b.4 Le face-à-face entre le Palais et les Partis
politiques : 1959-1965
Depuis les gouvernements de M'barek Bekkaï, deux
gouvernements se succèdent entre 1956 et 1960 : le premier de tendance
droite istiqlalienne (PI du 3 décembre 1956 au 12 mai 1958) et le second
de tendance gauche syndicale (UMT du 24 décembre 1958 au 27 mai 1960).
Durant ces années, un premier « bras de fer » s'engage entre
le Palais et les partis politiques.
Alors que les plus importants partis et syndicats (PI, PDI,
PCM, UMT et UNEM) se réunissent en un premier Front de Partis
coalisés (Koutlah Al Watanyya), depuis 1956, le Palais
s'efforce de consolider ses positions sur le champ politique. Dès 1958,
par l'intermédiaire des plus importants caïds du pays (tel
Mahjoub Ahardane* et Lahcen Lyoussi*), le palais crée un « club
» politique réunissant une large frange de la seigneurie
féodale, traditionnelle mais peu patriote, en opposition au Front des
Partis coalisés.
Ce « club » de féodaux inaugure son propre
parti en 1957 : le Mouvement Populaire (MP). Le MP
se donne une doctrine politique « plus sociale, plus
proche de la paysannerie et plus impliquée dans la cause
berbérophile ». Ce mouvement a pour réelle tâche
d'enfreindre toute tentative des partis politiques visant à pouvoir
traiter d'égal à égal avec le Palais. Pour ce faire, le MP
va tenter de s'appuyer sur les plus importants éléments du PI et
du PDI pour consolider la position du Makhzen et, in fine, du Palais. Mais
très vite, les deux ténors du Front des Partis coalisés,
devenu entre-temps le Front de l'Istiqlal (FI), à savoir Allal El Fassi*
et Mehdi Ben Barka*, s'emploient à renforcer les pouvoirs du Parlement
en instaurant le Conseil National Consultatif (CNC) le 3 août
195654.
C'est la première et réelle expérience
parlementaire dans l'histoire contemporaine du Maroc où les
partis politiques demandent des comptes au roi sur la
situation générale du pays jusqu'à l'avènement
d'Hassan II. En février 1958, le Maroc est secoué par une
opération militaire organisée par une coalition militaire
franco-espagnole contre l'ALM et le FLN dans une zone située entre le
futur Sahara occidental et la Mauritanie. L'ALM et le FLN porteurs d'un projet
de Maghreb Uni des Peuples déchantèrent après
l'opération « Ouragan-Ecouvillon », face aux forces
armées franco-espagnoles.
53 M. BENHLAL, Politique des barrages et
problèmes de la modernisation rurale dans le Maghreb, in Annuaire
de l'Afrique du Nord, Centre national de la recherche scientifique; Centre de
recherches et d'études sur les sociétés
méditerrannéenes (CRESM)(éds.), Paris, Editions du CNRS,
Vol. 14, 1976, pp. 261-273.
54 Bulletin officiel du Royaume du Maroc du 17
août 1956, N°2286, Dahir n°1-56-179 du 25 hija 1375 (3
août 1956) portant institution d'un Conseil national consultatif
auprès de sa Majesté. M. MONJIB, op. cit., pp.
91-95.
20
Durant le mois de janvier 1959, de graves révoltes
paysannes se déroulent dans la région du Rif et dans tout le nord
du Maroc. Ces révoltes sont, d'une part, en rapport avec la
décolonisation brutale de l'Espagne, mais aussi causées par une
conjoncture de sous-développement dans cette partie du pays. En effet,
l'absence d'infrastructure, l'appauvrissement de la population, il semble que
le pouvoir marocain pense déjà à faire sortir cette
main-d'oeuvre désoeuvrée vers l'Europe...
Toujours sur fond d'une latente crise économique, le FI
programme deux plans économiques : un plan biennal pour 1958-1959 et un
plan quinquennal pour 1960-1964, qui doivent résorber les échecs
du premier plan (1954-1957), tout en engrangeant des réformes agraires
afin d'endiguer les exodes ruraux qui sont de plus en plus massifs. A cette
même période, l'aile gauche du FI en la personne de Mehdi Ben
Barka* travaille sur le projet de la « Route de l'Unité
»55. Les promesses vis-à-vis de ces réformes sont
toujours reportées par le Palais.
Le 7 septembre 1959 émane du FI, l'Union Nationale des
Forces Populaires56(UNFP). Ce parti formé autour de Mehdi Ben
Barka*, Abderrahmane El Youssoufi* et Abderrahim Bouabid*, s'est doté
d'abord d'une ligne politique proche du socialisme des pays du bloc
soviétique, puis du socialisme apparenté au modèle «
baâthiste » égyptien, mais in fine, le socialisme de l'UNFP
s'apparentera aux pays des non-alignés comme la Yougoslavie, l'Inde,
l'Indonésie, l'Algérie et Cuba. L'UNFP cherche un encrage au sein
de l'artisanat et de la petite bourgeoisie commerçante citadine et
rurale. L'UNFP travaille donc sur la constitution d'une bourgeoisie nationale
capable de doter le pays d'une économie industrielle. Cette
démarche complète l'implantation de l'UMT dans la classe
ouvrière et de l'UNEM au sein des étudiants.
A la suite des pressions policières exercées sur
les partis politiques et des fortes oppositions au Parlement, le Palais renvoie
le Gouvernement à la majorité syndicale UMT. Le 27 mai 1960 est
inauguré le premier Gouvernement Royal dans lequel le roi est
Président et le prince héritier
Vice-président57. Cette inauguration permet au monarque de
remanier à sa guise les majorités gouvernementales jusqu'en 1972.
A partir de cette date, le monarque organisera ses propres «
majorités », ses propres « oppositions », ses propres
« référendums », etc...
C'est le second « bras de fer » entre le Palais et
les partis. Le 3 mars 1961, Hassan II* devient roi, il coupe l'herbe sous le
pied de l'UNFP entrée dans l'opposition et dont la politique s'axait
principalement sur les conditions de vie des paysans, des ouvriers et des
étudiants. Mehdi Ben Barka* résumait en 1962 dans son discours de
l'Option Révolutionnaire la situation sociale et politique du Maroc :
« Une grande bourgeoisie qui a abdiqué ses prétentions
politiques et associe son sort à celui de la
semi-féodalité. Une classe ouvrière qui est la force
révolutionnaire par excellence et qui doit poser en termes clairs les
relations de ses tâches syndicales et de ses buts politiques. Une moyenne
et petite bourgeoisie mécontente
55 M. BEN BARKA, Vers la construction d'une
société nouvelle, Discours devant les cadres du parti de
l'Istiqlal de Tétouan, 31 juillet 1958.
56 P. VERMEREN, Histoire du Maroc depuis
l'indépendance, Paris, La Découverte (3e édition),
Coll. Repères, 2010, pp. 26-31. M. MONJIB, op. cit., p. 169.
57 M. MONJIB, cit., pp. 221.
21
et potentiellement révolutionnaire mais
hésitant à reprendre la lutte pour achever la libération
nationale. Une masse paysanne de petits fellahs et khamès sans terre qui
a besoin d'une claire vision de ces tâches et d'un cadre pour organiser
son action propre auprès de la classe
ouvrière58».
Depuis 1956, les promesses faites par le monarque de doter le
pays d'une Constitution élaborée par une Assemblée
constituante n'avaient toujours pas été honorées. Ainsi le
2 juin 1961, Hassan II* promulgue sa Loi Fondamentale59. Cette Loi
Fondamentale représentait une sorte de charte fondamentale palliant la
carence constitutionnelle du pays. Ainsi, tous les aspects de la vie politique,
économique, sociale et culturelle du pays, étaient
déjà anticipés.
Le monarque cherchait par la Loi à garder le pouvoir
législatif et judiciaire en renforçant l'efficacité du
dahir et en reléguant au second plan toutes promulgations et
propositions ultérieures des partis politiques. Le monarque jette les
bases de son pouvoir absolu et sacré. Ces fondements sacrés sont
les suivants : le statut inviolable de la monarchie, l'Islam comme religion
d'Etat et l'intégrité territoriale. Ensuite, par cette loi, le
roi cherche à isoler les partis politiques dans les différents
secteurs publics. Pour ce faire, il réorganise les sharifs en
congrégations (naqibs)60. Les sharifs
représentent au Maroc, ce que le sociologue Henri Mendras appelle
une société intermédiaire61. Il s'agit d'un
corps social reliant l'autorité royale et le Makhzen d'une part et le
reste de la société d'autre part. Dans l'ancien Maroc, les
sharifs, comme les confréries religieuses ou les corps de
métier, représentaient tantôt un contrepoids, tantôt
un gage de légitimité pour le pouvoir central. Au Maroc, les
sharifs sont répartis en différents ordres parmi
lesquels : les sharifs relevant d'une ascendance royale, souvent
rentiers. Les sharifs ne relevant pas d'une ascendance royale mais
d'un saint personnage et enfin les sharifs ayant acquis un savoir ou
un capital matériel suffisant pour pouvoir concourir au titre. Dans tous
les cas, l'ascendance prophétique est invoquée. L'existence de ce
corps social est étroitement liée au système des
privilèges dans la politique marocaine. Depuis le 16e
siècle, l'authenticité des sharifs était
confirmée par un acte (Ijâza) statuant quant à
leur prestige.
Depuis la Loi Fondamentale, leur réorganisation a pour
but de distiller la culture « makhzénienne » au sein de la
population. Par culture « makhzénienne », entendons une
culture qui doit constamment faire l'apologie du monarque. De ce fait, ces
naquibs doivent supplanter les partis politiques et investir tous les
lieux publics importants au pays comme : les foires annuelles
(moussems), les établissements scolaires et les administrations
civiles. Le monarque reste, ainsi, l'éternel pilier absolu du
système politique. Après la Loi Fondamentale, Hassan II met en
place le 7 décembre 1962 la première Constitution dans laquelle
il s'octroie des pouvoirs exorbitants, tout en limitant ceux du
CNC62. Ainsi, la figure du roi reste
58 M. BEN BARKA, Option révolutionnaire
au Maroc, Rapport au secrétariat de l'UNFP avant le 2e
Congrès, Rabat, le 1er mai 1962, pp. 13.
59 Bulletin officiel du Royaume du Maroc du 9
juin 1961, N°2745, Dahir n° 1-61-167 du 17 hija 1380 (2 juin 1961)
portant Loi fondamentale pour le Royaume du Maroc.
60 M. MONJIB, op. cit., pp. 339-340.
61 H. MENDRAS, Les sociétés
paysannes, Paris, Folio, Coll. Histoire, 1995.
62 L. FOUGERE, La constitution marocaine du 7
décembre 1962 , in Annuaire de l'Afrique du Nord, Centre national
de la recherche scientifique(éds.), Paris, Editions du CNRS, Vol.1,
1964, pp. 155-165.
22
inviolable et sacrée. Il préside le Conseil des
Ministres et peut adresser des messages au Parlement, à la Nation sans
qu'il ne puisse y avoir un quelconque débat sur le contenu de ces
messages.
L'appel au boycott des élections législatives du
17 mai 1963 par l'UNFP63, pousse Hassan II* a d'abord canaliser
l'opposition. Cette tâche est assurée par son plus important
conseiller (Wasif) Ahmed Réda Guédira*. Ce dernier a mis
à jour le MP en créant un « Front de Défense des
Institutions Constitutionnelles » (FDIC) et un « Parti
Social-Démocrate »(PSD) pour rallier le FI, entre 1963 et
196464. En plus du FDIC et du PSD, Ahmed Réda Guédira*
divise le bloc de la gauche et favorise un nouveau Mouvement syndical : l'Union
Générale des Travailleurs du Maroc (UGTM) et un Mouvement
d'étudiants: l'Union Générale des Etudiants du Maroc
(UGEM). Ces deux syndicats de droite sont rattachés au
PI65.
Les arrestations et procès arbitraires déferlent
contre l'UNFP, l'UMT, l'UNEM et l'ALM, alors que ce quatuor
réfléchit à la construction d'un Gouvernement d'Union
Nationale capable de tenir la dragée haute au Palais. En octobre 1963,
éclate la Guerre des Sables entre le Maroc et l'Algérie. Cette
guerre trouve son origine sur un désaccord frontalier entre les deux
pays, et va permettre à Hassan II* de tenter de revivifier un certain
nationalisme mais sans succès.
L'UNFP, devenu principal parti de l'opposition, tient
tête à Hassan II*. Ce dernier mène un coup de filet
cinglant à son encontre avec plusieurs milliers d'enlèvements le
16 juillet 1963. Toute la commission de travail du parti est
arrêtée. Depuis ce coup dur porté contre « la
bête noire » du Palais, l'engrenage répressif monte d'un
cran. Les principaux dirigeants de l'UNFP et de l'ALM sont condamnés
lors du premier grand procès politique de Rabat tenu le 14 mars 1964. Le
7 août, le Général Mohamed Oufkir* a mis en branle le pays
contre un dissident armé Mohamed Agouliz* alias « Cheikh Al
Arab » (le Chef des Arabes) appartenant à l'ALM66.
Après cette victorieuse opération, Mohamed Oufkir* devient
ministre de l'Intérieur le 20 août 1964.
Le 23 mars 1965, le Ministère de l'Enseignement publie
une circulaire limitant l'âge d'intégration scolaire.
Indignée par cette mesure, l'opposition appelle à la
manifestation. Toute la population de Casablanca manifeste son
mécontentement contre cette décision mais aussi contre le
régime dans son entièreté. En réponse Hassan II*
fait appel à l'armée pour soumettre les manifestants. Le bilan
s'élèverait à plusieurs centaines de morts et milliers de
blessés. Lors de son discours du 29 mars 1965, Hassan II* cherche
à casser l'influence de la gauche politique naissante dans le corps de
l'Enseignement : « Il n'y a pas de danger aussi grave pour
l'État que celui d'un prétendu intellectuel. Il aurait mieux valu
que vous soyez tous des illettrés (...). Je vous mets à nouveau
en garde contre une éducation désorientée de cette
génération future que devront épargner l'indiscipline et
l'anarchie. (Il faut) décourager les trublions et préserver
l'intangibilité de nos traditions, de nos tempéraments et de
notre équilibre67. »
63 AT TAHRIR, Hebdomadaire de l'UNFP section
des étudiants de Paris, N°6, du 7 mai 1963, pp. 2-4.
64 M. MONJIB, op. cit., pp. 305-319.
65 M. MONJIB, cit., p. 192. J-C. SANTUCCI,
op. cit., p. 260.
66 M. BENNOUNA, Héros dans gloire : Echec
d'une révolution 1963-1973, Casablanca, Tarik Editions, 2002, pp.
68-71.
67 Y. BELAL, Le cheikh et le calife : sociologie
religieuse de l'islam politique au Maroc, Lyon, ENS Editions, 2011, p.
86.
23
Le 7 juin 1965 à 20h30, Hassan II* proclame l'Etat
d'Exception68. Le 29 octobre de la même année, Mehdi
Ben Barka*, leader de l'opposition marocaine et figure de la Tricontinentale,
est enlevé à Paris. Sa disparition monte à nouveau d'un
degré l'engrenage répressif au Maroc.
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