociale et culturelle Maroc, in Annuaire de
l'Afrique du Nord, Centre national de la recherche scientifique; Centre de
recherches et d'études sur les sociétés
méditerrannéenes (CRESM)(éds.), Paris, Editions du CNRS,
1977, Vol.15, pp. 516526.
76 K. SEFRIOUI, La revue Souffles 1966-1973 :
Espoirs de révolution culturelle au Maroc, Casablanca, Editions du
Sirocco, 2013. Voir aussi Z. DAOUD, Les Années Lamalif, 1958-1988 :
Trente ans de journalisme au Maroc, Casablanca, Tarik Edition-Senso Unico,
2007.
77 M. BENNOUNA, op. cit., pp. 233-294.
78 J-C. SANTUCCI, op. cit., pp.88-106.
25
août 1972. Cette motion expose des positions ouvertement
radicales vis-à-vis du régime79. En guise de
réponse, Hassan II* interdira l'UNEM le 17 janvier 1973 et ordonna sa
dissolution 7 jours plus tard. L'UNFP section Rabat sera aussi interdite le 2
avril 197380.
Le projet du « Grand Maroc » fait suite aux retraits
des forces armées espagnoles dans la zone Sud (actuelle province de la
Rio de Oro et de la Saquia El Hamra). Entre-temps, un
mouvement de résistance s'est déjà constitué
dès le 10 mai 1973 contre l'Espagne81. Il s'agit du Front
POLISARIO (Frente Popular de Liberación de Saguía el Hamra y
Río de Oro). Cette résistance va représenter une
opposition supplémentaire au régime d'Hassan II*. Mais ce dernier
précipite son projet par sa célèbre « Marche Verte
» survenue le 6 novembre 1975. Le commandement militaire est assuré
par le Général Ahmed Dlimi*, nouvel homme fort d'Hassan II*
après le Général Oufkir*. Désormais la question du
Sahara occidental, comme celle du statut de la monarchie et de la religion
d'Etat, est imposée par le Palais comme une nouvelle ligne rouge que la
classe politique ne doit pas transgresser.
Cette marche réunit près de 350.000 civils
encadrés par 20.000 soldats des Forces Armées Royales (FAR) au
départ de Marrakech82, capitale pour la circonstance, vers la
zone Sud. Face à l'euphorie populaire, le Maroc participe au
traité tripartite de Madrid le 14 novembre 1975 avec l'Espagne et la
Mauritanie. Après la mort du caudillo Franco 6 jours plus tard, le Maroc
examine un accord à l'amiable avec la Mauritanie pour diviser les
territoires occupés jusqu'en 197983. A cette date, le Maroc
se retrouve face-à-face avec l'Algérie qui soutient le POLISARIO.
Depuis février 1976, le POLISARIO, au Sahara occidental, proclame la
République Arabe Sahraouie Démocratique (RASD) et suivant les
principes d'autodétermination garantis par l'Organisation des Nations
Unies (ONU), la RASD exprime, encore de nos jours, sa volonté de
souveraineté sur le Sahara occidental. Entre-temps, l'économie
nationale marocaine doit s'aligner sur les directives du Fonds Monétaire
International (FMI) et répondre aux impératifs d'un
réajustement structurel.
Face à une classe politique affaiblie ou propice
à la compromission, le Palais resserre ses positionsen composant de
toutes pièces de nouveaux partis politiques. Depuis 1972, le conseiller
et
beau-frère d'Hassan II*, Ahmed Osman*, ainsi que le
nouvel homme fort du régime Driss Basri*, mettent en place plusieurs
Gouvernements. Ces Gouvernements verront la naissance de plusieurs partis et
syndicats de tendance « droites populaires », à savoir : le
Mouvement Populaire Démocratique et Constitutionnel (MPDC né
d'une scission du MP déjà en 1967), le Parti de l'Action (PA
fondé en 1974),
79 Archives Personnelles de Mohamed El Baroudi,
Documents relatifs à la gestion interne de l'UNEM Section Bruxelles
: Motions adoptées par l'UNEM lors de son XVe Congrès.
P. VERMEREN, op. cit., p. 61.
80 Bulletin officiel du Royaume du Maroc du 4
avril 1973, N°3153, Décret n°2-73-172 du 27 safar 1393 (2
avril 1973) portant suspension du groupement politique dit « l'Union
nationale des forces populaires - branche de Rabat ».
81 Les Fondements Juridiques et Institutionnels
de la République Arabe Sahraouie Démocratique, Actes du
Colloque international de juristes tenu à l'Assemblée Nationale,
Paris, L'Harmattan, les 20 et 21 octobre 1984, p. 47. P. VERMEREN, op.
cit., pp. 67.
82 W. RUF, Sahara Occidental : un conflit sans
solution ? , in Annuaire de l'Afrique du Nord, Centre national de la
recherche scientifique; Institut de recherches et d'études sur le monde
arabe et musulman (IREMAM)(éds.), Paris, CNRS Editions, 2004, Vol.40,
pp. 123-140. J-C SANTUCCI, op. cit., pp. 92.
83 R. WEEWSTEEN, La question du Sahara
occidental 1978-1979 , in Annuaire de l'Afrique du Nord, Centre de
recherches et d'études sur les sociétés
méditerrannéenes (CRESM)(éds.), Paris, Editions du CNRS,
1980, Vol.18, pp. 415-442.
26
le Parti Libéral Progressiste (PLP fondé en
novembre 1974), le Rassemblement des Indépendants (RNI fondé
entre 1977-1978), le Parti Démocratique Constitutionnel (PDC né
d'une scission du PDI et d'une coalition avec le FDIC en 1970), le Parti
National Démocrate (PND né d'une scission du RNI en juin 1982),
l'Union Nationale des Etudiants Démocrates (UNED fondé en juillet
1982) et l'Union Constitutionnelle (UC fondée en mars
1983)84. Ces partis politiques doivent pouvoir assurer une «
majorité parlementaire légitime » au Palais85.
Les fraudes électorales sont régulières. La population
marocaine comprend un taux d'analphabétisme élevé et, pour
pouvoir voter, le régime assigne à chaque parti une couleur. Par
exemple, lors des élections législatives du 3 juin 1977, l'USFP
avait des bulletins jaunes. Or, dans maintes circonscriptions, dont Rabat, les
candidats du RNI avaient fait imprimer leur bulletin sur papier jaune
aussi86...
Avec une classe paysanne stagnant dans une pauvreté
matérielle et dont l'état d'illettrisme est étendu, un
prolétariat frustré de ne pouvoir se développer en une
solide classe moyenne et un mouvement d'étudiants interdit
d'accès à une instruction de qualité, le Maroc
présente plusieurs fractures sociales qui ne cesseront de s'accentuer.
Le monarque chérifien garde, cependant, la mainmise sur toutes les
institutions civiles et militaires. Nonobstant cette situation, avec la brutale
hausse des prix des matières de première nécessité,
le souverain n'a pu anticiper une nouvelle révolte d'envergure à
Casablanca le 21 juin 1981 qui s'étendra dans tout le nord du Maroc
jusqu'en 198487. Ce sont les fameuses émeutes « de la
faim ». Simultanément à l'application du Plan d'ajustement
structurel, le Général Dlimi* meurt dans un accident sur la route
de Marrakech le 25 janvier 198388. La disparition du
Général annonce la montée du troisième homme fort
du régime d'Hassan II* : Driss Basri*.
La gauche marocaine accueille aussi deux nouveaux partis :
l'Organisation de l'Action Démocratique et Populaire (OADP fondé
en 1983) née du Mouvement 23 Mars, et le Parti de l'Avant-Garde
Socialiste et Démocratique (PADS fondé en mai 1983) né de
l'USFP. Après 1983, l'espace politique marocain ne verra plus la
naissance d'importants partis politiques. Les partis politiques qui
émergeront ultérieurement seront essentiellement des partis issus
de plusieurs composantes politiques des mouvements politiques que nous avons
jusqu'ici examinés.
D'une main le monarque canalise, de l'autre il active la
machine répressive contre les partis, les syndicats et les mouvements
d'étudiants, cherchant ainsi à faire taire toute opposition. En
outre, si les crises internes des partis politiques étaient
favorisées par le Palais, elles étaient aussi le fruit d'un
désaccord structurel entre les cadres et la base des
partis89. Alors qu'Amnesty International et la presse internationale
francophone commencent à s'inquiéter de la recrudescence des
violations des Droits de
84 J-C. SANTUCI, op. cit., pp. 255-260.
85J-C. SANTUCCI, Le multipartisme marocain
entre contraintes d'un « pluralisme contrôlé » et les
dilemmes d'un « pluripartisme autoritaire, in Revue des Mondes
Musulmans et de la Méditerranée, N°111-112, 2006, pp.
63-118.
86 G. PERRAULT, Notre Ami le Roi, Paris,
Gallimard, Coll. Au Vif du Sujet, 1990, p. 248.
87 Ces événements seront
étudiés à travers les activités des CLCRM et plus
particulièrement du CLCRM de Bruxelles.
88 P. VERMEREN, op. cit., p. 83.
89 Sur ce sujet voir CH. DAURE-SERFATY, Rencontre
avec le Maroc, Paris, La Découverte, Coll. Essais, 1993.
27
l'Homme au Maroc, les Comités de Lutte contre la
Répression en France ont déjà fait état des
premières victimes des procès arbitraires90.
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