Université Paris VII- Diderot
UFR Sciences Sociales- CEDREF
Formation en informatique ; ouverture sociale
et sexisme. Le cas Epitech.
Clémentine Pirlot Bettencourt
Mémoire présenté en vue de l'obtention
du Master 2 « Genre et développement » Sous la direction
de Mme Dominique Fougeyrollas Année 2012-2013
Sommaire
Introduction
Présentation de l'enquête : contextualisation et
problématique
Méthodologie
Partie 1 : Ouverture sociale
Chapitre I: Ouverture et mobilité sociale
1. L'ouverture sociale permise par Epitech 1.1 La certification
ingénieur.e
2. La mobilité sociale à Epitech 2.1 Analyse du
questionnaire
2. 2 Chez les enquêté.e.s
Mobilité sociale ascendante forte Mobilité sociale
ascendante faible Diversité
Perception de l'ouverture sociale à Epitech
Résultats et conclusions
Chapitre II: Epitech, filet de secours des
élèves aux marges du système scolaire traditionnel
1. L'autopromotion d'Epitech
2. Comment analyser les parcours scolaires ?
3. Difficultés scolaires et rejet du système chez
les enqueté.e.s
4. Vocation de l'informatique
5. Epitech comme voie de réorientation Résultats
et conclusions
Chapitre III : Culture geek
1. Qu'est ce que la culture geek ?
2. La culture geek vue par les enquêté.e.s
3. La culture geek à Epitech Résultats et
conclusions
Chapitre IV : Epitech, école ou entreprise ?
1. Asteks, koalas et autre
bocalien.ne.s : présentation
2. Statut d'autoentrepreneur.e : quelques réflexions et
interrogations
3. Une forme de précarité ?
4. Conditions de travail
5. Contestation des étudiant.e.s
6. Goupe Ionis et manipulations financières :
écoles ou entreprises ?
7. Qui peut être astek/koala ?
Partie 2 : Le coût de l'ouverture sociale
Chapitre V : Catégorisation et exclusion
1. Mécanismes d'exclusion des femmes
1.1 Le soupçon d'incompétence
1.2 Réduire les femmes à des objets
décoratifs
1.3 L'humour
1.4 Le harcèlement stratégique
2. Exclusion institutionnelle des femmes 2.1 Division sexuelle
du travail
3. Exclusion par la culture geek
3.1 Négatoin voire inversion des rapports
d'inégalité
3.2 Forum interne et culture troll
4. Justifications de l'exclusion
5. Catégorisation racisante Conclusion
Chapitre VI : Stratégies des filles à
Epitech
1. Se rapprocher des salarié.e.s de l'école ou des
autres élèves pour avoir du soutien
2. Jouer le jeu de la féminité, intégrer
l'infériorité
3. Dénigrer les filles, se distancier du
féminin
4. Changer son comportement ou son apparence
5. Profiter des quelques rares avantages
6. Sortir avec un garçon d'Epitech
7. Autres stratégies possibles
8. Les limites des stratégies individuelles Conclusion
Chapitre VII : Quelques perspectives de
transformation
1. Donner envie aux filles de venir à Epitech
2. Lutter contre la culture hostile aux femmes
3. Initiatives existantes pour renforcer le nombre de femmes
dans les sciences
4. Le sexisme dans les entreprises informatiques
4.1 Réaction à la dénonciation du sexisme
4.2 Actions des entreprises pour une meilleure
représentation des femmes Conclusion
Conclusion
Bibliographie
Annexes:
Résultats du questionnaire
Description des personnes rencontrées
Grille d'entretien
Tableau synthétique des personnes rencontrées
Annexe disponible : entretiens retranscrits
1
Avant propos : La règle de grammaire de
proximité a été utilisée ici pour les
accords, plutôt que celle qui veut que le masculin l'emporte.
Introduction
Le milieu de l'informatique est, depuis quelques
décennies, un milieu en plein essor, où il fait bon travailler.
Les recrutements, en hausse depuis les années 1990, se sont
stabilisés pour la première fois depuis le début de
l'année 20131. Les formations d'informatique,
dispensées par les seules écoles d'ingénieur.e jusqu'aux
années 1990, sont maintenant nombreuses et variées, à
l'université ou dans des écoles privées. Les femmes,
aujourd'hui très nombreuses à faire des études
supérieures, sont néanmoins toujours cantonnées dans les
mêmes domaines : « La progression spectaculaire des
scolarités féminines n'a pas ébranlé les lois de la
reproduction sociale, puisque les filles continuent, grosso modo, à
s'orienter vers les mêmes filières que les
générations précédentes » (Couppié et
Epiphane, 2006). Elles sont très peu représentées dans le
milieu de l'informatique en particulier, car bien qu'elles représentent,
en 2012, en France, 33% des diplômé.e.s en Sciences et
Technologies, elles sont moins de 10% des diplômé.e.s en sciences
et technologies de l'information et de la communication2.
L'informatique est l'un des secteurs les moins féminisés en
France, avec seulement 25% de femmes y travaillant3. Nous avons vu
dans le mémoire de Master 1 les mécanismes de mise à
l'écart des femmes dès le plus jeune âge, qui consistaient
en une association entre mathématiques et informatique, un mythe du
« hacker » comme étant un jeune homme, et une culture sexiste
dans le monde du travail. Nous avons également exploré le
thème de la mobilité sociale, notion complexe et
multidimensionnelle. Nous nous attacherons ici à analyser l'ouverture
sociale dans une école d'informatique française et l'incidence de
celle-ci sur la proportion de femmes.
Présentation de l'enquête :
contextualisation et problématique
L'École pour l'informatique et les nouvelles
technologies (Epitech) est un établissement d'enseignement privé
qui propose une formation pratique en cinq ans, et qui revendique avoir «
20% du marché des étudiants BAC + 5 en informatique en France
»4. Jusqu'aux années 2000, les meilleurs postes et
salaires dans
1
http://www.rtl.fr/actualites/transports/article/emploi-le-secteur-informatique-recrute-toujours-7760657931
2
http://www.cnisf.org/upload/pdf/mutationnelles_2012vf.pdf
3
http://lecercle.lesechos.fr/entrepreneur/social-rh/221168497/role-femmes-linformatique
4
https://return.epitech.eu/?p=861
portail des étudiant.e.s, fait par des étudiant.e.s. Discussion
autour de la question du prix de l'école
2
l'informatique étaient réservés aux
étudiant.e.s des écoles d'ingénieur.e.s mais la
création de nouvelles écoles comme Epitech, non certifiée
ingénieur.e permettant d'accéder à des postes et salaires
similaires semble avoir amorcé une ouverture sociale dans le milieu de
l'informatique. L'élitisme (concours d'entrée et classes
préparatoires) n'est pas de mise dans cette école, qui accepte
tous les profils et tous les bacs. Epitech propose une pédagogie
particulière qui bouleverse la notion traditionnelle de temps scolaire.
Les heures sont à rallonge, les « piscines », premières
semaines intensives de l'année, ayant lieu de 8h à 23h, et
l'école étant ouverte 24h/24. Les vacances scolaires n'existent
pas, et pour les personnes qui entrent en première année, les
cours ont lieu jusqu'en juillet et un stage doit être effectué
entre juillet et décembre. Il doit être d'au moins quatre mois,
les élèves ayant la possibilité de prendre deux mois avant
ou après le stage. Les cours ont ensuite lieu jusqu'en juillet, puis ne
s'arrêtent qu'en août pour reprendre en septembre. Epitech a
été créée en 1999, par un ancien
élève de l'école Epita, école certifiée
ingénieur.e. Depuis, Epitech a ouvert des établissements dans
onze villes de France, les étudiant.e.s devant cependant obligatoirement
effectuer la cinquième année à Paris. Le nombre
d'élèves varie selon les promotions et les villes, l'école
principale étant celle de Paris qui accueille plusieurs centaines de
personnes chaque année.
D'autres écoles du même type qu'Epitech
(écoles d'informatique non certifiées ingénieur.e) ont vu
le jour, peu d'écoles existaient avant les années 2000 : Sup
info, créée en 1965, et l'ESGI , créée en 1983,
puis, de nouvelles écoles ont vu le jour, comme par exemple l'ENSIA,
créée en 2000, l'Exia créée en 2004 et Intech info
créée en 2002.
Le choix d'Epitech de ne pas être certifiée
permet une autonomie plus grande et une pédagogie différente,
où la pratique prime sur la théorie et où
l'indépendance est indispensable pour réussir sa
scolarité. Epitech accepte toutes les personnes ayant obtenu un bac
(général, technologique ou professionnel), quel que soit son
âge et quelles que soient ses notes. Seule la motivation est prise en
compte, et Epitech, dans sa communication, insiste sur la possibilité
pour tou.te.s d'entrer et d'obtenir un diplôme d'informatique, amenant
à un statut de cadre et à une rémunération
d'environ 36 000€ par an. Mais, comme le rappelle Marie Duru-Bellat :
« la sociologie de l'éducation des années soixante dix qui a
amplement montré qu'il ne suffisait pas d'élargir l'accès
pour égaliser véritablement les chances scolaires »
(Duru-Bellat, 2007). Le refus de l'élitisme prôné par
Epitech permet-il une réelle ouverture sociale ? C'est la question
à laquelle nous tenterons de répondre ici, à travers une
analyse de la mobilité sociale, des parcours scolaires et des
aspirations de quinze étudiant.e.s d'Epitech.
Le nombre de filles étudiant à Epitech oscille
entre 2 et 7% selon les promotions. Les chiffres sexués pour les autres
écoles ne sont pas très faciles à trouver et ne sont
jamais affichés sur leurs sites internet. A titre de comparaison,
l'administration de l'ESGI, contactée par email, annonce environ 30% de
filles. Les autres écoles non certifiées n'ayant pas
répondu aux sollicitations, nous ne disposons pas d'autres chiffres. Si
l'on regarde du côté des écoles d'ingénieur.e, on
trouve, pour toutes les écoles 15,8% de filles en 2011-2012,
3
d'après le Ministère de l'Enseignement
Supérieur5. Epita, école du même groupe
qu'Epitech annonce environ 10% (d'après l'administration), tandis que
L'Ingesup, autre école d'ingénieur.e annonce entre 10 à 15
% d'étudiantes dans ses effectifs bordelais6. D'après
le palmarès 2011-2012 des écoles
d'ingénieur.e7, la moyenne est de 27% de filles, les chiffres
allant, selon les écoles, de 0 à 80%, avec seulement 10
écoles sur les 188 à avoir un taux en dessous de 10%..
Le faible nombre de filles à Epitech en fait donc une
minorité statistique, qu'il est très intéressant
d'étudier, comme le dit Christian Baudelot, dans la préface du
livre de Michèle Ferrand, Françoise Imbert et Catherine
Marry, L'excellence scolaire : une affaire de famille : « les
minorités statistiques les plus improbables -ici les normaliennes
scientifiques- recèlent sous une forme concentrée des
trésors de propriétés sociales qui informent davantage sur
la structure du système, la logique de son fonctionnement, les lois de
ses transformations et les possibilités de les contourner que la
hiérarchie bien ordonnée des variables qui définissent la
population des normaliens normaux. » La minorité de normaliennes
étudiée dans le livre représente tout de même 25%
des étudiant.e.s, ce qui est beaucoup plus qu'à Epitech. Une
telle minorité (entre 2 et 7%) ne peut pas être dû à
des choix personnels ou au hasard, il convient donc d'identifier les causes de
cette sous représentation et de comprendre comment une école qui
prône l'ouverture sociale affiche un nombre de filles si faible. Nous
émettrons l'hypothèse que si une relative ouverture sociale est
permise par Epitech grâce à un refus de l'élitisme propre
aux écoles d'ingénieur.e, cette ouverture s'accompagne d'une
forte culture d'exclusion des femmes, réservant ainsi l'ouverture
sociale aux seuls hommes.
Méthodologie
La méthode choisie est une approche qualitative,
à travers quinze entretiens semi-directifs (grille en Annexe), sept
filles et huit garçons. Les premier.e.s enquêté.e.s ont
été contacté.e.s par email par l'intermédiaire
d'une connaissance à Epitech, puis chaque enquêté.e m'a
ensuite fourni les contacts d'autres personnes. Une sélection a
été faite selon le sexe, la ville et la promotion, afin de
recueillir des expériences différentes. Tou.te.s les
étudiant.e.s ayant participé aux entretiens avaient entre 18 et
26 ans, la relation qui s'est instaurée était donc
facilitée par nos âges très proches. Je me suis
présentée comme une étudiante en sociologie à
l'université Paris VII, entreprenant des recherches sur l'informatique
et sur Epitech, afin de ne pas orienter les réponses
enquêté.e.s. Les entretiens ont eu lieu dans des cafés,
autour d'un verre, ce qui a mis à l'aise les enquêté.e.s.
Le tutoiement s'est naturellement imposé avec chacun.e, du fait de la
proximité d'âge qui rendait un vouvoiement étrange. Un
questionnaire en ligne a également été mis en place afin
de recueillir les parcours scolaires et
5
http://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/2012/06/4/DEPP-RERS-2012_224064.pdf
6
http://www.sudouest.fr/2012/03/29/la-fille-geek-a-de-l-avenir-672570-2780.php
7
http://www.dimension-ingenieur.com/classement-2012-ecoles-ingenieurs-les-plus-feminisees/3/3/0/675/
4
profession des parents des étudiant.e.s d'Epitech. Ce
questionnaire anonyme a été diffusé sur les réseaux
sociaux et par email aux étudiant.e.s d'Epitech, qui ont
été 109 à répondre.
5
Partie 1 : Ouverture Sociale
Chapitre I
Ouverture et mobilité sociale
La mobilité sociale qui nous intéresse ici n'est
pas la mobilité intra-générationnelle, mais celle qui se
fait sur plusieurs générations, donc
inter-générationnelle. La notion de mobilité sociale est
à distinguer du sentiment de mobilité, qui est la manière
dont les personnes vivent et expliquent leurs trajectoires sociales. La
mobilité sociale étudiée ici prendra en compte les
multiples dimensions qui la composent : le statut socioprofessionnel, le niveau
de revenu, mais également la migration qui influe sur les conditions de
vie. Notre analyse de la mobilité sociale chez les
enquêté.e.s s'appuiera sur leur parcours social et leur perception
de la mobilité.
1. L'ouverture sociale permise par Epitech
1.1 La certification ingénieur.e
« L'appellation d'ingénieur recouvre en France
deux grandes réalités qui coexistent sans se confondre. D'une
part, les ingénieurs sont des personnes exerçant une
activité professionnelle demandant plutôt une compétence
technique. Mais on parle aussi d'ingénieurs commerciaux, en
référence au statut social de l'ingénieur, plus qu'au
contenu de son activité. Ce même vocable caractérise aussi
les personnes ayant obtenu un titre d'ingénieur, titre qui sanctionne
(aujourd'hui) une formation à Bac + 5, dans les écoles
d'ingénieurs. En France, seul le titre d'ingénieur
diplômé est protégé, l'exercice de la profession
d'ingénieur n'est pas réglementé »
Cette définition, extraite du « Rapport du Women`s
Forum dans le cadre du projet SciTechGirl » (2008), montre que
l'appellation « ingénieur.e » concerne principalement un
diplôme, mais n'est pas nécessaire pour exercer la profession
d'ingénieur.e. La définition de la Commission des Titres
d'Ingénieurs, CTI, précise bien la nature intrinsèquement
évolutive de cette notion: «Le métier de base de
l'ingénieur consiste à poser et résoudre de manière
toujours plus performante des problèmes souvent complexes, liés
à la conception, à la
6
réalisation et à la mise en oeuvre, au sein
d'une organisation compétitive, de produits, de systèmes ou de
services, éventuellement à leur financement et à leur
commercialisation. À ce titre, un ingénieur doit posséder
un ensemble de savoirs techniques, économiques, sociaux et humains,
reposant sur une solide culture scientifique.» Les écoles
d'ingénieur.e.s ont donc l'obligation de dispenser des cours
généraux de sciences, mais les écoles ne pouvant pas
apposer la notion d'ingénieur.e sur leurs diplômes car ne
remplissant pas les critères, verront également leurs
étudiant.e.s employées en tant qu' « ingénieur.e
».
Sur les sites internet d'Epita (école certifiée
ingénieur.e) et d'Epitech (école du même groupe, non
certifiée par la CTI), les chiffres de salaire, et d'insertion des
ancien.ne.s étudiant.e.s
annoncés semblent être les mêmes. Pour la promotion 2010,
91% des élèves d'Epita et 96% des élèves d'Epitech
sont aujourd'hui de salarié.e.s en CDI et le salaire moyen annuel des
élèves de la promotion 2010 est de 37 000€ pour Epita et 37
500€ pour Epitech (voire 40 530€ si l'on ajoute les avantages), ce
qui paraît illogique étant donné qu'Epita, certifiée
ingénieur.e est associée à un élitisme (concours
d'entrée, diplôme d'ingénieur.e). Pourtant Epitech permet
d'arriver au même salaire, voire peut-être même aux
mêmes emplois, car 49% des élèves de la promotion 2012
était embauché en tant qu'ingénieur.e.s en 2011 (voir
Annexe 1). Le positionnement d'Epitech comme école technique
plutôt que généraliste permet aux étudiant.e.s une
insertion professionnelle plus grande, car les entreprises cherchent de plus en
plus des diplômé.e.s formé.e.s techniquement : « si
l'obtention d'un diplôme du supérieur limite la
précarité et le déclassement, tous ne sont pas
logés à la même enseigne : à niveau de diplôme
équivalent, ceux issus de filières professionnelles entrent dans
la vie active dans de meilleures conditions que les diplômés de
filières générales » (Erlich et Verley, 2010). La
formule pédagogique d'Epitech est d'immerger les élèves
dans le monde de l'entreprise, à travers de nombreux stages, ce qui
semble correspondre à l'évolution des formations en France :
« outre l'évolution de l'offre et de la demande, la
professionnalisation des études s'est accompagnée d'une hausse
des stages, pour répondre là encore au souci d'insertion
professionnelle des étudiants. En 2006, plus de 40% des étudiants
déclaraient en avoir effectué un (hors stages de fin
d'études) lors de la précédente année
universitaire, alors qu'en 1997, ils n'étaient qu'un tiers »
(Erlich et Verley, 2010). Erlich et Verley avancent une explication à la
professionnalisation croissante des formations : « Une des lectures
possibles d'une telle centralité de la perspective de
professionnalisation des études peut être faite à partir de
la situation des jeunes sur le marché du travail. Ils font face à
une dégradation de leurs perspectives de mobilité sociale au
risque de connaître une moins bonne réussite que leurs parents
» (2010).
La brochure 2012-2013 d'Epitech entreprend même une
comparaison avec les écoles d'ingénieur.e.s et suggère que
leur taux d'embauche en CDI de 96% est « à comparer à la
moyenne de 64% des étudiants sortant d'une école
d'ingénieurs » et que « de même, 94% des
étudiants d'Epitech sont embauchés sous la statut « cadre
» ou « cadre supérieur » (pour 87% des étudiants
sortant d'une école d'ingénieurs bénéficiant du
statut « cadre ») ». Il y a donc un paradoxe ici,
l'élitisme des écoles d'ingénieur.e semble perdurer sans
vraiment avoir
7
une raison d'être dans les formations d'informatique
puisque Epitech semble apporter le même niveau social d'arrivée
(cadre ou cadre supérieur), sans la certification ingénieur.e et
sans concours. Isabelle Collet explique, dans son livre L'informatique
a-t-elle un sexe ? que pendant la forte demande d'
informaticien.ne.s des
années 2000 beaucoup de formations en informatique ont été
créés car « on s'est alors rendu compte que la politique de
recrutement élitiste coûtait inutilement cher et que des
techniciens pouvaient parfaitement accomplir les tâches des
ingénieurs pour beaucoup moins cher » (2006). Catherine Marry, dans
son ouvrage Les femmes ingénieurs, a montré que les
grandes écoles étaient très élitistes. Mais depuis
la fin des années 1990, de nouvelles écoles ont vu le jour,
Epitech étant exemple, qui ne délivrent pas de diplômes
d'ingénieur.e, sans pour autant être une formation technique mais
qui fait des diplômé.e.s des produits parfaitement adaptés
au monde du travail. Ces nouvelles écoles semblent refuser
l'élitisme et prôner une certaine ouverture sociale, comme le
montre cet extrait de la brochure Epitech 2012-2013 :
« Quel est le point commun entre un élève de
première année venant d'un bac S, un autre sortant d'une
première année de fac de lettres ou bien un autre en
réorientation ? Ce sont tous des passionnés. Tous unis autour
d'un but commun : devenir des experts qui sauront (ré)inventer le monde
de demain. Epitech sélectionne ses étudiants selon leur
appétence aux Nouvelles Technologies de l'Information et de la
Communication (NTIC). Peu importent les compétences, toute la promotion
est mise au même niveau durant les premières semaines à
l'école. »
Dans la brochure 2012-2013, Epitech réserve
également une section « Comment financer ses études »
à l'attention des futur.e.s élèves. Le premier moyen
proposé étant les activités en entreprise : « Les
étudiants peuvent travailler jusqu'à 2 jours par semaine en
troisième année et 3 jours par semaine en quatrième et
cinquième année [...] ce qui permet d'autofinancer les
études. De même, les stages sont rémunérés
dès la deuxième année. La moyenne de
rémunération mensuelle du stage informatique est d'environ
645€, celle du stage professionnel (fin de dernière année)
est d'environ 1500€. D'autres possibilités comme Cristal,
l'association-entreprise de l'école, mais aussi les activités
liées à certains laboratoires et celles internes à
l'école donnent lieu à des rémunérations. »
L'école a également établi des partenariats avec des
banques pour faciliter l'obtention de prêts à « taux
privilégiés » et souligne que « les récentes
dispositions prises par l'Etat permettent aujourd'hui à tout
étudiant d'obtenir un prêt garanti par ce dernier, sans caution
personnelle, dans le cadre de ses études supérieures, quelle que
soit sa situation personnelle et familiale. »
8
2. La mobilité sociale à Epitech
Nicolas Sadirac, directeur d'Epitech, explique dans une
interview8 une autre forme de refus de l'élitisme : accepter
tous les bacs « Nous prenons aussi des littéraires et bac pro, pour
créer de la diversité. Cela nous réussit. Nous avons de 15
à 20% de créateurs d'entreprise à la sortie, contre 1%
pour les écoles d'ingénieurs. Et, pour la plupart, leur start-up
survit dans les années suivantes. Les business angels se battent pour
nos étudiants. Et, alors que nous accueillons des étudiants de
classes sociales plutôt modestes, ils sont embauchés à 4000
euros... Les hyperactifs s'épanouissent ici. » La mobilité
sociale semble donc être encouragée à Epitech, à
travers un recrutement varié et diverses possibilités de
financement.
La mobilité sociale est restreinte, en France, par
l'orientation différente des élèves selon leur origine
sociale : « La « démocratisation ségrégative
» (Merle 2000) est caractérisée par un accès
inégal des nouveaux bacheliers aux différentes séries
selon leur origine sociale : en 2008, 35% des admis au baccalauréat
général étaient issus de milieux cadres et professions
intellectuelles supérieures, les enfants d'ouvriers ne
représentant que 11,5% des admis » (Erlich et Verley, 2010). Le
fait qu'Epitech accepte tous les bacs, y compris les bacs professionnels,
semblerait donc aller à l'encontre de cette «
démocratisation ségrégative » et permettre à
un plus grand nombre de personnes de faire des études
supérieures. Ce dernier aspect n'est pas négligeable, si l'on
considère que « Au total, 53% des jeunes accèdent [aux
études supérieures] à la rentrée suivant leur
réussite au baccalauréat ou pour certains un an plus tard. Ce
taux dépasse 80% pour les enfants d'enseignants et de cadres
supérieurs et n'atteint que 42% pour les enfants d'ouvriers
qualifiés et 31% pour les enfants d'ouvriers non qualifiés »
(Erlich et Verley, 2010). En théorie, Epitech facilite donc une certaine
ouverture sociale à des classes sociales moins favorisées, ainsi
qu'à des élèves d'origine géographique
différente. Mais qu'en est-il dans les faits ? C'est la question
à laquelle nous allons tenter de répondre, à travers
l'analyse d'un questionnaire distribué aux élèves
d'Epitech, ainsi que les enquêté.e.s ayant participé
à des entretiens semi-directifs.
2. 1 Analyse du questionnaire
Un questionnaire en ligne a été diffusé
aux élèves d'Epitech afin d'avoir une idée des origines
sociales et du parcours scolaire des élèves. La plupart des
études sur la mobilité sociale ne s'intéressent qu'aux
pères et aux fils, invisibilisant ainsi les femmes, qui pourtant
existent sur le marché du travail depuis longtemps. Mon questionnaire
s'intéressait donc aux professions de la mère, du père et
des grands parents afin d'avoir une idée plus précise des
origines sociales des élèves d'Epitech. Pour que le questionnaire
ne soit pas trop long et
8
http://etudiant.lefigaro.fr/le-labeducation/actualite/detail/article/a-l-epitech-nous-avons-supprime-les-cours-912/
9
rebutant pour les répondant.e.s, nous avons choisi de
demander les groupes socioprofessionnels selon la nomenclature PCS 2003 de
l'INSEE. Bien entendu, il convient de garder à l'esprit que « quels
que soient les outils statistiques mobilisés, ce sont toujours des
hypothèses, des idées, que l'on teste. Il est trivial de
souligner qu'aucune mesure n'est « neutre », en ce qu'elle repose sur
des classifications et des mises en correspondance qui ne sont jamais
aléatoires » (Duru-Bellat, 2007). Les résultats de ce
questionnaire sont donc déterminés selon une certaine
classification, et ne sont en rien une lecture « objective » de la
mobilité sociale. 109 élèves ou
ancien.ne.s d'Epitech ont répondu
au questionnaire en ligne, ce qui ne permet pas de faire de conclusion car nous
ne savons pas en quoi les répondant.e.s sont représentative.f.s
des étudiant.e.s d'Epitech. Le résultat de ce questionnaire est
donc simplement donné à titre indicatif et ne peut en rien
être généralisé à Epitech. Le nombre de
filles parmi les répondant.e.s (11,9%) est bien plus élevé
que dans les promotions d'Epitech, où les filles sont 4,6% pour la
promotion 2016, 5.6% dans la promotion 2015, 3,6% dans la promotion 2014, 3,4%
dans la promotion 2013 et 2,3% dans la promotion 2012. La grande
majorité des répondant.e.s a obtenu un bac Scientifique (71,6%),
et 8,3% ont un bac Economique et Social. Il est intéressant de constater
que 14,7% ont un bac technologique (STI, STV) mais aussi qu'une personne a un
bac littéraire, et une autre n'a pas le bac, mais a quand même pu
faire un BTS, qui lui a donc permis d'avoir l'équivalence bac pour
entrer à Epitech.
Un peu plus de la moitié des personnes de
l'échantillon (52,3%) a un père dans la catégorie
socioprofessionnelle « cadre, profession intellectuelle supérieure,
profession libérale », et 31.2% ont une mère dans cette
même catégorie. Les mères et pères
agricultrice.eur.s sont minoritaires (1,8%), ainsi que les pères
ouvriers (4.6%) et aucune des mères de l'échantillon n'est
ouvrière. Les mères sont 17,4% à ne pas exercer
d'activité professionnelle, ce qui est le cas pour seulement 0.9% des
pères, et qui s'explique par le fait que les responsabilités
familiales incombent encore en grande majorité aux femmes, qu'elles
exercent un travail salarié ou non. Les «
artisan.ne.s, commerçant.e.s,
chef.fe.s d'entreprise » sont 8,3% chez les mères et 14,7% chez les
pères.
On peut, à titre de comparaison, regarder les chiffres
du Ministère de l'Enseignement Supérieur sur l'origine sociale
des étudiant.e.s français.e.s en 2011-20129, qui ne
prennent cependant en compte que la profession du « chef de famille
», terme que même l'Insee n'utilise plus. En effet, depuis 1982,
l'Insee a remplacé cette expression par « personne de
référence du ménage », ce qui n'a pas pour autant
enlevé l'aspect discriminatoire du concept : « La personne de
référence du ménage est déterminée à
partir des seules 3 personnes les plus âgées du ménage.
S'il y a un couple parmi elles, la personne de référence est
systématiquement l'homme du couple »10. On peut
s'étonner qu'une telle notion arbitraire perdure encore en 2013, alors
que les femmes sont très nombreuses dans la population active. L'origine
sociale des étudiant.e.s que le Ministère de l'Enseignement
Supérieur propose est donc probablement majoritairement calculée
par rapport aux professions des pères, en effaçant celles des
mères lorsqu'elles sont en couple. Ces chiffres sont
9
http://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/2012/06/4/DEPP-RERS-2012_224064.pdf
10
http://www.insee.fr/fr/themes/detail.asp?ref_id=ir-projmen2030&page=irweb/projmen2030/dd/doc/concepts.htm
10
difficiles à comparer avec ceux de notre questionnaire,
ne sachant pas quelle part est basée sur la profession des mères
et des pères, et sont donc donnés ici à titre indicatif
:
Pour les écoles d'ingénieur.e, 47,1% des
élèves ont des parents « Cadres et professions
intellectuelles supérieures », mais seulement 6,4% ont des parents
« employé.e.s » et 5,1% « ouvrier.e.s ». Le taux de
« professions intermédiaires » est de 11,1%, d'«
artisan.e.s, commerçant.e.s et chef.fe.s d'entreprise » a
été ajoutée aux « agricultrice.eurs » et atteint
11,8%.
Si l'on compare ces données à celles recueillies
grâce au questionnaire, on remarque que la proportion de parents «
cadre, profession intellectuelle supérieure, profession libérale
» dans les écoles d'ingénieur.e (47,1%) n'est pas
très éloignée de la proportion de pères dans cette
catégorie chez les répondant.e.s au questionnaire (52,3%). Si
l'on considère les mères, cette proportion est cependant plus
faible (31,2%). Le taux d'« artisan.e.s, commerçant.e.s et
chef.fe.s d'entreprise » est également similaire avec 11,8% dans
les écoles d'ingénieur.e et 14,7% chez les pères des
répondant.e.s et 8,3% chez les mères.
Presque tou.te.s les diplômé.e.s d'Epitech seront
cadres à la sortie, 94% d'après les chiffres annoncés sur
leur site internet. On peut donc dire qu'il y a mobilité sociale par
rapport au père dans presque la moitié des cas, 47,7% par rapport
au père, et dans 68,8% des cas par rapport à la mère.
Quant à savoir si cette mobilité est « ascendante » ou
« descendante », tout dépend de la hiérarchie que l'on
fait entre ces catégories qui regroupent déjà des
métiers très différents. Si l'on considère les
personnes dont la mère n'exerce pas d'activité professionnelle
(17,4%) on peut avancer que ces personnes sont en mobilité ascendante du
point de vue capitaliste du marché du travail formel. Si l'on
s'intéresse aux filles de l'échantillon, 5 des 12 filles ont un
père
11
« cadre, profession intellectuelle supérieure ou
profession libérale » et 2 sur 12 une mère dans cette
catégorie. On peut considérer que les trois filles dont la
mère n'exerce pas d'activité professionnelle sont en
mobilité ascendante, ainsi que celle dont la mère est
employée. Si l'on considérait la seule profession du père,
5 des 12 filles ne seraient pas en mobilité sociale alors que seule une
des 12 filles a les deux parents cadres et peut donc être
considérée en stabilité. Cet échantillon, bien que
non représentatif d'Epitech, car aléatoire, nous permet cependant
d'avoir un aperçu de la situation socioprofessionnelle des parents.
2.2 Chez les enqueté.e.s
Parmi les quinze enquêté.e.s ayant
participé à des entretiens semi-directifs, sept filles et huit
garçons, onze personnes ont obtenu un bac S, 2 ont un bac ES, une a un
bac STI et une autre un bac STG. Sept personnes sur quinze ont fait un
prêt pour payer l'école, pour sept autres l'école est
payée par leurs parents, et pour un enquêté, sa mère
a payé une année et il a travaillé en même temps
pour payer les années suivantes. On peut distinguer huit
enquêté.e.s en mobilité sociale ascendante qu'on peut
considérer forte, les sept autres pouvant être
considéré.e.s en mobilité sociale ascendante faible. Seul
un des enquêté.e.s est en stabilité, c'est-à-dire
que ses deux parents sont cadres.
Mobilité sociale ascendante forte
Julie, qui est en cinquième année à
Epitech lors de l'entretien, peut être considérée comme
étant en mobilité sociale « ascendante » par rapport
à ses parents. Sa mère est factrice et son père agent de
maintenance dans une clinique. La catégorie socioprofessionnelle de sa
mère est donc « employée », mais celle de son
père peut être « employé » ou « profession
intermédiaire ». Dans tous les cas, Julie est aujourd'hui cadre,
employée depuis peu en CDI. En première année, son
père lui dit d'arrêter Epitech parce qu'elle ne dort presque plus,
elle n'a pas le temps d'aller voir ses parents ni ses amies, elle pleure
très souvent, elle me dit donc que son père veut qu'elle
arrête Epitech et lui coupe même les vivres mais elle tient bon et
il cède, bien qu'elle précise : « ils ont eu un peu de
mal à gérer les années qui ont suivi ». Sa
mère lui a dit récemment : « tu sais t'aurais
arrêté Epitech, t'aurais fait un autre boulot ça aurait
été aussi bien pour ton père et moi, nous on s'en foutait
». Il semble donc que ses parents ne soient pas dans un idéal
capitaliste d' « homo économicus » car la mobilité
sociale pour eux n'est pas synonyme de bonheur, au contraire, cette
mobilité s'est faite dans la douleur pour Julie et ses parents. A eux
deux, ses parents gagnent environ 2700 euros par mois mais sont
propriétaires de leur maison. Le cdi qu'elle vient de commencer est
payé environ 2100 par mois, ce qui fait plus que chacun.e de ses parents
: « j'ai appelé ma mère, elle me dit t'as pas l'air
contente, je lui ai dit `mais tu te rends pas compte je gagne plus que toi et
papa. Je suis contente, c'est pas le problème mais vis à vis de
vous qui travaillez depuis
12
je sais pas combien d'années ça me fait
bizarre de dire que je vais gagner tant ». Son salaire est pourtant
en-dessous de la moyenne d'Epitech pour le premier emploi qui est de 37
000€ par an (elle est à 33 000).
Sam, en troisième année lors de notre entretien,
semble avoir moins de difficultés à vivre sa mobilité
sociale. Sa mère est agente de service dans une école maternelle,
et son père agent de sécurité, tous deux sont donc «
employé.e.s ». Sam n'est pas fils unique, « j'ai deux
grands frères ils ont huit ans de différence par rapport à
moi. L'ainé il était dans l'armée et là il va dans
la police municipale et l'autre est censé être frigoriste mais il
est plus frigoriste-plombier dépanneur tout ça. » Il a
une vie toute planifiée : « j'habite toujours chez [mes
parents] j'ai pas le choix en fait j'espère vite me débarrasser
du prêt étudiant pour pouvoir m'acheter un appartement je veux pas
louer et je veux acheter et une fois que je l'ai acheté que j'ai fait ma
petite vie j'ai fait des économies je déménage je vais
m'acheter un pavillon et comme ça je loue l'appartement. » Il
n'avait pas spécialement envie de faire un bac scientifique, mais ses
parents l'ont convaincu : « ils m'ont dit de faire un bac S en me
disant bac S c'est mieux avant je pensais qu'un bac général
c'était mieux mais en fait je me suis rendu compte que non. Disons qu'on
a beaucoup de portes ouvertes mais tu sais rien faire alors que bac pro
là on a de la pratique quand on arrive en entreprise on sait faire des
choses. » Ses parents gagnant peu, ils ne pouvaient pas payer
l'école : « j'ai pris un prêt étudiant parce que
sinon j'aurais pas pu.. A un salon il y avait une personne qui était
là qui me disait que pour aller à Epitech ses parents ne
dépensaient pas, il payait tout seul et il avait juste pris un
prêt étudiant à son nom et qu'il avait réussi et du
coup je me suis dit pourquoi pas. » Sam se situe dans la tranche des
familles ayant peu de revenus, mais gagnant tout de même trop pour avoir
une bourse de l'enseignement supérieur : « je n'ai pas droit
à la bourse, parce que les revenus de mes deux parents sont trop pour
avoir une bourse. » La mobilité sociale ascendante de Sam
semble être bien vécue, si l'on considère son plan de vie
ambitieux. N'étant qu'en troisième année, il ne se rend
pas encore vraiment compte de cette mobilité qui ne deviendra
réelle qu'à la fin de ses études.
La situation de Louis est un peu différente, en
cinquième année lors de l'entretien, il est arrivé
à Epitech en 3ème année, après avoir
travaillé pendant plusieurs années. Il vivait au Cameroun
jusqu'alors : « J'ai ma mère ici, elle est ici depuis que j'ai
eu mon bac je ne l'avais pas vue. Et moi j'étais resté au
Cameroun avec ma grand-mère. » Sa mère est auxiliaire
de puériculture (il n'est pas en contact avec son père),
profession qui correspond à la catégorie « employé.e
», mais a tout de même pu payer la première année
à Epitech : « je travaille aujourd'hui donc je peux largement
payer mais à l'époque ma mère m'a aidé un peu un an
et c'était bon après j'ai commencé à travailler
à Bouygues Télécom pendant un an. Ma mère a
payé la troisième année et les deux dernières je
travaillais. » C'est donc en travaillant en même temps qu'il a
pu financer lui-même les deux années restantes. Louis est
très conscient de sa mobilité ascendante : « moi je
dépense beaucoup d'argent dans ma vie, en Afrique et je participe
à des projets pour ma famille parce que je suis le seul enfant de ma
mère et c'est ma grand-mère qui a tout fait pour moi mes oncles
quand ils ont des projets je finance ils sont comme mes frères. Je suis
aujourd'hui le flambeau de ma famille ça c'est un secret. » En
contradiction avec ces
13
déclarations, il dit également qu'il ne
considère pas avoir vraiment réussi : « je sais pas si
c'est une réussite parce que pour moi j'ai pas réussi tout le
monde trouve mais moi non j'ai pas réussi comme je voulais parce que
j'ai pas eu le support qu'il me fallait avec le peu de ce que ma
grand-mère m'a apporté la force que j'ai pu avoir et l'aide du
ciel. Je suis à près de trois ans de retard j'avais prévu
qu'à 25 ans je serai marié avec une petite maison. »
Louis sent donc que sa situation est très bonne, il est maintenant cadre
salarié d'Epitech, et dirige le laboratoire réseaux. Mais ses
ambitions ne sont pas individuelles, il souhaite que sa mobilité sociale
profite également à d'autres : « je rentrerai en Afrique
peut-être un jour. J'aime beaucoup ma famille. Peut être que je
rentrerai là bas pour porter tout ce qu'on peut fait à Epitech,
pour peut-être le porter là-bas un jour je verrais bien. Je veux
leur donner la chance d'aller au-delà de ce qu'ils ont pu imaginer je
sais qu'ils en sont capables ils manquent de moyens les moyens qui leur faut
sont pas que des moyens financiers il faut aussi des moyens d'encadrement.
»
Marc est également venu à Epitech en 3ème
année, après avoir passé deux ans dans une autre
école du même type, l'Exia à Rouen. Mais avant cette
école, il était allé en IUT au Havre et
l'expérience n'avait pas été concluante. Sa mère
est infirmière (son père est décédé), et
l'aidait à payer un appartement au Havre, mais a refusé de payer
l'école à Rouen: « ma mère était pas trop
d'accord donc là c'était prêts étudiants, elle m'a
dit, si tu veux continuer c'est toi qui vois mais là c'est prêt
étudiant, tu te débrouilles. » Pour les trois
dernières années, à Epitech, sa mère a
accepté de l'aider : « j'ai fait l'astek (assistant) toute la
quatrième année et puis ben merci maman. Parce que du coup quand
elle a vu que j'avais bien réussi à l'Exia, elle a dit ah tiens
je paie Paris en fait. »
Le colocataire de Marc, Thibault, avait déjà
commencé Epitech mais avait dû partir en cours d'année,
faute de moyens financiers. Il rentre donc à Rouen et vit avec sa
mère, tout en travaillant dans le service informatique d'un
hôpital, bien qu'il n'ait pas de diplôme autre que le bac. Thibault
va ensuite à l'Exia, où il rencontre Marc et le convainc de finir
leurs études à Epitech. Sa mère est secrétaire et
son père opérateur en raffinerie avec un statut de cadre. Au
moment de l'entretien, il travaille au pôle trading de la BNP, où
il fait son stage de fin d'études. Mais il n'aime pas y travailler et
affiche un esprit anti-capitaliste : « Moi je suis encore un gros
révolutionnaire dans le fond. Le bien commun c'est pas encore inscrit
dans le cerveau de tout le monde. » Sa mobilité sociale, bien
qu' « objectivement » pas évidente (son père est
cadre), est tout de même réelle car ses parents ne gagnent pas
assez pour lui payer Epitech et il a du travailler en tant qu'astek pendant ses
études pour pouvoir payer les frais quotidiens (loyer, nourriture...).
Il ne souhaite cependant pas être un pion du système capitaliste
mais souhaite plutôt travailler pour une entreprise de
sécurité informatique.
Matthieu est en deuxième année à Epitech
lors de l'entretien, et a obtenu un bac STI. Il est très conscient de sa
mobilité sociale ascendante, et sait qu'il a une vie plus facile que ses
parents :
14
« mon père a travaillé dans les usines
à 13 ans il devait soulever des sacs, au Portugal c'était dur
avant. Maintenant il est conducteur de travaux il a un salaire respectable et
il a une vie plutôt tranquille. Maintenant la seule chose qui nous pose
problème encore c'est par exemple les endettements pour la maison et
tout ça. Il est employé. Il a pas de diplôme mais il a une
grande expérience. mon père je sais qu'il dormait que 3h par jour
parce qu'il devait à la fin de la journée aller prendre soin du
bar de ses parents. Et il devait ensuite aller à l'école le matin
et l'après-midi allait à l'usine. Je sais que si un humain a
surmonté ça, ça veut dire que moi aussi en étant
humain que je peux faire ça. Quand tu dois faire quelque chose ton
mental doit pas fléchir. Quand par exemple j'ai envie de m'en sortir
avec un bon salaire mon mental il doit pas fléchir en disant t'es
fatigué vas dormir. »
Son père a donc une profession qui rentre dans la
catégorie « professions intermédiaires », et sa
mère, qui est conseillère conjugale et familiale peut exercer en
tant qu' « employée », « profession intermédiaire
» ou encore « libérale », mais ses parents ne gagnent
quand même pas assez pour pouvoir payer Epitech : « j'ai fait un
prêt. Mes parents sont pas garants. Le banquier il a dit je connais ce
genre d'école c'est des écoles professionnelles je sais que votre
fils s'il s'en sort il va avoir un bon salaire donc je sais que vous allez
pouvoir le rembourser. » Matthieu sera le seul de sa famille à
être cadre : « j'ai une soeur aussi qui fait des études
de coiffure. Là elle a 16 ans elle fait un bac pro. » Sa
mobilité sociale ascendante est particulièrement forte si l'on
considère que son père n'a pas fait d'études
supérieures, et que sa mère a simplement suivi une formation de
deux ans, une fois arrivée en France. Matthieu a également une
petite soeur qui fait un bac professionnel de coiffure, on peut donc penser
qu'elle ne fera pas d'études supérieures. Il est donc le seul de
sa famille à entamer des études supérieures et aura le
statut socioprofessionnel le plus élevé.
Chloé, en deuxième année
également, est entrée à Epitech avec un bac STG. Sa
première passion était le dessin, mais ses proches l'ont
convaincue qu'il n'y avait pas de débouchés et elle s'est
tournée vers l'informatique :
« je suppliais ma mère je lui ai fait s'il te
plaît paies moi l'école, paies moi l'école. Du coup elle a
fini par céder. Parce qu'on n'a pas beaucoup d'argent ni rien. Au final
mes études c'est moi qui les ai payées parce que ma mère
et elle me les a payées et puis comme je faisais n'importe quoi avec
l'argent de la bourse, c'est-à-dire que je m'achetais à manger,
j'ai une bourse sur critères sociaux échelon 2 et je gagne
377€. Et je dépensais tout ça en bouffe. Donc ma mère
a pété un câble. Donc j'ai fait un prêt
étudiant et là je me finance moi-même. »
Au moment de l'entretien, Chloé fait son premier stage
: « là je suis payée 436€ mais ce qu'il se passe
c'est que, il y a un truc extraordinaire qui s'est passé, tu vois
Pirelli ? Ils m'ont proposé un stage chez eux alors que j'étais
déjà en stage dans une boîte à la con. ils me
proposent un salaire de 900 € par mois plus les frais de la cantine.
» 900€ est un salaire très élevé pour un
premier stage, et ce salaire pourrait lui donner un aperçu de la
mobilité sociale à venir, mobilité dont elle est
déjà consciente :
15
« je suis 100 % garante de mon prêt. Ma
mère , depuis ses 16 ans elle travaille dans la coiffure. A
l'époque il faut savoir que c'était très facile de
travailler, elle a pas de diplôme. Son expérience lui donnerait au
moins 10 diplômes. Là elle a aucun diplôme, même pas
le bac. Quand elle m'a donnée naissance après elle a dû
arrêter le travail. Forcément. Et quant elle a repris pour
être plus proche de moi elle travaillait dans la même maternelle
que moi. Elle a bossé dans les écoles, pour nettoyer. Donc elle
travaillait dans des salons, on lui promettait des promotions parce que c'est
elle qui faisait le plus gros chiffre à chaque fois et qui attirait la
clientèle, elle devait avoir 500 € ma mère donc elle s'est
fait abuser dans le sens où ils lui devaient 500 €. Plus d'une
fois. En plus elle a signé un papier pour les 35 heures alors qu'elle en
faisait 50. Donc elle s'est faite vraiment exploiter jusqu'au bout. Là
elle a monté son propre salon à Châtelet. »
Aujourd'hui dans une meilleure situation, la mère de
Chloé a donc élevé sa fille toute seule (Chloé ne
connaît pas son père). La mère de Chloé n'ayant pas
de diplôme, cette dernière est donc en mobilité ascendante
forte à la fois du point de vue du niveau d'études, du niveau de
revenu attendu et du statut socioprofessionnel.
Le dernier enquêté que l'on peut
considérer en mobilité sociale « ascendante » est
David, en troisième année à Epitech lors de l'entretien.
David a un père « commerçant », qui est passé
par nombre de « petits boulots » depuis son arrivée en France
(il est vietnamien), et n'a plus de contacts avec sa mère : «
ma mère je l'ai pas vue depuis longtemps. Mon père il
travaille sur les marchés ils vend des produits asiatiques qu'il fait
lui-même. Il fait ça cinq jours par semaine c'est vraiment son
métier. » Son père gagnant peu, il
bénéficie d'une bourse de l'enseignement supérieur :
« j'ai la bourse qui me fait à peu près
400 € et après je faisais justement des petits boulots par-ci
par-là en informatique je suis auto entrepreneur donc dès qu'il y
a un contrat qui se présente je suis là et je facture des heures.
Ça va pas être un souci cette année parce que je vais
trouver un part time j'espère. Les deux premières années
c'était assez difficile on s'est fait aider un peu par la famille etc.
j'avais pas fait de prêt c'est beaucoup par la famille. Je vais
certainement faire un prêt pour l'année prochaine ça va
être un prêt de 10 000 €. Mais je vais quand même
rembourser mon père plus tard. Je compte apporter une aide
financière quand je serai assez bien il aura un virement permanent tous
les mois. »
Sa mobilité sociale est donc consciente et
recherchée, dans le but d'aider son père dès qu'il le
pourra. Grâce au réseau familial, il n'aura pas autant de dettes
que s'il avait dû faire un prêt pour les cinq années, ce qui
lui permettra de donner de l'argent à son père plus rapidement.
David n'est pas le seul à devoir travailler pour financer ses
études, c'est également le cas de sa soeur : « j'ai un
petit frère et une petite soeur qui a 20 ans et mon frère il a 18
ans. Mon frère il est dans une école en alternance il fait un BTS
Management des Unités Commerciales et ma soeur elle est à la fac
en écogestion et elle est aussi caissière en même temps.
» Par rapport à son père qui n'a pas de diplôme,
David ainsi que sa soeur et son frère, font tous des études
supérieures, ce qui les place tous les trois en mobilité
ascendante forte.
16
Mobilité sociale ascendante faible
Les sept enquêté.e.s restant.e.s, bien que
n'étant pas en stabilité (seul un a les deux parents cadres),
sont en mobilité sociale moins importante, car le décalage avec
leurs parents n'est pas aussi grand. Dounia, en deuxième année
à Epitech, vient d'une famille d'intellectuels : son père
était médecin en Algérie et sa mère professeure de
chimie. Mais en venant en France, ils ont été confronté
à la non reconnaissance de leurs diplômes et ont dû changer
de profession :
« mon père quand il est venu ici on lui a
demandé de refaire deux ans avant d'avoir l'équivalent du
diplôme et mon père il voulait pas il pouvait pas en fait parce
que moi je suis née et mon père il pouvait pas se permettre. Il a
refait six mois en fait mais il a arrêté parce qu'il faisait des
gardes de nuit pour avoir de l'argent il dormait pas quasiment. Donc il a
acheté un bar, et il l'a revendu pour acheter un tabac restaurant, il
l'avait depuis cinq ou six ans et il a vendu la semaine dernière. Ma
mère travaille pas elle, maintenant elle fait des cours aux petits de
troisième et tout des cours particuliers. Elle fait ça genre
trois fois par semaine. Juste pour s'occuper en fait. »
Son père avait de grands projets pour elle et l'a
poussée à faire des études supérieurs :
« mon père il voulait que je fasse comme lui
médecine j'avoue mais en terminale, mes parents ils ont fait des bac S
tous les 2 mais c'est moi qui ai choisi parce que c'est les matières
scientifiques j'aime le plus. Mon père m'a suggéré de
faire médecine et je lui dis jamais de la vie je pourrais pas mais sinon
il a dit école d'ingénieurs c'est bien moi je voulais
école de commerce mais j'ai dit OK c'est bien aussi après je fais
école d'ingénieurs. Mais médecine je voulais pas. Ma
mère elle s'en foutait je fais ce que je veux. »
Après avoir obtenu son bac, Dounia est donc
entrée directement à Epitech, et ses parents paieront les cinq
années.
Baptiste, en troisième année à Epitech, a
également subi la pression de ses parents lors de sa scolarité
:
« j'ai même pas essayé d'aller en S
c'était mes parents qui voulaient que j'y aille ils m'ont fait redoubler
ma seconde en fait ma première seconde j'avais passage en L ou ES et ils
voulaient que j'aille en S ils m'ont fait redoubler. J'arrive en
deuxième seconde j'ai eu tous les passages que je veux je pouvais aller
dans n'importe quelle filière j'ai dit je vais aller en ES. »
Baptiste admet qu'il ne vient pas d'une famille modeste : « c'est vrai que
je suis d'une famille assez aisée en fait mon père est chef d'une
boîte d'huissiers de justice. Et ma mère dans les assurances elle
travaille à temps partiel. mon père voulait que je fasse du droit
mais c'est pas mon truc du tout et au début mon père comprenait
pas mais il a accepté très rapidement. »
17
Il n'a donc pas eu besoin de faire de prêt : «
mon père paye mon loyer et l'école et il me donne de l'argent
pour manger et payer mes factures et moi je leur ai demandé
d'arrêter de me donner de l'argent parce que j'ai trouvé du taf.
» Baptiste n'est donc pas en réelle mobilité sociale,
puisque son niveau de vie sera plutôt équivalent à celui de
ses parents.
Mélanie a également un père chef
d'entreprise, mais sa mère a été « employée
» et est pour le moment sans activité professionnelle :
« Mon père il avait une grosse entreprise en
fait à Paris [...] et il a remonté une entreprise à
côté de Bordeaux il a fait ça pendant quelques
années c'était pareil de la mécanique
générale et là il a revendu son entreprise. Ma mère
ne travaille pas actuellement mais avant elle était fleuriste. Mon
père il a pas vraiment de diplômes en fait il voulait être
médecin sauf que son père avait une grosse entreprise de 300 ou
400 salariés à Paris et quand mon père a eu 16-17 ans son
père lui a dit tu arrêtes le bac tu me rejoins dans l'usine. Donc
il a pas eu le choix parce qu'il était enfant unique c'était
à lui de reprendre l'affaire. Et ma mère en fait elle avait fait
un diplôme de secrétariat et quand elle était venue en
vacances en France elle a rencontré mon père et finalement ils se
sont vus et ils se sont dits on va vivre à Paris et ma mère ne
parle pas le français et du coup elle s'est dit les fleurs elle s'y
connaissait à peu près elle a réussit à se faire
embaucher chez un fleuriste. »
Malgré les moyens de son père, Mélanie
n'a jamais été gâtée et ne reçoit pas plus de
300€ par mois pour les frais courants. Son père paie l'école
et son loyer. Mélanie a choisi de faire un bac ES, ce qui allait
à l'encontre de la « tradition » familiale : «
j'étais la première de la famille à ne pas vouloir
faire S et dans la famille de mon père si tu veux tout le monde a fait
S, et ils faisaient des repas de famille le dimanche pour que tout le monde
parle de ça mais je voulais pas craquer. Parce que j'avais la moyenne
pour aller en S mais je voulais pas. » Son père a soutenu sa
décision d'aller à Epitech mais a posé quelques
conditions: « Il a fait un contrat avec moi et ma soeur et il nous a
dit qu'on faisait les études qu'on voulait et qu'il s'engageait à
nous payer les études du moment qu'on avait les résultats que lui
attendait. Les résultats qu'il attend pour nous c'est les moyennes c'est
un peu compliqué mais pour ma soeur c'est 13,5. Et il vérifie
toujours les notes. » Mélanie est donc en mobilité
sociale ascendante par rapport à sa mère, mais en
stabilité par rapport à son père du point de vue du statut
socioprofessionnel, tandis que du point de vue du niveau d'études,
étant donné que son père n'a pas fait d'études
supérieures, elle est en mobilité ascendante forte. On ne peut
cependant pas la considérer en mobilité ascendante forte du fait
du statut et du niveau de revenus qui ne sont pas éloignés de
ceux de ses parents, en particulier de ceux de son père. Au moment de
l'entretien, elle a fini Epitech et a été embauchée en CDI
avec un bon salaire.
Anissa, en deuxième année à Epitech, n'a
pas eu besoin de faire de prêt pour payer l'école : «
C'est mon père qui paie. Il a bien voulu. En fait je lui ai dit que
s'il voulait pas je prendrais un prêt. Donc mon père voulait
éviter les prêts et les frais que je sois endettée.
» Ses parents sont tous deux diplômés mais
l'arrivée
18
d'enfants a brusquement mis fin à la carrière de
sa mère : « ma mère est une mère au foyer. Elle a
eu un diplôme de chimie, elle était chimiste. Mais elle a
travaillé pendant des années dans un laboratoire en Égypte
seulement quand elle a eu des enfants, surtout quand elle commencé
à avoir trois enfants, elle a arrêté le travail parce
qu'elle ne pouvait plus gérer tout en même temps. Et mon
père il est architecte. Il a sa propre entreprise. » Le poids
des attentes de ses parents lui a longtemps pesé : « j'ai fait
une terminale S mais je voulais pas faire S je détestais la S. Ils m'ont
obligée mes parents m'ont obligée. C'est pour ça que je
refuse que maintenant ils m'obligent à faire quoi que ce soit.
» Elle a donc pris seule la décision d'aller à Epitech,
et ses parents l'ont soutenue. Anissa est donc en stabilité sociale
relative, si l'on considère son père, mais une certaine
mobilité sociale peut être reconnue si l'on considère que
sa mère n'a pas d'activité professionnelle depuis longtemps.
Le cas d'Amélie est également complexe : sa
mère est infirmière et son père,
décédé, exerçait une profession libérale :
« J'ai fait des prêts étudiants depuis le début.
Mon père il était vétérinaire, il avait son
cabinet. » En mauvais termes avec sa mère, elle est partie
vivre avec son fiancé dès la première année
d'Epitech et n'a jamais reçu d'argent de sa mère. Après
deux ans, elle a décidé d'intégrer l'ETNA, l'école
en alternance du groupe Ionis (qui possède Epitech) : « la
troisième année, j'ai payé la moitié et la
moitié c'était mon entreprise. La quatrième année
c'est mon entreprise qui a financé en entier. Et j'étais
payée en plus à côté, enfin je n'avais pas un
salaire énorme. » Elle est tout à fait consciente que
sa famille a joué un grand rôle dans son orientation vers
l'informatique : « clairement moi si je n'avais pas eu deux de mes
frères qui étaient ingénieurs en informatique et pas mal
d'amis qui ont fait ça que je ne suis pas sûre que j'aurais fait
de l'informatique. En plus mon père était franchement geek. Je ne
suis pas sûre que si je n'avais pas eu ce contexte là j'aurais
fait ça. »
Marie est entrée en troisième année
à Epitech, après un BTS. Elle n'a pas eu besoin de faire un
prêt mais ses parents se sont beaucoup sacrifiés :
« mes parents me payent tous les frais en fait ils
partent du fait que je gagne pas ma vie donc ils doivent subvenir à mes
besoins donc ils payent l'appartement ils payent aussi la bouffe tout ça
ils payent l'école mais là ils me disent si tu pouvais trouver un
travail à côté ça serait bien donc du coup c'est
pour ça j'ai trouvé un part time. Mes parents ils ont pas que moi
ils ont aussi mon petit frère, ils se serrent la ceinture. Ils se
serrent la ceinture très dur donc moi ça me fait chier de gagner
moins, je voudrais bien les délester un peu. Ma mère est
secrétaire de mairie dans deux mairies différentes une de 600
habitants une de 300 habitants. Et mon père est chef d'entreprise, il
est artisan il fait de la menuiserie. »
Dans le cas de Marie, il y aura donc un relatif changement de
statut socioprofessionnel par rapport à son père mais une
ascension sociale par rapport au statut de sa mère. Si l'on
considère le niveau de revenu, la mobilité ascendante semble
être réelle car ses parents ne semblent pas gagner
énormément, puisqu'ils doivent faire de
19
nombreux sacrifices pour permettre à Marie et à
son frère de faire des études supérieures dans de bonnes
conditions. La différence de revenus ne sera cependant probablement pas
énorme car ses parents peuvent tout de même payer Epitech, qui
coûte entre 6000 et 8000€ par an.
Le dernier enquêté est Guillaume, qui a la plus
faible mobilité sociale, et est même en stabilité au niveau
du statut socioprofessionnel. Les deux parents de Guillaume sont cadres dans
l'enseignement, sa mère est principale adjointe d'un collège et
son père proviseur d'un lycée, anciennement professeure de
mathématiques et professeur de physique-chimie. Ses parents ne l'ont
jamais poussé à s'engager dans une voie plutôt qu'une
autre, d'après lui, et son père en particulier l'a toujours
soutenu : « d'un côté mon père aurait bien
aimé faire les études que je fais c'est le genre de trucs qu'il a
pas pu faire parce que mon grand-père avait pas l'argent. Mon
grand-père faisait pas non plus un travail qui rapportait
énormément, mon père a fait la faculté de physique
chimie après il a pu faire professeur. » Guillaume a de
grandes ambitions et un certain désir d'élévation sociale
: « Moi j'ai envie d'aller loin, je veux pas faire la même chose
qu'une personne qui sortirait d'un BTS ou d'une faculté d'informatique
je veux forcément aller dans quelque chose de plus technique de plus
poussé. » Ses parents paient l'école et ses frais
courants : « Le prix ça allait enfin aujourd'hui je sais pas
combien de temps ça va marcher si ça va marcher jusqu'au bout
là je suis en troisième année, ça fait
déjà trois ans ça commence à faire
conséquent niveau argent et après il y a la quatrième
année avec le voyage à l'étranger et forcément
ça va coûter encore plus et pendant ce temps-là il y a
aussi ma soeur qui a ses études aussi. » Guillaume, bien que
n'ayant pas de réel changement de statut social, semble toutefois en
relative mobilité subjective, par rapport à son père qui
aurait aimé faire les mêmes études que lui, mais qui
n'avait pas assez d'argent.
Diversité
La diversité est palpable parmi les
enquêté.e.s, huit des quinze étudiant.e.s ont au moins un
parent qui n'est pas né.e en France métropolitaine. Seulement
deux des quinze enquêté.e.s ne sont pas né.e.s
elles/eux-même en France. D'autres, comme Sam, sont dans une situation
intermédiaire : leurs parents sont nés ailleurs qu'en France
métropolitaine tandis qu'eux/elles sont né.e.s en France : «
Mes parents sont nés tous les deux en Martinique et ils sont venus
habiter en France. Moi je suis né en France. Je sais pas pourquoi ils
sont venus ici je me suis jamais vraiment intéressé à
ça je me suis dit peut-être que c'était plus facile de
trouver du travail en métropole. » Les parents de David, qui
sort également avec un étudiante d'Epitech, sont tous les deux
nés au Vietnam mais ne s'y sont pas connus : « ma copine, ses
parents sont nés en France mais aux Antilles. Mes parents sont
nés au Vietnam mon père il est venu dans les années 80 ou
85 ça fait pas très longtemps il est venu en fait pour se
réfugier de la guerre et ils se sont connus en France. » Louis
et Dounia, quant à eux, ne sont pas né.e.s en France mais
respectivement au Cameroun et en Algérie. Deux des
enquêté.e.s ont un parent français et
20
l'autre n'étant pas né.e en France. La
mère de Baptiste est Egyptienne, et a rencontré son père
en France, et la mère de Mélanie est née aux Pays Bas et a
également rencontré son père en France.
Perception de l'ouverture sociale à
Epitech
Afin d'avoir une idée de la perception de l'ouverture
sociale d'Epitech par les enquêté.e.s, une des questions
posées à l'entretien était « penses-tu qu'il y a des
origines sociales différentes à Epitech ? » Les
réponses portaient sur l'ouverture en terme de classes sociales, ainsi
qu'en terme d'origine géographique. L'ouverture à
différentes classes sociales semble faire l'unanimité, aucun.e
enquêté.e ne constate vraiment qu'une seule classe sociale est
représentée. Beaucoup des enquêté.e.s n'avaient
jamais vraiment réfléchi à la question, comme Sam :
« j'ai jamais demandé si les gens sont riches
ou pas mais je sais qu'il y en a qui sont riches il y en a qui le sont moins
déjà moi je fais partie de ceux qui le sont moins j'en connais
qui ont des parents docteurs je sais qu'il y en a qui sont aisés et
d'autres qui triment un petit peu qui sont un peu dans mon cas qui font des
prêts étudiant, ils se débrouillent, qui font du travail
à côté et du coup nous on a plus de difficultés
à payer on s'investit plus dans l'année parce qu'on a pas le
droit à l'erreur. Si moi je redouble une seule année je suis dans
la merde parce que je fais un prêt de 30 000 € et je commence
à le rembourser cinq ans après que je commence le prêt donc
si je redouble une année je la paye quand je suis en cinquième
année. »
Pour Marie, la mixité sociale est une
réalité à Epitech : « il y en a beaucoup
[d'origines sociales différentes], il y a du mec qui a de l'argent de
poche 4000 € par mois par ses parents là tu fais ouais quand
même. Jusqu'à la personne qui s'endette à 20 000 €
pour payer les études, je connais une personne qui doit avoir une
connexion Internet chez elle mais le PC qu'elle a, elle peut pas installer plus
que Windows 95 parce qu'il est très vieux. »
A Bordeaux, Mélanie ne considère pas que
l'ouverture sociale soit encore réelle : « Dans ma promotion il
doit y en avoir que trois ou quatre qui ont fait des prêts. Je pense
qu'à Paris c'est différent mais à Bordeaux on était
tellement une petite promotion et l'école était pas encore connue
donc je pense que les gens qui sont venus là ils avaient les moyens.
Mais c'est vrai que dans la promotion c'était pratiquement tous la
même chose. »
Matthieu, lui, a une toute autre perception de l'ouverture
sociale : « En fait je pense qu'au niveau des classes, je pense qu'on
est la même tranche, elle est plutôt large mais c'est la même
tranche. C'est ceux qui ont un revenu qui leur permet de survivre, pas de vivre
mais de survivre. Il doit y en avoir un ou deux qui ont plein d'argent mais en
moyenne pondérée ça doit être ça.
»
Chloé choisit de donner un exemple extrême :
« Étant donné que je suis pas riche, ouais. Après
c'est vrai qu'il y a des gens qui sont thunés. Il y a même un mec
qui arrive à être plus riche que ses parents. Il a des actions
en
21
bourse, son oncle est trader il lui apprend les ficelles
du métier. Le mec il paye tout seul ses études il est tranquille
ça me fout vraiment la mort. »
A l'opposé, Amélie met l'accent sur les personnes
aux revenus plus modestes :
« j'ai des amis qui à partir de la
troisième année, quand ils ont fait un part time c'est eux qui
payaient le loyer de leurs parents. Parce qu'en travaillant trois jours par
semaine, ils gagnaient plus que leurs deux parents réunis en 5 jours par
semaine. Donc si tu veux c'est des gens qui viennent d'un milieu modeste. C'est
une personne en particulier, mais c'est des gens qui viennent de milieux
modestes mais qui ont quand même été acceptés
à Epitech parce que les recruteurs ont senti qu'ils avaenit le potentiel
et qu'il fallait les aider justement pour mettre en valeur ce potentiel
là. Donc clairement il y a des gens qui viennent de différents
milieux. Et quelque part en fait j'ai envie de dire c'est largement
effacé, enfin je veux dire on n'en parle pas. Il n'y a pas de
discrimination vis-à-vis des autres, vis-à-vis de ton origine.
C'est vraiment à plat. C'est-à-dire que tu arrives et tu es
vraiment jugé sur tes compétences et ton envie d'apprendre. Sur
ce que tu vas accomplir plus que par là d'où tu viens. Parce
qu'il y a des gens qui viennent et qui ont plein de fric, bon au début
ils le montrent mais ils comprennent vite que c'est pas comme ça qu'ils
vont réussir. »
Pour ce qui est de l'ouverture en terme d'origine
géographique, la perception n'est pas la même pour tou.te.s les
enquêté.e.s. Le vocabulaire employé non plus, oscillant
entre celui de l'origine géographique, c'est-à-dire le lieu de
naissance des élèves ou de leurs parents, et celui de la couleur
de peau. Pour Guillaume, les élèves d'Epitech sont issu.e.s
d'origines géographiques variées :
« disons qu'il y a beaucoup de français,
comment dire il y a aussi des marocains je crois enfin des gens je saurais pas
dire mais au niveau des typages pour le dire comme ça, on sent qu'il y a
des personnes qui sont de toutes les origines donc il n'y a pas de
problème à ce niveau-là. Mais après je sais juste
qu'il y en a quelques-uns qui viennent des pays francophones du Nord de
l'Afrique. Parce que justement ils parlent français donc il n'y a pas de
problème mais je sais que ça devient international parce que la
nouvelle promo il y a des gens qui viennent de partout il y a des cours qui
commencent à être en anglais. »
Matthieu semble partager cet avis : « Origine
géographique... Mes parents sont nés au Portugal il y a que moi
qui ai la nationalité française. A Epitech je pense qu'il y a pas
mal de gens dont les parents sont pas nés en France. »
Chloé fait un constat similaire : « Il y a vraiment des gens
qui viennent de partout. Mon premier copain il venait de la Réunion, il
y en a d'autres il y a un gars je sais plus s'il venait d'Algérie ou du
Maroc. Il y a des Belges aussi. » Sam a une perception plus
mitigée de l'ouverture aux origines géographiques : «
Après géographiquement nous sommes à côté
du 13e donc il y a pas mal d'asiatiques il y a pas mal de métropolitains
aussi, et je crois il y a un américain aussi. Après c'est un peu
tout ça de mélangé un peu tout et n'importe quoi en fait.
Je pense qu'il y a plus de métropolitains plus de blancs en
général en même temps on est à Paris donc s'il y
avait plus d'autre chose ça serait bizarre. »
22
Dounia, à l'opposé, constate qu'« il y
a beaucoup de français il y a une minorité d'arabes et de noirs.
On va dire que 80 % de français et 10 % de noirs 10 % d'arabes à
peu près sur la promo de 100 personnes. » Pour Mélanie,
il faut distinguer le campus de Paris, plus mixte socialement, et celui de
Bordeaux où c'est plutôt l'uniformité qui règne :
« En termes d'origine géographique je pense
qu'à Paris il y a des gens différents mais à Bordeaux non
tout le monde était français il y avait juste un petit chinois
qui était vraiment très bizarre c'est lui il avait
été adopté par des Français et il venait du Vietnam
ou un truc comme ça c'était un enfant qui avait été
couvé, il a fait trois ans d'Epitech et il en a eu marre il a
arrêté et là ses parents lui paient la nouvelle
école encore plus chère. Et l'autre personne c'était
Yacine je crois qu'il est de nationalité française mais quand tu
le voyais tu pouvais te poser la question. Au niveau de la mixité
sociale pour moi il y en a pas à Epitech, en tout cas pas à
Bordeaux, ça va arriver. »
Résultats et conclusions
Nos entretiens révèlent donc quinze
étudiant.e.s d'Epitech, qui bien que différent.e.s les
un.es des autres, forment un groupe
plutôt homogène. On peut cependant distinguer deux groupes : celui
des enqueté.e.s en mobilité sociale ascendante forte (Julie, Sam,
Louis, Marc, Thibault, Matthieu, Chloé et David), et celui des
enqueté.e.s en mobilité ascendante faible (Dounia, Baptiste,
Mélanie, Anissa, Amélie, Marie et Guillaume). Si l'on
considère le sexe des enquêté.e.s, on ne constate pas de
distinction flagrante entre les filles et les garçons, bien que ces
derniers soient légèrement plus nombreux dans le groupe en
mobilité forte.
Les multiples dimensions de la mobilité sociale sont
prises en compte ici : le statut socioprofessionnel, le niveau de revenus, mais
aussi le niveau d'études. Sept des enqueté.e.s n'ont pas eu
besoin de faire de prêt, leur parents ayant les moyens de payer Epitech
pendant les cinq années. Pour les huit autres, un prêt a
été nécessaire pour payer les frais de scolarité.
Au niveau du statut socioprofessionnel, quatorze personnes, en supposant
qu'elles/ils deviennent cadres à la sortie d'Epitech (94% des
élèves d'après la brochure d'Epitech), auront un statut
socioprofessionnel différent de celui de leur mère et de leur
père, tandis qu'une personne (Guillaume) aura le même statut que
ses deux parents.
Les entretiens ont révélé une part
importante de mobilisation des familles pour assurer l'avenir scolaire de leurs
enfants, que ce soit à travers une pression pour faire un bac S (Sam,
Baptiste, Mélanie), dans le sacrifice de ceux qui ont peu de moyens
(Marie, David), ou simplement en les poussant ou en les soutenant dans leur
décision d'entrer à Epitech (Guillaume, Marc, Matthieu,
Chloé, Mélanie).
Pour quatre des enquêté.e.s (Matthieu,
Chloé, David et Mélanie) la mobilité ascendante est claire
si l'on considère le niveau d'études, car au moins un de leurs
parents n'a pas fait d'études supérieures.
23
La diversité est bien réelle chez nos
enquêté.e.s car huit d'entre elles/eux ont un parent né
hors de France métropolitaine et deux (Louis et Dounia) ne sont pas
né.e.s en France.
24
Chapitre II
Epitech, filet de secours des élèves aux
marges du système scolaire traditionnel
1. L'autopromotion d'Epitech
Dans sa communication externe, l'école utilise
l'expression « L'Epitech » pour se qualifier, bien que dans les
faits, personne ne l'utilise, toutes les personnes rencontrées parlaient
d'« Epitech », ce qui est également plus facile à
prononcer. Ce « L » rappelle étrangement les grandes
écoles, telles que l'ENS, l'ENA... Nicolas Sadirac, le fondateur de
l'école, la décrit ainsi à ses étudiant.e.s :
« Epitech, créée par d'anciens étudiants de l'Epita
lorsque celle-ci a décidé de se faire certifier par la CTI,
représente le choix délibéré d'une liberté
dans la manière de former les étudiants.11 » On
peut donc supposer que l'ajout du « L » ne vient donc pas de lui mais
plutôt du service de communication de l'école et est
utilisé principalement pour la communication externe. Il semble qu'il y
ait une contradiction entre le désir d'être des « outsiders
», une école rebelle aux méthodes opposées à
l'école traditionnelle, et la communication qui véhicule le
désir de ressembler à une grande école. Sur le site
internet de l'école, les deux formulations coexistent, ajoutant encore
à la confusion. La présentation de l'école que leur site
internet offre met l'accent sur la rupture avec les méthodes
traditionnelles d'enseignement, mais également le refus d'attribuer une
valeur à un.e étudiant.e sur la base de ses résultats
scolaires :
« L'EPITECH EST UNE ÉCOLE ACCESSIBLE AU PLUS GRAND
NOMBRE »
Nos étudiants viennent de tous horizons : ils sont de
catégories sociales différentes, de régions voire de pays
différents et n'ont pas forcément le même parcours
scolaire. Par contre, ils sont tous animés d'une même passion :
l'informatique. Mais le goût pour l'informatique ne suffit pas il faut
aussi que les étudiants sachent faire preuve d'ouverture d'esprit et
d'autonomie. A l'EPITECH la qualité d'un étudiant ne se mesure
pas à sa scolarité antérieure, mais à sa
capacité individuelle de création et d'adaptation. »
11
https://return.epitech.eu/?p=861
25
Le recrutement à Epitech n'est donc pas basé sur
les mêmes critères que les autres écoles, mais accorde une
grande importance à la « passion » et à l'autonomie.
Nous savons que « le modelage par les filières et les
établissements contribue au tri social des étudiants. La
dualité du système d'enseignement supérieur
français, opposant secteur ouvert (non sélectif à
l'université) et fermé (CPGE, STS, IUT et formation de
Santé à l'issue de la 1re année), génère des
laissés pour compte de la sélection » (Erlich et Verley,
2010). En ce sens, on peut considérer qu'Epitech est un entre deux,
à la fois secteur ouvert car acceptant toute personne ayant le bac, et
à la fois secteur fermé car c'est une école d'informatique
qui sélectionne tout de même les candidat.e.s sur la base d'un
entretien et selon ses propres critères.
2. Comment analyser les parcours scolaires ?
Le décrochage scolaire, définit par P.Y. Bernard
a pour « définition institutionnelle des sorties
prématurées du système éducatif »(2011). En ce
sens, aucun.e des élèves d'Epitech ne peut être
considéré.e comme étant en décrochage scolaire
puisque d'après la définition du Code de l'éducation, les
personnes considéré.e.s comme en décrochage scolaire sont
celles qui n'ont pas le bacalauréat ou équivalent, qui est
reconnu comme une « norme d'achèvement de la scolarité
». Il convient probablement mieux de parler de difficultés
scolaires (à des degrés différents). En utilisant la
notion de difficultés scolaires, on peut donc exprimer le désir
d'Epitech d'être un filet pour des élèves n'ayant pas eu un
parcours scolaire linéaire et parfait et/ou en rupture avec les
méthodes d'enseignement traditionnel.
Nicolas Sadirac, directeur d'Epitech déclare, dans une
interview12 au Figaro Etudiants, intitulée « A
l'Epitech, nous avons supprimé les cours » : « Nous recevons
souvent des élèves qui ont peiné dans le système
scolaire. Nous les choisissons à la sortie du bac, sur entretien. »
Epitech est donc pensé en contradiction avec le système scolaire
traditionnel : « Nos étudiants sont souvent faibles en
rédaction. Nous pourrions faire un cours comme ceux qu'ils n'ont pas
compris durant leur scolarité. Nous préférons les faire
écrire et les confronter au jugement de leurs copains, qui en lisant
leur texte n'arrivent pas à comprendre de quoi on parle. Ils
évoluent plus vite. » La littérature relatant la meilleure
réussite scolaire des filles est maintenant très
développée, et une lecture genrée s'impose ici afin de
saisir le contexte de la philosophie du filet pour des élèves en
difficulté scolaire.
Ce n'est pas nouveau, les filles réussissent mieux que
les garçons à l'école, elles sont plus « scolaires
» et sont donc moins sujettes à l'échec scolaire que les
garçons. Selon Bianka Zazzo, « si les filles réussissent
mieux c'est grâce à deux formes de contrôle:
12
http://etudiant.lefigaro.fr/le-labeducation/actualite/detail/article/a-l-epitech-nous-avons-supprime-les-cours-912/
26
- contrôle de soi: de ses impulsions, intentions ou
objectifs immédiats, qu'elles sont capables de différer ou
d'inhiber grâce à la prise de conscience de leurs
opportunités;
- contrôle de la situation dont les fluctuations et
changements sont plus aiséments saisis » (Zaidman, 1996).
Epitech est en rupture avec les valeurs classiques de
l'école telles que la discipline ou le conformisme et prône
plutôt des valeurs « masculines » en accordant une grande
importance à l'autonomie et l'indépendance, valeurs
inculquées aux garçons bien plus qu'aux filles, dès le
plus jeune âge. Les garçons seraient donc moins
dépaysés que les filles à Epitech, en quelque sorte en
terrain conquis, tandis que les filles, socialisées dans la
dépendance, viendraient moins facilement à une scolarité
indépendante. Les valeurs « masculines » permettent aux
garçons de se construire en opposition à la discipline et
à la performance scolaire, ce qui leur apportera une valorisation. La
remise en cause du système scolaire traditionnel n'est donc pas anodine
du point de vue du genre. Le système scolaire participe grandement
à la socialisation différenciée des filles et des
garçons, et contribue donc à renforcer les rapports sociaux de
sexe : « La sociologie de l'éducation a mis en évidence
l'importance des comportements que doivent avoir les élèves dans
la maîtrise des formes langagières, des règles de conduite,
des habiletés interactionnelles, bref d'un ensemble de normes qui
renvoient à la forme éducative. Or, les travaux sur la
difficulté scolaire montrent justement que les élèves en
échec sont souvent ceux qui réduisent l'univers scolaire à
ces dimensions formelles » (Bernard, 2011).
La réussite scolaire est donc, à analyser
à travers le prisme des rapports sociaux de sexe mais également
de classe et de « race » : « il est une conclusion à
laquelle arrivent toutes les études empiriques : la réussite
scolaire est fortement et positivement corrélée à
l'origine sociale des élèves » (Cherkaoui, 1986).
L'échec scolaire est donc statistiquement plus fréquent chez les
garçons, venant de classes moins privilégiées, et/ou
racisés. Epitech se posant comme filet pour les élèves en
difficultés scolaires, la population étudiante de l'école
devrait donc, en théorie être composée majoritairement de
ces personnes. Or, l'élève « type » d'Epitech serait
plutôt un homme blanc, les statistiques « raciales » ne sont
évidemment pas disponibles en France, mais, lorsque l'on parcourt les
photographies des élèves d'Epitech, la majorité des
étudiant.e.s sont blanc.he.s. Quant à la classe, il est bien
sûr difficile de se prononcer, sans connaître les professions de
tous les parents. Nous avons également vu, au chapitre
précédent, que les perceptions concernant la mixité
sociale et géographique différaient selon les
élèves. Si « la réussite scolaire la plus
élevée est celle des enfants de cadres supérieurs ou
professions libérales » et « la plus basse [...] celle
d'élèves issus de familles ouvrières », notre
questionnaire, bien que basé sur un échantillon limité,
montre qu'à Epitech, les élèves les plus sujets à
l'échec scolaire ne sont pas représentés autant qu'ils le
devraient en théorie. Le choix d'Epitech de refuser l'élitisme
semble toutefois permettre à des élèves de classes
sociales modestes d'entreprendre des études supérieures qui
mènent au statut de cadre, si l'on se réfère aux
enquêté.e.s, qui sont pour la moitié en mobilité
sociale ascendante forte. Les critères de sélection à
Epitech étant annoncés sur leur site internet, les
élèves ne sont pas laissés dans le doute et « plus
les réseaux scolaires sont transparents, plus les critères
sélectifs du système sont explicites, plus seront
avantagés les élèves issus des classes sociales
défavorisées » (Bernard, 2011). Accepter tous les bacs dans
une
27
école d'informatique peut être
considéré comme un choix radical si l'on compare aux
écoles d'ingénieur.e, qui n'acceptent que des bacs S, ou à
certaines écoles non certifiées qui n'acceptent que les bacs
généraux.
3. Difficultés scolaires et rejet de la
discipline scolaire chez les enqueté.e.s
Les personnes ayant participé aux entretiens ne sont
pas tant des personnes en décrochage ou en échec scolaire
réel que des personnes en réorientation, ou ayant connu des
obstacles et des difficultés durant leur parcours scolaire (tou.te.s ont
obtenu le bac, dont deux au rattrapage), partageant parfois une aversion pour
la théorie et la pédagogie classique. Sur le site internet
d'Epitech, on peut lire : « un étudiant d'EPITECH doit être
capable d'inventer, d'imaginer des solutions et non pas de reproduire ce qui
existe déjà. » Epitech se positionne donc en rupture avec
l'enseignement traditionnel théorique et propose une «
pédagogie par projets » ainsi qu'une grande autonomie à ses
élèves, ce qui semble plaire à tou.te.s les
enquêté.e.s.
Dounia a eu une scolarité relativement bonne mais
aurait eu de bien meilleures notes au lycée, si elle s'y était
mis plus sérieusement :
« Là à Epitech j'ai plus de
difficultés j'étais perdue mais franchement j'ai jamais eu de
difficultés, mes parents ils m'ont aidée quand j'étais
petite mais après à partir du collège je me suis toujours
débrouillée toute seule j'avais toujours une bonne moyenne
j'avais toujours 16 ou 15 de moyenne sauf qu'en première je travaillais
pas beaucoup parce que je commençais à sortir, j'avais 13 de
moyenne un truc comme ça. En terminale j'avais rien foutu mais
j'étais sûre dans le sens où je m'en doutais, j'avais rien
foutu j'avais 10 de moyenne toute l'année mais j'ai eu mon bac du
premier coup. Au début j'ai pas travaillé j'ai commencé un
mois avant le bac et là je travaillais tard la nuit je travaillais
vraiment j'avais peur de pas l'avoir j'ai paniqué. »
En entrant à Epitech, Dounia n'est pas devenue plus
sérieuse du jour au lendemain, elle a préféré
demander de faire la session de rattrapage, appelée tek 2RE, qui permet
aux élèves de ne pas faire le stage de première
année et de reprendre le début de l'année avec les
nouveaux/elles arrivant.e.s :
« j'ai fait une demande pour faire une tek 2RE. Pour
reprendre les bases en octobre parce que j'ai pas eu mon toeic [examen] en
anglais et j'ai le droit de le passer jusqu'au mois de décembre donc je
me suis dit pour éviter tout problème je vais réviser le
toeic, j'ai commencé à partir d'aujourd'hui je m'y suis prise
trop tard je faisais la fête je sortais tous les jours. Ils voulaient me
faire passer directement en tek 2 et je voulais pas en fait c'est moi qui
voulais pas. Il suffisait juste de rattraper le toeic avant décembre
mais moi je voulais pas parce que si je faisais un stage, je travaillerais de
9h à 19h, ils sont sympas dans l'informatique si tu veux te prendre des
pauses tu fais comme tu veux c'est pas trop sévère mais quand
même quasiment 10h par jour mon entreprise j'aurais jamais eu le temps de
faire le toeic. Moi je fais la rentrée avec les gens de première
année je refais que le début, octobre novembre et
28
décembre et comme aussi le C [langage de
programmation] c'est la base de tout je dois vraiment avoir de très
très bonne base comme ça l'année prochaine j'avais pas
trop envie d'être à la traîne. »
Thibault, lui, est clairement opposé au système
scolaire, qui ne lui correspond pas du tout et qu'il considère
coupé du monde d'aujourd'hui :
« Le problème c'est que le système
scolaire classique, il est basé sur le mérite
énormément c'est-à-dire que si tu sais bien ta
leçon tu va mériter la bonne note et si tu as des bonnes notes tu
valides la leçon. À Epitech il y a de ça mais en
même temps il y a aussi... tu vois dans le vrai monde tout est pas
toujours basé sur le mérite, les gens ont pas ce qu'ils
méritent. Sinon les pauvres seraient riches et vice versa. Du coup c'est
comme en entreprise, si tu fais un truc super mais que tu sais pas le vendre
ça sera tout pourri. Je pense que le système doit être
réadapté pour aller dans ce sens-là. Le monde bouge de
plus en plus vite, donc il faut un système qui permet aux gens de
s'adapter, quand une entreprise industrialise et met des machines aujourd'hui,
les gens qui se font virer, les mecs qui étaient au travail à la
chaîne. Mais ils ont appris un truc, ils savent le faire mais ils savent
pas se reconvertir. C'est toute la génération qui est un peu
comme ça aussi. Nous on nous a rien promis. Tu sais à
l'époque, tu avais ta carrière de 40 ans dans la même
boîte. Aujourd'hui on sait pertinemment que ça n'existe plus et
que de toute manière il va falloir que tu te réinventes un moment
de ta vie pour pouvoir continuer. »
Thibault admet avoir été en difficultés
scolaires : « au lycée, j'étais très nul. Moi
ça été la dégringolade scolairement. En primaire et
début collège j'étais premier de la classe, 17-18-19 de
moyenne après quatrième et lycée, dernier de la classe.
» Son bac en poche, il a cependant été pris à
Epita, l'école d'ingénieur.e du même groupe qu'Epitech :
« Epita, je sais pas pourquoi, ils m'ont pris.
Déjà, j'ai eu mon bac au rattrapage, il me manquait 14 points.
J'ai rattrapé facilement donc je l'ai eu super limite. Et je sais pas
Epita, mon dossier était limite genre je pouvais rentrer après
tout dépendait de ma motivation. Tu sais ils prennent pas non plus les
mecs qui ont 15 de moyenne au bac. Là c'est pareil la sélection
elle se fait vite, parce que vu que tu as deux ans de prépa, moi
à la fin de la première année j'ai compris que
c'était pas mon truc. »
Epitech lui correspond donc beaucoup mieux et lui a permis
d'obtenir un diplôme bac + 5, on peut donc considérer qu'Epitech
l'a « rattrapé » après un parcours scolaire à la
limite de l'échec.
Sam a également trouvé sa place à Epitech,
car il partage l'aversion du système traditionnel :
« L'école est partie d'une très bonne
intention parce que c'était une école d'expertise en informatique
pour les passionnés donc pour des gens qui aiment l'informatique mais
qui n'ont pas envie de devenir ingénieur et d'apprendre à faire
des maths, de la physique des choses qui vont jamais leur servir, qui ont juste
envie de faire un petit programme et de travailler dans un secteur
donné. Epitech c'est vraiment si tu aimes l'informatique tu es
passionné motivé, tu peux venir tu n'as pas des cours de
maths
29
obligatoires et chiants que tu n'utiliseras jamais de ta
vie. À Epitech tu as besoin d'un bac et d'être motivé.
»
Marc a également un parcours scolaire difficile, et a
peiné à avoir son bac :
« jusqu'à la 4ème on va dire,
j'étais très scolaire, un peu comme beaucoup je pense, genre pas
de problème avec l'école, j'aimais bien et tout. J'étais
content, j'étais un petit peu l'élève parfait. Ça
s'est vite dégradé puisque j'ai redoublé ma
première, après en terminale j'ai eu mon bac je ne sais pas
comment. Oh ça va j'avais quand même la bonne direction. Mais
genre j'étais un peu fainéant, mais surtout j'en avais marre de
l'enseignement général. Moi j'avais de bonnes notes en maths au
lycée c'était à peu près la seule matière ou
j'avais des bonnes notes, parce que c'était le seul truc où
j'arrivais à retrouver les formules sans les apprendre par coeur. J'ai
jamais réussi de ma vie à apprendre quelque chose par coeur.
»
Après un IUT où il ne va presque jamais en
cours, il entre à l'Exia, où la pédagogie est
différente mais le niveau faible selon lui, et l'encadrement inexistant,
si bien qu'il n'apprend pas beaucoup en deux ans. Il entre alors en
troisième année à Epitech, où il s'épanouit
et trouve qu'il a appris beaucoup, et considère que les
élèves non scolaires comme lui peuvent s'épanouir : «
Et du coup ben c'est eux qui réussissent à Epitech, parce
qu'il ne te demandent pas de ressortir le cours que tu viens d'apprendre, parce
que en fait le cours tu ne l'as pas encore appris. Donc à un moment
donné, il faut que tu réfléchisses et que tu trouves la
solution tout seul. Du coup c'est les mecs qui ont l'habitude de ne pas
connaître leur cours qui y arrivent. »
Matthieu exprime la même critique du système
scolaire traditionnel et aime particulièrement être à
Epitech
« la méthode de travail, pour moi ce qui est
révolutionnaire c'est qu'on te dise tu fais ce que tu veux je veux juste
que tu me rendes le boulot. Moi je trouve ça super parce que je
détestais me lever tous les jours à 7h pour arriver à 8h
à l'école et travailler pour faire des trucs barbants. Ils nous
reprochent de ne pas nous concentrer sur des trucs par moment alors que notre
attention elle est captivée partout. C'est complètement pourri de
devoir être forcé à faire quelque chose si on a pas envie.
»
Matthieu n'était pas réellement en échec
scolaire mais n'a tout de même pas été accepté en
section générale, il voulait faire S « mais vu que j'ai
pas pu aller en S j'étais en STI. C'était des notes suffisantes
mais ils disaient que le rythme de travail que j'avais c'était pas
convenable à une S. C'est pas parce qu'on a les notes on a le mental
pour. Mon prof de maths il m'a dit à la base de faire Epita c'est pour
la même raison que je suis pas allé en S je suis pas allé
à Epita. » Epitech a donc servi de filet dans son cas et lui a
permis de poursuivre des études longues malgré son bac
technologique.
30
Chloé n'aurait également pas eu l'occasion de
faire de longues études sans Epitech, en particulier dans
l'informatique, car lors d'un salon, elle se rend au stand d'une autre
école d'informatique non certifiée, SupInfo :
« Alors SupInfo déjà ils étaient
habillés en costard, c'était un peu intimidant. Je me suis dit
ouais ils ont l'air un peu plus sérieux. Donc je vais les voir, je leur
parle, et puis quand j'ai dit le bac que j'avais fait ils se sont foutus de ma
gueule. J'ai eu cette impression. Il y avait un groupe de trois qui
était à côté, j'étais en train de parler avec
un mec, en plus il était pas à l'aise il était
gêné. Donc je lui dis moi je viens d'un bac STG et j'entends les
autres pouffer de rire. Je me sentais trop mal à l'aise. Le gars il me
fait ouais mais tu peux rentrer que si tu es en STI. »
Epitech, en acceptant tous les bacs, permet donc aux
élèves que les filières générales (ou STI)
n'intéressent pas de faire de l'informatique.
4. Vocation de l'informatique
Un des critères d'admission affiché par Epitech
est la « passion » pour l'informatique. Mais cette passion semble
profondément genrée. Isabelle Collet dans son livre
L'informatique a-t'elle un sexe?, analyse le système dissuasif
chez les jeunes filles et montre que les mécanismes qui
découragent les filles de s'engager dans le domaine de l'informatique
sont les mêmes que ceux qui les découragent de s'engager dans les
domaines scientifiques, en particulier des mathématiques. L'image du
scientifique comme « ambitieux, combatif, audacieux, froid
indépendant, esprit logique, rationalité, obsession de l'objet au
détriment de la relation, exclusion de la sensibilité » est
en totale contradiction avec le stéréotype féminin et
correspond donc à l'image qu'a la société de ce qu'un
homme doit être (Collet, 2006). Elisabeth Kerr et Wendy Faulkner, dans
leur article pour Les Cahiers du Cedref (2003), notent que la
masculinité de la science est en partie dûe à la domination
masculine des sciences mais sert aussi à renforcer la domination
masculine sur la science. L'image moderne du hacker, ou du geek, a
remplacé l'ancienne image, plus mixte des années 1980 pour
symboliser l'informatique. Isabelle Collet s'est intéressée au
mythe du hacker, qui correspond à un jeune homme passionné de
programmation, qui n'adhère pas à la virilité
traditionnelle (puissance sexuelle, force physique, charisme). Le hacker «
incarne à lui seul toute la force du mythe informatique. Il est celui
qui maîtrise le formidable outil de pouvoir qu'est l'ordinateur »
(Collet, 2006). Le fait que les hackers soient presque tous des hommes
mène à l'association de l'informatique et du masculin. Pourtant,
de nombreuses femmes ont contribué à la naissance de
l'informatique (Ada Lovelace, Grace Hopper...) mais ont été
volontairement effacées de l'histoire. Le mythe influe
énormément sur les choix d'orientation des étudiant.e.s,
comme l'a constaté Collet en distribuant un questionnaire: « nos
étudiants nous disent en substance que, pour devenir informaticien, il
faut ressembler à un informaticien. Pour autant, une femme peut tenter
de ressembler à un informaticien, à condition d'accepter
d'intégrer dans l'image de soi des descripteurs
généralement considérés comme masculins. Mais elle
ne peut quand même pas devenir un homme » (Collet, 2006). En
étudiant les mythes qui entourent l'informatique,
31
Collet met en lumière un mécanisme de mise
à l'écart des femmes, car l'appropriation masculine de
l'informatique est récente et donc indéniablement socialement
construite: « la programmation est devenue une discipline prestigieuse
à partir du moment où les hommes se la sont appropriée
» (2006).
Tou.te.s les enquêté.e.s n'ont pas
évoqué une vocation ou une passion pour l'informatique, mais
quatre garçons montrent une vocation construite parfois depuis
longtemps.
Guillaume, bien qu'ayant décidé de faire de
l'informatique à la fin du lycée, semble avoir une certaine
vocation pour l'informatique, même si, comme nous le verrons plus bas, il
ne s'y destinait pas à la base. La vocation de Guillaume a
été construite à travers les médias, mais surtout
en voyant son père :
« Il y avait un autre truc qui me plaisait à
ce moment-là c'était l'informatique en général. J'y
connaissais rien. Et avant de me décider j'ai commencé à
toucher un peu à tout ce qui était informatique. On avait une
idée générale ce qu'on voit dans tous les films un
programme qui fait toujours plein de trucs ça donnait envie mais je
voyais aussi mon père lui qui touchait mais pas comme moi je fais
actuellement mais il savait faire des choses. Et quand j'étais petit je
le regardais faire. Il savait par exemple formater un disque dur avec des
commandes. C'est des trucs qu'il a appris parce que c'était avant.
»
Sa passion pour l'informatique a été
impulsée et entretenue par son père, qui lui a donné les
moyens de découvrir l'informatique :
« disons que j'ai appris ça aussi parce que
quelque part il aurait aimé en faire donc on peut dire que ça m'a
inspiré et que ça m'a donné envie de connaître j'ai
voulu découvrir et donc on m'a fourni quelque chose sur lequel je
pouvais travailler apprendre déjà. Donc j'ai testé et j'ai
bien aimé. C'est à partir de là que j'ai commencé
à m'intéresser à l'informatique. En fait c'est à la
fin de la troisième, mais quand j'avais six ou sept ans je
commençais déjà à jouer aux jeux vidéos on
commence à connaître l'ordinateur à toucher un peu je
trouvais pas ça extraordinaire mais c'est après en
troisième que j'ai commencé à m'intéresser à
la programmation et je suis allé en S après la seconde
générale. »
La passion de Thibault est également venue à
travers une figure familiale masculine :
« c'est une passion qui me vient
depuis que je suis tout jeune. C'est mon frère qui m'a transmis un petit
peu la passion de l'informatique, moi depuis le collège c'était
l'informatique, c'était sûr, je démontais des PC depuis la
sixième, donc c'était ça c'était sûr. En fait
c'est parce que mon frère était là avant moi je du coup
lui il a eu son PC quand il devait être milieu collège et moi
j'étais tout petit et du coup j'ai eu un PC entre les mains dès
le collège. »
Baptiste a également eu envie de faire de
l'informatique depuis longtemps, il pensait que le seul moyen était
d'avoir un bac S, et n'aurait donc pas pu faire des études
d'informatique avec son bac ES sans une école
32
comme Epitech : « Moi qui voulais faire informatique
et qu'on me dit pour l'informatique tu n'as pas besoin de sortir de S ça
peut me sauver la vie sachant que je voulais rien faire d'autre et que je me
voyais mal redoubler mon bac ES alors que j'étais sûr de l'avoir
quasiment. »
Sam, pensant la même chose, a lui obtenu un bac S, mais
aurait préféré faire un bac technologique : « Je
pensais à l'informatique deux ans avant d'y aller à peu
près quand j'étais en seconde je me suis dit tiens l'informatique
pourquoi pas j'étais allé sur quelques sites pour voir comment
c'était. Si j'avais su j'aurais pas fait un bac sciences de
l'ingénieur juste un bac STI [Sciences et technologie industrielle]. En
fait STI c'est qu'on a de la théorie mais aussi de la pratique
comparé à S où on a que de la théorie.
»
5. Epitech comme voie de réorientation
Neuf des enquêté.e.s n'avaient pas choisi
l'informatique comme carrière souhaitée, certain.e.s y sont
arrivé.e.s par hasard, après une réorientation, tandis que
d'autres ont changé d'orientation au lycée et ont donc pu entrer
à Epitech après le bac.
Guillaume avait choisi une autre voie, mais ses parents l'ont
convaincu de préparer un bac S, et de mettre de côté son
envie d'être cuisinier :
« En fait à l'époque je voulais
être chef cuisinier et le problème c'est qu'entre les deux on fait
pas les mêmes filières. En donc on m'avait déjà
demandé si à l'époque je voulais faire quelque chose de
professionnel ou un lycée général et j'avoue qu'il y a
aussi pour partie mes parents qui m'ont dit oui tu dois faire lycée
général. Et ils me disaient pourquoi tu n'as pas envie et je leur
ai dit parce que je voudrais être chef cuisinier. Et ils m'ont dit c'est
dommage mais tu sais tu peux toujours faire ça après, alors je
m'étais dit si jamais je faisais pas ça qu'est ce que je pourrais
faire d'autre. »
Chloé était dans une situation similaire, et ne
voulait pas faire un bac général, mais sa mère l'en a
convaincue, ainsi que d'abandonner sa passion, le dessin :
« depuis mes 11 ans je veux faire du dessin. J'ai
été en seconde générale, je voulais rentrer dans un
lycée d'arts appliqués mais ma mère m'a plutôt
conseillé de m'orienter vers un bac général. De cette
façon si jamais j'avais un problème avec le dessin, je pourrais
toujours me retourner sur autre chose. Ce qui a plus cassé mon
délire c'est que moi j'étais en seconde et je voulais rentrer en
L, seulement ils m'ont pas faire entrer en L alors que j'avais toutes les notes
nécessaires pour entrer en L. Ils m'ont dit tu rentres en STG [Sciences
et technologie de la gestion]. »
33
Dounia, elle, avait l'intention de faire une école de
commerce, mais s'y étant prise trop tard, Epitech était la seule
école qui l'a acceptée à la rentrée :
« Au début quand j'ai eu mon bac j'ai eu un
bac S je voulais faire une école de commerce à la base ça
n'avait rien à voir. C'était deux secteurs vraiment
différents. Moi au début dans ma tête c'était soit
du commerce soit de l'informatique. Parce que moi quand je veux faire
informatique je veux pas faire que de l'informatique, en sixième
année je vais faire HEC [dans le cadre d'un accord avec Epitech] pour
devenir chef de projet, c'est pas juste la technologie. Comme je voulais faire
une école de commerce j'ai pas passé les concours en avril
c'était trop tard pour les passer donc je me suis retrouvée sans
rien et au mois de septembre je me suis posé des questions parce que
j'avais rien du tout, en fait il y a bien l'IUT en commerce mais en fait
ça m'intéressait pas trop de faire deux ans et après de
passer des concours, soit je rentrais en école de commerce soit j'allais
dans autre chose que je voulais. Au début je suis allée voir
Epita. Parce que comme j'ai eu un bac S je voulais faire ingénieure
plutôt. Ingénieure en informatique et en fait Epita leurs concours
ils étaient au mois de juillet les derniers concours. Donc
c'était trop tard pour Epita et c'est comme ça que j'ai connu
Epitech. »
Anissa n'avait également aucune intention de faire des
études d'informatique, et est entrée à Epitech
après un pari, puis a été la première surprise en
aimant l'informatique :
« C'était pas du tout ce que je voulais faire.
Je devais faire architecture. J'avais été acceptée dans
une école d'architecture donc voilà tout était prêt.
Et en fait Epitech c'était un pari avec mes amies parce que j'avais
cassé un ordinateur dans mon école et le pari c'était de
postuler dans une école. Donc j'avais postulé, j'avais pas
payé les frais ni quoique ce soit, tout ça je l'ai payé
à la rentrée. Donc j'ai passé l'entretien, et pendant
l'entretien, c'est le monsieur qui essayait de me convaincre que je vienne.
Donc moi c'était un pur hasard donc je me suis dit Epitech c'est mort,
j'ai été acceptée mais je n'irai pas. Et il se trouve que
pendant les grandes vacances je me suis un peu éloignée de mon
père et de ma famille et je me suis rendue compte que j'aimais pas
l'architecture et que j'étais influencée par mon père qui
est architecte. Donc sur le coup je savais pas trop quoi faire parce que
c'était un peu trop tard pour postuler. Je me suis dit vu que je suis
acceptée à Epitech, pourquoi pas. Et petit à petit je me
suis rendue compte que je me plaisais et que j'aimais bien, et que je
continuais, et que j'aimais bien rester jusqu'à 23h pour essayer de
faire un exercice si je bloquais. »
Amélie, elle, était certaine de savoir ce qu'elle
voulait faire, jusqu'à ce qu'elle change d'avis au dernier
moment :
« au début je voulais faire de
l'ostéopathie mais j'étais assez fan de l'ordinateur, je passais
déjà quasiment toutes les soirées sur l'ordinateur. En
fait au milieu de l'année de la terminale, j'ai eu une
34
petite crise d'angoisse, et du coup je me suis dit non
l'ostéopathie c'est vraiment pas fait pour moi et je me suis
demandé mais qu'est-ce que je vais faire. Et donc mon meilleur ami m'a
dit ben écoute moi je vais à Epitech, si ça
t'intéresse essaye et vois. Donc j'ai commencé à regarder
un petit peu et en fait ça m'a bien branchée et j'ai
décidé de faire aussi Epitech. »
Mélanie a décidé, un peu au hasard de
faire de l'informatique car elle savait qu'elle trouverait un emploi facilement
:
« à un moment donné j'ai fait il y a
rien qui me plaît vraiment donc j'ai été au CDI et j'ai
regardé un livre pour voir les métiers où il y aura de
l'offre dans les années à venir. Donc j'ai vu qu'il y en avait
dans l'informatique, que c'était bien payé et qu'il n'y avait pas
beaucoup de filles. Donc je me suis dit je vais regarder ça et la ville
la plus près c'était Bordeaux à l'époque j'habitais
à 150 m kilomètres et je m'étais dit je vais regarder
là. Il y avait deux écoles Epitech et Supinfo. Donc j'ai
envoyé mon dossier aux deux et Supinfo j'ai pas été
acceptée parce que j'ai fait un bac ES et ils acceptaient que les bacs
S, pourtant j'avais un bon dossier. Sans me vanter ou quoi que ce soit
j'étais à 14 de moyenne toute l'année en terminale avec
des options en plus. Donc ils m'ont pas acceptée et Epitech m'a dit
oui. »
Quatre des enquêté.e.s sont venu.e.s à
Epitech après une réorientation, comme Julie, qui a
été deux ans à l'université en licence de
mathématiques, et qui ne voulait ni être « prof ni chercheuse
». Elle est donc entrée à Epitech en première
année, car elle a fait partie de la toute première promotion
d'Epitech Bordeaux et ne pouvait donc pas entrer en troisième
année directement.
Le parcours de David est très similaire, puisqu'il a
également entamé une licence de mathématiques et y a
découvert l'informatique, et a pu entrer à Epitech après
avoir raté sa première année à l'université
:
« d'abord j'ai fait un cursus à peu
près normal pour l'école d'ingénieurs c'est-à-dire
bac S spé maths après ensuite en fait je n'imaginais pas faire
l'informatique. J'ai fait un an de fac maths informatique il y avait aussi de
la physique à côté ce qui me donnait de larges horizons.
Ensuite j'ai raté la première année mais je suis
tombé amoureux de l'informatique j'ai eu un module qui m'a donné
envie de venir dans une école d'informatique et entre-temps j'avais une
connaissance qui était venu à Epitech et qui postait des trucs
fun par exemple sur Facebook « pendant 48 heures ce soir je dors pas
». »
Louis, qui est le plus âgé des
enquêté.e.s, avait également une licence de
mathématiques et a décidé de poursuivre à Epitech,
après avoir travaillé pendant plusieurs années :
« j'ai mon bac depuis 10 ans. J'ai eu un deug
d'informatique au Cameroun et après j'ai fait une licence en
mathématiques appliquées tout ça c'était pas ce que
je voulais, après j'ai arrêté j'ai fait informations et
réseau spécialisé J'ai eu un diplôme
américain et un diplôme de Cisco. Je suis rentré en
troisième année spéciale l'année dernière,
j'avais commencé à bosser en 2006 dans la maintenance
35
informatique des petits trucs comme ça au Cameroun
après je suis allé chez les fournisseurs d'accès à
Internet et je bossais encore plus et après je suis venu en France en
2010. »
La dernière en réorientation est Marie,
entrée également en troisième année, après
deux années de BTS :
« après mon bac j'ai fait une première
année de BTS Iris (informatique et réseau des industries et des
services). Je suis arrivée par défaut ça me bottait pas je
me faisais chier et du coup c'était plus axé développement
mais j'ai découvert après pendant un stage la maintenance et le
réseau et là je me suis dit que c'était super. Du coup
j'ai repris un autre BTS informatique de gestion option administration des
réseaux locaux d'entreprise donc j'ai eu mon BTS et après j'avais
envie d'arrêter j'avais envie de travailler et les gens m'ont fait non
c'est mort tu continues. Les profs me poussaient ils me faisaient tu fais au
moins une licence. En Iris j'avais 2 de moyenne en informatique et en IG je
suis passée à 20 de moyenne. C'était pas la même
chose et même si j'écoutais pas forcément en Iris j'avais
des bases et du coup j'ai tout explosé j'étais pas major de promo
mais pas loin j'étais deuxième ou troisième. Et du coup
j'ai fait ouais mais une licence pro ça m'attire pas trop parce que si
après j'ai envie de recommencer des études en fait le truc c'est
que dans l'État français quand tu as 2 diplômes de
professionnalisation après tu peux plus faire d'études
normalement c'est bouché. Du coup j'ai pas voulu je me suis plus
orientée vers une école d'ingénieur mais il n'y a pas
beaucoup d'écoles d'ingénieurs qui proposent du réseau et
moi c'était le réseau qui me bottait du coup j'ai atterri
à Epitech parce que c'est l'une des rares et c'est même pas une
école d'ingénieurs en fait. »
Résultats et conclusions
Epitech insiste, dans sa communication, sur l'ouverture
sociale et sur la possibilité pour des élèves en rupture
avec le système scolaire traditionnel d'accéder à des
études supérieures et à un diplôme jusqu'à
bac + 5. L'autopromotion de l'école semble néanmoins
tiraillée entre le désir d'être reconnue comme une «
grande » école et l'envie de se démarquer de ces
écoles élitistes. Tou.te.s les enquêté.e.s ne
partagent pas le rejet du système scolaire traditionnel, mais trois
garçons (Thibault, Sam et Matthieu) ont émis un avis
négatif sur le système et la discipline scolaire, et se sentent
donc très à l'aise avec la pédagogie d'Epitech. Il est
intéressant de noter que ces trois garçons sont dans le groupe en
mobilité sociale ascendante forte.
D'autres étudiant.e.s, (Dounia, Thibault et Marc) ont
eu une scolarité difficile, surtout au lycée, difficulté
qu'ils attribuent à un manque de concentration et de sérieux.
Deux autres, Matthieu et Chloé, n'auraient pas pu entrer dans beaucoup
d'écoles privées d'informatique avec leur bac technologique, mais
y ont accès grâce à la politique d'Epitech qui accepte tous
les bacs. De ces cinq personnes, quatre appartiennent au groupe en
mobilité forte, ce qui signifie donc que les étudiant.e.s dont
les parents ont moins de moyens et un statut
36
socioprofessionnel moindre ont eu un parcours scolaire plus
difficile que celleux dont les parents ont plus de moyens.
La passion de l'informatique demandée par
l'école n'est pas majoritaire parmi les enquêté.e.s, tout
particulièrement chez les filles qui sont plus nombreuses à
être entrées à Epitech par hasard ou par défaut.
Seuls des garçons ont déclaré avoir une passion/vocation
pour l'informatique (Guillaume, Thibault et Baptiste), passion qui dans le cas
de Guillaume lui a été transmise par son père, et pour
Thibault par son frère. La socialisation masculine joue donc pour eux un
grand rôle dans leur parcours professionnel, et l'aspect genré
prime ici sur l'aspect socioprofessionnel puisque ces trois garçons ont
des situations très différentes.
Six des enquêté.e.s voulaient faire tout à
fait autre chose que de l'informatique (Guillaume, Chloé, Dounia,
Anissa, Amélie et Mélanie) mais ont finalement choisi Epitech
où elles/il sont allé.e.s juste après le bac. Quatre
autres enquêté.e.s (Julie, Louis, Marie, David) sont venu.e.s
à Epitech après une réorientation, dont trois étant
dans le groupe en mobilité ascendante forte. L'école semble donc
réussir à être un filet pour ces élèves en
relative difficulté scolaire ou en réinsertion qui y trouvent une
pédagogie différente. Il est intéressant de souligner la
position ambivalante d'Amélie, qui n'exprimait pas une réelle
passion pour l'informatique, bien qu'elle disait passer beaucoup de temps sur
l'ordinateur. Amélie souhaitait s'orienter dans une toute autre voie,
mais s'est finalement orientée vers l'informatique sur la suggestion
d'un ami, après s'être rendu compte que l'osthéopathie ne
l'intéressait pas.
Nicolas Sadirac, fondateur d'Epitech et deux autres dirigeants
de l'école ont récemment annoncé qu'ils
démissionnaient pour créer une nouvelle école, qui a
été présentée lors d'une conférence de
presse le 26 mars 201313. Cette conférence réunissait
sur scène les trois dirigeants ainsi que Xavier Niel, fondateur de Free
et cofondateur de la nouvelle école, appelée « 42 ».
Sur le site internet de la nouvelle école, on peut lire
« 42 est différente des autres écoles
d'informatique. Elle se revendique en décalage et même en
désaccord avec le système d'enseignement classique qui reproduit
à l'infini son propre modèle de cooptation sociale (bac,
prépa, école d'ingénieurs...) et broie les
individualités, sources de diversité et de richesses. Modifier le
système, c'est d'abord apporter une formation différente qui ne
repose plus sur les choses classiques que l'on voit depuis toujours, c'est
à dire un professeur et des élèves, qui s'ennuient, qui en
ont marre. Le système éducatif ne marche pas. On peut être
en échec scolaire et pourtant correspondre à ce qui est un
génie en informatique. On peut ne pas avoir le bac et pourtant devenir
le développeur le plus brillant de sa génération.
»
Cette nouvelle école semble donc très similaire
à Epitech, dans sa pédagogie et sa philosophie, mais en allant
encore plus loin car le bac ne sera pas un critère d'admission. La
démarche s'inscrit donc clairement contre le système
éducatif traditionnel qui est source d'inégalités et de
« cooptation sociale ». Une autre
13
http://www.dailymotion.com/video/xyhn5k_conference-de-presse-lancement-de-42_school#.UVGS6BltRQw
différence majeure entre Epitech et 42 est que cette
dernière sera entièrement gratuite pour les élèves,
car financée pendant dix ans par Xavier Niel :
« Notre deuxième volonté est de supprimer
la barrière financière et d'accepter à la fois tout le
monde, avec ou sans diplôme, et de faire une école
entièrement gratuite. C'est l'épreuve de la « Piscine »
qui décide de votre admission définitive à 42. Pas de
natation, mais à la manière des swim qualifications des
commandos de Marines, une immersion dans le grand bain qui nous permet
d'identifier les plus motivés et de confirmer l'aptitude des
étudiants « admissibles » pour le développement
informatique. »
On peut remarquer l'allusion aux méthodes militaires,
milieu masculin s'il en est, qui pourrait ne pas plaire à tou.te.s et
exclure les personnes qui ne se sentiraient pas à l'aise avec cette
pédagogie militaire. Un autre point faible a été
dévoilé lors de la conférence de presse, l'école ne
délivrera pas de diplôme : « sans aucune convention avec
l'Etat, l'école 42 ne distribuera aucun diplôme et aucune
homologation officielle à l'issue du cursus »14. Lors de
la conférence de presse, Nicolas Sadirac et ses collègues ont
exprimé leur déception face au système des écoles
d'ingénieur.e certifiées, où « la première
qualité qu'attend le système c'est la normalité mais
l'industrie du numérique a besoin du contraire. » L'école
accueillera mille étudiant.e.s, pré-sélectionné.e.s
par des tests spécifiques (questions, jeux) qui détermineront les
compétences de base puis par la « piscine ». Les dirigeants
ont expliqué que les « attributs de valeur » donnés par
le système éducatif traditionnel ne les intéresseraient
pas, et que les évaluations se feraient principalement entre les
étudiant.e.s. A la question d'une journaliste qui demande s'ils vont
pratiquer de la « discrimination positive », ils répondent
« non, ça n'est pas du tout l'objet, nous voulons permettre
à des gens qui sont discriminés de réintégrer un
cursus ». On peut cependant s'interroger sur la population qui sera
sélectionnée par ces processus, et il serait très
intéressant d'étudier cette nouvelle école sans
diplôme. Le départ des trois dirigeants, dont le fondateur
d'Epitech, laisse l'école dans une situation inédite, car depuis
sa création elle n'avait jamais été dirigée par
quelqu'un.e d'autre. Selon les personnes choisies en remplacement, la
philosophie de l'école pourrait donc être bouleversée.
37
14
http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=5723
38
Chapitre III Culture geek
Une des premières hypothèses de travail
postulait que la culture geek pouvait avoir un lien avec l'exclusion des filles
à Epitech, car elle avait peut être un effet discriminant qui les
excluait. Cette hypothèse en tête, la grille d'entretien fut donc
enrichie de questions concernant la culture geek. La première question
concernait la définition de cette dernière par les
enquêté.e.s, puis une seconde question s'intéressait
à la perception par les enquêté.e.s de l'importance de la
culture geek à Epitech.
1. Qu'est ce que la culture geek ?
La culture geek nous vient tout droit des États Unis,
et prend sa source dans le contexte bien particulier des « high school
», pour devenir une culture populaire avec l'avènement de
l'internet, des micro ordinateurs et de la mondialisation. Selon Jean-Baptiste
Péretié, réalisateur du documentaire La Revanche des
geeks, « A l'origine de l'origine, on trouve des formes anciennes du
mot geek chez Shakespeare. Mais le stéréotype se fixe dans les
années 1960-1970. Aux Etats-Unis, dans les cours de
récréation, « geek » ou « nerd »,
c'était une insulte : quelqu'un de bon à l'école,
apprécié des profs et pas forcément des autres
élèves, qui avait du mal avec les filles... En France, c'est la
figure du souffre-douleur. L'émergence de la culture geek est une
épopée historique. Les années 1970 sont l'époque de
la « lose », les années 1980-1990 celles de la
contre-attaque15. » Le mot n'arrive que plus tard en France,
dans les années 2000, et n'est pas chargé de la
négativité qu'il avait à l'origine aux États Unis.
Aujourd'hui, « geek » sonne presque comme un compliment et
évoque le mythe du hacker, que nous avons évoqué
précédemment, qui correspond à un homme capable de
maîtriser l'outil technologique qu'est l'ordinateur. S'identifier
à la culture geek permet donc un processus d'appartenance à un
« nous » car « toute identification est en même temps
différenciation. » Pour Barth, dans le processus d'identification,
ce qui est premier, c'est précisément cette volonté de
marquer la limite entre «eux » et « nous », donc
d'établir et de maintenir ce qu'il appelle une « frontière.
» Plus précisément, la frontière établie
résulte d'un compromis entre celle que le groupe prétend se
donner et celle que les autres veulent lui assigner » (Cuche, 2001).
15
http://www.lemonde.fr/technologies/article/2012/04/27/l-emergence-de-la-culture-geek-est-une-epopee-historique_1692451_651865.html
39
L'utilisation du mot de « culture » pour
désigner tout ce qui est « geek » peut cependant être
remise en cause, car la notion de culture en sciences sociales ne correspond
pas à l'usage courant qui est fait du mot : « Toute forme
d'expression collective devient « culture ». La culture se fragmente,
la culture est en miettes. On évoque ainsi la « culture hip-hop
», la « culture footbalistique »[...] Or, ces pratiques et ce
qu'elles impliquent ne peuvent pas être assimilées à ces
systèmes globaux d'interprétation du monde et de structuration
des comportements correspondant à ce que l'anthropologie entend par
« culture ». [...] Un exemple particulièrement significatif de
manipulation sémantique est fourni par les grandes écoles
françaises qui ont troqué depuis peu le terme d'« esprit
» (« esprit école ») contre celui de « culture
». Cependant, parmi ces établissements, ceux qui se
réfèrent à leur culture propre sont
précisément ceux qui n'appartiennent pas au cercle restreint des
écoles les plus prestigieuses »(Cuche, 2001). Le sociologue Denis
Colombi propose, lui, de parler de « mouvement culturel », reposant
sur un groupe d'individu.e.s dont l'objectif serait de « proposer,
promouvoir ou imposer, selon leur degré d'ambition, un rapport
spécifique aux productions culturelles.16 »
L'identité geek n'est pas figée, « il n'existe donc pas
d'identité culturelle en soi, définissable une fois pour toutes.
[...] Si l'on admet que l'identité est une construction sociale, la
seule question pertinente devient : « Comment, pourquoi et par qui,
à tel moment et dans tel contexte est produite, maintenue ou remise en
cause telle identité particulière ? » (Cuche, 2001). La
réponse à la question « par qui » est avancée
pas Denis Colombi, qui émet l'hypothèse « que les geeks ne
se rencontraient pas dans n'importe quel « habitat » - plutôt
urbain que rural - et pas dans n'importe quelle classe - classes
supérieures plutôt que populaires » car « la culture
geek témoigne d'un rapport « savant » à la culture
populaire. Il s'agit en effet toujours de traiter des biens culturels peu
légitimes, souvent rejetés par l'école par exemple, comme
pouvant s'apprécier sur le même mode que les oeuvres
légitimes. [...] Et on s'enorgueillit d'en savoir plus que les autres,
d'être plus fan, plus savant, plus lettré, plus connaisseur que le
commun des mortels et que les autres geeks. Les connaissances pointues dans des
domaines que certains considéreraient comme triviaux, par exemple la
science-fiction, Star Trek ou autre, sont des moyens de manifester leur
exceptionnalité par rapport au tout-venant qui leur impose cependant des
façons précises de travailler. » En ce sens, la culture geek
« repose largement sur un modèle de distinction. Et que sont les
interminables débats pour savoir ce qu'est vraiment le « vrai geek
» si ce n'est une forme profonde et radicale de distinction, une
façon de se poser comme plus savant, comme plus raffiné, comme
plus geek que l'autre ? » L'identité geek n'est donc pas facile
à revendiquer, car s'ensuivent des remises en question, comme le
remarque une blogueuse17 : « Plus que le non-geek auquel il
oppose une méprisante indifférence, le geek hait ce qu'il
considère comme le « faux geek » - l' imposteur qui a l'audace
de partager ses centres d'intérêts sans se conformer parfaitement
aux codes de la communauté. Le « casual » qui n'investit pas
autant de temps et de passion que lui dans son loisir, le « n00b »
qui débute, le « kevin » qui est trop jeune pour geeker «
correctement »...Les femmes et les LGBT semblent tout
particulièrement insupportables, car il n'est pas pire macho que celui
qui est en mal de virilité. C'est pourquoi « gay » continue
à être l'insulte par défaut dans les
16
http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2013/03/economie-politique-du-geek.html
17
http://cafaitgenre.org/2012/08/18/joystick-apologie-du-viol-et-culture-du-machisme/
40
communautés gamers et jusque dans les jeux
eux-mêmes. » En ce sens, être « le plus gros geek »
devient une forme de valorisation et exige une hiérarchisation : «
on parle de « covert prestige » : une nouvelle valorisation de soi au
sein d'un groupe social peu prestigieux dans l'absolu. »18
2. La culture geek vue par les
enquêté.e.s
A la question « pour toi, qu'est-ce que la culture geek ?
», les enquêté.e.s ont donné des réponses
plutôt variées. Car la culture geek n'est ni fixe ni
définie clairement, et dépend également du positionnement
de la personne et de sa conviction d'appartenir ou non à la
communauté geek. Seulement deux des quinze enquêté.e.s ont
déclaré se considérer comme geek, les treize autres se
déclarant comme ne l'étant pas ou ne se prononçant pas.
Pour Guillaume, une distinction existe entre les «
anciens » qui méritent réellement l'appelation geek, et les
« nouveaux » qui sont nés avec la technologie :
« il y a les anciens geek enfin pas anciens, les
vieux geek on les appelaient pas geek en même temps dans les
années 80 à 90 ce qu'on appelait les ados boutonneux et tout
ça c'est ce que je considère comme des vrais geeks, en fait c'est
les personnes qui étaient à fond dans ce qu'ils faisaient
ça n'avait rien à voir avec le reste ils étaient
considérés dans un monde un peu à part et après il
y a notre génération c'est-à-dire que nous on a
vécu avec l'ordinateur aujourd'hui les plus jeunes que nous ont toujours
connu l'ordinateur donc ils sont on peut dire geeks de naissance donc on a une
culture par rapport à ça, par rapport à Internet, par
rapport à l'informatique, au monde des consoles, tout ce qui est
électronique aujourd'hui. »
Pas de distinction « vrai » et « faux » geek
pour lui, il considère comme geek une génération
entière.
Sam, lui, n'a pas le sentiment d'être un geek car il ne
recherche pas activement à l'être : « la culture geek
ça veut dire beaucoup de choses. Ça veut dire tout ce qu'un geek
est censé connaître dans ce cas là je pourrais dire que je
suis pas geek. Il y a des choses que je connais mais je connais pas tout et je
m'amuse pas à chercher des trucs de geeks pour devenir geek. Mon but
c'est pas de devenir geek. »
David ne se considère pas geek, car il ne se
considère pas assez passionné par le domaine de
l'informatique,
« en fait pour moi un geek c'est pas vraiment le
stéréotype en soi c'est juste quelqu'un qui est passionné
et qui connaît vraiment son domaine c'est-à-dire que tu peux
être geek en matière de maths enfin il y a plusieurs
spécialisations donc après ça peut concerner juste les
comics. C'est plusieurs domaines mais ça rapporte souvent à des
trucs comme la science-fiction où les jeux vidéos ou les
sciences. Moi je me considère pas geek je suis un peu
touche-à-tout donc je peux pas dire que je suis geek mais c'est vrai que
je m'intéresse beaucoup plus à ce domaine là.
»
18
http://cafaitgenre.org/2012/08/18/joystick-apologie-du-viol-et-culture-du-machisme/
41
Baptiste donne une définition intéressante de la
culture geek, qu'il qualifie de « puriste » et l'on retrouve
l'opposition « anciens », « nouveaux » :
« c'est polémique. Moi je sais pas exactement.
On on va dire j'en connais 80 % mais j'ai pas la prétention de dire que
ce que j'ai moi comme conviction c'est la vraie. En fait pour moi j'ai pris la
culture geek mais en tant que puriste en fait. C'est-à-dire fan
d'informatique, féru d'informatique, débrouillard parce que
à la base geek ça veut dire assez intelligent quand même.
Qui s'intéresse à beaucoup de choses. Aussi féru de vieux
jeux vidéo parce que je suis puriste et qu'à la base les geeks
c'était ça, les gens qu'on mettait dans leurs cases, avec le
micro-ordinateur de l'époque et qui s'y connaîssent en basique
pour faire un jeu vidéo. Donc c'était ça pour moi geek et
j'ai pris ce côté là. Je suis pas à leur niveau
j'arriverai jamais à faire ce qu'ils faisaient parce que maintenant tout
nous est mâché même si en fait c'est des trucs assez durs
des fois tout nous est maché. Pour moi quand j'entends un mec qui dit je
suis geek, je mange japonais je reste sur Facebook jusqu'à minuit, non
tu n'es pas geek tu n'es rien du tout. Si c'est ça moi je suis pas geek
du tout du coup ! »
Cette dernière phrase montre la volonté de
distinction des « faux geeks », des personnes se revendiquant geek
sans remplir toutes les conditions, d'ailleurs changeantes, de la
communauté geek.
Louis fait écho à Baptiste, et fonde sa distinction
sur l'utile et l'inutile :
« pour moi un geek à la base c'est quelqu'un
qui fait vraiment de l'informatique et de l'informatique utile c'est quelqu'un
qui est accro à l'informatique mais dans le bon sens quoi. Pas
forcément qui passe sa vie devant l'ordinateur. Pour moi c'est pas un
geek. Moi je me considère geek dans le sens où je travaille
énormément. Dans le sens où je suis constamment sur un
ordinateur mais en train de faire quelque chose mais je me considère pas
comme geek parce que je suis constamment sur facebook. »
Matthieu offre une définition très genrée
du « geek », qui semble, à ses yeux, avoir un sexe : «
Pour moi un geek c'est un gars qui a la passion pour tout ce qui est
informatique et électronique et tout ça. C'est ce que j'ai
entendu dire après moi personnellement je m'en fous complètement.
C'est pas que je me considère pas dedans c'est que je m'en fiche
complètement si je le suis ou pas. »
En opposition avec cette définition, Anissa voit la
culture geek comme distincte de la culture « informatique » : «
Alors la culture geek c'est pas du tout la culture informatique. C'est
surtout tout ce que les gens qui sont pas trop geek ne comprennent pas. Tout ce
que tu peux trouver sur Internet mais qui n'est pas forcément en rapport
avec l'informatique. Plus poussé, mais, enfin pour moi c'est comme
ça que je définis la culture geek. C'est pas du tout la culture
informatique. C'est juste des trucs fan. »
La seule fille à se déclarer geek est Chloé,
qui considère qu'elle baigne dans cette culture :
« pour moi c'est un monde à part. Moi la
culture geek c'est pas quelque chose que je vois à part, c'est quelque
chose que j'ai intégré tu vois. C'est difficile parce que quand
tu dis geek il n'y a pas seulement
42
geek ordinateur, il y a aussi tout ce qui est ce qu'on
appelle les otaku, qui sont fans de mangas, d'anime et tout. Donc moi je suis
un peu dans tout ce qui est le dessin, donc forcément les anime, le
mangas, je suis plus de ce côté-là mais je suis aussi
côté un peu code, ordi. Je suis un peu des deux. Donc moi
étant donné que je suis là-dedans, j'ai pas beaucoup de
recul là-dessus. Mais globalement je le vois comme quelque chose de
jeune, de frais, d'imaginaire et de sympa. C'est-à-dire, c'est pas qu'on
vit dans l'imaginaire mais on se représente des choses qui n'existent
pas forcément. Moi je le ressens comme ça en tout cas. Je trouve
ça sympa. »
Amélie, enfin, offre une définition plutôt
large de la culture geek, qui tient plus d'un état d'esprit que de
critères bien définis :
« C'est marrant parce que en fait je suis en train de
démissionner et en fait, j'ai fait un entretien où on m'a
posé à la même question, mais presque pareil, on m'a
demandé est-ce que tu te sens geek, et pourquoi. Et moi je vise des
entreprises assez particulières. En fait moi je vise que des
boîtes qui font du Linux donc si tu veux ça reste
hyperspécialisé. C'est-à-dire que tous les entretiens que
j'ai passés je suis allée à aucun entretien en costard.
D'un autre côté moi je me dis c'est des entreprises que je vise
donc, c'est le genre d'entreprise qui vont me poser la question. Ça
dépend vachement des gens en fait. Moi je me mets, enfin... Vraiment
pour moi ce que je ressens en fait, tout ce qui est, déjà aimer
beaucoup l'informatique mais pas juste MSN et Facebook, pour moi c'est vraiment
essayer plusieurs choses déjà, pas se contenter d'avoir un seul
OS [système d'exploitation], avoir essayé une fois dans sa vie
autre chose, juste pour voir ce que c'est à côté,
être curieux, se dire ah ben tiens je vais voir ce qui se fait à
côté. Pourquoi je préfère ça, aller essayer
des nouvelles technologies. Par exemple toujours remettre en question ce qu'on
a déjà appris, sur l'informatique toujours, toujours remettre en
question ce qu'on a appris. C'est dire tiens si j'essayais ça. Vraiment
être curieux, avoir envie vraiment de découvrir de nouvelles
choses, même si c'est pas forcément pour les appliquer
après mais juste se dire voilà est-ce que ça existe. Ne
serait-ce est-ce que je ne pourrais pas le faire moi-même mieux. Et
après que dans clairement moi c'est pas du tout les gens qui jouent aux
jeux vidéos, même si ça en fait partie mais moi je trouve
que c'est plus un effet de bord le fait que pas mal de gens jouent aux jeux
vidéo. Après voilà, il faut faire partie d'une
communauté avec des gens qui s'assemblent comme ça aussi, c'est
important la communauté. »
43
3. La culture geek à Epitech
Dans la communication externe d'Epitech (site internet,
brochures, page facebook) la culture geek n'est pas mentionnée, si ce
n'est dans les évènements en lien avec le jeu vidéo, mais
elle n'est toutefois pas absente de l'esprit de l'école, comme en
témoignent les enquêté.e.s pour qui la culture geek a plus
ou moins d'importance à Epitech. Pour Sam, la référence
constante au chiffre 42, qui vient du livre de science fiction Le Guide du
Voyageur Galactique de Douglas Adams, et qui serait la réponse
à la « Grande Question sur la Vie, l'Univers et le Reste »,
est une des manières d'invoquer la culture geek : « à
Epitech tout est en fonction de 42. Au début je faisais pas attention en
fait mais après j'ai compris que c'était à cause de
ça. Apparemment il y aurait 42 escaliers dans le bâtiment ils se
sont amusés mais bon ça ça fait partie de la culture geek.
» Cependant, il estime que l'on peut suivre une scolarité
complète sans connaître toute la culture geek « A
Epitech, si on n'a pas de culture geek c'est pas grave dès l'instant
où on trouve toujours ce dont on a besoin au bon moment. Si jamais j'ai
besoin d'apprendre un langage programmation et que je connais le site du
zéro c'est suffisant. 42 on s'en moque un peu. C'est inutile. Par contre
si tu es geek à 100 % et que tu aimes tout ce qui est informatique tu
apprendras tout. » Dounia, qui n'était pas du tout
familière avec la culture geek avant d'arriver à Epitech, a
été surprise que pour beaucoup d'élèves Epitech ne
soit pas qu'une école, mais semble être une communauté de
geeks :
« franchement quand on vit dans ce monde là
et... Surtout quand on ne l'est pas en fait moi j'aime bien ce que je fais mais
l'ambiance, les gens c'est différent. En fait pour eux il y a que
ça que du code. Et genre comme on est pas obligé de venir tout le
temps à l'école on essaie de compenser avec d'autres choses.
J'essaye de sortir avec mes amis parce que vraiment si on reste dans ce monde
là pendant un an on devient vraiment fou. Ils ne font que coder du matin
au soir, si ils codent pas ils jouent, je te promets. Genre quand le jeu diablo
trois est sorti tout le monde parlait de ça mais moi j'ai jamais
joué je joue jamais. En fait ils vont dormir, ils habitent pas loin de
l'école quasiment tous, c'est vraiment leur vie c'est que du code, ils
sortent pas il dorment, ils reviennent le lendemain ils codent ils jouent, ils
dorment ils reviennent. Franchement il faut venir pour voir. Moi j'aimerais
bien en fait me sentir bien dans ça mais heureusement il y a quelques
personnes qui sont pas du tout comme ça. Moi j'aimais bien
l'informatique mais c'était pas vraiment informatique, juste comme tout
le monde. Moi j'entendais dire tout le temps dire ouais eux c'est des geeks.
Mais quand on vit dedans on voit bien ce que les gens veulent dire.
»
Aux yeux de Dounia, seulement quelques personnes dans sa
promotion ne « vivent » pas geek, la majorité passant toutes
les journées à l'école, à travailler ou à
jouer. Dounia utilise le terme « eux » pour parler des geeks, elle ne
se considère donc pas dans cette communauté.
Marie a un avis similaire, bien qu'elle considère que cela
ne concerne pas la majorité des élèves :
44
« À Epitech il y a certains cas comme
ça il font que du code mais après à côté ils
n'ont pas de vie sociale. Un truc de fou. À Epitech ils sont pas
forcément boutonneux parce qu'ils ont passé la puberté ils
ont pas forcément tous des lunettes non plus mais ils ont un certain
manque de vie sociale en fait ceux qui sont venus à Epitech c'est parce
qu'ils adorent l'informatique ils savent déjà coder et parfois
ils ont fait que ça dans leur vie en dehors de l'école ils ont
fait que ça et c'est peut-être pour pallier à une sorte de
timidité. Moi pour le monde extérieur je suis geek mais par
rapport à eux non, je suis entre les deux. »
L'expérience de Mélanie à Bordeaux est dans
la même veine :
« Pour moi la culture geek je vais prendre un exemple
en fait c'est les gens qui sont dans mon groupe d'EIP c'est-à-dire que
quand on a dû trouver un projet pour l'EIP moi j'avais pas d'idée
et je me suis dit j'ai pas envie d'être avec des gens que je connais pas
donc il y a un projet qui a été lancé à Bordeaux
mais c'était que ce que j'appelle-moi des geeks c'est-à-dire que
quand on fait des soirées jamais ils viennent le peu de fois qu'ils
viennent ils se mettent sur une chaise au fond le avec leur verre de jus
d'orange tu te sens limite mal à l'aise pour eux parce que tu te dis
qu'ils ne passent pas une bonne soirée. Ils jouent tout le temps et ils
restent tout le temps entre eux. Ceux qui sont dans mon groupe ils ont pas
voulu partir à l'étranger ils sont restés à
Paris,ils ont pris une colocation et ils font que jouer. Ils travaillent au
dernier moment et ce disent oh il me reste 2h ça a intérêt
à fonctionner et quand ça fonctionne pas t'es dans la merde. Et
c'est impossible de les mettre à bosser. La nuit tu vas sur Skype ils
sont connectés c'est parce qu'ils sont en train de jouer Warcraft ou des
choses comme ça. »
Il est intéressant de remarquer que les trois personnes
à insister sur ces « geeks » qui ne font que coder et jouer
sont des filles, les garçons n'ayant pas mentionné de tels
comportements. Pour Mélanie, ne pas connaître la culture geek peut
avoir un impact sur la socialisation et même sur la scolarité
« Ça peut être important parce que
souvent il y a eu des soirées Epitech c'était les soirées
de jeux en réseau et quand toi tu n'es pas très très bonne
en général on te veut pas mais c'est plutôt bon enfant.
Après c'est la façon de parler surtout parce que quand tu n'es
pas une geek tu t'intéresses pas. Mais ça peut être
important parce qu'il y a des choses qui sont cultes et des fois par exemple
Star Wars ou des choses comme ça tout le monde aime à Epitech. Et
moi j'avais jamais regardé Star Wars et ça m'intéressait
pas et en examen de C++ (langage de programmation) en troisième
année la première question, dès que tu as fait une
question ça s'arrête là le premier exercice est une
question avant de commencer c'était qui a dit « je suis
ton père », moi je fais c'est quoi cette connerie donc
j'ai répondu faux et là tout le monde s'est foutu de ma gueule et
j'ai eu 0 en plus à l'examen de la première session à
cause de ça. Je suis une des seuls de France à avoir eu faux
à cette question mais il y a des choses ça paraît tellement
naturel pour eux. »
45
David nous offre une réflexion intéressante,
selon lui, la plupart des gens qui entrent à Epitech aujourd'hui ne
seraient pas vraiment geek ni passionné.e.s d'informatique comme les
promotions précédentes, mais pour celles/ceux qui
n'abandonneraient pas en première année, Epitech se chargerait de
leur donner la passion et donc probablement de leur apprendre la culture geek,
dans une sorte de « curriculum caché » :
« maintenant il y a de plus en plus de personnes qui
rentrent comme cette année les premières années ils sont
pas si geek que ça en fait. En fait ça s'ouvre parce que
justement l'industrie et le domaine a besoin de beaucoup de monde dont il y a
beaucoup de gens qui sont intéressés parce que le taux de
chômage est très faible. En fait j'en avais parlé avec
quelqu'un de la com, les mecs ils disaient tu rentres pas passionné tu
rentres intéressé et tu en ressors passionné, expert. La
première année soit tu accroches soit tu adhères pas du
tout et tu t'en vas. Je crois qu'on était 400 en première
année dans la promo et là on doit être dans les environs de
200 ou 250. »
Baptiste semble confirmer cette vision, car pour lui, les
anciennes promotions étaient composées de « vrais »
geeks mais les nouvelles seraient plutôt composées de « faux
» geeks :
« L'époque où il y a beaucoup de geeks
et de vrais comme la promo 2012 ou 2011, les vrais férus d'informatique
qui pouvaient y passer des heures et des heures et qui en même temps
gardaient quand même une vie sociale eux ils s'en sont très bien
sortis j'ai pas mal de potes ou de connaissances, je vois leurs notes je vois
leurs motivations je vois ce qu'ils font je fais vous êtes des dieux
quoi. Mais là on voit maintenant la promo 2016 et même 2015
à partir de là... On passe dans une salle et on voit des mecs en
train de fumer une chicha en plein cours, en train de regarder des
vidéos et pas en train de bosser alors que c'était quelques mois
après leur piscine ils étaient en fin de premier semestre et pour
eux maintenant geek c'est jeu vidéo et facebook alors que c'est pas du
tout ça à la base c'est quand même l'informatique mais faut
avoir une bonne culture geek c'est quand même ça, connaître
les noms les gens qui ont créé, qui ont modélisé
l'informatique d'aujourd'hui et les jeux vidéos d'aujourd'hui, l'univers
science-fiction d'aujourd'hui genre Star Trek, j'ai des profs qui nous en
parlent tout le temps. Le guide du voyageur galactique par exemple maintenant
ils ne connaissent pas il y en a qui n'apprennent même pas alors que
c'est pourtant la culture de l'école, pourquoi c'est 42 parce que
voilà merde c'est 42 c'est la grande réponse. Il y en a qui ne
cherchent même pas à comprendre c'est ça qui est horrible
alors que ça fait partie de l'histoire de l'école. »
Pour Louis, en revanche, tou.te.s les étudiant.e.s
d'Epitech sont des geeks, mais ne se revendiquent pas en tant que tels : «
A Epitech on est forcément un geek. Dans le bon sens parce que les
gens d'Epitech refusent de dire qu'il sont geek parce que justement les vrai
mecs d'Epitech ils ne se considèrent pas comme geek à cause du
fait que les gens disent que un geek c'est juste quelqu'un qui passe la
journée à glander devant une machine alors qu'à Epitech
ils bossent vraiment. De ce fait pour eux ils ne sont pas des geeks.
»
46
Matthieu, lui, a été surpris de l'importance de
la culture geek à Epitech : « j'en avais jamais entendu parler
avant de venir ici du 42. Il y a que Epitech qui prend des
références de films pour faire son bordel. En tout cas j'avais
pas entendu d'autres écoles qui faisaient ça. »
Anissa ne connaissait également rien de la culture geek,
et se positionne même en opposition à cette culture
« il y a souvent des références ou des
trucs que moi je ne savais pas. Par exemple 42 moi j'étais c'est quoi 42
? Bon maintenant quand on sort le 42 je vois c'est quoi mais j'ai toujours pas
regardé, j'ai toujours rien fait. Donc je fais ah oui bien sûr 42
! Normalement je crois que c'est la réponse universelle. Un truc bizarre
comme ça je pense que c'est de la fiction je me suis dit bon mais je me
casse pas la tête et puis voilà. De toute manière je refuse
d'être une geek. Je suis en informatique mais je garde toujours mon petit
côté de petite « kikou lol », la fille qui aime un peu
la mode, qui aime sortir, qui aime vivre, pas trop geek quoi. Je me
définis pas comme étant geek. »
Chloé, qui se définissait comme geek, est la
seule à évoquer un « nous » plutôt qu'un «
eux » : « C'est un plus. C'est sympa, on se retrouve en fait dans
cette école. Nous quand on va à Epitech on vient étudier
l'informatique et on sait que la culture est omniprésente on se dit, on
se sent à sa place en fait. » Pour elle, la culture geek est
donc indissociable de l'esprit d'Epitech, qui représente une sorte de
repaire de geeks, un lieu où elles et ils pourraient se retrouver.
Résultats et conclusions
La définition de la culture geek et la perception de
son importance à Epitech varient donc selon les
enquêté.e.s. Trois garçons (Guillaume, Baptiste et Louis)
distinguent les vrais geeks, les anciens, des générations
suivantes, où la culture geek serait réduite selon eux à
l'internet et aux réseaux sociaux. Pour Matthieu, la culture geek est
associée au masculin, puisqu'il décrit une personne geek comme
« un gars ». Peu d'enqueté.e.s se sont identifié.e.s
comme geek, Chloé est la seule à l'avoir clairement dit, bien que
d'autres concèdent que tout dépend de quel point de vue on se
place (Marie). Le « eux » et le « nous » n'est pas
utilisé de la même façon, pour Chloé le « nous
» représente les geeks, tandis que pour Dounia et Mélanie,
c'est le « eux » qui renvoient aux geeks. Les garçons semblent
définir de manière plus détaillée la culture geek,
tandis que les filles insistent plus sur l'aspect
stéréotypé de la culture geek (jouer aux jeux
vidéos et coder sans arrêt, ne pas avoir de vie sociale...). Si
l'on considère les groupes de mobilité, on ne remarque pas de
différence flagrante, puisque les deux groupes sont
représentés dans les diverses opinions. L'aspect genré
prime donc ici sur le parcours social personnel.
47
Chapitre IV
Epitech : Etudier et travailler à Epitech
Au cours des recherches et des entretiens, est apparu un sujet
qui n'avait pas été anticipé mais qui mérite
d'être évoqué ici : celui du statut
étudiant.e.s/fromatrice/eurs. En effet, Epitech employant seulement 8
professeur.e.s au total, la formation est assurée par d'autres
étudiant.e.s, divisé.e.s en catégories différentes
selon ce qu'elles/ils font. La frontière entre élève et
professeur.e est donc très mince et le statut sous lequel les
étudiant.e.s sont embauché.e.s est surprenant.
1. Asteks, koalas et autre
bocalien.ne.s : présentation
Nous allons tenter de présenter les principales
catégories d'étudiant.e-employé.e, d'après les
informations recueillies sur le site d'Epitech et auprès
d'informatrice.eur.s élèves.
Les Astek sont des « assistant.e.s professeur.e.s »
(Astek = assistants pour les teks) pour les 1ère et 2ème
années dans les matières techniques. Présent.e.s pour les
piscines (premières semaines de l'année très intenses) et
les soutenances, elles et ils donnent les cours, encadrent les TP,
rédigent les sujets, font passer les soutenances de projets et notent
les élèves.
Les Koalas (KOALA = Kind of advanced language assistant) sont
des assistant.e.s pour les 2ème, 3ème et 4ème
années dans les matières techniques, elles/ils sont
présent.e.s pour les soutenances et les projets pour tout ce qui est
langage « evolués » (autre que le C qui est le langage de
base).
Les AER (pour Animateur.e.s en région) sont des genre
d'asteks mais avec peu de responsabilités. Elles/ils donnent parfois des
cours, mais s'occupent surtout des journées portes ouvertes, salon de
l'étudiant et autres évènements de l'école.
Elles/ils doivent assurer une permanence à l'école entre 18h et
23h et le week end en province
Les
bocalien.ne.s sont chargé.e.s de
la maintenance du réseau informatique et assurent une permanence 24h/24
et 7j/7 en se relayant. Ils ont la particularité de dormir sur place et
d'effectuer de longues heures.
48
Epitech dispose de plusieurs « laboratoires de recherche
» qui regroupent des
ancien.ne.s et des étudiant.e.s
actuel.le.s. Les étudiant.e.s employé.e.s de labos sont pour
certain.e.s « permanent.e.s » c'est-à-dire qu'elles/ils
doivent assurer la permanence du lundi au samedi de 10h à 18h.
Enfin, les Susies ne sont pas étudiant.e.s à
Epitech mais sont des personnes parlant couramment anglais employé.e.s
pour discuter en anglais avec les élèves 2h par semaine. Pour
pouvoir travailler à Epitech, l'école les oblige à
acquérir de statut d'auto-entrepreneur.e.s.
2. Statut d'autoentrepreneur.e : quelques
réflexions et interrogations
Epitech emploie des étudiant.e.s depuis sa
création, et jusqu'à récemment tout se faisait de
manière non déclarée, c'est à dire que les
élèves n'avaient aucun contrat de travail, ce qui signifie aucune
protection, l'école ne payait aucune charge patronale et la
rémunération se faisait sous forme de
remboursement/déduction partielle des frais de scolarité. Martin,
que je connaissais et qui m'a aidée à aborder le terrain
d'Epitech, a été astek à Bordeaux pendant sa
scolarité, et déclare avoir été payé
15€ de l'heure à l'époque et parle d'un système de
volontariat, c'est-à-dire que l'école envoyait un email disant
que tant d'assistant.e.s étaient nécessaires pour telle
piscine/projet/soutenance, et celles/ceux qui le souhaitaient s'inscrivaient
pour travailler. Le ratio, à l'époque de Martin (il y a un ou
deux ans), était d'un astek pour dix élèves, mais le
discours officiel de l'école aujourd'hui montre une diminution drastique
du nombre d'assistant.e : « Le ratio étudiants/assistants
souhaité est de 30, avec au minimum 1 assistant par salle. Ainsi les
régions ayant des locaux dont les salles sont petites ont besoin de plus
d'assistants puisque dans une salle ne pouvant contenir que 15
élèves on ne peut pas avoir un demi assistant. »
Depuis 2010, un nouveau statut a été
créé par le gouvernement, appelé «
auto-entrepreneur.e » qui permet, en une démarche plus simple
qu'une création d'entreprise, de se mettre à son compte et de
proposer des services à des entreprises ou des particuliers. Epitech a
alors décidé d'utiliser ce statut pour tou.te.s les
étudiant.e.s qui travaillaient au sein de l'école, tout en
sachant que ce statut n'étais pas légal, ce que l'avocate de
l'école aurait décrit aux étudiant.e.s comme «
illégal mais moins qu'avant », d'après Martin.
En effet, la brochure de promotion de l'auto-entrepreunariat
préconise de faire « attention avant d'adhérer au
régime auto-entrepreneur, [car] il convient de vérifier que ce
régime est adapté à votre situation. En effet certaines
professions ne peuvent pas, par exemple, être exercées sous le
régime auto-entrepreneur. Tel est le cas notamment des activités
exercées dans le cadre d'un lien de subordination pour lesquelles seul
le salariat doit être retenu. » Il est en effet illégal de
faire passer une personne sous le statut d'auto-entrepreneur.e pour un poste
« fixe » qui impose un lieu de travail, des horaires précis
ainsi qu'un format et des délais pour présenter la facture, ce
qu'Epitech impose désormais à tou.te.s ses étudiant.e.s
asteks, AER, koalas et autres.
49
Une enquête de l'Insee sur les auto-entrepreneur.e.s
constate que « trois ans après avoir démarré leur
activité, neuf auto-entrepreneurs sur dix dégagent un revenu
inférieur au Smic. Sur les 328.000 personnes qui ont créé
une auto-entreprise en 2009, seulement un quart a pu dégager un revenu
positif de façon continue sur les trois ans.» « Les revenus
non salariaux des auto-entrepreneurs (4.300 euros en 2009) sont trois fois plus
faibles que ceux des entrepreneurs classiques (14.100 euros). »
De nombreux articles mettent en garde contre les abus que peut
entraîner ce statut : « L'auto-entrepreneur ne
bénéficie pas des allocations de chômage en cas
d'échec. Le salariat déguisé est un risque important
notamment si l'auto-entrepreneur n'a qu'un seul client, qui l'emploie dans un
lien de subordination juridique permanent (et démontrable).19
»
Les gains sont considérables pour les employeur.e.s qui
pratiquent le salariat déguisé en auto-entrepreneuriat, cela
« permet à l'employeur de faire des économies (pas de
cotisations sociales à payer...) alors que le « faux»
auto-entrepreneur prend tous les risques : pas d'assurance-chômage, pas
de cotisations supplémentaires retraite, pas de mutuelle, pas de
protection en cas de rupture des relations. [...] l'employeur peut être
condamné pour délit de travail dissimulé ou abus de
vulnérabilité.20 »
Martin m'affirme que de moins en moins d'étudiant.e.s
souhaitent être astek depuis le changement de statut pour plusieurs
raisons : le ratio astek/élèves ne fait qu'augmenter, ne laissant
pas aux asteks une seconde de répit, le volontariat tend à
disparaître au profit d'un minimum d'heures imposées, et surtout,
d'après Martin, la rémunération des asteks serait
passée avec le statut d'auto-entrepreneur.e de 15 à 7,5€ de
l'heure, ce qui découragerait fortement les élèves.
Voici les déclarations de Marie, après avoir
commencé à travailler au bocal :
« Je suis passée en statut d'auto-entrepreneur
mais maintenant nous sommes sous convention de stage et on est payé
1700€ brut par mois en auto-entrepreneur, en tant que stagiaire notre
revenu net par mois ne change pas. Je ne peux pas te donner un revenu horaire
car nos horaires varient trop. Le régime bocal et le régime astek
sont différents nous n'avons jamais été payés 15
€ de l'heure. »
Tout semble assez opaque quant aux pratiques et
rémunérations des différentes catégories
d'employé.e.s d'Epitech, Marie nous dit qu'elle est en stage et
en auto-entrepreneure, je ne saisis pas tous les détails mais sa
rémunération semble être conséquente (1700€
brut) même si, avec le statut d'auto-entrepreneure, Marie ne paie ses
cotisations sociales à l'Urssaf qu'une fois par an ou par trimestre, ce
qui revient à une somme conséquente à laisser absolument
de côté pour les cotisations. On peut donc supposer que les
bocalien.ne.s se situent parmi les
mieux payé.e.s des étudiant.e.s à Epitech.
19
http://lentreprise.lexpress.fr/statut-auto-entrepreneur/auto-entrepreneur-20-limites-a-connaitre-avant-de-choisir-ce-statut_29918.html?p=2
20
http://lentreprise.lexpress.fr/statut-auto-entrepreneur/faire-travailler-un-auto-entrepreneur-risque-de-requalification-en-contrat-de-travail_28702.html
50
3. Une forme de précarité ?
P. Cingolani préfère parler des
précarités plutôt que de la précarité, car le
concept recouvre plusieurs acceptions. Il me semble que l'emploi des
étudiant.e.s d'Epitech en auto-entrepreneur.e est, dans certains cas,
une forme de travail précaire. L'emploi précaire « concerne
généralement des emplois peu qualifiés et une
rémunération plus irrégulière » et implique
souvent un « déficit plus ou moins grand de protection »
(Cingolani, 2005). La précarité contemporaine se distingue de la
précarité des siècles passés par « la
manière dont les intermittences et les incertitudes sont sous la
pression directe de la monnaie, sous la contrainte directe du marché,
tandis que l'Etat et ses dispositifs sociaux apparaissent comme les seuls
recours devant ces contraintes. » Dans les emplois précaires,
« l'intermittence des temps produit une rupture dans l'unité du
collectif de travail et [...] la possibilité du licenciement, ou de la
menace de la fin de mission, un moyen de sujétion du salarié
», la discontinuité devenant ainsi un « instrument de
commandement et de subordination. » P. Cingolani rappelle que « la
précarité n'est pas seulement un fait objectif mais relève
d'une expérience et d'une activité subjective. »
Le statut d'auto-entrepreneur.e a été
décrit comme permettant une plus grande liberté et
flexibilité des travailleuse.eur.s, mais pour Cingolani, « Il n'y a
pas de précarité qui soit une liberté,
ceux qui le disent à droite ou à gauche se bercent et bercent
d'illusion. La précarité est une contradiction. Elle est
telle parce que la discontinuité est un enjeu divisé, entre, d'un
côté, sa compréhension néomanagériale en
termes de subordination, de flexibilité et de réduction des
sécurités. »
Epitech a donc bien compris ce qu'elle avait à gagner
en utilisant ce nouveau statut et illustre les nouvelles dérives des
entreprises pour lesquelles « La précarité n'est autre que
la discontinuité assujettie à la seule logique
managériale, rendue outil d'assujettissement dans le perspective de la
fructification économique » (Cingolani 2005).
On peut parler d'une forme de précarité pour
l'emploi des étudiant.e.s d'Epitech car « la
précarité désigne souvent un type d'emplois, dits
atypiques ou hors normes par rapport au modèle de l'emploi à
temps plein à durée indéterminée [...]. Mais elle
touche aussi au travail, c'est à dire, au contenu des activités,
et aux conditions de travail (horaires, pénibilité, manque de
reconnaissance). » (Bresson, 2010). De mauvaises conditions de travail
« favorisent la généralisation d'un sentiment
d'insécurité sociale » et ne permettent pas aux
étudiant.e.s de vivre normalement leur scolarité et leur
implication dans l'école.
51
4. Conditions de travail
Les conditions de travail varient selon que les
étudiant.e.s sont AER, asteks, koalas,
bocalien.ne.s ou permanent.e.s de labo,
mais certain.e.s enquêté.e.s ont abordé leurs propres
conditions de travail.
Les
bocalien.ne.s qui n'étaient que
des garçons jusqu'à l'arrivée de Marie passent un temps
considérable à l'école, car il faut qu'une personne soit
disponible 24h/24 et 7 jours sur 7 pour veiller sur le réseau
informatique et parer aux situations urgentes. Marie me confie que «
s'ils ont une nuit de garde le lundi ça veut dire qu'ils restent de
9:00 le lundi matin jusqu'à 19:00 le mardi soir je sais pas si c'est
très légal ils sont embauchés en tant qu'auto-entrepreneur
donc c'est différent. » Pour les autres, les conditions de
travail semblent être en train de changer. Marc, qui est astek confie
:
« jusqu'à maintenant, en fait ils [les
responsables] disaient : « oui on a besoin de gens pour faire ça
» et si tu es disponible, tu y vas, ou tu n'y vas pas s'il y a trop de
gens qui postulent. Et ils essayent de faire tourner les effectifs. Du coup,
apparemment, ça va changer. Il va y avoir un minimum d'heures, et tu ne
choisiras plus, tu feras les heures qu'on te dira. Et d'ailleurs moi je ne veux
pas être astek comme ça, et d'ailleurs à mon avis, ils vont
en perdre pas mal, je ne sais pas s'ils vont avoir assez d'asteks parce que
c'était un peu ça les avantages du truc, il y en a plein qui font
un peu un part time, et qui sont quand même astek à
côté quand ils ont le temps. Ça arrondit les fins de
mois.»
Marc a connu la transition de travail non
déclaré à salariat déguisé en
auto-entreprenariat : « maintenant c'est de l'auto-entreprenariat. Et
du coup, tu es payé à l'heure. Avant, ce n'était pas de
l'auto-entreprenariat mais c'était le même système de
fonctionnement, tu étais payé à l'heure. Ils
considéraient, une soutenance de 5h payées 15 € de l'heure.
Et une journée de soutenance c'était 9h.»
Les conditions de travail des asteks semblent assez
éprouvantes, durant les périodes de « piscine »
c'est-à-dire les quelques semaines intensives propres à
Epitech,
« c'est 10h par jour, six jours par semaine. C'est
fort quoi, mais ça paye bien à la fin quoi. Ça fait
plaisir quand le salaire tombe. Encore, c'est pour nous, les
élèves c'est pire ! Les élèves, ces 9h minuit
qu'ils font. Il y a une team le matin une team le soir, et ça se croise
l'après-midi en fait. Donc nous, il y avait une team qui faisait 9h-19h.
Et du coup les autres, ils font 12h minuit. Ce qui fait que
l'après-midi, il y a tout le monde qui est là, il y a plein de
gens et le matin, il y a un peu moins de monde et le soir, il y a un peu moins
de monde. Et du coup, ça fait des journées de 10h. »
On comprend bien que de tels horaires et conditions de travail
sortent du cadre légal et peuvent difficilement être
pratiquées sans risque. Les étudiant.e.s l'ont bien compris et
n'acceptent pas tou.te.s ces conditions et ce nouveau statut, certain.e.s osant
même critiquer ouvertement la direction de l'école.
52
5. Contestation des étudiant.e.s
Epitech propose sur le portail étudiant.e.s un forum
interne divisé en catégories, où les étudiant.e.s
peuvent parler entre eux mais aussi poser des questions à
l'administration. C'est ce qu'a fait un élève suite à
l'introduction du statut d'auto-entrepreneur.e, dont voici un extrait :
« je souhaiterais vous poser une question concernant la
décision de faire passer tous les AERs auto-entrepreneurs. Lors de la
formation des assistants à la mi-septembre, Sébastien nous a dit
qu'il s'agissait ici d'une démarche visant à « rendre un peu
plus légal » l'emploi d'élèves au sein de
l'école. Or niveau légalité c'est loin d'être
l'idéal, j'ai déjà pu répertorier 2
caractères frauduleux de la démarche dont un nous incriminant
nous, auto-entrepreneurs :
- le fait de « forcer » les personnes voulant
travailler pour vous à devenir auto-entrepreneur (je parle bien
évidemment des AERs) n'est pas légal, si l'URSSAF venait à
me demander pourquoi j'ai créé une auto-entreprise, je ne saurais
quoi répondre sans mettre l'école dans une situation
délicate.
- le fait que nous ayons un seul client risque de nous porter
du tort, à la longue (un an, si ce n'est moins...) nous pourrions
être soupçonnés de « salariat déguisé
», et c'est nous qui en paierons les frais.
je cite : « De facto, certains auto-entrepreneurs
travaillent quasi-exclusivement pour un seul et même client, dans des
conditions identiques à celles de salariés : méfiez-vous
de ces pratiques abusives car les auto-entrepreneurs en sont
toujours les perdants. »
Cela fait déjà deux bémols, et je pense
que nous en découvrirons d'autres avec le temps. Ma question est la
suivante : cette décision de nous faire passer auto-entrepreneur a
t-elle était faite en connaissance de cause de ces problèmes ?
Auquel cas vous devez, je l'espère, avoir prévu
l'éventualité où l'école serait accusée de
déguiser ses employés en auto-entrepreneurs afin de faire des
économies grâce aux cotisations sociales.
Je pense qu'il ne s'agit pas là d'un problème
à prendre à la légère, en plus d'être
risqué pour nous, le statut d'auto-entrepreneur est pour le moins
désavantageux (pas d'assurance-chômage, pas de cotisations
supplémentaires retraite, pas de mutuelle, pas de protection en cas de
rupture des relations...).
N'y a t-il donc aucun moyen légal de faire travailler
des élèves au sein de l'école sans leur faire prendre tant
de risques ? »
Ce message, directement adressé à la direction
d'Epitech, déclenche des discussions entre élèves, l'un
d'eux disant « Je pense qu'ils aiment ne pas payer de taxes à
l'Etat », ce à quoi le directeur de l'école répond
:
« Qui aime payer des taxes ? Mais la difficulté est
bien plus complexe qu'il n'y semble.
Au final, nous n'avons peut-être aucun moyen 100%
légal d'employer des étudiants de l'école.
53
Enfin, notre avocate y travail (certes pas rapidement).
Peut-être un montage avec une asso/fondation ... Enfin c'est en cours ...
»
Il faut garder à l'esprit que le directeur est un
« geek » également, et qu'il est bien plus proche des
élèves que n'importe quel.le autre directeur.ice d'école,
certain.e.s élèves le tutoient même. D'autres
élèves font part des mêmes craintes que Cyril : « Il
n'est pas le seul a se poser ce genre de questions, les assistants/permanents
labos divers et variés aussi. » Un élève prend la
défense de l'école, mais il sera le seul, les
élèves pensant plutôt que « La démarche de
« recrutement » des assistants pédagogiques de l'école
me semble difficile à défendre. C'est une situation connue dans
beaucoup d'entreprises, un entrepreneur est beaucoup plus souple qu'un
employé sous CDI : pas d'assurance maladie, pas de congés, pas de
primes, souplesse absolue. » Un autre élève dit qu'au cas
où l'Urssaf viendrait à découvrir le salariat
déguisé, « Epitech risque d'être amené à
devoir nous intégrer en tant que salariés, et à nous payer
les sommes dues sur la différence entre notre salaire horaire actuel et
le smic (ce qui, lorsqu'on regarde pour les AER par exemple le temps
obligatoirement passé à l'école, représente une
énorme différence). » Ce qui laisse clairement penser que
les salaires sont inférieurs au smic pour certain.e.s. Le directeur
réapparaît brièvement sur le forum pour dire simplement
« Je t'assure que nous y travaillons. Nous sommes en attente depuis
mi-décembre d'une étude demandée à notre avocate.
La chose est plus complexe qu'il n'y parait. Nicolas. » Un mois plus tard,
il poste un autre message, en réponse aux étudiant.e.s qui
s'impatientent :
« Je comprends parfaitement la situation.
Néanmoins je n'ai toujours pas de retour de l'avocate à ce sujet.
Quelques bribes seulement. Je vous assure que cette situation ne me plaît
pas plus qu'à vous et que nous sommes le plus actif possible sur le
sujet. Par contre, je ne comprends pas un point dans l'immédiat, pour
moi, vous êtes payés normalement (c'est ce qu'on me dit) ?Donc le
problème n'est qu'une question de forme. Epitech seule porte
l'éventuel risque d'une requalification qui pourrait entraîner
d'avoir à payer un arriéré de charges. Mais pour vous je
ne comprends pas trop la difficulté ? »
Cette dernière phrase déclenche une vague
d'indignation de la part des étudiant.e.s :
« Des difficultés, pour nous, il y en a plusieurs
... Tout d'abord, être dans un statut dont personne ne peut nous garantir
la légalité. Comment se fait-il, ainsi qu'il a déjà
été dit dans ce thread, que ce changement nous aie
été imposé alors que le cadre légal n'était
pas clairement défini ? Comment se fait-il que nous soyons
traités comme des prestataires d'un côté (Obligation de
fournir des factures, d'adopter un statut d'entreprise) et d'un autre
côté comme des employés (templates de factures
imposés à la ligne près sous peine de refus arbitraire de
paiement, contraintes de paiement de la compta qui ne devraient pas concerner
des prestas mais apparemment nous concernent) ? » Cet élève
se plaint également des délais de paiement qui sont devenus
aléatoires depuis que le statut d'auto-entrepreneur.e a
été introduit.
54
Un autre élève s'inquiète pour les risques
juridiques :
« Quid des accidents du travail ? Quid de
l'étudiant un peu trop stressé en piscine et dont les parents
portent plainte pour harcèlement ? Quid des problématiques
d'autorisation d'enseigner (certes, les assistants ne font pas de cours, mais
tu sais comme moi que c'est parfois une frontière trouble) ? Les
prestations des assistants sont-elles soumises à des obligations de
moyens ou de résultats ? [...]Le fait est qu'un prestataire a, par
nature, une responsabilité plus grande qu'un employé. Nous
prenons plus de risques. » Il mentionne également les
problèmes administratifs rencontrés « les assistants ayant
oublié de déclarer des revenus, ou les ayant mal
déclarés car ils n'ont aucune idée de ce que veut dire ce
bout de papier envoyé par l'URSSAF. Ou les assistants découvrant
après coup le montant des charges qu'ils doivent payer, bien au
delà de leurs estimations. Certes, ils auraient sûrement dû
aller chercher l'info. Mais le fait est que tous ces gens sont devenus AE en
suivant à la lettre des documents édités par Epitech, ont
utilisé les templates de factures Epitech, bref, se sont laissés
totalement porter par l'école pour devenir AE et gérer leur
statut. Et un jour ils ont découvert avec stupeur qu'on ne leur avait
pas mâché tout le travail mais juste une partie, et surtout, qu'on
ne le leur avait pas dit clairement. »
D'autres élèves s'impatientent « Pourquoi
ne pas avoir trouvé de réponse avant de faire passer plusieurs
dizaines de personnes sous le statut d'auto-entrepreneur ? J'ai l'impression
que le problème est traité à l'envers. » Un autre
relate même des déclarations de l'avocate sur le travail non
déclaré « Sans vouloir faire de mauvais esprit : c'est la
même avocate dont Sébastien Benoit nous a affirmé (en
formation assistants, le vendredi 16 septembre, après avoir publiquement
reconnu que l'école avait eu recours au travail au noir de façon
répétée pendant plusieurs années) qu'elle avait
recommandé cette solution ? » Ce à quoi le directeur
répond que « C'est son travail. Et la situation est très
complexe. Nous devrions avoir sa note prochainement. Globalement elle dit que
seuls les stages et les auto-entrepreneur sont possibles. Pour elle, nous ne
pouvons rien faire d'autre. » Il ne me semble pas pourtant que la
situation soit si complexe, et je ne vois pas ce qui empêcherait
l'école d'employer en contrat à durée
déterminée ou indéterminée à temps partiel
ou plein ses étudiant.e.s.
Tous les témoignages, comme celui qui suit, montrent
clairement les conditions difficiles de travail et de vie des
étudiant.e.s « salarié.e.s » à Epitech :
« Ma propre facture est datée du 01/01/2012. Nous
sommes le 3 [février]. je n'ai toujours pas été
payé. Par contre l'urssaf a été payée, ainsi que
mon loyer et mes factures, parce qu'à ce niveau je n'ai pas vraiment le
choix. Je risque de faire descendre de beaucoup les stats de l'école au
niveau des salaires de sortie. [...] L'impression que j'en ai (et qui est
partagée par de nombreux autres assistants au vu des réactions
dans ce thread) est que le passage sur ce nouveau système a
été mis en place uniquement pour éviter a l'école
de payer
55
les taxes patronales, avec un dédain clair et
évident pour les assistants et leurs besoins. » Un autre
étudiant fait part du même problème dans une ville
différente
A ce jour, aucune réponse n'a été
apportée à la colère des étudiant.e.s et
l'école utilise toujours le statut d'auto-entrepreneur.e. Il m'a alors
semblé intéressant de contacter (par email) Cyril, qui est
à l'origine de la contestation semble totalement découragé
:
« La plupart des gens travaillant pour l'école
ferment les yeux vis à vis de ce genre d'entourloupe, y'a que les
grandes gueules comme moi qui se manifestent, et au final je travaille plus
pour eux. Pour ce qui est du post sur le forum, ça fait presque 1 an
qu'on doit avoir une réponse « la semaine prochaine », j'ai
abandonné l'idée de voir un jour les dirigeants de l'école
régler ce problème, c'est un sujet maintenant
étouffé et qui ne bouleverse en rien le travail quotidien des
AERs. C'est une grosse arnaque, mais bon les dirigeants de l'école
s'abstiennent bien d'évoquer le sujet. La réussite de mon cursus
et l'obtention de mon diplôme sont ma priorité, je ne souhaite
plus me battre contre l'école, j'ai assez donné. »
6. Groupe Ionis et manipulations financières :
écoles ou entreprises ?
Epitech appartient au Groupe Ionis, société qui
détient 15 établissements d'enseignement supérieur, se
décrivant sur son propre site internet comme « leader de
l'enseignement supérieur privé en France. » Ionis Group est
une société par actions simplifiée créée en
1994, c'est-à-dire que la société verse des
bénéfices à ses actionnaires, contrairement à
Epitech qui a le statut d'association. Ionis Group est une holding dont le
chiffre d'affaires en 2012 s'élevait à 5949 000 euros et le
résultat net à 237 000 euros d'après le site
spécialisé manageo21, tandis que d'après un
article du site de L'Express, le chiffre d'affaire s'élèverait
à « environ 100 millions d'euros par an »22. On
peut se douter qu'une société ayant des actionnaires doive
adopter un comportement capitaliste de maximisation des gains, mais
officiellement, Epitech a le statut d'association23, ce qui fait
qu'elle n'a pas la possibilité d'engendrer des bénéfices
et que théoriquement, tout l'argent entrant devrait être
réinvesti, mais des élèves m'ont fait part de plusieurs
stratégies pour reverser des bénéfices au groupe Ionis.
Tout d'abord, une partie importante des frais payés par les
élèves est « officiellement » utilisée pour
mettre à jour et renouveler le parc informatique alors que depuis 2 ans
l'école oblige les élèves à acheter un ordinateur
portable (modèle imposé par l'école) en plus d'avoir
à payer ces frais. Un de mes informateurs (connaissance à Epitech
qui n'a pas participé à un entretien) m'indique également
que les bénéfices d'Epitech seraient versés à Ionis
à travers le loyer qui correspondrait toujours au centime près
aux bénéfices faits par l'école. Toutes les écoles
du groupe feraient pareil, et cette information semble être
confirmée par la réponse d'un autre élève sur le
forum interne : « je vois mal comment les sorties d'argent peuvent se
faire légalement en
21
http://www.manageo.fr/fiche_info/399346519/40/ionis-groupe.html
22
http://lentreprise.lexpress.fr/croissance-interne/ionis-education-group-lance-une-ecole-sur-les-metiers-de-l-internet_28680.html
23
http://www.manageo.fr/fiche_info/423855196/14/epitech-ecole-informatique-nouv-technol.html
56
dehors de la location de locaux et autres choses du même
genre où l'argent sort clairement. » Enfin, le sous-sol de
l'école, appelé « Under » serait également vendu
d'une année sur l'autre entre les écoles pour éviter de
payer des impôts. Il existe probablement encore d'autres
stratégies que mes informateurs ne connaissaient pas.
Il est intéressant de voir que lorsque le directeur de
l'école tente d'expliquer le coût de la scolarité à
ses étudiant.e.s lors d'une discussion publiée sur un site
d'étudiant.e.s24, il parle de « Masse salariale »
dans son budget, incluant : « les salaires des assistants récemment
passés auto-entrepreneurs et des professeurs (prestataires ou non).
» Tout indique clairement que les étudiant.e.s employé.e.s
par l'école sont de vrais salarié.e.s, sans toutefois en avoir le
statut et la protection. On peut se demander combien de temps il faudra pour
qu'un.e étudiant.e poursuive l'école en justice. Epitech semble
clairement ne pas avoir de problèmes avec cette situation et avoir la
conscience tranquille quant au travail auparavant non déclaré,
aujourd'hui exploité des étudiant.e.s. Depuis le départ
des trois directeurs d'Epitech, des critiques s'élèvent envers
les écoles d'informatique existantes, qu'ils estiment bien trop
chères, ont-ils expliqué lors de la conférence de
présentation de leur nouvelle école : 42. Comme
évoqué précédemment, Nicolas Sadirac, nouveau
directeur de l'école 42, estime que le système éducatif
« ne répond plus du tout à la problématique des
étudiants mais répond à sa propre problématique.
25»
7. Qui peut être astek/koala ?
Le problème avec le statut d'auto-entrepreneur.e c'est
l'unilatéralité, car ici, il n'y a pas de partenaires mais un
employeur, Epitech, et des employé.e.s qui sont officiellement des
partenaires mais dont toutes les conditions de travail ainsi que le discours
officiel montrent que tel n'est pas le cas. On peut alors se demander, quel
genre d'étudiant.e peut supporter ces conditions de travail et de
paiement, sans que sa scolarité n'en pâtisse. L'intermittence des
missions, le risque de ne plus travailler du jour au lendemain et les
délais de paiement très longs sont des risques que tou.te.s les
élèves ne peuvent pas prendre. Les élèves qui
peuvent se permettre d'être asteks, koalas, AER,
bocalien.ne.s ou permanent.e.s de labos
sous le régime d'auto-entrepreunariat sont celleux dont les parents les
soutiennent financièrement, car les retards de paiement et l'aspect
précaire de ce régime ne leur permet pas d'avoir un appartement
dont elles/ils seraient les seul.e.s payeuse.eur.s. Il est peu probable que des
propriétaires acceptent de louer un appartement à un.e
étudiant.e ayant pour seuls revenus l'auto-entrepreunariat qui est par
définition aléatoire et composé de missions ponctuelles,
en plus de n'être que peu rémunéré dans ce cas
précis. Le travail des assistant.e.s est lié de manière
directe à leur quotidien d'étudiant.e.s et elles/ils ne font que
reproduire leurs expériences d'étudiant.e qui ne datent que de
quelques années, les projets ne changeant presque pas. Le travail sous
le statut d'auto-
24
https://return.epitech.eu/?p=861
25
http://www.42.fr/biographie/nicolas-sadirac/
57
entrepreneur.e à Epitech semble donc opérer une
sorte d'exclusion, les personnes n'ayant aucune aide ne pouvant pas faire
astek, koala ou autre iront donc chercher un emploi plus stable et mieux
rémunéré. De plus, la pédagogie d'Epitech
privilégiant les projets, les professeur.e.s sont très rares, ce
qui fait porter la responsabilité de l'enseignement et de
l'accompagnement sur les étudiant.e.s travaillant à Epitech.
Conclusion
Ce sujet, apparu au cours des recherches nécessiterait
une analyse approfondie, mais il me semble qu'il était important de
l'aborder ici. Le travail des étudiant.e.s comme formatrice/eur.s existe
dans de nombreuses écoles, mais est traditionnellement en
complément de celui des adultes, tandis qu'à Epitech, les
étudiant.e.s/professeur.e.s sont plus nombreuses.x que les
professeur.e.s adultes. La responsabilité donnée aux
étudiant.e.s est donc très grande et le statut relativement
précaire d'auto-entrepreneur.e entre en contradiction avec l'importance
du travail demandé. Epitech emploie ces étudiant.e.s dans des
conditions de salariat : les lieux, horaires et contenu du travail sont
imposé.e.s par l'école. Or le statut d'auto-entrepreneur.e ne
peut être utilisé que dans les cas où les deux parties sont
à égalité, sans rapport de subordination, mais dans un
rapport de collaboration. Utiliser ce statut permet à Epitech
d'économiser sur de nombreuses charges et de dégager de plus gros
bénéfices, bénéfices qui ne sont pas censés
exister dans une association où tout l'argent devrait
théoriquement être réinvesti. A travers différents
systèmes, le groupe Ionis récupère les
bénéfices faits par Epitech afin de les distribuer à ses
actionnaires.
Il est intéressant de noter que les trois dirigeants de
l'école, partis pour créer leur propre école, 42,
critiquent maintenant fortement les écoles privées payantes (dont
Epitech). Lors de la conférence de présentation de
l'école26, un des trois dirigeants, KwameYamgnane, critique
directement les écoles privées, critique résumée
immédiatement après par Xavier Niel : « on a le choix entre
une université qui, dans nos sujets, ne sait pas former convenablement
ce type d'élèves, et des écoles privées dans
lesquelles le critère d'entrée c'est l'argent, qui ne sont pas
ouvertes à tous, et dans lesquelles on peut estimer que la formation,
puisqu'elle est directement liée à l'argent n'aura pas toute
l'objectivité qu'on peut attendre du cursus, et dans la reconnaissance
des élèves. » La frontière entre formation initiale
et formation professionnelle sera abolie par cette nouvelle école,
entièrement financée par l'entreprise Free, qui sera donc seule
maître à bord pour décider du cursus, puisque
l'école ne délivre aucun diplôme reconnu par l'Etat.
26
http://www.dailymotion.com/video/xyhn5k_conference-de-presse-lancement-de-42_school#.UVGS6BltRQw
58
Partie 2 : Le coût de l'ouverture sociale
Chapitre V
Catégorisation de sexe et exclusion
Les processus de catégorisation se retrouvent
constamment dans notre société inégalitaire, les rapports
sociaux étant soutenus par l'enfermement des personnes minoritaires dans
des catégories servant à justifier, à posteriori les
inégalités. Les catégorisations présentes à
Epitech sont principalement celles de sexe. A Epitech, 93 à 98% des
élèves (selon les promotions) sont des garçons, les rares
filles qui entrent et restent à Epitech doivent faire avec une culture
d'exclusion des femmes, qui se met en place à travers divers
mécanismes passant par l'humour, le harcèlement
stratégique, jusqu'à l'exclusion institutionnelle. Une
catégorisation racisante s'opère aussi à Epitech, bien
qu'elle soit plus subtile et que les exemples dans les entretiens soient moins
nombreux.
1. Mécanismes d'exclusion des femmes
« Il y en a certains qui refuseront de travailler
avec toi parce que tu es une fille. C'est comme ça ils vont sortir des
excuses bidons. Mais je l'ai entendu. Une fois il y avait deux garçons
qui étaient derrière moi et qui font « ouai on se met avec
elle ? », et l'autre fait « non c'est une fille » Anissa
1.1 Le soupçon d'incompétence
Les étudiantes que l'on retrouve à Epitech sont
celles qui ont été relativement épargnées par la
prophétie autoréalisatrice de K. Merton (1949), dans le sens
où elles sont la minorité dans un domaine et dans une
école considérées comme masculines et qu'elles ont
été amenées à dépasser le
stéréotype des femmes comme étant mauvaises en
informatique ainsi que le tabou de l'accès des femmes aux outils et
à la technologie (Tabet, 1998). Il y a donc de grandes chances pour que
la majorité des filles d'Epitech ait un niveau scolaire supérieur
à celui de la majorité des garçons car les
dominé.e.s n'ont pas le sentiment de légitimité des
dominant.e.s et doivent donc dépasser les stéréotypes
intégrés qui les mèneraient à l'autocensure.
Malgré tout,
59
lors des entretiens, apparaissent des comportements typiques
de catégorisation de sexe, les filles étant automatiquement
soupçonnées d'incompétence. Comme le rapporte
Amélie, qui était à Epitech Paris :
« En tout cas les deux premières années
ils partaient toujours du principe que je n'y connaissais rien. Même si
j'avais pu faire plus de choses que certains. Ils partaient juste du principe
que je ne connaissais rien et qu'ils étaient forcément meilleurs
que moi. Je ne dis pas, il y en a plein qui étaient sûrement
meilleurs que moi, mais pas tous. Sauf que du coup, il y a eu des rumeurs,
comme j'ai rencontré Anthony au début de l'école, mais
vraiment au tout début pendant la première semaine de cours, et
pendant genre six mois, il y a eu une rumeur comme quoi je sortais avec lui
parce que comme il avait fini l'école il connaissait tous les projets et
qu'il allait m'aider. »
Deux autres filles de promo et de villes différentes
disent avoir vécu la même chose, comme Julie, qui a
commencé Epitech à Bordeaux : « Avec le recul je le
déconseille aux filles, j'ai un peu l'impression d'être
l'élément débile, mon directeur m'a dit
"t'inquiètes pas, vu que t'es une fille j'en attends moins de toi que
des autres". » Julie est cependant la seule à avoir clairement
rapporté un tel discours de la part d'un adulte de l'administration,
toutes les deux filles n'ont parlé que des autres élèves,
ou des astek. C'est ce qui est arrivé pour Anissa, en deuxième
année à Paris : « en fait il faut que tu prouves quand
t'es une fille, vu qu'on est peu de filles il faut prouver qu'on sait faire
quelque chose. Parce que la plupart du temps il pense qu'une fille va charmer,
jouer sur son petit côté fille devant les gens. » Pour
elle, la difficulté était double car ses propres ami.e.s
étaient persuadé.e.s qu'elle ne tiendrait jamais à Epitech
: « Et finalement, là tu as tous les amis qui pensaient qu'au
bout de trois semaines j'allais partir, ils font mais Anissa t'as cassé
un ordinateur juste parce que l'écran était éteint et tu
n'as pas vu qu'il était éteint. Il faut que tu partes. Et comme
on ne croyait pas que j'allais réussir je me suis dit de toute
façon j'ai rien à perdre à rester j'ai tout à
gagner. Parce que j'avais aucune connaissance en informatique. » Il
est bien sûr faux de considérer que tous les garçons
à Epitech étaient passionnés d'informatique avant d'y
entrer, certains sont dans la même situation qu'Anissa mais ne rapportent
pas de problème de légitimité dans leur entourage.
Les garçons enquêtés rapportent cependant
les mêmes stéréotypes, comme David, pour qui quand on est
une fille « les gens ont plus tendance à venir t'aider parce
que tu sembles faible etc. C'est un avantage et un inconvénient tout le
monde est sympa avec toi mais tu t'exposes à avoir par exemple une
réputation qui peut partir en cacahuètes on va mettre en doute
plus que les autres tes capacités c'est sûr et certain que quand
tu vas avoir une bonne note il y a toujours au moins dix mecs qui vont dire tu
es sûre que c'est ton code, je suis sûr que c'est pas toi.
» Louis, qui n'est pas le seul astek (assistant professeur) que j'ai
interrogé, est le seul à dire qu'il aide plus les filles : «
c'est vrai que sans te mentir c'est vrai que déjà j'aime bien
les femmes, j'aime les filles dans un sens où je suis très gentil
avec les filles, avec tout le monde d'ailleurs mais bon j'ai tendance à
plus donner aux filles. J'ai plus tendance à plus donner aux filles s'il
faut je pense qu'elles ont besoin. Pas
60
parce que je les sous-estime mais c'est pour l'amour que
je porte à ma mère en fait. C'est ça que je transpose en
fait aux femmes. »
1.2 Réduire les femmes à leur apparence,
voire à des objets décoratifs
Louis explique qu'il aime les femmes parce que : «
j'aime être accompagné d'une femme que j'aime bien avoir une
femme que j'aime dans mon environnement », ce qui semble signifier
qu'il voit les femmes comme des agréments, les réduisant à
leur seule présence qui serait différente de celle des hommes.
J'ai également remarqué que beaucoup des enquêté.e.s
utilisaient l'expression « les mecs » pour parler des personnes
à Epitech ou dans la communauté geek, parfois même pour
parler d'un domaine où les femmes étaient majoritaires. Cette
expression n'est pas anodine et montre bien l'invisibilisation des femmes
jusque dans le langage, car en entendant « les mecs », on n'imagine
pas une seconde que des femmes pourraient être comprises dans cette
expression.
Des soirées sont régulièrement
organisées à Epitech, et un élève m'a parlé
de la soirée d'halloween où il était allé et
où des danseuses en lingerie avaient été embauchées
pour « animer » la soirée. Les rares filles d'Epitech sont
donc comparées et confrontées, si elles sont aux soirées,
à l'idée que les femmes sont appréciées uniquement
pour leur apparence et leur conformité aux standards de beauté.
On retrouve même cette idée en dehors des soirées, car
certains asteks, d'après Marie, noteraient différemment les
filles qui se conforment au stéréotype : « il y a
même le bonus boobs dans les barèmes des fois, le bonus seins. Des
fois c'est ça avec un petit décolleté ça fait plus
un. Et c'est officiel sur les barèmes des fois ! » Marie me
fait également part d'un « face match » comparant l'apparence
des filles d'Epitech : « ils prennent des photos des filles de l'intra
ils font un face match, en fait ils mettent les photos des filles l'une
à côté de l'autre et tu cliques sur celle que tu
préfères et une année c'est un garçon qui a
gagné [il était dans le match car il « ressemblait à
une fille] et il en est fier. » D'autres connaissances à
Epitech ont confirmé qu'un face match a été
organisé récemment à Epitech inspiré par le film
The Social Network, dans lequel le créateur du réseau social
Facebook s'illustrait par un face match des filles d'Harvard. L'école
aurait fermé le site mais apparemment sans représailles pour les
auteurs. Dans un autre registre, David semble penser également que
l'apparence des filles est « un risque » pour elles : «
même dans ce domaine-là [l'informatique], il y a beaucoup de
filles aussi qui travaillent dedans mais en fait c'est la pédagogie qui
fait peur c'est-à-dire que pour une fille rentrer chez elle à 23h
la nuit c'est moins... comment dire il y a moins de risques pour un mec que si
t'es une fille, tu attires l'attention généralement.
»
Il semblerait que certains garçons aient du mal
à voir les filles d`Epitech comme des élèves à part
entière, les voyant plutôt comme « la copine de » ou
comme petite amie potentielle que comme collègue de travail. David, qui
sort avec une fille d'Epitech, me dit : « il y a beaucoup d'asteks qui
quand ils passent asteks
61
ils sont maqués, c'est dans le forfait en fait, le
pouvoir ça attire les filles. Moi je connais beaucoup de filles qui
sortent avec des asteks. La plupart des filles à Epitech sortent avec
des mecs d'Epitech. »
Matthieu montre également qu'il ne considère pas
les filles d'Epitech comme des élèves mais comme une distraction
:
« d'un côté je m'en fous
complètement et de l'autre je me dis cool. En fait parce que à
chaque fois que je connaissais, que je fréquentais des filles j'avais
plus de problèmes avec ma concentration c'est-à-dire je pense
souvent à toutes celles que j'ai vues. Les filles que je
fréquentais je pensais plus à elles parfois ça me
déconcentrait dans mon travail. Ça devrait pas prendre de la
place dans ma vie. Chloé je la vois pas comme une collègue de
travail je la vois comme quelqu'un en fait je sais pas trop comment je la vois
non plus. Mais pas comme une collègue de travail. Donc je me soucie pas
de la manière dont elle travaille pour le moment. »
Cette déclaration pourrait être une sorte de
provocation de la part de Matthieu, qui se trouvant face à moi, une
fille ayant à peu près son âge, souhaiterait choquer par
ses propos.
Ce comportement se retrouve dans le milieu professionnel de
l'informatique, et est également dénoncé par le
participant d'une conférence sur un langage informatique27,
au cours de laquelle un professeur d'informatique avait déclaré
qu'il faudrait qu'il y ait une femme pour chaque homme, car cela rendrait les
réunions plus attirantes (attractive). Pour ce participant, « si
vous faites un commentaire objectivant qui dit aux femmes qu'elles n'ont de
valeur dans une conférence académique qu'en tant que
décoration, le fait de ne pas avoir voulu envoyer ce message n'aide pas
les femmes à se sentir plus à leur place (ma traduction) »
28 L'auteur est également dérangé par le fait que le
professeur utilise « nous » pour parler seulement des hommes tandis
qu'il s'attendrait à ce que le nous fasse référence aux
« PL people » c'est-à-dire aux programmeuse.eur.s. La
polémique qui a suivi son article est typique du milieu geek, beaucoup
d'hommes disant qu'il ne faut pas supposer que ce professeur considère
les femmes comme des objets, ce à quoi l'auteur répond : «
on s'attend à ce que ce soit le travail des groupes marginalisés
(les femmes) d'accorder le bénéfice du doute aux hommes,
plutôt que le travail des hommes d'inclure les femmes.29
»
Pour l'auteur, les femmes dans le domaine de l'informatique
ont une charge de travail émotionnel due au sexisme ambiant : «
C'est du travail d'ignorer un environnement dans lequel on vous dit constamment
que vous n'avez pas votre place. Alors quand un garçon dit « ignore
ça » ou « ne sois pas si sensible », il demande
27
http://geekfeminism.org/2012/12/30/re-post-how-to-exclude-women-without-really-trying/
28« if you make an objectifying comment that tells women
their value at an academic conference is as decoration, not having intended to
send that message doesn't make those women feel any more welcome. »
29« It's taken to be the job of the people in
the marginalized group (women) to give men the benefit of the doubt, rather
than it being men's job to be inclusive. »
62
en fait aux femmes de faire le travail qu'il ne veut pas
faire.30 » Il remarque très justement que « quand
quelqu'un exige que vous participiez dans une relation si inégale, dans
laquelle leurs émotions comptent mais pas les vôtres, il est
difficile de croire qu'ils vous considèrent comme une professionnelle ou
même comme un être humain ayant la même valeur.31
» Pour l'auteur, ce qui exclut vraiment les femmes de la communauté
geek, plus que des commentaires comme celui du professeur, c'est « le
refus des hommes de la communauté de dire quoi que ce soit : pas une
seule personne à la conférence Haskell n'a répondu. La
plupart des garçons ne diraient pas en public que les femmes devraient
rejoindre la communauté parce qu'elles sont attirantes. Ils ont l'air de
se sentir impuissants face à ces commentaires alors qu'ils ont du
pouvoir : ils peuvent dire aux hommes que ce sexisme n'est pas
acceptable.32 » Cet article reflète l'état
d'esprit des garçons de la communauté geek, esprit qui semble
partagé à Epitech, car aucun garçon ne m'a rapporté
avoir dénoncé un commentaire ou un comportement misogynes ou
sexistes.
1.3 L'humour
Une autre forme d'exclusion des femmes se manifeste dans le
recours à l'humour pour véhiculer des stéréotypes
sexistes. Guillaume décrit en détail et non sans contradictions
cette utilisation de l'humour sexiste :
« Alors c'est culturel mais traditionnel vu qu'il n'y
avait pas beaucoup de filles elles en prennent plein dans la figure. C'est
compliqué je dirais pas que c'est misogyne mais dans l'humour ça
l'est forcément. Mais des vieilles blagues parfois à connotation
sexuelle ça c'est sûr. En fait je sais que les filles ça
les énervent. Des fois il y a des petits trucs autour des filles il y en
a pas beaucoup donc forcément il y en a pour qui c'est pas du tout comme
ça mais il y a forcément une quelque part dans les années,
après c'est pas le cas de toutes les filles très très
loin, il y a peut-être une par promo. Mais du coup ça jase il y a
des gens qui jasent même c'est que pour le coup on sait pas trop si c'est
vrai. Je sais pas comment l'expliquer. C'est des blagues lourdes, ailleurs
qu'à Epitech ça serait lourd ça les énerve mais au
final elles prennent l'habitude c'est-à-dire que ça arrive pas
tous les jours heureusement d'ailleurs ça vient d'elles-mêmes des
fois c'est elles qui sortent des trucs naturellement, c'est l'ambiance
humoristique mais à aucun moment ça se veut méchant ni
quoi que ce soit. Donc ça reste toujours respectueux. »
On voit difficilement comment des blagues « lourdes
» et qui énervent les filles pourraient être respectueuses,
ni comment en s'en prenant « plein dans la figure » cela ne serait
pas misogyne. Ce qui surprend c'est la distinction entre Epitech et le reste du
monde, le fait que pour lui, ces « blagues » seraient lourdes
ailleurs mais
30« It takes work to disregard an environment in
which people telling you that you don't belong seem to be pervasive. It takes
effort to reconcile the cognitive dissonance of these people saying one thing
and doing another. So when a guy says « get over it » or « don't
be so sensitive », he's really demanding that women do work for him so he
doesn't have to. »
31« When someone demands that you participate in such an
unequal relationship, in which their feelings matter but yours do not, it's
hard to believe that they consider you to be a professional peer or even a
human being of equal value. »
32« More so, it's the unwillingness of men in the community
to say something: not a single person in the Haskell Symposium audience spoke
up. Most guys probably wouldn't say in public that women should join the
community because they're attractive. They seem to feel powerless to do
anything about the state of affairs, and yet, they have power: they can let men
who make these comments know that sexism isn't okay. »
63
ne le sont pas à Epitech. Il peut probablement en
déduire qu'ailleurs les filles pourraient dénoncer ces blagues
mais pas à Epitech où elles n'ont d'autre choix que de s'y
habituer. Il convient ici de réfléchir au sens de cet «
humour », qui pourrait également être une tentative de
proximité plutôt que d'éloignement, bien que l'intention
ici ne change en rien le résultat, qui est un climat hostile aux
filles.
L'utilisation de l'humour pour véhiculer des
stéréotypes sexistes n'a rien d'anodine, comme le montre une
étude33 menée en 2007 par un professeur de psychologie
à l'université de Western Carolina : « les blagues sur les
blondes et les femmes au volant ne sont pas que des plaisanteries inoffensives,
au contraire, être exposé.e à de l'humour sexiste peut
mener à tolérer des sentiments hostiles et des discriminations
contre les femmes (ma traduction)34. » Cette étude
consistait à demander à des hommes d'imaginer qu'ils
étaient membres d'un groupe de travail ou d'une entreprise, puis
à leur faire lire des blagues sexistes, des propos sexistes sans humour,
ou des blagues non sexistes. Il leur était ensuite demandé
combien d'argent ils donneraient à une association de femmes : les
hommes présentant un haut niveau de sexisme étaient moins enclins
à donner à cette association après avoir lu des blagues
sexistes, mais pas après avoir lu des propos sexistes sans humour ou des
blagues non sexistes. Dans une deuxième expérience, on montrait
des vidéos humoristiques sexistes et non sexistes aux participants, puis
on leur demandait ensuite de participer à la détermination du
retrait de financement à certaines associations étudiantes :
« après avoir été exposés à de l'humour
sexiste, les hommes présentant un haut niveau de sexisme discriminaient
les femmes, réduisant les budget de leurs associations plus que ceux des
autres associations.35 » Pour les chercheur.euse.s, cette
étude montre que « l'humour sexiste n'est pas qu'un simple
amusement sans conséquences, car il affecte la perception qu'ont les
hommes de leur environnement social et leur permet de se sentir à l'aise
en exprimant du sexisme sans avoir peur de la désapprobation des
autres.36 » L'humour sexiste agirait alors comme un
libérateur de préjugés, pour le professeur responsable de
cette étude, « cela montre que dénigrer les femmes avec
humour entraîne chez les hommes la perception d'une tolérance
partagée aux discriminations et peut les mener à penser que les
autres pensent la même chose.37 » A la lumière de
cette étude, on peut donc supposer qu'à Epitech, la grande
tolérance de l'humour sexiste renforce certains garçons dans leur
croyances sexistes et a un impact négatif sur les filles qui sont
humiliées et altérisées par cet humour.
33
http://www.sciencedaily.com/releases/2007/11/071106083038.htm
34 « A research project led by a Western Carolina University
psychology professor indicates that jokes about blondes and women drivers are
not just harmless fun and games; instead, exposure to sexist humor can lead to
toleration of hostile feelings and discrimination against women. »
35« We found that, upon exposure to sexist humor, men higher
in sexism discriminated against awomen by allocating larger funding cuts to a
women's organization than they did to other organizations »
36« Sexist humor is not simply benign amusement. It can
affect men's perceptions of their immediate social surroundings and allow them
to feel comfortable with behavioral expressions of sexism without the fear of
disapproval of their peers »
37« We believe this shows that humorous disparagement
creates the perception of a shared standard of tolerance of discrimination that
may guide behavior when people believe others feel the same way »
64
Dans la lignée de l'humour sexiste, la section «
délation » du forum interne montre également un festival de
propos homophobes sous couvert d'humour : des élèves ayant
oublié de verrouiller leur ordinateur voient des messages postés
de leur compte sur ce forum, comme par exemple : « Bonjour, je suis grec
et gay, je n'ai pas de problème avec ma sexualité. Tout ceux qui
serai intéressée me contacter par mail » voire pire «
J'aime les pénis et je ne sais pas Zlock » (Zlock = verrouiller mon
ordinateur). Ce à quoi l'intéressé répond par
« BANDE DE PD » quand il découvre le message. Il est
intéressant de noter que cette section du forum n'est jamais
modérée et que ces propos sont donc acceptés par
l'école, sous couvert d'humour, les exemples donnés ici
n'étant pas les pires car on trouve des horreurs de la sorte à la
pelle. La déduction semble donc être similaire à celle de
l'étude concernant l'humour sexiste, les garçons homophobes se
trouvant renforcés dans leurs croyances tandis que les personnes LGBT
sont humiliées. L'humour serait alors un moyen de renforcer la
solidarité du groupe dominant, en excluant les dominé.e.s.
1.4 Le harcèlement stratégique
Au-delà de l'humour et de l'apparente
légèreté des propos, on trouve un type de sexisme plus
brutal et qui ne s'embarrasse pas toujours du ton humoristique : le
harcèlement stratégique ou territorial. Ce type de
harcèlement est planifié, consciemment ou non, et utilisé
pour maintenir un privilège social, économique ou politique.
C'est un moyen de contrôler l'accès à des emplois, à
une filière, une institution ou un territoire. Les hommes utilisent le
harcèlement sexuel parce qu'il est très efficace pour intimider
les femmes (Langelan, 1993). Le harcèlement « non seulement
écarte les femmes qui osent s'aventurer dans les emplois à haut
prestige et à forte rémunération, mais envoie
également un message très clair aux plus jeunes : ne songez
même pas à entrer dans cette profession. Le harcèlement
sexuel est un outil de contrôle social extrêmement
efficace38 » (ma traduction). Ce harcèlement n'a de
sexuel que la forme qu'il prend, car il n'est pas toujours motivé par un
quelconque désir sexuel mais toujours par un désir de
préserver le monopole qu'ont les hommes sur les domaines et emplois
clés (Langelan, 1993). Cette forme de harcèlement semble exister
à Epitech, où les filles se sentent parfois ramenées
à leur sexe, comme Marie le rapporte, « c'est juste un
inconvénient [d'être une fille à Epitech] dans ces cas
là où les gars veulent avoir un peu plus qu'un sourire de temps
en temps. » Le travail et les compétences des femmes semblent
invisibilisées et dévaluées, comme en témoigne
Amélie : « une fois j'ai eu une réflexion d'un astek qui
m'a dit OK je te mets 13 mais maintenant dis-moi qui te l'as fait. Donc si tu
veux ça m'a super choquée, sur le coup je n'ai pas su quoi dire
parce que c'est un prof, tu ne vas pas lui dire t'es con ou quoi. D'autant plus
que j'avais 18 ans, mais par contre au fond de toi-même tu te dis mais
putain qui c'est pour te dire ça. » Le cas d'Emyou illustre
l'efficacité de ce harcèlement stratégique car l'objectif
a été atteint dans son cas : « quand j'arrivais dans un
groupe de travail les gens me prenaient que parce qu'il leur manquait une
personne mais pas vraiment pour mes compétences propres et c'est
là où j'ai commencé justement à me
38« Strategic harassment not only drives out the women
who dare to venture into high-wage male jobs today, but sends an unmistakable
message to their younger sister : keep out-don't even think about trying to
enter this profession. Sexual harassment is an extremely efficient social
controle mechanism. »
poser vachement de questions. En me disant est-ce que je
suis faite pour ça, est-ce que je ferais mieux d'aller ailleurs,
où les gens ne sont pas, sont un peu moins crétins sur ce
côté-là. » Amélie a donc
décidé de quitter Epitech et d'intégrer l'ETNA, une
école du même groupe où les élèves sont en
entreprise la majorité du temps, car elle se sentait mieux dans le monde
du travail qu'à Epitech. Epitech semble donc un environnement
plutôt hostile aux femmes, comme le dit Dounia, « c'est un monde
d'hommes en fait vraiment des fois ça se sent. » Le
harcèlement est parfois clairement sexuel , comme le rapporte
Mélanie : « quand tu es la seule fille. Tu prends des remarques
par rapport aux garçons. [...] il y en a plein c'était pour se
vanter ils disaient ah bah tiens moi j'ai couché avec
Mélanie. » Les filles qui restent à Epitech semblent
être celles qui intègrent le discours masculin et sexiste sur les
femmes, comme c'est le cas pour Anissa et Dounia, qui ont bien compris les
règles imposées par les garçons :
« Quand t'es dans une école de garçons,
au bout de deux semaines tu vas pas sortir avec un garçon d'Epitech. Et
au bout de deux semaines casser, tu vas pas aller sortir avec un autre. Tu vas
rapidement prendre une mauvaise réputation. » Anissa
« Après si tu fais chaque année un
garçon on sait jamais ça parle beaucoup quand même. S'il y
a une fille qui se met avec plusieurs garçons ils parlent entre eux les
garçons. » Dounia
Mes recherches m'ont amenée à un autre exemple
de harcèlement stratégique réussi, qui mérite qu'on
s'y attarde un peu : un élève a posté sur le forum «
délation », un message intitulé : « Y'en as une dans
chaques promo et ça fait plaisir quand elle se fait avoir ! » dans
lequel il raconte comment une des filles dont il donne le nom et qu'il appelle
« la salope » aurait triché en prenant le code d'un
élève avant que les asteks ne s'en rendent compte. Ce qui est
problématique dans ce message est la misogynie à peine
masquée :
« A Epitech comme on le sais tous, les filles soit elles
travaillent vraiment et galères comme tous le monde. Soit ... dirons
nous qu'elles profitent de la faiblesses de certains bon élèves
EXTRÊMÊMENT en « manque » (ou « puceau »
ça dépends comment on vois la chose) pour la lisibilité de
ce post nous appellerons cette race de fille « Salope ».[...] Et donc
par le fait de la proportionnalité, plus de filles = plus de «
salope ». »
Il semblerait donc qu'il y ait deux catégories de
filles pour cet élève, les « filles bien » qui seraient
« comme tout le monde », comprenez comme les garçons, et les
« salopes ». Les réponses à ce message sont aussi
très problématiques et montrent une culture sexiste
partagée et décomplexée, voici quelques citations des
réponses (qui sont très nombreuses) :
« EPIC POST... On a envie de l'imprimer pour l'encadrer au
Lab Astek =D. » « On a pas des photos d'elle en petite culotte ?
<3 »
« Moi au moins j'avais pas sucé ! »
65
Les élèves qui prennent la défense de la
jeune fille insultée sont très rares :
66
« Mais imagine une seule seconde si c'est pas vrai...
C'est juste horrible de dire tout ça...
Puis pour le str_capitalize de l'exam [l'accusation de
tricherie], euh... ça, ça veut strictement rien dire :) c'est
assez violent comme texte la... genre vraiment violent. »
« Les faits ne sont pas encore prouves. Tu as le droit
d'avoir des suspicions, mais ça ne te donne en aucun cas le droit de
l'insulter en public de façon aussi gratuite. »
Un autre élève lui signale simplement qu'une de
ses « preuves » que cette fille a triché est fausse, sans
autre commentaire. Mais le commentaire d'un autre élève semble
révéler ce qui les gêne vraiment : « c'est certes
vrai, c'est certes abusé, mais l'endroit ne s'y prête pas. On est
pas entre nous, là. On est pas dans un groupe de potes restreint. On est
devant toute une communauté, et ce qui se dit entre nous ne se dit
peut-être pas devant tout le monde. »
Il semble que des propos haineux infondés et misogynes
sont acceptables dans un groupe « de potes restreint », mais pas
devant toute l'école, bien que cet élève avoue savoir
très bien que ces propos sont problématiques puisqu'il
prévient que le forum n'est pas approprié. Il est
intéressant de constater que de tels propos ne posent pas de
problème en « privé », entre hommes pour cet
élève. Après un certain nombre de réponses, un
administrateur finit par fermer la discussion :
« De ma propre initiative et avant que cela ne vire au
drame humain (si il n'est pas déjà trop tard), je clos ce thread
qui, du peu que j'ai pu en lire, a pris une tournure tout à fait
inacceptable à mes yeux. (et j'ai la prétention d'être
plutôt open-minded)
Rien ne justifie une telle curée à
l'égard d'une personne et surtout pas l'aigreur et la frustration
palpable chez les principaux 'accusateurs publics' qui s'improvisent juges et
bourreaux.
Je vous conseille à tous d'être
adulte, de prendre un peu de recul concernant cette histoire, et surtout d'en
rester la.
gael
Responsable du développement Web »
L'élève qui a posté le premier message
semble alors se raviser en disant que si ce n'est pas vrai, cette
histoire est fictive. Mais les conséquences, elles, sont bien
réelles. La fille en question est partie d'Epitech, probablement
traumatisée, d'après les personnes qui ont vécu cette
histoire, dont fait partie Anissa. Cette déferlante de haine envers les
femmes sonne comme un rappel à l'ordre des femmes, une tentative pour
les remettre à « leur place » de femme, grâce au
très efficace harcèlement stratégique.
67
Dans le compte-rendu du séminaire « Etre femme
dans la recherche », publié dans Les Cahiers du Cedref en
2003, on peut lire que : « des formes plus insidieuses de
harcèlement existent également pour rappeler aux femmes qu'elles
ne sont en quelque sorte que tolérées dans un univers où
l'intellect est une valeur masculine et où la féminité
n'aurait d'attrait que par son sex-appeal ». Ce type de harcèlement
semble donc se retrouver dans le domaine des sciences en général,
tout comme dans celui de l'informatique.
2. Exclusion institutionnelle des femmes
L'exclusion des filles à Epitech se fait par divers
moyens de manière plus ou moins individuelle par les
élèves, mais également de manière moins subtile par
l'administration de l'école, institutionnalisant ainsi la
catégorisation et l'exclusion des filles.
Jean Baptiste Descroix Vernier, parrain de la promotion 2012
d'Epitech et à l'époque vice président du Conseil National
du Numérique a fait scandale en déclarant à propos du
candidat présidentiel François Hollande « C'est une
nullité dans le numérique. Et il s'est contenté de nous
envoyer sa femme de ménage ». La « femme de ménage
» dont il parle est en fait Fleur Pellerin, alors conseillère
à l'économie numérique de Hollande, aujourd'hui ministre
déléguée chargée des PME, de l'Innovation et de
l'Économie numérique (propos rapportés par le magazine
Challenge). Epitech n'a émis aucune critique envers cette
déclaration et continue de mettre Jean Baptiste Descroix Vernier en
avant sur son site internet.
Les cas de discrimination flagrants existent à Epitech,
comme en a fait l'expérience Anissa :
« Lors du deuxième projet qui était en
groupe, les binômes ont été imposés et je suis
tombée avec un gros macho. Mais un macho de chez macho. En fait il
était 5h sur un bug, j'essaye tant bien que mal de l'aider, et d'un seul
coup je le débugue. Et il a pas apprécié du tout que je le
débugue. Ce qui fait qu'il mettait plus de volonté, il
travaillait plus il disait « ouais tu fais tout toute seule ». Alors
qu'on codait sur son PC. Il a fait « bon bah va y laisse je vais faire
chez moi ». Le lendemain en soutenance il fait « il n'y a pas de
rendu ». [...] J'ai parlé avec la personne qui était chef de
soutenance et ils m'ont dit que je vais rencontrer ce problème beaucoup
de fois à Epitech, qu'il va falloir que j'apprenne à faire avec.
Que j'ai affaire à des machos, parce qu'il y a des machos à
Epitech.»
Anissa a donc eu 0 sur un projet sur lequel elle avait
travaillé, sa scolarité a donc été impactée
sans autre raison que la misogynie d'un élève. Le terme de «
macho » semble être un doux euphémisme que partagent les
filles et les « machos ». Le terme plus approprié serait
misogyne, car cet élève ne semble même pas
considérer Anissa comme une élève, il était
prêt à avoir 0 pour que Anissa n'ait pas ses compétences
reconnues. La réaction de l'astek est ahurissante car il
représente l'autorité et donc l'école, ce qui montre la
volonté de minimiser, de banaliser et donc de cautionner (« il
faudra t'y habituer ») des comportements qui ont une incidence grave sur
la scolarité des filles.
68
2.1 Division sexuelle du travail
La division sexuelle du travail est visible à Epitech,
parmi les élèves, comme le dit David, qui est président du
foyer des élèves tandis que « [s]a copine elle en fait
partie aussi elle est secrétaire. Elle s'occupe de tous les papiers.
» Dans l'administration aussi on retrouve cette division sexuelle du
travail, comme à Bordeaux où « la secrétaire j'en
parlais avec elle, parce que quand il y a des élèves qui sont en
difficulté c'est un peu son rôle c'est un peu la nounou
», mais également à Paris où les rares femmes
d'Epitech sont dans des rôles de soin impliquant du travail
émotionnel :
« des fois tu deviens paniqué ça te
fout les boules mais il faut pas le prendre mal au point de faire une
dépression. On a même une meuf qui est dédiée pour
ça, les mecs qui décrochent et qui partent en couille qui ne
viennent plus à l'école et ne fréquentent plus personne on
essaye de les rattraper un peu. La meuf au début de l'année quand
on la présente aux élèves c'est « vous pouvez
l'appeler maman. C'est votre maman ici, vous avez besoin d'une maman vous
êtes dans la merde ça va pas, vous avez envie de pleurer vous
allez voir maman. » Je pense qu'elle est pas vraiment psy mais c'est un
peu la psy de l'école. » Thibault
On peut également noter que la pédagogie
d'Epitech est toute entière basée sur l'autodidaxie, et sur la
rupture avec l'école traditionnelle, ce qui permet également de
dévaloriser les femmes, qui sont plus « scolaires » en
général et qui ont été socialisées de cette
manière pendant toute leur vie : « leur réussite est
perçue comme une preuve de leur soumission au système scolaire
» (Collet, 2006).
3. Exclusion par la culture geek
3.1 Négation voire inversion des rapports
d'inégalité
Au cours des entretiens, comme dans la communauté geek
en général, on retrouve une négation quasi
systématique des rapports sociaux de sexe, et des
inégalités dont sont victimes les femmes.
Pour Baptiste, être une fille « c'est ni un
avantage ni un inconvénient c'est pareil, égalité des
droits quoi. Mais il y en a je sais pour qui, y a des filles peut-être
qui vont considérer ça comme un avantage. Pour moi et pour
beaucoup de mes potes on s'en fout garçon, cheval, poney. Après
je sais pas peut-être après si tu dis que t'es une fille que tu
peux en profiter parce que c'est une école de mecs peut-être
après tout. » Ce discours revient souvent, de la part des
garçons mais aussi de quelques filles comme Dounia : « Moi je
vois pas trop la différence. Pour les garçons ils voient la
différence après je sais pas. Ils disent ouais c'est parce que
t'es une fille pas du tout geek c'est normal. D'après eux c'est un
avantage mais moi je trouve pas trop je vois pas la
69
différence personnellement peut-être je suis
aveugle je vois pas du tout mais je vois pas trop de différence. »
Etre une fille à Epitech serait donc un avantage, parce que les
filles « profiteraient » de leur statut d'objet sexuel pour obtenir
de meilleures notes, comme le résume Matthieu :
« La seule chose qui pourrait faire une
différence ça serait si c'est une fille vachement bonne qui
propose à l'assistant ouais je te fais une fellation et tu me mets un 20
ce genre de choses. Je sais qu'il y en a un qui m'a dit qu'en entretien pour
être astek avec la professeure qui engage elle lui avait demandé
ce qu'il ferait si quelqu'un, si une fille proposait une fellation en
échange d'un 20. Et le gars lui aurait dit je prends la fellation et je
lui mets -42 [la note pour tricherie]. Il fait les deux en même temps.
Avec un sourire il lui met une note négative et il prend la fellation.
Après c'est la seule chose qui peut différencier. »
Ce genre de discours mène à la constante
décrédibilisation des compétences des filles, comme en a
fait l'expérience Mélanie : « la première
année on me le disait pas en face mais souvent quand j'avais une bonne
note les garçons disaient c'est parce que c'est une fille. Tant que
j'avais pas fait mes preuves c'est bah t'es une fille c'est pour ça que
tu arrives. » Sam semble avoir une autre explication : «
quand il faut passer des soutenances il y a forcément des astek qui
vont les juger donc il y en a qui seront plus indulgents parce que ce sont des
filles et que c'est pas forcément évident d'être une fille
dans une école où il y a que des mecs. » Il explique
donc ces comportements par la difficulté d'être « autre
» dans cette école.
On retrouve également dans les déclarations de
certaines filles sur le monde du travail, le raisonnement de l'avantage des
filles. Pour Amélie, être une fille « à
l'école je trouve que c'était un inconvénient, par contre
en entreprise c'est un avantage. » Mélanie explique pourquoi
les filles seraient avantagées :
« Epitech c'est ultra connu mais quand tu dis que tu
es d'Epitech les gens sont contents mais quand t'es une fille ils
apprécient encore plus parce qu'ils savent que
généralement tu vas faire attention à la manière de
parler tu vas faire des efforts sur ta présentation physique pour aller
au contact ça va aller un peu mieux c'est des trucs bêtes. Je sais
pas si c'est qu'ils veulent être plus cool ou quoi que ce soit mais vu
qu'il n'y a pas beaucoup de fille et qu'ils commencent à être
nombreux ils essayent d'en recruter si une fille postule ils disent oui.
»
Mélanie pense qu'être une fille la favorise pour
obtenir des emplois, ce qui est peut-être le cas pour elle, il est
possible que certaines entreprises cherchent à recruter des filles, mais
quand on regarde à l'échelle de la société ce
constat est encore faux :
« Globalement cependant, la reproduction est toujours au
rendez-vous. On observe en effet une domination des cas de figures où
les deux sources de ségrégation pèsent dans un sens
similaire (78 % des emplois). C'est le cas, par exemple, pour les ouvriers du
bâtiment ou les ingénieurs de l'informatique, pour lesquels la
70
sursélection masculine dans l'appareil éducatif
est renforcée ensuite. A formation identique, les garçons sont en
effet privilégiés lors des embauches »(Lallement, 2006).
Il semble donc qu'en France, les inégalités dans
le monde du travail soient plus sérieuses que celles du monde scolaire :
« parce que le diplôme impose un minimum de normalisation dans les
politiques de salaire, les discriminations d'origine scolaire ont des
conséquences moins fâcheuses en termes d'inégalités
entre les genres que celles imputables au jeu du marché du travail. Dans
l'ensemble, les plus mauvaises conditions d'emploi imposées aux femmes
l'emportent sur les avantages positifs qu'elles peuvent attendre, d'un point de
vue salarial, de leurs diplômes et de leurs expériences »
(Lallement, 2006). Il est donc possible qu'Amélie et Mélanie
aient perçu des avantages dans le monde du travail, mais ceux-ci ne
compenseraient pas les désavantages et discriminations
systémiques dont sont victimes les femmes dans le monde du travail. Une
étude récente39 a mis en évidence la
discrimination à l'embauche à l'égard des femmes dans le
monde des sciences : à CV équivalent, une candidate est
perçue comme moins compétente qu'un candidat, d'après un
« testing auprès de 127 professeurs en biologie, physique
et chimie dans 6 universités états-uniennes ».
On peut également considérer que ces «
avantages » perçus par certaines femmes dans le monde du travail
reflètent une division sexuelle du travail plus subtile que d'ordinaire.
Lorsque Mélanie dit que les entreprises savent que parce qu'elle est une
fille elle aura une meilleure présentation, un meilleur contact et sera
plus méticuleuse, on la ramène a des clichés et cela peut
résulter dans certaines entreprises en une demande ou une attente d'un
certain travail émotionnel et/ou de compétences
considérées comme féminines sans pour autant qu'il y ait
de réelle reconnaissance de ce travail. Dans un article40,
une femme travaillant dans l'informatique rapporte qu'à une
conférence où elle était la seule femme, un des hommes
déclarait fièrement avoir embauché une femme pour la
première fois. Cet homme était très content car «
maintenant nous parlons vraiment entre nous ! Et nous prenons une pause
déjeuner, parce qu'elle nous fait manger. C'est bien mieux qu'avant,
quand on était que des mecs41 (ma traduction). » La
femme en question n'avait pas été recrutée dans ce but, la
description de son poste ne comportait pas « faire en sorte que tout le
monde se parle » ou « faire manger les collègues » mais
elle faisait quand même ce travail émotionnel, et pour l'auteure
de l'article, « il est presque sûr qu'elle n'a pas été
financièrement compensée pour ces aspects de son travail (alors
qu'il semble que ces compétences sont bien rares parmi ses
collègues), [...] le problème c'est que bien que les
résultats (une meilleure communication, une meilleure
présentation, une équipe plus forte) sont valorisés d'une
certaine façon, ils ne sont pas valorisés d'une manière
visible qui apporterait du prestige aux femmes.42 (ma
39
http://www.lesnouvellesnews.fr/index.php/civilisation-articles-section/civilisation/2170-pour-travailler-dans-un-labo-avantage-de-john-sur-jennifer
40
http://geekfeminism.org/2013/01/24/women-in-tech-and-empathy-work/
41« Now we all actually talk to each other! And we break for
lunch, because she makes us eat. It's so much better than before, when it was
just dudes. »
42« I feel pretty confident she was not given significant
financial compensation for those aspects of her work (even though it sounds
like those skills were rare gems indeed amongst her coworkers). The problem is
that while the outputs (better communication, better self-care, a stronger
team) are valued in their way, they aren't valued in visible ways that afford
women prestige »
71
traduction) » Ce que certaines filles ont perçu
comme des « avantages » peut donc être vu comme des
responsabilités et compétences invisibles, qui ne figurent pas
sur le contrat et qui ne sont donc pas rémunérées mais qui
sont attendues des femmes par les entreprises.
3.2 Forum interne et culture troll
Le forum interne, que nous avons déjà
évoqué, possède de nombreuses rubriques et dans toutes, ce
qui marque c'est l'absence de femmes, très très peu de femmes
prennent part aux discussions (les photos s'affichent à chaque message
d'élève). Alors que le forum est modéré par un
administrateur d'Epitech, la misogynie, l'homophobie et même un peu de
racisme subtil sont bien présents et jamais supprimés du forum.
La section « délation » est la plus inattendue, de par son nom
déjà, mais surtout pour ce qu'on y trouve. Le forum a des
règles mais qui s'arrêtent aux portes de la section «
délation » :
« Sections "test" et "delation" : « the stories
and information posted here are artistic works of fiction and falsehood. only a
fool would take anything posted here as fact. » ((c) moot); par
conséquent, toutes les règles ci-avant n'ont pas cours dans ces
deux sections du forum, toutefois nous vous demandons un peu de retenue (
notamment concernant les images ), afin que le contenu soit politiquement
(presque) correct. »
Sous prétexte de fiction et d'humour, le racisme n'est
plus proscrit, les insultes non plus. La misogynie et l'homophobie
n'étant pas mentionnées du tout dans les règles, elles
semblent n'être proscrites nulle part. La citation est
particulièrement intéressante, le copyright est attribué
à « moot », le créateur du site 4chan, qui est un forum
anonyme anglophone très utilisé dans la communauté geek,
notamment par le collectif Anonymous. Le forum dont est extraite cette citation
est considéré comme « la poubelle d'internet » car il
est anonyme, non modéré et n'a donc aucune limite, on y trouve du
racisme, de la misogynie, de l'homophobie. Le procédé
employé ici par Epitech est donc comparable à celui de 4chan, la
phrase citée servant à indiquer ce qu'on y autorise, c'est
à dire tout. Considérons maintenant la phrase : « the
stories and information posted here are artistic works of fiction and
falsehood. » Les mots artistiques et travail suggèrent que les
messages postés sur ce forum demandent du travail et ont un
caractère artistique, ce qui semble au mieux hypocrite, au pire
offensant pour les personnes et communautés insultées sur ces
forums. Avec la fin de la phrase, « only a fool would take anything
posted here as fact » on atteint le summum de l'hypocrisie, en
renvoyant la culpabilité sur les victimes qui, si elles se sentent
offensées sont des idiotes. Cette phrase est typique de la culture
« troll », analysée sur son blog par le sociologue Denis
Colombi, car « on ne trouve nulle part ailleurs que dans le troll l'usage
le plus systématique et le plus appuyé de l'humour comme excuse
et comme justification43. » Un « troll » peut
être défini comme « une personne qui participe à une
discussion ou un débat (par exemple sur un forum) dans le but de
susciter ou nourrir artificiellement une polémique, et plus
généralement de perturber l'équilibre de la
43
http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2012/09/critique-de-la-culture-troll-1.html
communauté concernée. » Colombi remarque
que la culture troll opère une « qualification des victimes du
troll en responsables de leur malheur - si elles comprenaient l'humour, elles
ne s'énerveraient pas, et donc ne seraient pas trollées »,
ce qui correspond tout à fait à notre citation de 4chan, reprise
sur le forum d'Epitech.
La qualification de fiction et d'artistique du contenu
permettrait donc « de se convaincre que l'on ne pense pas vraiment ce que
l'on dit, et que donc on est innocent. » D. Colombi explique que la
culture troll est très répandue sur internet et que le principe
« don't feed the troll » est largement utilisé et « sert
en fait à demander à ceux qui se sentent choqués par une
déclaration à « laisser faire », et partant fait
reposer sur leurs épaules, et non sur celles des trolls eux-mêmes,
la responsabilité de la dérive d'une conversation, voire des
insultes qu'ils reçoivent. » Le culture troll fournit en fait un
mode d'emploi très simple : « il est très important de
comprendre que cette culture troll est très précisément ce
qui rend possible de tels débordements : elle fournit un ensemble de
justifications et de bonnes raisons d'agir à ceux qui dépassent
les bornes. » Dans un deuxième article44, D. Colombi
décrit 4chan comme l'origine de la culture troll, car sur ce site,
« le troll n'y est pas un évènement ponctuel, c'est la
norme. » Si l'on prend l'exemple du message misogyne évoqué
plus haut qu'un élève avait posté sur le forum
délation, cet élève a suivi à la lettre la culture
troll, car il a enrobé son discours misogyne dans l'apparence de la
justice (s'estimant victime des femmes), et en cela exprime bien le «
paradoxe entre des personnes qui se pensent provocatrices et à
contre-courant, qui se présentent comme originales et observatrices, qui
se drapent dans le politiquement incorrect comme position héroïque
de refus des tabous et des interdits, et leurs propos qui sont d'une
banalité confondante, ne faisant que reprendre les antiennes milles fois
entendues du patriarcat. » L'élève en était
même arrivé à recourir à la citation « magique
» pour se dédouaner, quand il a déclaré que si tout
ce qu'il disait n'était pas vrai, alors il fallait considérer
cela comme de la fiction.
Ce type de comportements se retrouve également dans la
communauté de l' « open source » (développement
participatif ouvert à tou.te.s), qui réunit salarié.e.s et
bénévoles, dans lequel les femmes sont encore moins nombreuses
que dans le milieu du développement fermé, pourtant
rémunéré pareillement. Dans un article intitulé
« Open Source, Closed Minds ? »45, un développeur
s'interroge : « Est-ce la nature de l'open source, son idéologie et
ses valeurs, d'être intrinsèquement liée à
l'isolation des personnes du projet social et collaboratif de progrès
vers l'égalité ? Dans une communauté sans structure
formelle pour la gouverner, il est bien plus facile d'abuser des
privilèges et du pouvoir sous-jacents que la société
accorde à certaines personnes. Une des formes que ce pouvoir prend est
le discours déshumanisant et objectivant des personnes, qui fait appel
à la « liberté d'expression » afin d'épargner au
locuteur les conséquences de leur discours (ma traduction46)
». Il semble que la communauté que forment les élèves
d'Epitech corresponde assez à la définition d'une
44
http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2012/09/critique-de-la-culture-troll-2-autopsie.html
72
45
http://geekfeminism.org/2013/02/04/open-source-closed-minds-a-reflection-on-joseph-reagles-free-as-in-sexist-free-culture-and-the-gender-gap/
73
« communauté sans structure formelle pour la
gouverner », car les rares adultes présents font partie de
l'administration, qui elle-même encourage une attitude libre de tout
reproche en indiquant par exemple dans le règlement que le forum «
délation » fonctionne sur le même modèle que 4chan,
sachant pertinemment que la plupart des élèves savent ce qu'on y
trouve.
4. Justifications de l'exclusion
Dans la lignée de la culture troll, certains
garçons ont évoqué des justifications à l'exclusion
des filles et ont donc tenté de justifier voire d'excuser les
comportements sexistes à Epitech.
Une des justifications avancées est que les filles
devraient « être comme les autres », comprenez comme les
hommes, puisque les autres sont des hommes, comme l'explique Guillaume : «
c'est très compliqué j'arrive pas à tout expliquer je
suis pas le meilleur pour parler de ça, en même temps c'est un
désavantage [d'être une fille à Epitech] enfin je sais pas
je pense au final il suffit juste d'ignorer tout ça et tout se passe
correctement il suffit de pas se laisser tenter par les gens qui voudraient
nous aider on est une fille et à côté de ça il
faudra pas refuser parce qu'on est une fille, il faut juste essayer
d'être comme tous les autres et faire normalement il y a aucun souci tout
se passerait bien. » Pour Baptiste, les filles deviennent même
des garçons : « Moi je sais que dans le groupe de travail
où je suis il y a deux filles c'est limite on les considèrent
comme des mecs. Pour nous c'est pas des filles c'est un pote on parle de tout
on peut tout faire on s'en fout. »
Cette injonction faite aux filles d'être « comme
les autres » est analysée par C. Delphy pour qui le dominant «
demande au dominé de se conformer à son modèle,
d'être comme lui. C'est évidemment impossible, car les hommes ne
sont des hommes que dans la mesure où ils exploitent des femmes. Les
femmes ne peuvent donc pas, par définition faire comme les hommes, 1)
parce qu'elles n'ont personne à exploiter, 2) parce qu'il faudrait
qu'elles cessent d'être exploitées elles-mêmes pour pouvoir
être à égalité avec les hommes, et 3) parce que si
les hommes n'avaient plus de femme à exploiter, ils ne seraient plus des
hommes » (Delphy, 2008). On voit donc dans quelle situation les femmes se
trouvent, coincées entre l'injonction à la féminité
et le devoir de se conformer à la « norme » masculine pour
être prises au sérieux.
46« Is the very nature of open-source, its fundamental
ideologies and values, inherently bound up with the insulation of oneself from
the collaborative social project of making progress towards equality? In a
community with no formal governing structures, it's far easier for people to
take advantage of whatever privilege and power they inherit from the underlying
society. One form this power takes on is that of speech acts that dehumanize
and objectify people, and appeals to « freedom of speech » to
immunize the speaker from the consequences of their speech. »
Le manque de femmes dans le domaine de l'informatique est
souvent analysé à travers l'association de l'informatique et des
mathématiques. Isabelle Collet analyse le système dissuasif chez
les jeunes filles et montre que les mécanismes qui découragent
les filles de s'engager dans le domaine de l'informatique sont les mêmes
que ceux qui les découragent de s'engager dans les domaines
scientifiques, en particulier des mathématiques (2006). Si l'association
de l'informatique et des mathématiques est indéniablement
liée au faible nombre de femmes dans l'informatique, il subsiste un
problème, soulevé dans un article sur l'exclusion des femmes de
la communauté geek47: « même le domaine des
mathématiques est plus féminisé que celui de la
programmation informatique, alors l'excuse selon laquelle les programmeurs
seraient innocents et le manque de femmes viendrait du découragement des
filles face aux maths au niveau primaire et secondaire n'explique pas cette
différence48. (ma traduction). » En effet, en France
malgré le système excluant les filles des sciences, 46,5% des
élèves de terminale S étaient des filles en 2010 et 44,9%
en 201249et les filles représentaient environ 39% des
étudiant.e.s en sciences à l'université en
2011-201250. On sait que la majorité des filles s'oriente
principalement vers certains domaines des sciences, elles représentaient
en 2009 51,6% des étudiant.e.s en sciences économiques, gestion,
et 62,3% en sciences de la nature et de la vie51. Il existe alors un
système d'exclusion spécifique aux domaines très
masculinisés comme l'informatique, qui se distingue du système
d'exclusion des filles des sciences en général. A défaut
de renvoyer la faute au domaine des sciences en général,
certaines personnes font porter la responsabilité à la
communauté geek en général ou au domaine de l'informatique
et de la programmation.
Au cours des entretiens, certains garçons, bien que
cela ne leur était pas demandé, ont tenté de justifier le
faible nombre de filles à Epitech en renvoyant la faute au domaine, se
dégageant ainsi de toute responsabilité. Pour Guillaume, «
c'est une histoire de culture de ce que les filières n'ont pas,
enfin les filles sont pas forcément mises en avant par rapport à
tout ce qui est programmation même la culture geek comme je l'appelle au
niveau des mangas quand je parle avec des gens qui aiment bien mais à
partir du moment où on parle de programmation il y a très peu de
filles, enfin il n'y en a pas énormément par rapport à ce
qu'on pourrait attendre. Après est-ce que ça vient du pays parce
que ça vient de quoi que ce soit je sais pas. »
On peut remarquer que la culture des mangas n'est qu'un loisir
tandis que la programmation est plutôt une activité
professionnelle bien rémunérée, les deux sont donc
difficilement comparables. Pour Baptiste, le
47
http://geekfeminism.org/2012/12/30/re-post-how-to-exclude-women-without-really-trying/
48« Even the field of mathematics is less male-dominated
than functional programming research, so the excuse that PL people are
blameless and the numbers result from discouragement of girls learning math at
the primary and secondary educational levels does not explain the imbalance.
»
49
http://media.education.gouv.fr/file/2012/66/0/DEPP-filles-garcons-2012_209660.pdf
et
http://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/2012/06/4/DEPP-RERS-2012_224064.pdf
50
http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid66728/les-etudiants-inscrits-dans-les-universites-publiques-francaises-en-2011-2012.html
74
51
http://www.femmesetsciences.fr/Documentation/Livret_IDrecues2011.pdf
75
sexe n'a aucune pertinence, le fait que peu de filles fassent
de l'informatique semble une donnée « naturelle » et immuable
:
« En même temps c'est pas vraiment une question
de dire qu'il y a beaucoup de mecs, c'est que en général dans ces
domaines, il y a pas beaucoup de filles qui s'intéressent à
l'informatique. C'est juste une question de se dire que tu t'intéresses
à ça ou non. C'est comme il y a beaucoup de gens qui font droit
parce que beaucoup de gens s'intéressent au droit, en journalisme
pareil. C'est en fonction de ce que tu veux faire, donc c'est vrai que pour une
fille se dire de l'informatique c'est rester sur son PC, de se dire je vais
rester comme ça devant un ordinateur alors que pour nous c'est pas du
tout comme ça qu'on le voit, nous rester devant le PC, parce que
déjà ça je peux passer 10 ou 12h devant mon écran
noir avec ma petite ligne de commande et je sais qu'il y en a d'autres s'ils ne
vont pas toutes les 3 minutes sur Facebook ils sont perdus. Juste une
mentalité c'est pour ça qu'il y a peut-être pas beaucoup de
fille. »
On trouve le même raisonnement chez Thibault, qui, en
plus, rejette la responsabilité sur les filles, que l'école
accueillerait à bras ouverts : « c'est pas tant qu'ils ne
veulent pas que les filles rentrent, c'est que déjà, c'est
spécial, en général c'est plutôt les filles qui vont
pas se plaire, enfin il faut être un geek quoi et des filles geek il n'y
en a pas des masses en fait. C'est surtout ça le truc. Après, il
sont super ouverts à ce que les filles viennent mais le problème
c'est que c'est spécial, il n'y en a pas beaucoup, et y'a que des mecs,
qui sont sur les dents toute la journée, non mais c'est vrai, ça
ça pose problème. »
Cette dernière phrase nous amène à une
autre justification, qui fait appel au mythe du geek jeune et ne correspondant
pas aux standards de la masculinité, qui ne pourrait s'empêcher de
voir toutes les filles comme des partenaires sexuelles potentielles. David
explique que
« les mecs qui viennent à Epitech en
général ils ont jamais de copine donc dès qu'ils voient
une fille ils se disent je vais l'aider peut-être qu'elle va me trouver
sympa peut-être que j'arriverai à sortir avec elle donc c'est
ça leur théorie donc ouais les filles elles sont beaucoup
aidées. » Guillaume, dans la même veine, se montre tout
de même plus explicite : « il y a un type de gens à
Epitech étant donné qu'il n'y a pas beaucoup de filles en
première et deuxième année il y a surtout des mecs et ils
sont en mode chien des fois dès qu'il y a une fille il y en a certains
se font très bien le chien après donc ça c'est du
côté des avantages du coup elle peut, il y a toujours un mec
prêt à aider c'est compliqué. »
Il semble que l'aide scolaire prenne donc un sens tout
particulier lorsqu'on est une fille à Epitech, ce qui ne peut que nuire
à leur scolarité car les filles sont traitées
différemment, il leur est plus difficile d'être
indépendantes et d'être reconnues pour leur travail.
76
Une autre justification est revenue au cours des entretiens et
bien connue des féministes à qui l'on répond souvent que
« c'est en train de changer », comme si la tendance était
perpétuellement vers l'égalité. Pour Baptiste, «
peut-être qu'après on verra mais on voit déjà
qu'il y a beaucoup plus de filles qui viennent. On verra bien. »
Même son de cloche chez David « en fait ça dépend
ça commence à changer aussi cette année il y a beaucoup
beaucoup de filles mais non ça me dérange pas je trouve ça
bien même il faut s'ouvrir. » Si le « cette année
» fait référence à sa promotion (2015), il semblerait
qu'on soit loin du « beaucoup beaucoup de filles » car il y a en tout
27 filles sur 378 élèves (à Paris) ce qui
représente environ 7% de filles. Cela est certes mieux que les 2,5% de
la promotion 2012 mais à cette vitesse, la parité n'est pas
prête d'être atteinte, surtout que la promotion suivante affiche le
même pourcentage de filles. Pour Guillaume c'est des promotions suivantes
que viendra (peut-être) la parité : « je crois que dans
la nouvelle promo il y en a plus et justement l'école veut, aimerait
qu'il y en ait plus. » Ces arguments sont balayés par les
chiffres de la toute dernière promotion (2017), si on regarde toutes les
écoles Epitech de France, il n'y a que 4,1% de filles, et 4,7% si l'on
ne considère que Paris. Preuve s'il en est que la parité n'est
absolument pas un phénomène « naturel »,
l'égalité comme la parité ne sont pas linéaires
mais très fragiles et à l'opposé de la tendance habituelle
de notre société. Il faut donc les provoquer mais Epitech ne
semble pas y accorder une quelconque attention, trop occupée à
nier les faits.
5. Catégorisation racisante
Mes recherches et entretiens ne recherchaient pas de
catégorisation racisante, aucune question n'était donc
posée à ce sujet, cependant, quelques exemples montrent qu'une
exclusion et des discriminations racisantes existent à Epitech.
Voici l'extrait d'un email d'un des directeurs de
l'école (envoyé à tous les élèves)
posté sur le forum interne, dans la section « délation
» :
« Certains étudiants sont confrontés à
du racisme gratuit de la part d'autres étudiants.
C'est inadmissible et ce comportement va à l'encontre des
vos responsabilités et carrières futures. » Un
élève de couleur répond et confirme les accusations :
« True story ! »
Dans l'email original, la dénonciation de cas de
racisme est faite entre une annonce générale et un paragraphe sur
des élèves se plaignant de bruit, ce qui semble indiquer le
sérieux avec lequel l'administration prend la chose. Les
élèves ne semblent pas y accorder plus d'importance au vu des
nombreuses réponses « humoristiques » comme par exemple un
élève qui demande si les personnes discriminées ont
demandé des crédits en compensation. Un élève de
couleur remarque que l'expression « racisme gratuit » semble indiquer
qu'il y aurait un racisme justifié mais il est le seul à prendre
la chose au sérieux, dans les autres messages on retrouve le fameux
« second degré » censé justifier les pires propos
(comme par exemple « Jle ferais bien [du
77
racisme payant], mais les juifs ne se sentiraient pas
concernés et faut être impartial avec les sous races autres
gens »).
On peut trouver un autre exemple de catégorisation
racisante sur le forum (dans la rubrique « général »
cette fois): un élève rapporte sur le forum interne s'être
fait agressé par des « racailles » qui voulaient lui voler son
ordinateur. Un autre répond:
« Si on passe pour les victimes du sud de Paris (parce
que c'est bien ce qu'ils doivent se dire entre eux hein) c'est vraiment pas
à cause du manque de flics... C'est juste parce que petit a petit, tout
ensemble, on accepte le fait d'être soumis à la populasse
locale. Donc quitte à ne pas avoir les noms des rebeus,
donne au moins ceux des témoins n'ayant pas bougé ! (mes
italiques) »
Epitech n'est pas située vraiment dans Paris, mais
à cheval entre Paris et le Kremlin Bicêtre, banlieue toute proche
dont la population au XXème siècle était principalement
composée d'ouvrier.e.s vivant d'abord dans un habitat très
précaire jusqu'à la construction de logements sociaux dans les
années 1920. Aujourd'hui, la majorité de la population est
toujours modeste, la population de cadres du Kremlin Bicêtre en 2009
n'était que de 16,9%, la majorité étant des
employé.e.s (21,6%) et des personnes sans activité
professionnelle (18,6) (source Insee). Si l'on passe de « racaille »
à « rebeu » dans le discours de certains élèves,
c'est par la catégorisation et les stéréotypes
partagés qui assimilent la population locale à des hommes
maghrébins délinquants. Un raccourci qui permet de recourir
à des catégories partagées, et qui n'est pas remis en
question par les autres élèves.
Lors des entretiens, très peu de personnes ont
parlé de catégorisation raciale, ce qui ne veut pas dire qu'il
n'y a pas de racisme à Epitech, comme nous l'avons vu plus haut il
existe bien. Guillaume montre une croyance à la catégorie «
asiatiques » et au stéréotype des asiatiques comme meilleurs
en informatique : « on a un regard sur les Asiatiques qui dit qu'ils
sont toujours capables de trucs énormes que c'est des débugueurs
et dans notre groupe il y en a un qui est asiat il représente un peu
ça dans le groupe pas niveau technique mais niveau débugue.
» Le seul qui présente une catégorisation plus
poussée serait Matthieu, qui a grandit dans le 93 et qui rejette toute
existence de rapports sociaux, pour n'analyser les choses qu'individuellement
:
« en fait quand tu me parles d'origine sociale j'ai
une idée en tête c'est les ethnies, les gens qui vivent dans les
banlieues plutôt racailles comparés aux gens qui vivent dans des
endroits respectables. L'origine sociale n'est pas pour grand-chose mais c'est
la mentalité de la personne. Je sais que la mentalité de la
personne se fait par rapport à son environnement mais bon t'es le
maître de ton monde, de cette partie-là en fait. C'est nous qui
supervisons la construction de notre mentalité à mon avis.
Même s'il avait un environnement dur s'il en est arrivé à
avoir une mentalité de racaille c'est parce qu'il est faible moi par
exemple je suis dans le 93 et c'est pas pour ça que je suis
arrivé à Epitech en ayant un mental de faible qui travaille pas.
»
78
L'utilisation de l'expression « endroit respectable
» semble suggérer que d'autres endroits ne méritent pas de
respect, et par extension les personnes qui y vivent, sauf, d'après sa
logique, si ces personnes opèrent une mobilité sociale comme lui
qui grâce à Epitech sera cadre.
Conclusion
Dans une interview52, Aaron Swartz, un programmeur
réputé (qui s'est suicidé récemment), avait
déclaré : « Le déni [de la misogynie et du racisme]
de la communauté tech est si grand que parfois je perds espoir qu'il
puisse être réparé. Et le problème n'est clairement
pas qu'il y a des gens stupides qui sont offensants et plein de
préjugés. Beaucoup de ces personnes sont mes meilleurs amis dans
la communauté. C'est un problème institutionnel, pas un
problème personnel53 (ma traduction). »
Epitech semble donc représentative de la
communauté geek, excluant méthodiquement les femmes et les
personnes racisées. Le problème est ici clairement institutionnel
car l'école non seulement n'intervient pas pour réprimer les
comportements discriminants mais semble même les encourager en disant aux
filles qu'elles doivent s'y habituer. La culture troll, particulièrement
misogyne est également encouragée à travers le forum
délation, où se déverse une haine
décomplexée.
52
http://blogoscoped.com/archive/2007-05-07-n78.html
53« The denial about this in the tech community is so great
that sometimes I despair of it ever getting fixed. And I should be clear, it's
not that there are just some bad people out there who are being prejudiced and
offensive. Many of these people that I'm thinking of are some of my best
friends in the community. It's an institutional problem, not a personal one.
»
79
Chapitre VI
Stratégies des filles à Epitech
1. Se rapprocher des salarié.e.s de
l'école ou des autres élèves pour avoir du soutien
Face à une catégorisation et une exclusion
très forte, les filles d'Epitech qui restent doivent développer
différentes stratégies, consciemment ou non, qui leur permettent
de tenir. Une des stratégies qui ressort des entretiens est de se
rapprocher des adultes salarié.e.s de l'école ou d'autres
élèves pour avoir un soutien et ne pas être seule. C'est le
cas de Julie, qui s'est beaucoup rapprochée du directeur
pédagogique d'Epitech Bordeaux. L'école n'ayant presque pas de
professeur.e.s, le directeur prédagogique semble être la personne
avec laquelle les élèves sont le plus souvent, en tout cas dans
les petites écoles de province, mais sa relation avec Julie est atypique
: « C'est bien d'avoir le directeur dans sa poche, il entendait
certains trucs donc il me disait ça tu devrais faire gaffe, [...] il m'a
dit `moi ce que je voulais c'était te pousser, que vraiment si tu le
voulais pas ou si tu tenais pas, que tu t'en ailles, parce que clairement
Epitech, en soi normalement c'est pas fait pour toi ». Dans le cas de
Julie, le soutien est assez ambivalent car le directeur pédagogique lui
dit clairement qu'il essayait de la pousser à partir tout en la poussant
à rester en même temps : un jour elle craque, à «
3 ou 4 heures du mat' j'étais en train de bosser à
l'école, mais ça c'est normal, t'inquiètes pas c'est
Epitech, c'est classique » elle s'en va et veut arrêter Epitech
mais « son » directeur la rattrape et la convainc de rester. On peut
supposer que le directeur pédagogique, bien que la poussant à
bout, l'a aidée à tenir, et une amitié semble s'être
développée, pour qu'elle parle de lui en disant « mon
directeur pédagogique » plutôt que « notre » qui
aurait fait référence à la promotion. Mélanie,
seule fille dans la promotion suivante à Bordeaux a remarqué que
Julie avait aussi trouvé du soutien auprès d'une autre membre de
l'administration :
« Julie en fait vu qu'elle a été
peut-être mise un peu de côté [probablement car elle
était la seule fille], elle s'est bien rapprochée de la
secrétaire et du coup elle était tout le temps avec donc nous
quand on est arrivés elle était tout le temps avec
Hélène déjà. Et du coup moi j'ai
traîné avec les gens de ma promotion donc quand j'étais
avec elle on discutait mais on n'a jamais été manger toutes les
deux ou on a jamais fait une soirée toutes les deux. »
80
Les deux seules filles d'Epitech n'ont donc pas pu
créer de lien, mais se sont quand même montrées solidaires
car Mélanie raconte : « quand j'ai dû monter à
Paris pour les entretiens elle m'a hébergée sans problème.
»
Chloé a également trouvé du soutien dans
l'école, auprès d'un autre élève :
« une fois, j'ai failli abandonner l'école, je
me disais ouais c'est parce que je ne suis pas dans ce que j'aime. Et au final
quand j'ai dit ça à quelqu'un il m'a dit mais non mais tu veux
crever sous les ponts ou quoi. Et puis c'était l'un des meilleurs de la
promo donc... C'est vrai il m'a dit ça mais tu ne vas pas faire du
dessin, tu vas mourir tu vas devenir SDF. Et il m'a fait mais regarde regarde,
et on a codé ensemble genre même pas 2/3h et il m'a fait regarde
on va apprendre un langage ensemble, tu vois que tu en es capable. Et c'est
ça qui m'a poussée à rester dans l'école, sinon je
ne serais pas là. Là je viens de finir ma première
année. Genre c'est vraiment cette personne là qui m'a
encouragée, qui m'a montré que j'étais capable de le
faire, et si j'y mettais du mien j'étais capable. Et sans elle j'aurais
quitté l'école. Je m'en serais pas rendu compte et j'aurais
quitté l'école. »
Le garçon dont Chloé parle semble donc avoir agi
comme un mentor, et avoir compensé la culture d'exclusion des femmes
d'Epitech. Pour Amélie, qui est partie d'Epitech après deux ans,
c'est précisemment ce qui l'aurait sauvée :
« je pense que c'est ce qui m'a manqué [du
soutien], parce qu'à l'intérieur de la promotion même j'ai
pas eu de soutien. Je ne voulais pas trop, enfin moi je suis de nature enfin
j'étais de nature à ne pas vouloir trop embêter les gens
donc je n'ai pas trop demandé de l'aide, je me suis enfermée un
peu toute seule donc du coup j'étais seule, en plus j'étais une
fille, je suis toujours une fille, mais c'est un petit peu dur. Donc je ne
voulais pas trop demander d'aide, je ne voulais pas embêter les gens,
donc je n'ai pas trop osé. »
On peut émettre l'hypothèse qu'avec un.e mentor,
Amélie serait restée à Epitech et ne se serait pas sentie
aussi exclue.
Anissa, qui est en deuxième année, a elle
immédiatement essayé de se rapprocher des rares filles : «
en fait j'ai cherché à connaître à peu
près toutes les filles. Parce que début on se sent mieux avec les
filles. » Mais elle n'a pas été amie avec beaucoup de
filles d'Epitech, et se contente de relations de travail. Dounia, quant
à elle, s'appuie sur des amies en dehors d'Epitech : « Dans
l'école j'ai des amis garçons qui sont sympa qui sont vraiment
comme moi donc on s'entend super bien et comme moi j'ai d'autres copines
à moi à l'extérieur, je vois souvent mes copines à
l'extérieur. »
Dans son livre, La Mixité à l'école
primaire, Claude Zaidman remarque, en s'intéressant à la
situation des hommes minoritaires statistiquement, que même si les
instituteurs sont minoritaires, « les hommes, minorité
surveillée mais convoitée, courtisée, peuvent se permettre
de garder entre eux des liens de connivence masculine »(1996), ce qui
n'est pas le cas des rares filles à Epitech, qui ne peuvent manifester
aucun signe de
81
connivence féminine puisqu'elle est
découragée dès le plus jeune âge dans la
socialisation des filles. La solidarité de genre des hommes est «
l'effet d'appartenance à un groupe dominant » (Zaidman, 1996), les
femmes appartenant à un groupe dominé, n'ont donc pas le loisir
de créer une solidarité de genre.
2. Jouer le jeu de la féminité,
intégrer l'infériorité
Cette stratégie est la plus flagrante chez Julie, qui
est une des rares à avoir été vraiment la seule fille de
sa promotion : « je ressemble à une fille, je revendique que je
suis une fille et j'ai un côté superficiel qu'a une fille normale.
» Julie semble avoir développé un sentiment
d'infériorité qui semblait n'être jamais apparu avant dans
son éducation ou sa vie: « Quai c'est vrai en effet, je suis
qu'une fille. Pour un mec c'est plus simple, parce que t'arrives quand
même à te retrouver certains points communs avec d'autres. Moi
c'est vrai que en plus non seulement je suis une fille, j'ai pas le même
âge, j'ai pas le même vécu ». Elle attribue donc
ses difficultés à des carences ou différences personnelles
et jamais à un système. Les termes qu'elle utilise sont les
mêmes que ceux du directeur pédagogique, qui semble donc
être à l'origine de ce sentiment d'infériorité et de
ne pas être à sa place. Son identité de femme est
relativement traditionnelle: « Comme dit ma mère, à un
moment la biologie te rattrappe, tu te dis bon là faudrait
peut-être que je pense à faire autre chose que l'informatique
», « autre chose » étant des enfants, elle ne semble
pas penser qu'elle peut concilier une carrière dans l'informatique avec
des enfants, on peut donc se demander pourquoi elle a fait cinq ans
d'études si elle souhaite arrêter de travailler pour avoir des
enfants, mais cet « autre chose » ne signifie pas forcément
qu'elle souhaite arrêter l'informatique si elle a, un jour, un enfant. On
remarque également une intériorisation de la culture sexiste chez
Chloé : « Je suis sortie avec ce gars c'était pas du
tout fructueux il s'est foutu de ma gueule. Et puis j'en ai souffert par
rapport à mon image tu vois même pas par rapport à lui moi
je m'en fous de lui. Mais j'ai souffert parce que je me sentais salie tu
vois. » Chloé adhère donc au mythe de la
sexualité comme sale pour les femmes, et de la séduction comme
guerrière, avec un gagnant et une perdante. Cette «
stratégie », si on peut l'appeler ainsi, a également
été remarquée par C. Zaidman chez les institutrices,
pourtant majoritaires : « Les filles doivent se comporter en fonction de
la façon dont « on » sait que les garçons vont
réagir. Il s'agit bien alors d'intégrer une forme de soumission
» (1996).
3. Dénigrer les filles, se distancier du
féminin
La stratégie la plus utilisée chez les
enquêtées est celle de la distanciation du féminin, qui
s'accompagne d'un dénigrement de tout ce qui est féminin. En
dénigrant les filles, elles pensent pouvoir partager les mêmes
dominées que les hommes car elles perpétuent les
stéréotypes patriarcaux des femmes qui font toujours des
histoires entre elles, qui se trahissent et se critiquent constamment. Cela les
aide à se sentir
82
plus proches des garçons, à se sentir
spéciales et désirables parce que « pas comme les autres
filles ». Anissa opère une distinction entre les filles d'Epitech
et les « autres » filles :
« quand je regarde mes copines par exemple qui sont
en médecine ou en BTS de biologie elles me disaient il y a pas mal de
jalousie, il y a pas mal de coups bas, il y a pas mal de trucs comme ça.
À Epitech c'est un peu moins quand même. À Epitech entre
filles, soit on est copines soit on s'en fout l'une de l'autre. Il n'y a pas
vraiment de jalousie, de coups bas. Donc bizarrement le fait qu'il y a peu de
filles c'est mieux. Ça prend moins la tête je trouve. Et c'est un
avantage. »
Le fait qu'il n'y ait pas de coup bas entre les filles semble
être contredit par ses propres déclarations sur une autre fille
d'Epitech : « Quand t'es dans une école de garçons, au
bout de deux semaines tu vas pas sortir avec un garçon d'Epitech. Et au
bout de deux semaines casser, tu vas pas aller sortir avec un autre. Tu vas
rapidement prendre une mauvaise réputation. »
Julie, elle, dit qu'elle a « vécu comme un mec
» parce qu'elle n'avait pas de relation amoureuse sérieuse et
qu'elle préfère aussi les « ambiances de mec »
auxquelles elle est habituée dans sa famille, à l'école...
Il semble qu'elle aime se démarquer car elle souligne bien sa non
appartenance au genre masculin et apprécie d'être la seule
« vraie fille », tout en dénigrant le féminin. Mais
quand elle me parle de son enfance c'est pour me dire que son père
l'emmenait pêcher et que tous ses cousins sont des hommes, « les
ambiances de mecs je préfère ». Elle utilise le pronom
« ça » pour parler des filles: « tu sais pas comment
ça agit » « comment ça marche », ce
qui est assez étrange mais cohérent avec une objectivisation des
femmes internalisée. Julie semble mettre une distance entre elle et les
autres filles d'Epitech Bordeaux. Athéna, entrée directement en
troisième année « c'est une fille mais moins fille que
moi », Mélanie, de la promotion juste après Julie
« c'est un mec », « c'est une fille sans être
une fille [...] elle rote, elle pète à table fin c'est vraiment
un mec quoi ». Elle tient donc à se distancier à la
fois des garçons ET des filles, ce qui la met dans une situation assez
confuse. Dounia, quant à elle, considère qu'elle est la seule
fille qui ne soit pas « geek » : « Les filles même
elles c'est des geek un peu il y en a quelques unes. On se parle pas trop c'est
chacune a son groupe chacune a son truc à faire. Mais moi j'avoue on est
même pas 10 filles pour 200 garçons.» Marie est encore
plus radicale :
« J'ai toujours été un peu
entourée de garçons tout le temps en fait j'ai fait beaucoup
d'activités qui étaient plus proches du milieu masculin que du
milieu féminin. Au collège j'étais pas habituée
j'étais mal à l'aise il y avait trop de filles on était
dans des classes de 16 et il y avait trois ou quatre garçons. Je
déteste ça. J'aime pas les univers de fille. Moi j'aime bien que
les trucs soient clairs précis tout de suite. Les garçons
voilà quoi ça se tape sur la gueule une fois et après
c'est bon, bon des fois tu trouves des cas exceptionnels qui sont comment dire
...ça se taquine un peu comme les filles et là tu fais non tu
dégages. »
Marie dénigre donc fortement les « univers de
filles », et va même jusqu'à dénigrer tout
comportement qu'elle juge féminin chez un garçon. Mélanie,
elle, semble donner raison à la description que Julie fait d'elle :
83
« les garçons je préfère, je
m'entendais très bien avec les garçons et je pense j'ai
peut-être adopté leur manière à eux je sais
pas. » Mais elle aime aussi Epitech pour une raison assez surprenante
: « j'aime bien parce que tu ne te prends pas la tête, tu
t'habilles à l'arrache c'est bon si t'es pas maquillée c'est pas
la fin du monde ils te prennent comme tu es. Alors qu'avec les filles c'est
toujours des commérages c'est toujours des prises de tête alors
qu'à Epitech ça j'ai jamais eu. Donc c'était plus
agréable. Moi j'ai bien aimé être avec des
garçons. » Il semble en effet contradictoire, quand on est
hétérosexuelle comme Mélanie, de devoir bien s'habiller et
se maquiller pour des filles, et de ne pas s'en préoccuper avec des
garçons. D'autant plus qu'elle sort avec un garçon d'Epitech.
Chloé semble être la plus nuancée sur le
sujet, car quand on lui demande ce qu'elle pense du fait qu'il y ait si peu de
filles à Epitech elle répond : « étant
donné que je me sens plus proche des hommes que des femmes pour moi
ça me dérange pas. » Enfin, Amélie, elle,
répète les mêmes stéréotypes sur les femmes
:
« Moi je ne suis pas super, je suis pas super fille,
enfin j'ai pas d'affinités particulières plus avec les filles.
Mais moi en fait ça a été un peu un plus dans le sens
où j'ai trois frères, trois grands frères, j'ai grandi
dans un monde assez masculin j'ai beaucoup d'affinités avec les
garçons, de manière amicale. Et du coup j'avais pas
forcément envie d'aller dans une école de commerce où il
n'y aurait que des filles ou une école d'infirmières ou il n'y
aurait que les filles. Et je trouve qu'en fait c'est vachement plus simple
d'avoir des relations professionnelles scolaires avec des garçons
qu'avec des filles. C'est-à-dire que les garçons sont beaucoup
plus factuels qu'émotionnels, donc c'est plus facile de les cerner en
fait dans ce qu'ils veulent dire, il n'y a pas de sous-entendus. Enfin beaucoup
moins en tout cas. »
Les filles seraient donc émotionnelles et peu
professionnelles, ce que la réussite des filles d'Epitech contredit
pourtant.
On voit clairement la différence avec le terrain de C.
Zaidman (l'école primaire), où la minorité masculine
arrive quand même à asseoir une domination. Les réactions
des minorités numériques dépendent donc des rapports
sociaux de sexe : « l'anxiété masculine face à la
féminisation se manifeste comme un refus de se retrouver isolé
dans cet univers différent, étranger, que serait un milieu de
travail féminin. [...] Ainsi, dans certains cas, le fait même
d'être minoritaire, inciterait les hommes, par un effet de compensation ,
à affirmer plus nettement leur désir de dominer l'espace
professionnel » (1996). La réaction des filles d'Epitech est en
réalité assez comparable à la réaction des
institutrices, majoritaires numériquement, du terrain de C. Zaidman :
« la valorisation de la mixité scolaire passe donc, pour les
femmes, par le rejet partagé avec les hommes de la culture des
femmes entre elles. [...] Le rejet, en tout cas verbal de la culture
traditionnelle féminine semble être le prix à payer pour
entrer dans une pratique relationnelle mixte (mes italiques) »(1996). Il
est assez surprenant de retrouver le même comportement lorsque les femmes
sont majoritaires numériquement et lorsqu'elles sont très
minoritaires. Cela s'explique par la nature des rapports sociaux de sexe en
France : les femmes étant des minoritaires, au sens politique, elles
gardent ce comportement même lorsqu'elles sont majoritaires au sens
numérique. L'analyse de C. Zaidman résonne donc
particulièrement avec le cas d'Epitech : « il nous semble que les
femmes sont renvoyées à leur appartenance de sexe sans pouvoir
pour autant l'assumer collectivement : pour s'affirmer comme travailleuses,
comme salariées, elles doivent se démarquer d'un féminin
« popote » traditionnel, trop proche des mères de famille
auxquelles elles risquent d'être assimilées. Cette peur d'une
dévalorisation professionnelle les soumet au regard, à la
définition par les hommes, et les divise » (1996).
Dans la même veine, les recherches d'Aril Levy pour son
ouvrage Female Chauvinist Pigs la mènent à une dénigration
similaire du féminin par les femmes travaillant dans la « raunch
culture » (pornographie, magazines masculins...). La stratégie de
ces femmes étant « Why try to beat them when you can join them ?
» A. Levy constate que « les femmes qui ont souhaité
être perçues comme puissantes ont depuis longtemps
considéré qu'il était plus efficace de s'identifier aux
hommes plutôt que d'essayer d'élever le sexe féminin
à leur hauteur » (ma traduction54).
L'auteure pose une question cruciale : « D'une certaine
manière nous ne réfléchissons pas à deux fois avant
de vouloir être « comme un homme » ou ne pas être comme
une « fille féminine ». Comme si ces idées voulaient
déjà dire quelque chose. » (ma traduction55).
Car au fond, la féminité et la
masculinité sont des idées plutôt creuses,
constituées principalement d'accessoires et de comportements. La
stratégie des filles d'Epitech peut peut-être sembler bonne et est
probablement une des premières qui vient à l'esprit, mais elle
s'avère presque toujours contreproductive, comme l'analyse A. Levy :
« le problème est que même si vous êtes une femme
arrivée tout en haut et que vous êtes devenue comme un homme, vous
serez toujours comme une femme. Et aussi longtemps que la
féminité sera perçue comme quelque chose dont il faut
s'échapper, comme inférieure à la masculinité, vous
serez perçue comme telle aussi » (ma traduction56) .
Cette stratégie n'en est donc pas vraiment une, car
elle n'empêche pas le sexisme et la discrimination. Faire partie du
groupe dominant peut donc être tentant mais, « si vous êtes
l'exception qui prouve la règle et que la règle est que les
femmes sont inférieures, vous n'avez fait aucun progrès »
(Levy, 2006, ma traduction57).
54« Women who've wanted to be perceived as powerful have
long found it more efficient to identify with men than to try and elevate the
entire female sex to their level. »
55« somehow we don't think twice about wanting to be «
like a man » or unlike a « girly-girl ». As if those ideas even
mean anything. »
56« There's just one thing : even if you are a woman who
achieves the ultimate and becomes like a man, you will still always be
like a woman. And as long as womanhood is thought of as something to escape
from, something less than manhood, you will be thought less of, too. »
84
57« But if you are the exception that proves the rule, and
the rule is women are inferior, you haven't made any progress. »
85
4. Changer son comportement ou son apparence
En arrivant à Epitech, Julie a dû « s'adapter
» et faire profil bas :
« moi au départ j'étais très
coquette. J'ai compris qu'il fallait que je mette des cols roulés. Si
t'arrives avec un décolleté c'est que tu veux te faire sauter, si
t'as une jupe c'est que tu veux te faire sauter, si un mec te parle et que tu
rigoles c'est que t'as envie de te faire sauter. Je suis beaucoup moins
coquette qu'avant. Quand t'es coquette et que t'es la seule fille, tu te fais
remarquer donc l'envie de te fondre dans le décor quoi. »
Elle a donc changé son apparence, le fait qu'elle soit
devenue moins coquette est cohérent avec un effacement de la «
féminité » qu'elle décrit elle-même comme
« superficielle. » Cette stratégie, bien que se distinguant de
la précédente, s'inscrit dans sa continuité car être
trop « féminine » est un désavantage à Epitech.
On peut également voir le parallèle avec Mélanie
lorsqu'elle dit ne pas avoir besoin de se faire belle à Epitech.
5. Profiter des rares avantages à être une
fille
Certaines des enquêtées voient des avantages
à être une fille à Epitech, comme nous avons pu le voir au
chapitre précédent, et certaines, comme Marie apprécient
les quelques faveurs qu'elles peuvent obtenir, aussi rares et petites soient
elles :
« c'est un plus pour moi en plus des fois tu peux
avoir des faveurs parce que voilà les mecs ils sont pas habitués
à voir des filles. Tu mets un petit décolleté ils sont
fous. Sans déconner. On voit que chez des profs, enfin chez les
assistants tu vois que les gars ils vont plus aider les filles que les
garçons, il sont plus sympa avec les filles qu'avec les garçons.
J'ai pu manger des tartes citron dans le lab avec Anissa c'était
drôle. Il y a un koala qui a dit bon je vais faire une tarte au citron et
on fait ouais un peu y aller et après il est venu nous chercher en salle
machine pour manger la tarte au citron. »
Mais ces faveurs, comme l'aide des asteks, semblent pouvoir se
retourner contre elles assez facilement, dans une école où la
pédagogie est entièrement tournée vers l'autonomie.
6. Sortir avec un garçon d'Epitech
La dernière stratégie utilisée par les
enquêtées est de trouver une « protection »
auprès d'un garçon d'Epitech. Le fait que des couples se forment
est un effet tendanciel probable mais la différence tient ici au fait
que ces relations amoureuses ont un impact direct sur la scolarité des
filles. Cette stratégie a l'avantage d'offrir une sorte de bouclier
contre les attaques sur leur sexualité, et peut également leur
offrir un soutien non
86
négligeable, comme le raconte Anissa :
« Florence voulait aussi abandonner.
Seulement comme son copain est aussi à Epitech elle est
restée. » Quatre sur sept des enquêtées sortaient
avec un garçon d'Epitech au moment de notre entretien (en comptant Julie
dont le cas est un peu particulier et sera évoqué plus loin) .
C'est le cas de Chloé, qui sort avec un des meilleurs de sa promotion et
ne se sent pas à son niveau :
« je travaille pas avec mon copain parce que j'ai
honte de mon code. J'ai pas envie de lui montrer à quel point mon code
c'est de la merde et que lui il est plus fort que moi. J'ai pas envie de ce
genre de choses. Et lui aussi hésitait parce qu'il veut le meilleur et
je comprends qu'il le veuille pas, qu'il a pas envie de gâcher une
opportunité [de travailler] avec un bon [élève] pour avoir
une super note plutôt qu'avec moi pour m'aider parce qu'on est ensemble.
Je peux totalement comprendre ça. Mais comme la dernière fois
ça s'est bien passé et on a beaucoup travaillé et je
travaille avec lui parce qu'il me déconcentre pas franchement je me
sentais bien et je pense que l'an prochain qu'on va pouvoir, je vais en
discuter avec lui. Mais il m'en avait parlé un peu de l'an
prochain. »
Dans le cas de Chloé, on voit qu'elle tire un avantage
à sortir avec un garçon d'Epitech, qui a un bon niveau et qui
peut lui donner des conseils. Mélanie a également
échappé au harcèlement et aux « blagues » sur sa
sexualité en sortant avec un garçon de sa promotion (un peu
meilleur qu'elle là aussi, d'après elle), et dans son cas la
stratégie s'est avérée payante : « quand je me
suis mise avec Marc-Marie ça s'est calmé. »
En sortant avec des garçons d'Epitech, les filles
échappent peut-être aux commentaires sur leur sexualité,
mais elles récoltent en échange des doutes sur la
réalité de leur sentiment, comme Amélie a pu en faire
l'expérience :
« il y a eu des rumeurs,
comme j'ai rencontré Anthony au début de l'école, mais
vraiment au tout début pendant la première semaine de cours, et
pendant genre six mois, il y a eu une rumeur comme quoi je sortais avec lui
parce que comme il avait fini l'école il connaissait tous les projets et
qu'il allait m'aider. Et bien évidemment je me suis mariée avec
lui pour ça (elle rit). Ça s'est calmé quand j'ai
annoncé mes fiançailles au bout de huit mois ou neuf mois.
»
Cette stratégie semble donc avoir des limites.
Ne pas sortir avec un garçon d'Epitech s'avère
également être un choix délibéré pour deux
enquêtées, choix qui montre à quel point elles sont lucides
quant aux contraintes que les filles à Epitech doivent supporter. Anissa
et Julie ont avoué s'empêcher de sortir avec des garçons
d'Epitech pour ne pas être jugées, car la stratégie de
sortir avec un garçon ne s'avère payante que si l'on sort avec un
seul garçon dans toute sa scolarité (et encore, pas vraiment si
l'on considère le cas d'Amélie). Anissa précise que :
« si une fille se met avec plusieurs garçons ils parlent entre
eux les garçons. Celles de ma promo qui se mettent avec des mecs elles
sont toujours avec je crois. »
Le cas de Julie mérite qu'on s'y attarde une minute.
Pendant les trois premières années d'Epitech, qu'elle a
passées à Bordeaux, elle dit s'être interdit de sortir avec
un garçon d'Epitech, elle explique qu'elle a
87
fait ce choix pour ne pas mélanger le travail et
l'amour, et parce qu'elle était la seule fille de la promotion et ne
voulait pas être choisie par dépit. Mais elle s'est rendu compte
qu'elle aimait un garçon de sa promotion (qui depuis avait
redoublé et était passé dans la promotion d'après)
et est sortie avec lui à la fin de la quatrième année. La
cinquième année implique de se rendre peu à l'école
et n'est donc pas une année difficile à supporter, par rapport
aux trois premières années où la promotion est presque
jour et nuit ensemble (la quatrième année étant à
l'étranger). Julie avoue donc que sa position d'unique et de minoritaire
lui imposait des contraintes dont celle de ne pas avoir de relations avec ses
camarades. Julie a donc intégré qu'elle ne devait pas s'autoriser
à sortir avec un garçon d'Epitech dans le contexte intense des
trois premières années (élèves ensemble presque
toute la journée).
Quelle que soit la stratégie choisie, le plus important
est donc de tenir les deux ou trois premières années qui sont les
plus difficiles. Beaucoup de filles abandonnent Epitech la première
année, pas toutes pour les mêmes raisons, mais d'autres ont
très probablement ressenti ce qu'Amélie a raconté : une
solitude, combinée à un harcèlement et une remise en cause
perpétuelle de ses compétences. Anissa, qui finit la
première année au moment de l'entretien déclare : «
je pense que je m'en suis pas mal sortie de la première
année. Je sais à peu près coder correctement. J'ai un fort
caractère aussi donc des fois mon fort caractère aussi c'est que
les gens n'ont pas forcément envie de se mettre avec moi. »
Dans quelques années, Anissa dira probablement que ça s'arrange
avec le temps, comme l'ont dit celles qui avaient fini (ou presque) leur
scolarité à Epitech. Mais la première année semble
être celle où le plus de filles abandonnent, ce qui semble
indiquer que l'école opère une exclusion systématique des
filles, comme nous l'avons vu au chapitre précédent, qui est
particulièrement intense la première année, de
manière à ce qu'il ne reste que peu de filles.
Bien sûr, ces stratégies sont combinées
par les filles, qui en utilisent plusieurs selon le moment, de manière
consciente et/ou inconsciente, et beaucoup doivent trouver un entre deux :
s'auto-dénigrer et adopter aussi des comportements « masculins
» pour ne pas trop se démarquer. Isabelle Collet, qui a
interviewé des informaticiennes pour ses recherches, a trouvé des
stratégies très similaires à celles des filles d'Epitech :
ses enquêtées « tiennent une position médiane entre le
masculin et le féminin qui peut paraître subtile et pourtant, qui
leur semble aller de soi. Certes elles s'alignent sur le modèle
masculin, ne serait-ce que par la critique, voire le rejet, d'une certaine
forme du féminin, mais cet alignement n'est pas perçu comme
une copie du masculin mais comme une appropriation d'une partie des valeurs du
groupe dominant à leur compte »(2006). Isabelle Collet appelle cela
une troisième voie, et cette voie semble leur convenir jusqu'à ce
qu'elles soient confrontées au sexisme brutal et ordinaire qui les remet
dans la catégorie « dominées » vers l'âge de 30
ans.
88
7. Autres stratégies possibles
L'exclusion des femmes à Epitech est donc assez
similaire à celle qui existe dans le milieu professionnel de
l'informatique. Le rapport « The Athena Factor: reversing the brain drain
in science, engineering and technology », constate que 52% des femmes
très qualifiées travaillant dans des entreprises des S.E.T
(Sciences, engineering and technology) démissionnent, à cause
d'un environnement de travail hostile et de pression extrême (2008). Les
filles d'Epitech auront donc encore à utiliser et à
développer des stratégies pour faire face à la culture
geek hostile aux femmes qui est majoritaire dans le domaine de l'informatique.
Des femmes travaillant dans l'informatique ont répliqué au
sexisme en créant un site58 où elles illustrent leur
quotidien avec des gif (images animées), et le résultat est
à la fois drôle et tragique. Voici un exemple :
"Quand un collègue homme dit qu'il n'y a pas de femmes
dans l'informatique alors que je suis juste à côté de lui -
Pardon, vous vous sentez bien ?"
Ces femmes se servent donc de leur expérience du
sexisme pour le dénoncer, de manière percutante, d'autant que le
support (un blog) est parfaitement adapté au milieu de l'informatique et
a donc de grandes chances de toucher des personnes qui y travaillent. D'autres
étatsuniennes travaillant dans l'informatique ont créé un
site59 de « mentoring » à la carte, où elles
postent des vidéos pour aider les femmes développeuses à
naviguer dans le monde de l'informatique. Les vidéos sont
réparties sur plusieurs sections, dont « l'entretien
58http://femalesoftwareeng.tumblr.com/
59
http://garann.github.com/mothership/
89
d'embauche », « la négociation » ou
encore « la résolution de conflits ». Les vidéos
étant en anglais, de nombreuses femmes peuvent en profiter.
8. Les limites des stratégies individuelles
Les stratégies utilisées par les filles
d'Epitech (mais aussi par les enquêtées d'Isabelle Collet) sont
donc des stratégies individuelles, qui sont souvent utilisées en
remplacement de stratégie ou d'analyse collective. Dans le livre La
mixité au service de la performance économique, les auteures
critiquent la vision individualiste de la situation des femmes dans le monde du
travail :
« Dans un tel schéma d'analyse, les embûches
et les aléas de carrières seraient rattrapables par l'emploi de
coachs psychologisants et bien intentionnés. Les parcours
inégalitaires s'expliquant par des imperfections, des manques
d'aptitudes ou de confiance en elles des femmes et non par des blocages
institutionnels » (Meynaud, Fortina et Caldéron, 2009). Dans un
article posté sur internet60, une professeure de
mathématique de l'Université de Colombie Britannique critique le
mythe qui veut que « le meilleur moyen de combattre le sexisme [soit]
d'identifier les hommes sexistes. Ensuite ils devront soit changer, soit
supporter la désapprobation et tout le monde aura compris la
leçon (ma traduction61 ) ». L'auteure utilise donc son
expérience pour démontrer que ce mythe est faux :
« Savez-vous ce que cela veut dire qu'un groupe ait des
préjugés sexistes ? Je le sais, je l'ai vu. Cela veut dire que
lorsque vous dénoncez le comportement de X, le reste du groupe est de
son côté, car X est leur collègue qu'ils respectent et
estiment, et il mérite qu'on lui accorde le bénéfice du
doute. Qui sait, X a peut-être même été membre d'une
commission sur l'égalité. Il n'avait sûrement pas
l'intention d'être sexiste, et de toute façon, ce qu'il dit n'est
pas faux [les femmes publient moins que les hommes et sont donc moins aptes
à intervenir aux conférences]. Vous par contre, êtes une
trouble fête, qui ne se comporte pas comme une universitaire et qui
accuse des gens bien de choses horribles. Vous exagérez, et vous devez
apprendre à travailler avec les gens. Et la prochaine fois qu'il y a une
conférence de ce genre, il y a des chances que d'autres universitaires
plus professionnels et plus raisonnables que vous soient invités
à l'organiser (ma traduction62). »
60
http://ilaba.wordpress.com/2013/02/09/gender-bias-101-for-mathematicians/?utm_source=feedburner&utm_medium=feed&utm_campaign=Feed
%3A+feedsapi%2FBwPx+%28l3acker+News+Top+20+Full+feeds+by+FeedsAPI%29
61 « The best way to fight sexism is to identify the
sexist men. Then they will either have to change, or else we will give them a
hard time and everyone else will learn a lesson. »
62Do you understand what it means for a group to be biased? I do,
because I've seen it. It means that when you call out X on his behaviour, the
rest of the group sides with X, who is their valuable, respected colleague and
deserves every benefit of the doubt. Who knows, X might have even chaired some
committee on equity. Surely he didn't intend to be sexist, and anyway, he
actually has a point about those MathSciNet numbers. You, on the other hand,
are an uncollegial troublemaker who accuses nice people like X of horrible
things. You're overreacting, and you need to learn to work with people. And
next time there is a similar conference, there is a chance that others more
collegial and reasonable than you will be invited to organize it.
90
Cette professeure montre bien qu'une stratégie
individuelle est contre-productive et ne fera qu'isoler un peu plus les femmes.
Car le problème n'est pas une minorité d'individus, c'est
également la majorité qui laisse faire et entretient donc ce
climat d'hostilité envers les femmes. On pourrait penser que la
dénonciation individuelle serait plus efficace si elle était
faite par un homme, mais là encore le résultat est le même,
comme en témoigne, dans un article63 sur le blog
geekfeminism.org, un homme
travaillant dans l'informatique : « Je suis fatigué que mes amies
et collègues reçoivent des menaces de mort. Je suis
fatigué qu'on me dise que je fais ma victime lorsque je dénonce
les comportements abusifs que moi et mes collègues devont subir,
même si dix-neuf fois sur vingt, je ne dis rien (ma
traduction64). »
Conclusion
Les entretiens ont montré des injonctions
contradictoires entre les propos des enquêtées affirmant que cela
n'est pas si dur d'être une fille à Epitech, et la
réalité qui se dessine dans leur discours sur les contraintes
qu'elles ont intégrées. Face à une telle situation
hostile, il est relativement logique que les filles partent d'Epitech, et loin
d'être un abandon, un tel comportement dénote simplement une
tentative de s'extraire de ce milieu où leur comportement quotidien doit
être attentif à ces injonctions contradictoires. En effet, les
filles ont eu, globalement, un discours de dénigrement des femmes et
d'invisibilisation du féminin, tandis que chez les garçons,
tendanciellement, il y a une plus forte propension à survaloriser et
à insister sur les soi-disant avantages qu'il y aurait à
être une fille à Epitech. Les rares filles qui restent
jusqu'à la cinquième année doivent donc apprendre à
jongler entre l'injonction d'invisibilité des femmes et leur «
différence » présumée, censée être
à l'origine d'un traitement de faveur.
63
http://geekfeminism.org/2013/02/04/open-source-closed-minds-a-reflection-on-joseph-reagles-free-as-in-sexist-free-culture-and-the-gender-gap/
64 I'm tired of my female friends and colleagues getting death
threats. I'm tired of being told I have a victim complex if I talk back to the
abuse that gets directed at me and my friends even if nineteen out of
twenty times, I'm silent about it.
91
Chapitre VII
Quelques perspectives de transformation
Face au constat de la culture hostile aux femmes d'Epitech, et
de la communauté geek plus généralement, des solutions
peuvent exister au niveau institutionnel afin d'améliorer la
représentation des femmes à Epitech et dans le milieu de
l'informatique. L'écrasante majorité d'hommes à Epitech
entraîne un phénomène observé par C. Zaidman lors de
ses recherches dans une école primaire, à savoir qu'une «
disparité dans la composition de la classe change des conditions
d'exercice de la pédagogie. [...] tout se passe comme si le
déséquilibre entre les sexes exacerbait la manifestation d'une
conscience de genre masculine ou féminine » (1996). Il semble donc
important de donner envie aux filles d'aller à Epitech, mais
également de faire en sorte qu'elles y restent et n'abandonnent pas la
première année. Car Epitech, en traitant tou.te.s ses
élèves de la même manière, fait comme si les filles
y arrivaient avec des connaissances et ressources similaires à celles
des garçons et perpétue donc l'écart entre les sexes,
déjà bien creusé par les études secondaires. Pour
C. Delphy, « l'opposition entre non-discrimination explicite et action
positive repose sur un sophisme ou une confusion: on décrète que
pour obtenir une société égale il faut faire comme
si elle l'était. Or faire comme si elle l'était quand elle
ne l'est pas c'est perpétuer l'inégalité. C'est mettre sur
la même ligne de départ des gens qui n'ont pas les mêmes
ressources, et faire semblant de s'étonner en constatant, qu'à
l'arrivée, ils n'aient pas réalisé les mêmes
performances» (2008). Nous allons voir dans ce chapitre, qu'une
première solution serait de donner envie aux filles d'étudier
à Epitech, ce qui impliquerait ensuite une lutte active contre la
culture hostile aux femmes, notamment la « culture troll », qui est
tolérée voire encouragée par l'administration. Nous
ouvrirons finalement la réflexion sur le milieu de l'informatique
professionnel, en présentant quelques exemples de sexisme dans les
entreprises informatiques et leur réactions à la
dénonciation de ce sexisme., pour finir avec les initiatives de grandes
entreprises pour recruter plus de femmes.
1. Donner envie aux filles de venir à
Epitech
La première chose à faire serait de travailler
en amont, afin que plus de filles s'inscrivent à Epitech. Un
système de quotas pourrait être établi, pour arriver
à dépasser les chiffres accablants, ce qui impliquerait que
l'administration cherche activement à recruter des
filles, mais prête également attention à leur trajectoire
une fois à Epitech. Les filles pourraient être recrutées
directement dans les lycées, en leur montrant que l'informatique n'est
pas réservée aux garçons et que les mathématiques
ne sont pas essentiels pour faire Epitech. Cette opération semble
être déjà amorcée, en tout cas à Bordeaux,
où la ville organisait cette année une « semaine digitale
» comprenant une « opération »65
déstinée à « informer, conseiller et surtout donner
envie aux lycéennes de s'intéresser à l'univers du
digital. » Des lycéennes bordelaises étaient donc
invitées à cette journée : « Au programme :
présentation de différents métiers, comme ingénieur
sécurité, programmeur-développeur ou encore directeur des
systèmes d'information, mais également mise à mal
d'à priori sur l'informatique. » Epitech y avait envoyé
Ornella Marchive, chargée du développement, pour faire
connaître l'école, qui déclare au journal Sud
Ouest66 : « [le manque de filles en informatique] est un peu un
cercle vicieux. Moins il y a de filles, moins elles ont envie de venir faire
des études dans ce secteur. Il faut faire évoluer les
mentalités car les filles se lançant dans le numérique,
généralement, réussissent. Elles sont plus carrées
que les garçons, plus attachées à l'esthétisme et
pensent plus à l'utilisateur final. Cette branche a besoin de leur
sensibilité. »
Il est encourageant de constater qu'Epitech montre une
certaine volonté de s'attaquer à la sous-représentation
des filles en s'associant à cette initiative. On peut cependant
émettre certaines réserves quant à cette initiative de la
ville de Bordeaux : le nom de l'opération : « allez les e-filles
», les brochures roses, le langage de « séduction » des
filles, ainsi que la non féminisation des noms des métiers,
n'aident pas vraiment à sortir des clichés. Ce « Allez les
e-filles » sonne comme une injonction, comme si les filles étaient
responsables de leur faible nombre dans le domaine de l'informatique et qu'il
fallait simplement qu'elles « se bougent » comme le sous-entend le
« Allez » du titre. On peut également comprendre que
présenter les métiers de « développeur » ou
« directeur des systèmes d'information » ne donne pas envie
à des filles de le devenir, car pour se projeter il est plus facile que
le métier soit décliné au féminin, ce qui est tout
à fait faisable mais n'a pas été réalisé.
Les propos de la représentante d'Epitech ne sont également pas
dépourvus de clichés, car en louant la « sensibilité
» et l'attachement à l'« esthétisme » des filles,
elle renforce les mythes sur lesquels repose la division sexuelle du travail,
ces mêmes mythes servant à exclure les femmes des emplois
prestigieux et les mieux rémunérés (dont l'informatique).
Il semble donc qu'elle entretient le cercle vicieux qu'elle dénonce, en
insistant sur la « différence » des filles par rapport aux
garçons. Isabelle Collet avait déjà remarqué cette
utilisation de la « nature » des femmes : « l'argument
naturaliste est toujours convoqué quand on cherche à
caractériser le travail des femmes. Il s'agit de rapporter à leur
nature les qualités qu'on suppose requises pour exercer
précisément les métiers qu'on leur assigne » (Collet,
2011). L'initiative de la mairie de Bordeaux s'inscrit donc dans cette logique
d'assignation de métiers aux femmes, car leurs qualités «
naturelles » seraient utiles dans l'informatique. Pour arriver à
donner envie aux filles de venir à Epitech, il faudrait tout d'abord
65
http://semainedigitale.blog.bordeaux.fr/allez-les-e-filles/
92
66
http://www.sudouest.fr/2012/03/29/la-fille-geek-a-de-l-avenir-672570-2780.php
« démasculiniser » l'informatique,
c'est-à-dire au minimum féminiser les noms des métiers, et
s'y prendre peut-être un peu plus tôt, car au lycée, les
filles ont déjà intégré que l'informatique
était un milieu masculin. Ce ne sont là que des pistes car, bien
sûr, pour donner envie aux filles de venir à Epitech, il faut que
l'école montre une volonté réelle d'en finir avec
l'exclusion des femmes. Une école d'ingénieur.e
généraliste, l'EPF, montre l'exemple et s'engage pour que les
femmes y soient plus nombreuses : « l'EPF met en avant des femmes
ingénieurs, comme cette ancienne élève de l'EPF devenue
directrice informatique de Renault Sport »67, tout comme l'ECE,
également école d'ingénieur.e et d'informatique, qui
s'attache à montrer en quoi consiste vraiment l'informatique, pour
sortir des idées reçues.
2. Lutter contre la culture hostile aux femmes
Faire venir plus de filles à Epitech ne serait que
résoudre la moitié du problème, car l'école laisse
s'établir (voire encourage) une culture hostile aux femmes, qui pousse
certaines filles à la quitter, et d'autres à devoir supporter
cette atmosphère où discrimination et harcèlement se
mêlent. Il est donc crucial de veiller à ce que les filles
à Epitech n'abandonnent pas en cours de scolarité en leur offrant
un soutien et en évitant qu'elles ne se sentent isolées. Un
système de « mentor » pourrait être mis en place
à Epitech, afin que chaque fille ait une personne d'une promotion
supérieure pour la soutenir et la guider. La notion de curriculum
caché peut nous être utile ici, car elle montre la
différence entre ce qui est explicitement poursuivi par l'école
et ce qui est effectivement accompli par la scolarisation, autrement dit :
« ces choses qui s'acquièrent à l'école sans jamais
figurer dans les programmes officiels ou explicites » (Zaidman, 1996). Le
curriculum caché d'Epitech serait donc pour les garçons de faire
l'expérience de leur domination qui perdurera dans le monde du travail,
et pour les filles, celle de leur marginalisation et de leur exclusion du
domaine de l'informatique. Les filles apprennent donc à jongler entre
les stratégies individuelles afin de survivre dans ce monde d'hommes.
Pour lutter contre la culture hostile aux femmes, la première chose
serait de reconnaître qu'elle existe, ce qui n'est pas le plus facile si
l'on regarde le monde geek en général, où règne un
extraordinaire déni. Il semble également nécessaire de
condamner et sanctionner toute discrimination, et tout harcèlement,
comme par exemple sur le forum délation, qu'il faudrait repenser
entièrement, sans encourager la « culture troll » qui est
particulièrement misogyne.
Un élève, qui est également koala, a pris
l'initiative d'écrire un texte68 destiné aux futur.e.s
tek1, c'est à dire aux personnes inscrites à Epitech mais n'ayant
pas encore eu leur bac, qui vont donc commencer Epitech en septembre 2013.
Chaque année, des élèves sont chargé.e.s de
créer une page internet appelée « tek0 »,
destinée à ces futur.e.s élèves.
L'élève qui a écrit ce texte souhaite prévenir et
empêcher certains comportements
67
http://pro.01net.com/editorial/565565/les-ecoles-adaptent-leurs-discours-pour-attirer-les-lyceennes-vers-les-filieres-it/
93
68
https://gist.github.com/nMustaki/65d58fb5cff32cb2b825
94
qu'il a observés dans la nouvelle promotion (2017) qui
« se sont distingués par une balourdise sans borne ». Il est
intéressant de remarquer que la première chose qu'il aborde est
le forum délation (dont nous avons longuement parlé aux chapitres
précédents). L'auteur rappelle que « Ce forum est
utilisé, à tort, par les promotions 2015, 2016 et 2017 comme
défouloir », et qu'il n'est absolument pas obligatoire de poster un
message à chaque fois qu'une personne oublie de verrouiller son
ordinateur (les messages sont souvent à caractère homophobe et
misogyne) « ce n'est pas « original », nous ne serons pas
intéressés. » L'auteur du texte semble confirmer notre
hypothèse que les personnes actives sur ce forum sont des « trolls
» car il avoue que « les utilisateurs de ce forum aiment se voir
comme des masters trolls », mais il les dédouane de toute
responsabilité immédiatement en disant « ne vous
offusquez pas si votre maman est mentionnée dans la discussion
(en gras dans le texte). » Tout propos clairement misogyne est
donc acceptable et même à prévoir (donc encouragé
d'une certaine manière), et si une personne se sent offensée
c'est donc de sa faute. Il dit aux futur.e.s élèves de ne pas
insulter ou menacer d'autres élèves sur le forum, ce qui est une
bonne chose car cela arrive apparemment souvent, mais il ne dit rien pour les
autres élèves, ce qui suppose donc que les gens des promotions
supérieures auraient le droit de faire tout cela, et instaure donc une
hiérarchie encore plus grande.
L'auteur du texte semble cependant vouloir dépasser le
« défouloir » qu'est devenu le forum délation, et
suggère qu'il soit plutôt utilisé « comme un moyen de
parler librement des comportements que l'on juge honteux, y compris
provenant de l'administration, dans l'espoir que les personnes
concernées réagissent positivement. » Mais l'utopie semble
s'évanouir au paragraphe suivant : « Vous avez ouvert votre gueule
sur le forum pour signaler, selon vous, un grave disfonctionnement d'EPITECH ?
Kwame [Directeur adjoint] vous répondra que si cela n'a pas d'impact
négatif sur la personne que vous serez à la sortie de
l'école, ce n'est pas un vrai problème. » Il semble donc
assez difficile de dénoncer des comportements ou problèmes
à Epitech si la réponse que l'on nous fait est que ça
n'est pas un « vrai » problème. On voit également mal
comment Kwame pourrait savoir quel impact le problème
dénoncé peut avoir sur une personne sans même la
connaître, il me semble plutôt qu'il s'agit là d'un refus de
reconnaître un problème, qui est justifié à
l'avance. L'auteur du texte n'a cependant pas écrit ces dernières
phrases, qui ont été ajoutées par un autre
élève, car ce texte est un brouillon pouvant être
modifié par d'autres élèves.
L'auteur se met tout de même à détruire,
à son tour, la belle utopie qu'il prêchait : « Chaque
année, des chevaliers blancs tout frais rentrés à
l'EPITECH ne peuvent s'empêcher de défendre les opprimés
lorsque des tek+ postent des messages méchants ou hautains. Ne tombez
pas dans ce piège. » Cette introduction à Epitech n'a pas
été publiée sur le forum tek0, les futur.e.s
élèves n'ont donc pas (encore ?) pu la lire, il se peut donc que,
n'ayant pas eu de conseils, ils (nous avons vu que les filles étaient
presque entièrement absentes de ce forum délation) marchent dans
les pas de leurs aînés et continuent de répandre une
culture « troll » misogyne, raciste et homophobe en toute
impunité. L'administration a un rôle à jouer dans la lutte
contre cette impunité, il faudrait tout d'abord que la citation
encourageant les pires propos sous couvert d'humour et de fiction soit
enlevée, et qu'ils soient sanctionnés s'ils apparaissent. Mais
l'école ne montre aucun désir de changer les choses, ce qui ne
présage rien de bon pour l'avenir. La pédagogie d'Epitech, qui
est de mettre tou.te.s les
95
nouvelles.aux étudiant.e.s ensemble, pourrait
également pousser des filles à abandonner, car nous le savons,
traiter de manière égale des personnes qui ne le sont pas revient
à renforcer les inégalités. Dans un article sur le site
internet du magazine Forbes69, une contributrice propose des
solutions pour que les femmes soient plus nombreuses dans les métiers
des sciences, technologies, ingéniérie et mathématiques
(STEM). L'auteure propose « des programmes à l'université
qui divisent les étudiant.e.s par niveau d'expérience » (ma
traduction70) afin que les femmes ayant peu d'expérience se
lancent et n'abandonnent pas. Cette idée serait applicable à
Epitech, où certain.e.s élèves arrivent en ayant
déjà de l'expérience en informatique, et où les
filles ont statistiquement moins de chances d'avoir de l'expérience,
l'informatique étant souvent un mode de socialisation des garçons
dès l'adolescence.
3. Initiatives pour renforcer le nombre de femmes dans
les sciences
Afin d'explorer des pistes possibles, nous allons citer
quelques initiatives dont le but est de renforcer le nombre de femmes dans les
formations scientifiques. Les exemples cités ici sont issus d'une simple
recherche sur internet, et il ne fait aucun doute qu'il en existe bien
d'autres, le but n'étant pas de dresser la liste complète des
initiatives mais de montrer qu'elles existent et que le sujet de la faible
représentation des femmes dans les sciences semble être
d'actualité. En ce qui concerne les sciences en général,
ou les STEM, les initiatives pour renforcer la représentation des femmes
existent depuis longtemps et se concentrent surtout sur les adolescentes, afin
de lutter contre l'autosélection et l'orientation par défaut vers
des métiers dits « féminins ». Depuis la rentrée
2012, une option Informatique et Sciences du numérique, a
été introduite par le Ministère de l'Education Nationale
pour les élèves de terminale, mais là encore, les filles
pourraient pratiquer l'autosélection et ne pas prendre cette option, il
faut donc d'autres actions en complément. L'association Femmes
Ingénieurs mène de nombreuses actions et intervient notamment
dans les collèges, lycées, classes préparatoires et
écoles d'ingénieur.e.s mais aussi auprès des entreprises
et organismes publics. Leurs actions visent à « attirer plus
d'étudiantes vers les formations d'ingénieur, à encourager
les femmes ingénieurs à gérer leur carrière
professionnelle avec dynamisme et à faire tomber un certain nombre de
stéréotypes tout en intégrant les évolutions de
comportement de la société. »
La contributrice du magazine Forbes, que nous citions plus
haut, pense également qu'il faut « combattre les
stéréotypes. Il faut plus de visibilité pour les femmes
ingénieures qui sont accomplies, afin que les jeunes filles sachent
qu'il n'y a pas que des hommes derrière la technologie qu'elles
utilisent chaque jour
69
http://www.forbes.com/sites/work-in-progress/2012/06/20/stem-fields-and-the-gender-gap-where-are-the-women/
70« College programs that divide students by experience
level will help alleviate fears of women who are inexperienced in tech and thus
less likely to pursue it. »
96
(ma traduction71). » De nombreuses actions
sont donc menées, mais ne suffisent pas encore à empêcher
l'exclusion des femmes des sciences et de l'informatique. C'est que cette
exclusion est stratégique, comme l'exprime l'auteur d'un
article72 sur la culture geek excluante : « l'exclusion des
femmes de l'informatique était essentielle dans le processus
historique de professionnalisation de l'ingéniérie logicielle
» (ma traduction73). L'auteur fait le parallèle avec la
professionnalisation de la médecine, qui s'est également
fondée sur l'exclusion des femmes. Il s'agit donc de défaire
cette exclusion au coeur de la profession. On entend de plus en plus souvent
qu'il faut « lutter contre les stéréotypes », qui
seraient responsables de la division sexuelle du travail. Mais les
stéréotypes sont des représentations et n'existent pas
sans les pratiques sociales. Ne serait-ce pas plutôt les pratiques
sociales qu'il faudrait combattre en priorité ? Une transformation des
pratiques sociales entrainerait alors une transformation des mentalités,
tandis que l'inverse semble très utopique. La cause est alors à
chercher du côté matériel et humain, car ne parler que de
stéréotypes permet de ne pas nommer l'humain, et empêche
donc de voir les causes réelles de l'exclusion des femmes, les
stéréotypes n'étant qu'un moyen d'exclusion, et non pas la
cause. Mais le coût économique de la lutte contre les pratiques
sociales et les institutions sexistes est bien plus élevé que
celui de la lutte contre des stéréotypes.
4. Le sexisme dans les entreprises informatiques
Au-delà des écoles, qu'en est-il dans le monde
du travail ? Les sociologues constatent qu'il existe un « postulat
implicite qui a longtemps marqué les esprits, celui en vertu duquel le
marché du travail ne ferait qu'enregistrer puis reproduire
mécaniquement les segmentations et discriminations organisées et
légitimées par l'appareil éducatif » (Lallement,
2006). Or, la réalité n'est pas si simple : il faut « savoir
imputer aux différents systèmes concernés (l'école,
le marché du travail) les responsabilités qui leur reviennent en
matière d'inégalité face à l'emploi et aux salaires
» (Lallement, 2006). Le monde du travail a donc une part de
responsabilité dans la maintien de discriminations et des
inégalités. Certaines entreprises ont un discours essentialiste
de complémentarité idéalisée, certaines ayant
recours à du « coaching » pour compenser les
inégalités. Or, « Le coaching des femmes traduit une
manière cynique de faire l'impasse sur l'inégalité et la
prégnance des rapports sociaux de sexe. » Mais les mêmes
discriminations sont à l'oeuvre, « puisque, là encore, au
nom de leurs qualités jugées naturelles, le travail des femmes
est toujours dévalorisé (voire invisibilisé par rapport
à celui des hommes). [...] De fait, l'exclusion des femmes se nourrit
d'un argument spécifique qui résiste: leur nature »
(Meynaud, Fortina et Caldéron, 2009). Pour ce qui est du milieu de
l'informatique en particulier, le sexisme est
71« Combat stereotypes.We need more visibility when it
comes to the work female engineers have already accomplished, so young girls
know it's not just men who are behind technology they use in their everyday
lives. »
72
http://geekfeminism.org/2013/02/04/open-source-closed-minds-a-reflection-on-joseph-reagles-free-as-in-sexist-free-culture-and-the-gender-gap/
73« Expelling women from computing was essential to
the historical process of the professionalization of software and hardware
engineering. (I know that that's roughly how it went down with the
profession of medicine, as documented by Kristin Luker in her book Abortion
and the Politics of Motherhood) »
97
très présent dans les entreprises, et est
régulièrement dénoncé sur internet par des
personnes y travaillant. Sur un site où des développeur.euse.s
partagent leur code informatique, certains développeurs avaient
intégré des insultes homophobes, racistes ou misogynes à
l'intérieur même de leur code74. Le code étant
du texte, il est possible de nommer des « éléments »
comme on veut, et le fait que certains programmeurs choisissent « slut
» ou « faggot » n'est pas anodin (l'anglais est en
général la langue du code).
4.1 Réaction à la dénonciation du
sexisme
De nombreuses entreprises et organismes du milieu de
l'informatique ont vu leur pratiques sexistes dénoncées. C'est le
cas de la conférence britannique Ruby (un langage de programmation), qui
a choisi comme intervenants quinze hommes blancs, comme le rapporte un article
du site Jezebel75. Un homme l'a remarqué et partagé
sur les réseaux sociaux, rejoint très vite par beaucoup d'autres
personnes, dont un des intervenants, ce à quoi les organisateurs de la
conférence ont répondu : « les intervenants sont choisis sur
la base du mérite, pour ce qu'ils ont à dire, et pas comment ils
le disent (ma traduction76). » Beaucoup ont
dénoncé l'absurdité de ce commentaire, qui
prétendrait donc que les personnes autres qu'hommes blancs ne pourraient
pas être choisies au mérite. L'organisatrice d'une autre
conférence de programmation a même proposé de leur donner
des conseils, car sa conférence à elle n'était pas
composée que d'hommes blancs. Mais sa proposition est restée sans
réponse et les organisateurs de la conférence Ruby ont
publié sur un site leur décision d'annuler totalement la
conférence, prétendant qu'à cause des « accusations
de racisme et de sexisme » les sponsors s'étaient ravisés.
Ils ajoutaient : « Oui, l'égalité des genre et raciale sont
importantes. Mais les motivations de l'équipe étaient d'obtenir
les meilleurs intervenants qui pouvaient se rendre à Manchester. Il
s'avère que beaucoup de programmeurs Ruby sont des hommes blancs et que
tous ceux qui ont dit qu'ils aimeraient venir était, en effet, des
hommes blancs. En faire un problème est, franchement, se fourvoyer.
Ajouter une personne alibi d'une minorité est offensant pour cette
personne, et lui dit "Vous êtes là car vous rentrez dans une case-
pas parce que vous êtes doué." Cela n'est pas important qui parle
à une conférence, tant que l'intervenant est capable,
intéressant et pertinent. Voilà ce qui importe : le contenu, pas
le style (ma traduction77). »
74
http://www.dailydot.com/society/github-code-search-racism-sexism-bigotry/
75
http://jezebel.com/5961702/revenge-of-the-nerds-white-male-geeks-hack-sexism-racism
76« We must remember that Speakers are chosen on merit, what
they have to say and how they say it »
77« Yes, gender equality and racial equality are
important. But the team's motives were to get the best speakers who were able
to make it to Manchester. Turns out, a lot of the famous Rubyists are white
guys and all of the ones who said they'd like to come were, indeed, white guys.
Making an issue out of that is, frankly, misguided. Adding a token minority
speaker is offensive to that speaker, it says "You're here because you tick a
box - not because you're skilled." It doesn't matter who speaks at a
conference, as long as they're capable, interesting and relevant. That's what
matters: content, not style. »
98
Il est intéressant de noter que ne pas être un
homme blanc est assimilé à « un style », ce qui est une
curieuse façon de voir les choses. L'auteure de l'article rappelle que
le langage Ruby a été créé par un japonais, ce qui
rend la situation d'autant plus ironique. De nombreuses personnes ont
commenté le communiqué des organisateurs, certains
suggérant qu'une solution aurait été de reconnaître
qu'ils avaient favorisé les hommes blancs, de s'excuser et de promettre
qu'à l'avenir cela ne serait plus le cas. La réaction des
organisateurs n'est pas très originale, ces arguments sont souvent
utilisés lorsque les gens sont accusés de sexisme et
particulièrement dans le milieu geek, où l'on aime croire qu'on
est là pour son talent uniquement, ce qui oblige à nier
totalement l'existence d'inégalités et de discrimination
systématiques.
Une autre entreprise, Hypermac, qui vend des disques durs,
s'est illustrée pour son traitement des critiques. Un
article78 rapporte que, lors d'un salon l'entreprise avait
engagé des mannequins pour animer ses stands, ainsi que d'autres, pour
se tenir nues, le corps peint, sur la scène. Les premières,
embauchées pour vendre des disques dur sur le stand, avaient
été tatouées d'un « Hyper : get more »,
littéralement : « Hyper : obtenez-en plus » sur la
poitrine.
78
https://keen.io/blog/42031860734/sexism-in-tech-a-good-apology-is-better-than-no
99
Des critiques se sont élevées, notamment sur
twitter, et une organisation féministe a lancé une campagne de
boycott de la marque, reprise massivement sur les réseaux sociaux. Le
PDG de l'entreprise Hypermac a ensuite publié un communiqué :
« Je souhaite dire officiellement qu'il n'y a aucun tort
à réparer et que nous n'avons aucune raison de nous excuser. La
plupart des gens qui étaient à CES [le salon] et qui ont vu notre
stand ont apprécié et compris ce que nous essayions de faire.
Nous continuerons à dénoncer ceux qui n'étaient pas
présents et qui ont été prompts à juger sur une
simple photo prise hors contexte. Hyper est co-détenue par des hommes et
des femmes. Les hommes et les femmes qui ont travaillé dur pour
organiser ce stand ont été profondément offensés
par l'organisation frauduleuse dont le but est de profiter de la situation pour
salir l'image de notre entreprise (ma traduction79). » Pour
l'auteure de l'article, le stand d'Hypermac était offensant, mais leur
réponse est simplement insultante. Cette façon de réagir
au sexisme ne donne pas envie aux femmes de travailler dans cette entreprise,
ou d'apprendre le langage Ruby, car le message que les deux organisations
véhiculent est un message d'exclusion des femmes et de négation
du sexisme.
79« I would like to go on record to say that there is no
damage to control and we are not apologetic for anything. The overwhelming
majority who were at CES and saw our display appreciate and understand what we
were trying to do. We will continue to engage the rest who were not present yet
were quick to pass harsh judgment based on a single photo taken out of context.
HYPER is co-owned by men and women. The hardworking men and women who worked to
put together the CES booth were deeply offended by said fraudulent organization
that ultimately aims to profiteer by attempting to hurt our company's image.
»
100
Ces exemples de réactions hostiles ne sont heureusement
pas représentatifs de toute la communauté geek. D'autres, comme
Klout, une entreprise informatique, ont beaucoup mieux réagit à
la dénonciation de leur sexisme. Suite à une campagne de
recrutement ciblant uniquement les hommes, sur le thème du «
brogramming», « bro » voulant dire « brother », donc
« mec », l'entreprise a été décriée pour
son sexisme et sa discrimination. Dans un communiqué publié deux
ans plus tard, mais toujours d'actualité puisque leur campagne
était encore utilisée pour illustrer le sexisme de l'industrie,
l'entreprise s'est excusée d'avoir offensé des gens, et a reconnu
que cette campagne excluait clairement les femmes. Depuis cette campagne,
l'entreprise emploie 30% de femmes et soutient plusieurs initiatives de femmes
travaillant dans l'informatique. Tout n'est donc pas perdu, au contraire, des
entreprises majeures de l'informatique se rendent compte que la culture geek
est trop souvent hostile aux femmes et essaient d'y remédier.
4.2 Actions des entreprises pour une meilleure
représentation des femmes
De grandes entreprises comme le géant Google ou le site
Etsy montrent aujourd'hui une réelle volonté de recruter des
femmes et de faire en sorte qu'elles ne partent pas. Un article80
décrit le processus qui a permis à Google de devenir « un
endroit où il fait si bon travailler », après avoir vu un
grand nombre de ses employées quitter l'entreprise. En découvrant
que les femmes partaient en masse de leur entreprise, Google ne s'est pas tant
inquiété de l'égalité, que du coût que des
nouveaux recrutements engendraient : « le fait que les femmes
désertent l'entreprise n'était pas uniquement un problème
de parité, mais surtout un souci pour le bénéfice net de
l'entreprise. » Le département de ressources humaines de Google a
découvert que la problème était lié à la
maternité, car « les femmes qui venaient d'avoir un enfant
quittaient l'entreprise à une fréquence double de la moyenne.
» En 2007, Google augmente donc le congé maternité qui passe
de douze semaines à cinq mois pour les employées de Californie,
« avec 100% de leur salaire, la prise en charge à 100% des
cotisations retraite et maladie, et l'autorisation de répartir ces
congés à la carte, afin par exemple d'en prendre une partie juste
avant la date de l'accouchement » et offre sept semaines de congé
maternité aux autres employées partout dans le monde. Avec ces
mesures, le nombre de départ des jeunes mères a diminué de
50%, ce qui a fait économiser de l'argent à Google, malgré
l'argent supplémentaire dépensé pour les congés
maternités. Les ressources humaines de Google étudient chaque
aspect de la vie de l'entreprise et de ses employé.e.s, jusqu'au
meilleur temps d'attente à la cafétéria. On peut regretter
que la volonté de garder leurs employées soit uniquement due au
coût des recrutements, et pas à un désir
d'égalité, mais le résultat est tout de même
intéressant et contribuera à donner des modèles
féminins d'identifications, et à améliorer la
carrière de nombreuses femmes.
80
http://www.slate.fr/story/67685/google-la-boite-bonheur
Le PDG d'Etsy, une entreprise informatique a récemment
expliqué lors d'une une conférence81 comment Etsy
avait augmenté le nombre de ses ingénieures par 500% en seulement
un an. Etsy est un site de vente en ligne permettant à des personnes
fabriquant des objets de les vendre sur toute la planète. Contrairement
à Google, le PDG d'Etsy dit avoir souhaité embaucher plus de
femmes par désir d'égalité et de diversité. Mais,
même en faisant de l'égalité une priorité, les
résultats n'ont pas tout de suite été au rendezvous. Le
PDG explique que plusieurs éléments barrant la route aux femmes
avaient été identifiés : le fait que les femmes et les
hommes travaillaient chacun.e.s de leur côté, c'est-à-dire
qu'une réelle ségrégation spatiale s'était
installée, le fait que les entretiens d'embauche étaient
défavorables aux femmes à cause du décalage entre le poste
recherché et les questions posées. Etsy a également
découvert qu'il était plus difficile de recruter des femmes ayant
une grande expérience et a donc décidé de se concentrer
sur le recrutement de jeunes ingénieures. L'entreprise a
créé une bourse pour les ingénieures qui souhaitaient
aller à la « Hacker School », un programme de trois mois
permettant de devenir un.e meilleur.e ingénieur.e. Le PDG explique que
des études ayant prouvé que les personnes étaient
meilleures en mathématiques et en sciences lorsqu'une classe comprenait
une moitié de femmes, Etsy a exigé que, dans son programme, une
stricte parité soit respectée. Certain.e.s des participantes
à la Hacker School se sont vu.e.s proposer un poste à la fin du
programme. Grâce à ce programme, Etsy employait, au moment de la
conférence, 18% d'ingénieures, soit quatre fois et demie plus que
l'année d'avant. Le cas d'Etsy, comme celui de Google, montre donc que
le nombre d'employées dans les entreprises informatiques peut être
relevé avec des mesures simples mais efficaces. L'utilisation de quotas
s'est avérée, dans le cas d'Etsy, très efficace, bien que
les quotas et l'action positive en générale suscitent de vives
critiques en France, son efficacité semble en faire un outil très
intéressant. Pour C. Delphy, « l'action positive provoque une forte
résistance en France. Cette résistance ne peut être mise
que sur le compte de la défense des privilèges des groupes
dominants » (Delphy, 2008), les actions positives seraient donc
probablement moins faciles à développer dans les formations
d'informatiques, ce qui ne veut pas dire qu'elles ne seraient pas faisables.
Conclusion
Dans un article82 sur le sexisme l'industrie de
l'informatique dans son ensemble, un développeur propose plusieurs
pistes pour lutter contre la culture hostile aux femmes, parmi lesquelles :
rechercher activement des femmes pour les évènements
informatiques, afficher clairement des politiques anti harcèlement dans
tous ces évènements, ou encore ne pas laisser passer des
comportements jugés inacceptables. Toutes ces solutions existent
déjà et ont été employées lors de certains
évènements, comme par exemple à la conférence
81
http://firstround.com/article/How-Etsy-Grew-their-Number-of-Female-Engineers-by-500-in-One-Year
101
82
http://www.netmagazine.com/features/primer-sexism-tech-industry
Defcon, lors de laquelle une participante83, n'en
pouvant plus d'être harcelée, a fabriqué des cartons jaunes
et rouges qu'elle distribuait aux hommes dont le comportement était
sexiste, chaque carte expliquant la raison pour laquelle les hommes la
recevait. Cette initiative a eu beaucoup de succès, notamment sur les
réseaux sociaux.
102
83
http://singlevoice.net/2012/07/12/sexism-redyellow-cards-at-defcon/
103
Conclusion
Une des hypothèses de départ postulait
qu'Epitech favorisait une certaine mobilité sociale à travers un
processus de recrutement non élitique, refusant les concours et ne
prenant pas en compte les notes dans les matières scientifiques mais la
seule motivation des élèves. Cette hypothèse semble se
vérifier chez les quinze enquêté.e.s, que l'on a
distingué en deux groupes : celui des enquêté.e.s en
mobilité sociale ascendante forte (Julie, Sam, Louis, Marc, Thibault,
Matthieu, Chloé et David), et celui des enquêté.e.s en
mobilité ascendante faible (Dounia, Baptiste, Mélanie, Anissa,
Amélie, Marie et Guillaume). En considérant les
différentes dimensions de la mobilité sociale (le statut
socioprofessionnel, le niveau de revenu, mais aussi le niveau d'études),
chaque enquêté.e est dans une situation ascendante pour au moins
un de ces critères, mais aucune différence genrée
n'apparaissait. La diversité est également présente chez
les enquêté.e.s car huit d'entre elles/eux ont un parent né
hors de France métropolitaine et deux (Louis et Dounia) ne sont pas
né.e.s en France.
Aucun.e des enquêté.e.s n'a eu de
scolarité « exemplaire », tou.te.s ont eu de relatives
difficultés, liées à un manque d'attention ou à un
rejet de la discipline scolaire. La passion de l'informatique demandée
par l'école n'est pas majoritaire parmi les enquêté.e.s,
tout particulièrement chez les filles qui sont plus nombreuses à
être entrées à Epitech par hasard ou par défaut,
tandis que les garçons sont plus enclins à parler d'une passion
de l'informatique (Guillaume, Thibault et Baptiste). Nous avons
également vu qu'Epitech avait permis à quatre
enquêté.e.s de se réorienter, et à six autres de
trouver un nouveau domaine d'études après avoir longtemps voulu
faire autre chose. Les garçons semblent s'approprier mieux la culture
geek que les filles, et sont les seuls à opérer une distinction
entre les anciens et les nouveaux geeks, et à identifier des « faux
» geeks. Ils sont cependant globalement peu à s'identifier en tant
que geek. Nous avons également abordé la question de l'emploi des
élèves par l'école, question qui ne figurait pas dans la
grille d'entretien mais qui est apparue au fil des conversations et des
recherches sur le forum interne.
L'ouverture sociale étant très présente
dans le discours officiel de l'école, on aurait pu s'attendre à
ce que ce discours prenne en compte l'ouverture aux femmes, mais nous avons vu
que cela n'était pas le cas, bien au contraire, l'école
tolère un discours et des comportements sexistes. Le constat de la
très faible présence des filles à Epitech avait
entraîné l'hypothèse selon laquelle une culture hostile aux
femmes s'était développée à Epitech. Cette
hypothèse s'est vérifiée dans les propos des
enquêté.e.s ainsi que dans les propos d'autres
élèves
104
postés sur le forum interne. Tout est fait pour effacer
la présence des femmes à Epitech, les rares filles arrivant
à tenir pendant cinq ans se trouvant obligées
d'intérioriser des injonctions contradictoires. Epitech formant avant
tout ses élèves selon le souhait des entreprises, avec lesquelles
elle mène une collaboration constante, on peut considérer que les
étudiant.e.s sont très bien formé.e.s à la
compétition et à l'individualisme du monde du travail.
Il y a plus de trente ans, Jacqueline Huppert-Laufer
réalisait une étude sur les femmes cadres dans La
féminité neutralisée ? (1982), étude qui
résonne étrangement avec nos conclusions. En effet, à la
fin des années 1970 on exigeait déjà des femmes cadres
qu'elles ne mettent pas trop en avant leur « féminité »
: « L'une des conditions de cette crédibilité, c'est de
gommer cette agressive féminité : décolletés
plongeants, fanfreluches, celles qui ont su oublier ce côté
féminin, qui ont su adopter le tailleur strict, la cravate, le
chemisier, celles-là permettent que l'aspect féminin ne vienne
pas se mettre en travers d'autres choses. » Cette citation rappelle
particulièrement les propos d'une enquêtée,
évoqués au chapitre VI : Julie m'avait confié avoir
été amenée à « renoncer » à sa
féminité (décolletés, jupes) dès sa
première année à Epitech. J. Huppert-Laufer avait
également remarqué : « Faire oublier qu'on est une femme
devient ainsi une question de loyauté de la part de la femme cadre face
à ses collègues masculins. L'ordre de l'organisation ne saurait
tolérer l'irruption d'une subjectivité féminine qui
désarmerait l'homme sur son propre terrain. » Ces conclusions font
également écho aux nôtres, bien qu'étant
séparées de trente ans.
J. Huppert-Laufer avait également constaté que
les entreprises créaient un système de règles et de
valeurs, auquel les cadres devaient adhérer, et qui était partie
intégrante de l'identité des cadres hommes :
« Notre hypothèse est ici que l'intrusion des
femmes à des postes de plus en plus semblables à ceux des hommes
dans un système qui leur offre en fait des opportunités
importantes sur le plan de la carrière ne peut que renforcer la crise
d'identité des hommes et leur désir d'asseoir leur
légitimité sur ce qu'on pourrait appeler «
l'exclusivité » de l'adhésion et de l'interprétation
correcte des règles. [...] Dénier aux femmes la capacité
à « vraiment » tenir leur rôle comme un homme, et
surtout à vraiment comprendre, à vraiment adhérer au
système, c'est tenter de retrouver à un autre niveau-
psychologique et idéologique- le clivage qui n'est plus
complètement réglé par la réalité de
l'organisation. [...] Serait-il alors surprenant que la relation avec les
femmes-collègues soit l'un des points aveugles, l'une des « failles
» d'un système d'adhésion qui repose sur le langage, sur le
code ?[...] . De cette adhésion, de ce langage, ne serait-il pas
nécessaire que les femmes soient exclues, alors même que dans la
réalité de l'organisation leur rôle n'est plus, ou de moins
en moins, ancré dans la différence ? »
Il est très intéressant de comparer cette
hypothèse à nos propres conclusions car dans l'informatique et
à Epitech, être un femme ou un homme ne fait aucune
différence quant au travail à accomplir, or les filles d'Epitech
ne peuvent pas oublier qu'elles ne sont pas des hommes, les autres
élèves se chargeant de le leur rappeler. C'est que, tout comme
les cadres il y a plus de trente ans, « dans une situation
égalitaire et
105
concurrentielle, il faut réintroduire la
différence ». L'égalité n'existant pas (ou plus) dans
les faits, les femmes étant aujourd'hui même plus formées
que les hommes, « il est important « d'organiser »
l'inégalité précisément parce que dans la
réalité, il est assez clair que les femmes pourraient faire au
moins aussi bien sinon mieux que les hommes. » Il faut alors
requérir à une stratégie de construction d'une «
différence » : « Reprocher aux femmes en situation potentielle
d'égalité d'être « protégées » pour
souligner que cette « protection » arrange les hommes en leur
permettant de maintenir leur pouvoir, voilà l'un des traits marquants de
ces organisations où la différence n'étant plus
marquée dans la réalité, il faut qu'elle retrouve sa place
symbolique dans cette hypothétique protection des femmes. [...] c'est au
niveau du langage, au niveau d'une représentation que se forgera un
système de défense contre une situation potentiellement
dangereuse. Un langage de doute et de suspicion. » Ici aussi, le
parallèle avec Epitech saute aux yeux, les garçons
déclarant que les filles étaient aidées beaucoup plus,
l'aide se substitue ici à la « protection » avancée par
les hommes cadres il y a plus de trente ans, on retrouve la même
stratégie d'exclusion des femmes par la création d'une
différence symbolique et d'une suspicion constante des femmes de
n'être pas à la hauteur.
Les conclusions de J. Huppert-Laufer, bien que datant de plus
de trente ans, résonnent (malheureusement) avec nos propres conclusions.
Il est possible que les choses changent car, comme nous l'avons vu, les trois
dirigeants d'Epitech ayant quitté l'école, une toute nouvelle
équipe va prendre le relais. Nous avons également pu constater
que de grandes entreprises opéraient de réels changements dans le
but d'une meilleure présence et intégration des femmes. On peut
donc faire l'hypothèse qu'Epitech aura intérêt à
répondre à cette nouvelle demande des entreprises et sera donc
amenée à recruter activement un plus grand nombre de filles. Le
passage du statut de minorité numérique à celui de masse
permettrait aux filles à Epitech de ne plus être des exceptions et
ne serait que bénéfique pour elles, mais également pour
l'égalité femmes-hommes.
106
Bibliographie
* Array Nicola, « L'engagement des joueurs en ligne:
ethnographie d'une sociabilité distanciée et restreinte »,
Paris, Les Cahiers du numérique 2003/2 (vol 4).
* Belhadj M., « Quelle professionnalisation dans le travail
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110
Annexe 1 : résultats du questionnaire aux
élèves d'Epitech
Graphique 1 : Profession de la mère
Graphique 2 : profession du père
111
Graphique 3 : Sexe des répondant.e.s
Graphique 4 : Répartition par
promotion
112
Graphique 5: Répartition par type de
bac
Graphique 6 : Profession de la grand-mère
maternelle
113
Graphique 7 : Profession du grand-père
maternel
Graphique 8 : Profession de la grand-mère
paternelle
114
Graphique 9 : Profession du grand-père
paternel
115
Annexe 2 : Description des personnes
rencontrées
Julie:
En 5ème année d'Epitech au moment de notre
rencontre, Julie est entrée à Epitech Bordeaux et a fait partie
de la toute première promotion bordelaise, après deux ans de
licence de mathématique. Sa mère est postière et son
père technicien dans une clinique médicale, ses deux parents sont
nés en France, tout comme elle. Elle a un Bac S obtenu du premier coup.
Sa scolarité a été très difficile physiquement et
mentalement, elle a failli craquer mais a finalement tenu bon. Etant la seule
fille de sa promo à Bordeaux, elle a eu beaucoup de mal les
premières années, car elle était traitée
différemment.
Marc:
En 5ème année, Marc est entré en
3ème année à Epitech après un an d'IUT puis deux
ans dans une école similaire à Epitech, l'Exia, à Rouen.
Sa mère est infirmière, et son père est
décédé «il a été un peu en
galère toute sa vie au final : ouvrier en bâtiment, chômage
et un peu de black par-ci, un peu de black par là, en
galère». Il a un Bac S spé maths au rattrapage. Ses parents
et lui sont nés en France.
Thibault:
En 5ème année, Thibault est le colocataire de
Marc. Il commence par faire Epita, mais échoue et essaie Epitech pendant
quelques semaines. Ne pouvant financièrement continuer de vivre à
Paris, il rentre à Rouen où sa mère habite, pour
travailler un an, puis commence l'Exia, où il rencontre Marc. Une fois
le diplôme obtenu, il l'entraîne à Epitech où il
entre en troisième année directement. Il a eu un Bac S au
rattrapage. Son père est opérateur en raffinerie,et sa
mère secrétaire, ils sont tous les deux nés en France,
tout comme lui.
Amélie :
A fini ses études depuis un an au moment de notre
rencontre. Elle a un Bac S spécialité physique-chimie obtenu du
premier coup. Ses parents et elle sont nés en France, son père
était vétérinaire, et est décédé
quand elle était adolescente, se mère est infirmière,
elles n'ont jamais eu de très bonnes relations. Elle a trois grands
frères, dont deux qui sont «ingénieurs en informatique»
(un seul a le diplôme d'ingénieur, l'autre a la même
formation qu'elle). Amélie a fait des prêts étudiants pour
financer Epitech mais elle a fait une dépression et a
116
préféré quitter Epitech pour
intégrer l'ETNA, autre école du groupe (en alternance) où
elle serait principalement en entreprise.
Chloé :
Au moment de l'entretien, Chloé est en stage de fin de
première année. Elle a toujours habité en banlieue
parisienne. Elle n'a jamais connu son père, sa mère est coiffeuse
mais n'a aucun diplôme, pas même le bac. Après avoir
été employée (et exploitée) de 16 à 50 ans,
elle a ouvert son propre salon récemment. La première
année d'Epitech devait être payée par sa mère, qui a
arrêté car Chloé dépensait toute sa bourse dans la
nourriture. Chloé a donc fait un prêt étudiant et paie tout
elle-même grâce également à son salaire de stage
(900€). Elle voulait faire du dessin depuis toute petite mais sa
mère et ses proches l'en ont découragée, disant qu'elle ne
gagnerait jamais sa vie. Elle a été orientée vers un bac
STG, après avoir été refusée à
l'entrée en L. Ses parents ont la nationalité française,
tout comme elle.
Anissa :
Anissa vient de finir sa première année et passe
en 2ème année. Elle a toujours voulu faire architecte car son
père l'est mais s'est soudain rendue compte l'été
après le bac, après avoir été acceptée dans
une école d'architecture que ça n'était pas que qu'elle
voulait faire mais ce que son père voulait qu'elle fasse. Après
avoir été acceptée à Epitech sur un pari avec ses
amies, elle s'est dit qu'elle pouvait tenter ça, alors qu'elle ne
connaissait rien aux ordinateurs. Ses parents sont Egyptiens, nés en
Egypte et venus en France pour de meilleures opportunités. Son
père a un cabinet d'architecture qui semble bien rapporter car elle n'a
fait aucun prêt pour Epitech, son père paiera toutes les
années (environ 40000€) et a mis sur son compte l'équivalent
de deux années (environ 16000€) «au cas où». Sa
mère ne travaille plus depuis qu'elle a eu trois enfants, Anissa est la
quatrième. Son père a un diplôme d'architecture obtenu en
Egypte et sa mère un diplôme de chimie obtenu en Egypte
également. Elle a fait un bac S sous la pression de ses parents (elle
voulait faire ES) et dit n'avoir vraiment pas aimé.
Matthieu :
Matthieu est en stage de fin de première année
lors de l'entretien. Il a obtenu un bac STI après avoir
été orienté de force car il voulait faire S. Ses parents
sont portugais, nés au Portugal. Son père est conducteur de
travaux (employé) et sa mère conseillère conjugale
familiale. Son père n'a pas de diplôme et sa mère a une
attestation de qualification de conseil conjugal et familial, obtenue en France
après une formation. Matthieu n'a donné aucun détail sur
le métier de sa mère mais des recherches sur internet indiquent
que «Il existe très peu de postes à temps plein. La plupart
des conseillers se retrouvent vacataires, à des tarifs peu attrayants
de
117
8 à 12 € l'heure. Quelques-uns parviennent
à s'installer en libéral : soit à domicile, soit dans un
cabinet.» Matthieu a une soeur de 16 ans qui fait actuellement un bac pro
coiffure, qu'elle réussit avec brio. Il est très fier de sa
réussite qu'il n'attribue qu'à lui-même et à
l'éducation de ses parents, tout en niant les rapports sociaux, sa
vision est très individualiste.
Dounia :
Dounia a eu un Bac s spé maths. Elle vient de finir la
première année mais elle ne fait pas de stage car elle n'est pas
très bonne en anglais et n'a pas eu le TOEIC, elle a donc demandé
à faire un tek2RE, c'est à dire qu'elle va refaire la piscine de
première année d'octobre à décembre au lieu d'un
stage, puis intégrer la 2ème année avec les autres en
janvier. Ses deux parents sont nés en Algérie, tout comme elle.
Sa mère a un diplôme universitaire de Chimie et était
enseignante en Algérie mais n'a pas pu continuer en France car elle
aurait du faire un an d'études pour obtenir l'équivalence de son
diplôme. Elle a longtemps été sans emploi, et donne
maintenant quelques cours de soutien à des enfants. Son père
était médecin en Algérie et a commencé à
étudier pour obtenir l'équivalence du diplôme en France
mais a vite arrêté, ne pouvant plus cumuler les gardes de nuit et
les cours. Il a ensuite acheté un bar restaurant qu'il a vendu depuis.
Il prend actuellement du repos avant de rouvrir une autre entreprise. Ses
parents paient entièrement l'école sans prêt.
Mélanie :
Mélanie a un bac ES spé maths avec mention bien,
contre l'avis de son père qui voulait qu'elle fasse S, au collège
et au lycée, elle a fait sport-études, car elle pratiquait le
handball haut niveau. Sa mère est sans emploi, mais a un diplôme
de secrétariat, puis a travaillé comme fleuriste en France
à temps partiel, elle est née aux Pays Bas. Son père est
chef d'entreprise, il n'a pas de diplôme, car il a arrêté
les cours au lycée pour reprendre l'entreprise de son père, il
est né en France de parents français. Son père paie
Epitech entièrement, lui paie un appartement et lui donne 300€ par
mois pour ses dépenses, moyennant un contrat qu'ils ont passé
selon lequel elle ne doit pas avoir moins de 13 de moyenne. Mélanie est
entrée à Epitech Bordeaux la deuxième année de son
existence, elle est actuellement en 5ème année.
Marie :
Après avoir obtenu un bac S option agronomie territoire
citoyenneté, Marie a fait une première année de BTS Iris
(informatique et réseau des industries et des services) puis a
souhaité faire plus d'informatique et d'administration réseau et
s'est dirigée vers un autre BTS informatique de gestion option
administration des réseaux locaux d'entreprise. Après son BTS,
elle est allée à Epitech sur les conseil d'un professeur qui lui
même aurait voulu faire cette école. Sa mère est
secrétaire de mairie et son père, selon ses mots «chef
118
d'entreprise, artisan menuisier», sa famille a la
nationalité française, jusqu'à ses grands parents. Ce sont
ses parents qui paient Epitech ainsi que son appartement et ses autres
frais.
Baptiste :
En 3ème année au moment de notre entretien,
Baptiste a été forcé de redoubler son année de
seconde car ses parents voulaient qu'il aille en S, ce qui a été
inutile puisqu'il est quand même allé en ES après sa
deuxième année de seconde. Il est né en France, de parents
catholiques, sa mère étant Egyptienne et son père
français, ils se sont rencontrés à l'université en
France et sa mère a du arrêter ses études pour que son
père termine les siennes et puisse devenir huissier de justice. Baptiste
est entré à Epitech directement après le bac est ses
parents paient la scolarité entière.
Louis :
Entré directement en troisième année
à Epitech, Louis avait déjà un deug d'informatique et une
licence de mathématiques appliquées obtenus au Cameroun, son pays
natal. Entre temps il avait travaillé dans l'informatique au Cameroun
puis est venu en France en 2010 après s'être renseigné sur
Epitech. Sa mère était installée en France depuis
plusieurs années et c'est elle qui l'héberge, elle est auxiliaire
de puériculture. N'ayant pas beaucoup d'argent à son
arrivée, c'est sa mère qui a payé le troisième
année puis il a trouvé un emploi pour payer les deux autres. En
dernière année lors de l'entretien, il est en même temps
directeur du laboratoire réseau d'Epitech à temps plein.
Guillaume :
En troisième année lors de l'entretien,
Alexandre est entré à Epitech directement après le bac.
Ses deux parents sont dans l'enseignement sa mère est principale
adjointe d'un collège, ancienne professeure de mathématiques, et
son père est proviseur d'un lycée, ancien professeur de
physique-chimie, il n'est donc pas surprenant qu'il ait choisi un bac S.
Né en France tout comme ses parents, il n'a pas eu besoin de prêt
pour payer l'école, ces derniers lui payant les frais de
scolarité, ainsi qu'un appartement à Paris. Son père l'a
beaucoup encouragé car il aurait aimé faire de l'informatique
mais n'avait pas assez d'argent pour les études.
David :
Après un bac S, David a fait un an de licence de maths
informatique sans succès puis a entendu parler d'Epitech par un ami qui
y était déjà. Ses parents sont nés au Vietnam mais
se sont rencontrés en France. Il
119
parle très peu de sa mère dont il n'a plus de
nouvelles depuis longtemps, il vit avec son père qui vend des produits
asiatiques qu'il cuisine lui-même sur les marchés. Il a une petite
soeur en BTS qui est en même temps caissière à temps
partiel. Il est boursier de l'enseignement supérieur mais n'a pas eu
besoin de prêt pour financer Epitech, son père l'a aidé et
a collecté l'argent restant auprès de sa famille. David sort avec
une fille d'Epitech, ils sont tous les deux membres du foyer des
élèves, lui en est même directeur tandis qu'elle en est la
secrétaire.
Sam :
En troisième année lors de l'entretien, Sam est
entré à Epitech directement après le bac. Il a fait un bac
S option sciences de l'ingénieur, pensant qu'il fallait faire
ingénieur pour faire de l'informatique, mais quand il a découvert
qu'à Epitech on pouvait entrer avec tous les bacs, il a regretté
de ne pas l'avoir su avant car il aurait préféré faire
STI. Il s'est investi dans la communication de l'école pour pouvoir
informer les
lycéen.ne.s comme il aurait
aimé l'être. Il est né en France de parents martiniquais,
sa mère est agente de service dans une école maternelle et son
père est agent de sécurité. Il a fait un prêt pour
toute la scolarité à Epitech, il n'a pas droit à une
bourse parce que ses parents gagnent «trop» mais pas assez pour payer
Epitech. Il a un objectif tout tracé, une fois débarrassé
du prêt il veut s'acheter un appartement puis un pavillon.
120
Annexe 3 : Grille d'entretien
Thème: Culture geek
- que veut dire la culture geek pour toi ?
- tu penses que c'est important à Epitech ?
Thème: Particularités d'Epitech
- penses-tu qu'Epitech est différente des autres
écoles ?
- en quoi ?
- a ton avis, est ce que les élèves d'Epitech se
considèrent comme un groupe ?
Thème: Discrimination.s
- penses-tu qu'il y a des origines sociales différentes
à Epitech ? - est-ce que c'est important pour le choix de tes
fréquentations ? - c'est important d'être dans une école
où il y a si peu de filles ? - est-ce qu'être une fille/ un
garçon fait une différence ?
- c'est un avantage ou un inconvénient ?
Thème: Mécanismes de mise à
l'écart des femmes
- comment se passaient les projets en groupe ? les soutenances
? - quelles sont tes relations avec les autres filles ?
Thème: Mobilité sociale
- nationalité des parents ?
- profession des parents ? diplômes ?
- nationalité, profession diplômes des grands
parents ?
- que pensent tes parents de ton choix de scolarité ?
- avaient-ils d'autres choix en tête ?
- comment as-tu financé Epitech ?
Thème: Relations et réseaux
sociaux
- tu vois souvent les personnes d'Epitech en dehors ? - comment
as-tu trouvé ton stage/ job ?
- comment es-tu arrivé.e! as-tu connu Epitech ? - comment
s'est passé ta scolarité globalement ?
Annexe 4 : Tableau des enquêté.e.s
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
2012
|
S spé maths
|
France
|
France
|
Mère factrice, père agent de maintenance
|
prêt
|
ne sait pas
|
|
2015
|
S sciences de l'ingénieur
|
France
|
Martinique
|
Mère agente de service dans une école maternelle,
père agent de sécurité
|
prêt
|
ne sait pas
|
|
2013
|
S au Cameroun
|
Cameroun
|
Cameroun
|
Mère auxiliaire de puériculture, père
inconnu
|
Sa mère pour une année, lui pour les deux autres
|
ne sait pas
|
|
2012
|
S spé maths au rattrapage
|
France
|
France
|
Mère infirmière, père
décédé
|
prêt
|
ne sait pas
|
|
2012
|
S au rattrapage
|
France
|
France
|
Mère secrétaire, père opérateur en
raffinerie
|
prêt
|
père études de dessin industriel, mère non
renseigné
|
|
2016
|
STI
|
France
|
Portugal
|
Mère conseillère conjugale, père conducteur
de travaux
|
prêt
|
mère diplôme de
conseillère conjugale, père "pas de
diplôme"
|
|
2016
|
STG
|
France
|
France
|
Mère coiffeuse, père inconnu
|
bourse de l'ensignement supérieur + prêt
|
mère pas de diplôme, père ne sait pas
|
|
2015
|
S spé maths
|
France
|
Vietnam (tous les deux)
|
Père traiteur asiatique sur les marchés,
mère pas d'information
|
bourse de l'enseignement supérieur + père
|
père "aucun diplôme", mère ne sait pas
|
|
|
|
2016
|
S spé maths
|
Algérie
|
Algérie
|
Mère donne des cours de soutien, père ancien
propriétaire de bar-restaurant
|
parents
|
mère études de chimie, père études de
médecine
|
|
2015
|
ES spé maths
|
France
|
Mère Egypte, Père France
|
Mère employée dans les assurances, père chef
d'entreprise
|
parents
|
père bac + 7, mère a arrêté ses
études pour travailler
|
|
2012
|
ES spé maths
|
France
|
Mère Pays Bas, père France
|
Mère fleuriste, Père chef d'entreprise
|
père
|
père n'a pas le bac, mère diplôme de
secrétariat
|
|
2016
|
S
|
France
|
Egypte
|
Père architecte, mère sans emploi
|
parents
|
mère diplôme de chimie, père diplôme
d'architecte
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ETNA 2011
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S spé physique chimie
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France
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France
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Mère infirmière, père
vétérinaire (décédé)
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prêt
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père diplôme de
vétérinaire, mère diplôme
d'infirmière
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2015
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S option agronomie
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France
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France
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Mère secrétaire de mairie, père artisan
menuisier
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parents
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ne sait pas
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2015
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S spé maths
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France
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France
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Mère principale adjointe de collège
Père proviseur de lycée
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parents
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mère études de maths, père études de
chimie
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