La construction et la diffusion de l'identité culinaire en France et aux Etats-Unis.( Télécharger le fichier original )par Olivia ROTONDO ISIT (Institut Supérieur de Management et de Communication Interculturels) - Master 2 2016 |
ii) Spécificités et divergences des habitudes alimentaires - la culturedonne le tonManger français rime avec convivialité, plaisir et qualité « Le repas gastronomique des Français est une pratique sociale coutumière destinée à célébrer les moments les plus importants de la vie des individus et des groupes, tels que naissances, mariages, anniversaires, succès et retrouvailles. Il s'agit d'un repas festif dont les convives pratiquent, pour cette occasion, l'art du « bien manger » et du « bien boire ». Le repas gastronomique met l'accent sur le fait d'être bien ensemble, le plaisir du goût, l'harmonie entre l'être humain et les productions de la nature [...]5. » Tel l'affirme l'UNESCO le 16 novembre 2010, lorsque l'organisme inscrit la gastronomie française sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l'humanité. Dans un dossier de presse6, le sociologue français Claude Fischler, spécialiste de l'alimentation humaine, aborde, lui aussi, la question de la singularité de la cuisine française : « Nul part la notion d'exception culturelle n'aurait autant d'arguments à faire valoir que dans le domaine de l'alimentation », affirme-t-il. Ainsi, en France, il existe depuis des siècles une vision traditionnelle, culturelle et sociale de l'alimentation. Le repas gastronomique est perçu comme une pratique sociale et met particulièrement l'accent sur le moment de partage et le plaisir du goût. Au-delà d'un simple moment de plaisir, la gastronomie est devenue une véritable institution et incarne l'un des symboles les plus représentatifs de la France, reconnu mondialement. Le modèle alimentaire typique des Français se caractérise principalement par une rythmicité importante des repas, ainsi qu'une synchronisation stable des prises alimentaires journalières. Dans son cahier de recherche, le Centre de Recherche pour 5 Site de l'UNESCO. Le repas gastronomique des Français 6 Dossier de presse du colloque du Fonds Français Alimentation & Santé. Le modèle alimentaire français : adaptation ou disparition ? 7 l'Étude et l'Observation des Conditions de Vie (CREDOC)7 met d'ailleurs en exergue ces mêmes caractéristiques : « Cette synchronisation est le fruit de l'association entre la nourriture et la convivialité : le fait de manger à plusieurs nécessite que l'on s'accorde sur le moment, le lieu, ainsi que sur un minimum de convenance favorisant la sociabilité. La souveraineté du modèle alimentaire français se traduit par cette synchronisation et le maintien de la convivialité aux repas.». Le document de travail du Ministère de l'Agriculture, de l'Alimentation, de la Pêche rédigé par Céline Laisney viendrait appuyer ce point de vue. En effet, lorsque l'on suggère le moment du repas, une grande majorité des Français évoquent instinctivement deux notions principales : celle de plaisir et de convivialité. D'ailleurs, pour 67% des familles françaises, se retrouver ensemble autour d'un repas est « l'élément le plus important lors du dîner à domicile ». Ceci explique en partie le temps passé à table particulièrement élevé en France, qui s'élève à 135 minutes par jour en moyenne (INSEE). Pour tenter de comprendre ce « style alimentaire » (Fischler), nous pouvons nous référer à Fons Trompenaars8, consultant spécialiste des questions interculturelles, qui, dans une interview, nous explique que les Français ne sont pas individualistes comme le voudrait leur réputation, mais sont très axés sur le groupe et la communauté. Un autre expert dans le domaine, Gilles Asselin, auteur du livre Au Contraire !9 a accepté d'échanger avec moi sur le sujet. Il m'a expliqué qu'en France, notre tradition philosophique s'exprime par l'appartenance à un corps social, duquel nous ne souhaitons pas nous détacher, et que cette pensée commune se traduirait implicitement dans nos comportements alimentaires. Notons que le catholicisme latin, régulé par l'expérience collective et un certain degré d'hétéronomie, a largement influencé la conduite alimentaire française. Ainsi, la population entretient une relation très singulière avec la nourriture, notamment en termes d'affiliation et d'appartenance à un groupe. S'alimenter est majoritairement perçu comme un moyen de bâtir des relations solides et comme une action collective. D'autre part, la qualité et les valeurs nutritionnelles des aliments relèvent d'une grande importance pour les Français. Notons que Claude Fischler a mis en avant que : « Dans l'esprit des Français, « bien manger » c'est manger varié et équilibré, des produits frais, en restant raisonnable sur le gras, le sucre et le sel. La santé découle naturellement de la qualité des aliments et d'une certaine modération. » Ainsi, pour qu'un produit soit 7 Cahier de recherche du CREDOC, Comparaisons des modèles alimentaires français et étasuniens 8 Interview de Fons Trompenaars : The French in a nutshell. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=qs-VyZgdDGk 9 ASSELIN Gilles, MASTRON Ruth. Au contraire ! Figuring out the French 8 considéré « de qualité », il doit posséder à la fois des caractéristiques gustatives et nutritionnelles, mais le consommer en trop grande quantité pourrait, à terme, entraîner des problèmes de santé. En outre, des historiens spécialisés dans la gastronomie tels que Jean-Louis Flandrin, Peter Stearns, ou Stephen Mennell, observent unanimement un contraste marqué entre les modes de consommation française et anglo-saxonne, surtout l'attrait moindre des Français pour le sucré et les aliments gras. Ainsi, pour les Français, la corrélation entre valeur santé et valeur nutritionnelle est un facteur clé de leur alimentation. Cependant, nous pouvons déceler un paradoxe : les Français et les Américains ont sensiblement le même apport calorique journalier (CREDOC), ce qui pourrait remettre en cause nos idées préconçues. Les enjeux sanitaires et agricoles sont eux aussi au coeur des préoccupations des Français. Ainsi, 71% d'entre eux sont conscients que les OGM présentent un risque conséquent pour leur santé et 62% se soucient de la composition des produits qu'ils achètent, selon l'étude du CREDOC. Cette préoccupation a d'ailleurs été nourrie par les nombreux scandales alimentaires, telles que la crise de la vache folle, qui ont secoué l'industrie agroalimentaire et qui ont créé un véritable climat de méfiance envers l'agriculture intensive (comme la ferme des 1 000 vaches dans le Nord). Dans son ouvrage Pourquoi cette peur au ventre ?b0, Patrick Denoux, professeur de psychologie interculturelle spécialiste en alimentation, s'interroge sur la défiance des Français vis-à-vis des peurs alimentaires. « La défiance est désormais la règle ; la confiance, l'exception », écrit-t-il. Il convient que rappeler que les Français sont devenus les « champions du monde de la défiance » (enquête Ipsos 2015). Pour apaiser ce climat de méfiance, la marque Fleury Michon a lancé en 2014 la campagne « Venez vérifier » permettant au consommateur de suivre le processus de fabrication de son surimi dans son usine en Vendée, un produit trop souvent perçu d'un mauvais oeil, dans le but de réinstaurer une relation de confiance avec son public. De fervents défenseurs des causes agricoles, les Français entretiennent depuis toujours un rapport privilégié avec leur terroir et leur agriculture, qui se traduit par une nette préférence à consommer des produits locaux Made in France, plus rassurants, qui contribueraient à pérenniser l'économie locale. L'omniprésence du patriotisme économique dans la société française prend tout son sens aujourd'hui. En effet, l'engouement pour les produits 100% français bat son plein et s'inscrit dans une démarche de soutien des conditions sociales et économiques. Le locavorisme, l'action 10 DENOUX Patrick. Pourquoi cette peur au ventre ? 9 de consommer des produits locaux, permet ainsi aux Français de renouer avec leur patrimoine agricole et de contrôler la qualité et la provenance de leur nourriture. Cet attachement repose sur des raisons historiques et culturelles. Pour les Français, l'agriculture fait partie intégrante de leur identité nationale dont les racines sont rurales et paysannes. Dans un contexte d'insécurité culturelle, provoquée par une mondialisation qui prend de plus en plus d'ampleur, certains affichent un soutien sentimental pour le métier d'agriculteur, perçu comme oeuvrant pour le bien commun. Pour résumer les principales caractéristiques du modèle alimentaire français, le traditionnel « trois repas par jour » pris à des heures fixes et communes à tous en serait l'élément le plus représentatif, ce qui répond au besoin de convivialité imposé par la culture groupale au sein de la société. Pourrait s'y ajouter un temps de préparation et une durée des repas relativement longs, des repas bien structurés et dégustés dans un ordre précis ainsi qu'une importance toute particulière accordée à la qualité des aliments et à la cause agricole. Et si la gastronomie française était en voie de disparition ? Nous pouvons constater une pléthore de restaurants type fast-food (Chipotle, Planet Sushi, Domino's...), des rayons entiers consacrés aux plats préparés dans les supermarchés et un taux d'obésité en hausse dû à un écart de plus en plus prononcé entre les classes sociales. En effet, à la lecture du livre de Michael Steinberger, critique gastronomique américain, intitulé Au Revoir to All That : the Rise and Fall of French Cuisine11, j'ai pu m'interroger sur un potentiel repli identitaire de la cuisine française face à la mondialisation et sur le déclin de l'empire gastronomique français au profit de nouvelles tendances alimentaires. D'autre part, certains spécialistes s'inquiètent d'un éventuel appauvrissement du modèle alimentaire français, notamment vis-à-vis des jeunes, de plus en plus envahis par la propagation de produits alimentaires venus d'ailleurs. L'avenir nous dira si la gastronomie française saura faire face à ces menaces. Pragmatisme, individualisme, capitalisme... et si les comportements américains venaient à changer ? De l'autre côté de l'Atlantique, aux États-Unis, le rapport à l'alimentation est diamétralement opposé à celui des Français. En effet, les Américains possèdent une vision centrée principalement sur l'aspect nutritionnel et scientifique de l'alimentation. 11 STEINBERGER Michael, Au Revoir to All That : the Rise and Fall of French Cuisine 10 C'est ce que nous explique Claude Fischler12 : « Pour eux, bien manger implique de comptabiliser les apports en protéines, glucides, lipides et calories. Ils font du repas une affaire individuelle et ne parlent pas du tout de plaisir. Manger est presque dangereux, ils n'y consacrent que 74 minutes par jour », affirme-t-il. D'ailleurs, d'après Carolina Werle et Olivier Trendel13, professeurs à l'Université de Grenoble, pour les Américains les aliments « savoureux » ou « ayant du goût » seraient davantage associés à de la nourriture « mauvaise pour la santé ». Notons donc que la population américaine perçoit la nourriture comme une tentation, quelque chose de « généreux » mais pas forcément bénéfique nutritionnellement. À l'inverse de la France où il est coutume de partager le repas autour d'une table, y compris à la demi-journée, les Américains ont souvent tendance à déjeuner rapidement « sur le pouce » et respectent beaucoup moins la synchronisation bien établie des repas. Ils ne seraient guère en quête de convivialité ou de partage, mais chercheraient davantage des produits pratiques et fonctionnels qui réduiraient la durée de leurs repas. La création du concept de livraison à domicile « Amazon Fresh » témoigne de cette recherche de pragmatisme alimentaire. Grâce à une étude menée par l'IFIC14, nous apprenons que la majorité des Américains consacrent en moyenne trente minutes par jour à la préparation des repas et que 20% y passent seulement quinze minutes. D'ailleurs, lorsqu'ils achètent des plats préparés, plus de la moitié d'entre eux avouent y chercher avant tout la facilité de préparation, suivis de la durée de conservation et du prix, qui doit rester accessible. De cette façon, nous comprenons que dans le pays de l'Oncle Sam, l'alimentation est surtout perçue comme une nécessité, ce qui l'éloigne des concepts de partage et de convivialité, facteurs les plus représentatifs du « bien manger ». D'autre part, l'entreprise américaine Nieslen dans son rapport Health & Wellness in America15 précise que de plus en plus d'Américains ont tendance à réduire la prise de repas équilibrés et à heure fixe et à combler cette insuffisance en grignotant entre les repas, une coutume qui s'est largement répandue à travers le pays. L'approche américaine serait donc plus individualiste. Elle donne lieu à des comportements autonomes, permettant à l'individu de se libérer de toute discipline. Autrement dit, l'Américain aura davantage tendance à grignoter, à manger ce qu'il veut, quand il veut. 12 FISCHLER Claude, MASSON Estelle. Manger : Français, Européens et Américains face à l'alimentation 13 WERLE Carolina, TRENDEL Olivier. Unhealthy Food is Not Tastier for Everybody: The Healthy=Tasty French Intuition 14 Etude de l'International Food Information Council. Food & Health Survey: Consumer Attitudes towards food safety, Nutrition and Health 15 Rapport de l'entreprise Nielsen. Health & Wellness in America: The Consumer Perspective 2014 11 Certaines recherches16 menées par l'anthropologue américain Edward Hall semblent corroborer ces observations. Il met en évidence la distinction entre le rapport au temps de différentes cultures : d'une part les cultures polychroniques, qui rassemblent la France et le sud de l'Europe et d'autre part les cultures monochroniques, qui regroupent les pays anglo-saxons et les pays d'Europe du Nord. Au sein des cultures polychroniques, le temps paraît illimité et élastique et il est rarement perçu comme « perdu ». En revanche, les cultures monochroniques riment souvent avec « culture de la rapidité », puisque le temps y est calculé minutieusement et planifié à l'avance. Pour venir appuyer ces propos, nous pouvons nous référer à un rapport17 du professeur américain Gary R Weaver. Il explique comment cette perception du temps est le reflet de l'individualisme prédominant au sein de la société américaine aujourd'hui, qui trouve ses racines dans le calvinisme qui prônait au XVIème siècle « l'égalité de chaque individu devant Dieu ». Cette « culture de l'individu », diffusée par la suite par le courant de pensée des puritains qui défendaient l'esprit d'indépendance, s'oppose donc instinctivement à la culture groupale qui règne en France. Selon la pensée américaine, le groupe est globalement porteur de contraintes. Jean-Paul Sartre a d'ailleurs analysé ce comportement dans un article paru dans Le Figaro en février 1945 : « Ainsi l'individualisme en Amérique, dans la lutte pour la vie, est surtout l'aspiration passionnée de chacun vers l'état d'individu. » En outre, l'étude de Hofstede menée auprès des employés de l'entreprise IBM dans son ouvrage Vivre dans un monde multiculturel révèle que les États-Unis possèdent l'indice d'individualisme le plus élevé au monde, de l'ordre de 91. Nous pouvons donc en conclure que l'individualisme américain et le modèle alimentaire de son peuple sont étroitement liés. D'autre part, contrairement à l'Hexagone où la population est bien informée des risques alimentaires et sanitaires et tend à respecter les apports journaliers recommandés, la plupart des consommateurs américains ne prêtent que très peu d'attention aux quantités qu'ils consomment quotidiennement. Toutefois, selon David Gould, représentant nord-américain de l'International Federation of Organic Agriculture Movements (IFOAM) qui a accepté de répondre à un questionnaire que je lui ai adressé, il existe une préoccupation naissante d'adopter un régime plus sain et équilibré, notamment grâce à la sensibilisation aux effets néfastes de l'obésité. Les Américains commencent à se tourner vers une nourriture plus simple, surtout dans les grandes villes. À titre d'exemple, l'urban farming, ces fermes et jardins urbains sur les toits de New York ou de Detroit, attesteraient d'un profond changement de mentalités. D'après 16 HALL Edward. Le langage silencieux 17 WEAVER Gary. American Cultural Values 12 l'étude menée par l'IFIC mentionnée plus haut, une très grande majorité d'Américains se préoccupent de près ou de loin de leur activité physique et 67% affirment avoir réduit leur consommation de produits gras et sucrés. L'étude témoignerait donc de cette nouvelle volonté des habitants de s'éloigner de l'image négative que véhicule leur pays. Dans ce pays où le capitalisme est roi, nous découvrons, d'après cette même étude de l'IFIC, que 61% des Américains investiraient ou garderaient un surplus d'argent plutôt que de le dépenser dans la nourriture. Il est intéressant de souligner ici que les États-Unis se positionne comme le pays où la population consacre le moins d'argent aux dépenses alimentaires, deux fois moins que les ménages français, selon Dorothy Gambrell, dessinatrice de presse pour le magasine Business Week. Le rapport décomplexé et singulier à l'argent des Américains expliquerait en partie cette attitude, puisque l'argent constitue un pilier majeur du mode de vie aux États-Unis et représente l'aboutissement de la réussite, le succès financier n'ayant aucune connotation négative. Ainsi, le fameux dicton « Time is money » de Benjamin Franklin garde tout son sens aujourd'hui. Faiblement préoccupé par les questions sanitaires et nutritionnelles, toujours en quête de rapidité et de facilité et peu enclin à la convivialité, motivé par l'individualisme, le consommateur américain se distingue radicalement de son homologue français. Se dessine tout de même un début de prise de conscience des méfaits d'une mauvaise alimentation. Aujourd'hui, étant donné que les grandes chaînes sont souvent jugées responsables du problème de l'obésité aux États-Unis, de plus en plus de fast-foods se voient obligés de proposer des choix plus équilibrés pour répondre à une tendance naissante de manger plus sainement. Les consommateurs sont invités à se tourner vers des produits meilleurs pour la santé, tels que les produits sans OGM ou biologiques : en témoigne le développement fulgurant de la chaîne de magasins biologiques Whole Foods Market. Malgré la campagne de sensibilisation contre l'obésité infantile menée par la Première Dame des États-Unis Michelle Obama « Let's move », la route est encore longue pour les 90 millions d'obèses dans le pays. Nous allons maintenant étudier la différence entre la stratégie de communication française et américaine de quelques grandes marques alimentaires afin d'identifier la présence de valeurs culturelles au sein des messages publicitaires et d'analyser leur influence sur le public ciblé. Nous verrons enfin dans quelle mesure l'alimentation est sujette à une potentielle uniformisation sous l'influence grandissante de la mondialisation et nous tâcherons de démontrer le mouvement de résistance qui en découle. 13 |
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