N° ID 379993 ANNÉE 2015-2016
4MI
MÉMOIRE DE TRADUCTION APPLIQUÉ - ANALYSE
INTERCULTURELLE
LA CONSTRUCTION ET LA DIFFUSION DE
L'IDENTITÉ CULINAIRE EN FRANCE ET
AUX ÉTATS-UNIS
TABLE DES MATIERES
Préface
Introduction Pages 1-2
I/ Un rapport particulier à l'alimentation, les
assiettes des Français et des Américains d'hier et
d'aujourd'hui
i) Semence et enracinement des comportements alimentaire en
France
et aux États-Unis Pages 3-6
ii) Spécificités et divergences des habitudes
alimentaires : la culture
donne le ton Pages 6-12
II/ La recette des marques pour se plier aux exigences
culturelles - la culture comme réaffirmation de soi face à
l'homogénéisation culinaire
i) Communication : vecteur des valeurs culturelles dans la
stratégie commerciale des marques françaises et
américaines Pages 13-19
ii) La mondialisation, porteuse d'une potentielle uniformisation
des
pratiques alimentaires - résistances et limites Pages
19-22
Conclusion Pages 23-24
Bibliographie Pages 25-27
Préface
Je tiens tout d'abord à remercier chaleureusement mes
professeurs Mme Gyapay, et Mr Clouet pour leur soutien et leur aide qui m'ont
été précieux, ainsi que pour leurs conseils dans
l'orientation de ma problématique et par conséquent de
l'élaboration de ce mémoire.
Je voudrais également remercier les professeurs
encadrants à l'ISIT et notamment Mme Lorrain, Mr Dalonneau et Mme de
Graeve qui m'ont conféré des savoir-faire interculturels
indispensables à la rédaction de ce mémoire tout au long
de cette quatrième année.
Je tenais à remercier les nombreux professionnels de
l'interculturel et de l'agroalimentaire m'ayant apporté leur soutien
lors de la rédaction de mon mémoire : David Gould, Xavier
Larroque, Gilles Asselin, Julien Luong, Ruth Mastron, Ned Groth, Pete Bassett,
et tout particulièrement Michel Sauquet ; tous ont accepté de
m'accorder un peu de leur temps pour enrichir mon travail.
Enfin, je tiens à remercier mes proches, et notamment
ma mère, qui m'ont prodigué des conseils avisés et qui
m'ont soutenu vivement tout au long de mes études et
particulièrement pendant la rédaction de ce mémoire.
REMARQUE SUR LA FORME
Ce travail vient compléter ma réflexion suite
à mon mémoire de traduction du premier semestre portant sur le
secteur de l'agriculture biologique. Par souci de cohérence, j'ai choisi
de rester dans la même lignée en abordant le sujet de
l'alimentation de façon à me donner des bases solides pour la
construction et l'affinage de mon projet professionnel. Tout au long de ce
mémoire, je me suis efforcée dans mon approche analytique de
traiter les questions abordées en portant un regard critique sur les
aprioris et les idées préconçues, à l'exception
bien entendu de la partie historique qui, par définition, ne se
prête pas à une analyse personnelle.
1
Introduction
Si nous recherchons la définition du mot «
alimentation », nous pourrions nous arrêter sur celle
proposée par le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales
qui le définit comme : « l'action de fournir à un
être-vivant ou de se procurer soi-même les éléments
nécessaires à la croissance, à la conservation.
». Ou bien se fier au dictionnaire Larousse qui le présente
comme : « l'action d'alimenter, de s'alimenter, la manière de
s'alimenter ». Constatons donc que ces définitions ont une
connotation plutôt biologique et qu'elles occultent toute
référence culturelle ou sociale du sens caché du mot
« alimentation ». De façon générale, l'acte de
manger ne se résume pas à une simple satisfaction d'un besoin
biologique ; c'est la rencontre de nos émotions, de notre culture et des
règles de notre société. Selon les pays, les cultures et
même les religions, l'alimentation varie en fonction de l'histoire
culinaire ainsi que de la signification intrinsèque qui l'accompagne et
évolue avec le temps. Avant tout, l'alimentation est un facteur de
distinction sociale et d'identité nationale.
Lors de mes voyages et de mes rencontres, j'ai toujours
cherché à connaître l'opinion de personnes d'autres
nationalités au sujet de la gastronomie. J'ai pu remarquer que les
Français véhiculent une image très positive de la
gastronomie, qu'ils sont considérés de bons cuisiniers qui
utilisent des produits sains et nobles et qu'ils accordent une grande
importance à leur santé physique, ce qui pourrait expliquer le
faible taux d'obésité en France. Quant aux États-Unis,
l'image de l'Américain en surpoids, déambulant dans la rue un
verre de soda démesuré dans une main et un hamburger dans
l'autre, est souvent évoquée.
Mais qu'en-est-il vraiment ? Ces représentations ne
seraient-elles que de simples stéréotypes, des images ou des
caractéristiques simplifiées de toute une population ?
D'après le psychologue J.P Leyens, ce sont des « croyances
partagées concernant les caractéristiques personnelles d'un
groupe de personnes ». Ou encore une « sur-simplification de
l'image mentale de certaines catégories de personnes, institutions ou
évènements, partagée par un grand nombre de personnes
» selon The Fontana Dictionary of Modern Thought.
Étymologiquement, le terme de stéréotype provient du monde
de l'imprimerie : c'est la juxtaposition des termes grecs « steros
» qui signifie « solide » et « tupos »
qui signifie « empreinte ». Le stéréotype
correspond donc à une plaque métallique d'imprimerie,
inchangeable une fois moulée.
2
Bien que les stéréotypes cités ne soient
que des caractéristiques schématiques d'un groupe, ils
présentent tout de même un angle d'étude intéressant
dans le domaine de l'interculturel. Toutefois, il convient de se poser une
simple question, à savoir comment la France et les États-Unis se
sont vu attribuer de tels stéréotypes et si ceux-ci
reflètent la réalité. Une analyse plus poussée
s'impose pour déterminer leurs comportements alimentaires respectifs,
car se limiter à de tels aprioris ne pourrait faire l'objet d'une
étude interculturelle sérieuse.
Pour une étudiante à la fois de culture
française et anglo-saxonne, étudier en profondeur le rapport
à l'alimentation de ces deux populations, qui font partie
intégrante de moi-même, me semblait une démarche tout
à fait intéressante. Certes, ces deux pays partagent des valeurs
communes, telles que les droits de l'homme ou la liberté d'expression,
mais ils sont aux antipodes lorsqu'il s'agit de leurs habitudes alimentaires.
Étant donné que mon mémoire de traduction porte sur le
secteur de l'agriculture biologique et ses enjeux interculturels, j'ai
souhaité rester dans la même veine et explorer le rapport à
l'alimentation des Français et des Américains, ceci étant
en lien direct avec l'une de mes passions, la gastronomie. De plus, ce sujet de
mémoire s'inscrit parfaitement dans le Master Management Interculturel,
ainsi que dans mon projet professionnel qui s'oriente vers le secteur de
l'agroalimentaire.
Ainsi, mes interrogations sont multiples : sommes-nous le
simple produit de notre passé et de notre culture, ou, au contraire,
sommes-nous influencés par les cultures du monde, à tel point que
nous oublions nos propres racines ? Notre identité culinaire peut-elle
être ébranlée au nom de la mondialisation et de
l'homogénéisation alimentaire, ou saura-t-elle se
pérenniser ? Les nouvelles tendances alimentaires seront-elles les
ingrédients de notre avenir ? Nous tâcherons de répondre
à ces problématiques en s'intéressant tout d'abord
à l'origine des patrimoines culinaires et aux spécificités
et divergences des comportements alimentaires des populations françaises
et américaines. Ensuite, nous analyserons quelques publicités
alimentaires et le rôle déterminant joué par la
communication dans la transmission des valeurs culturelles intrinsèques
à chaque pays, tout en portant un regard critique sur la menace d'une
potentielle uniformisation de la culture culinaire et en considérant ses
limites et la résistance qui en découle.
3
I/ Un rapport particulier à l'alimentation, les
assiettes des Français et des Américains d'hier et
d'aujourd'hui
i) Semence et enracinement des comportements
alimentaires en France
et aux États-Unis
Tenter de comprendre les comportements alimentaires actuels
dans les deux pays à l'étude nécessite, dans un premier
temps, un retour en arrière. En effet, toute nation possède son
patrimoine et ses traditions culinaires propres, qui forment l'une des pierres
angulaires de son édifice culturel. Comment se sont construites les
identités culinaires de ces deux pays ? De quelles manières le
passé culinaire est-il révélateur de nos comportements
alimentaires actuels ?
En France, la gastronomie, fruit d'un héritage
séculaire, est unique de par la synergie entre son
passé, la richesse de son terroir et le talent des hommes qui l'ont
façonnée et qui continuent à la diffuser avec
fierté aujourd'hui. C'est aux Gaulois, un peuple considéré
comme pionnier de la gastronomie française, que nous devons notre
patrimoine gastronomique, car ils ont su développer le culte du «
bien manger » et du « bien boire » qui s'est vivement
développé et enrichi au fil des siècles. « En Gaule,
la bonne chère est inséparable de la vie politique et sociale.
», nous dit le professeur et géographe Jean-Robert
Pitte1 dans son ouvrage Gastronomie
française : histoire et géographie d'une passion.
L'époque du Moyen-Âge reste également très
représentative de la genèse de la gastronomie française,
lors de laquelle d'innombrables banquets et festins étaient
organisés, l'occasion pour la noblesse de réaffirmer son rang et
son prestige en proposant de nombreux mets riches et variés.
Mais c'est sous le règne du Roi Soleil que la cuisine
française a atteint son apogée pour acquérir une
symbolique particulière. Le repas s'est transformé en une
véritable représentation théâtrale, pendant lequel
le service était particulièrement travaillé et les mets
reflétaient très justement la hiérarchie sociale du
XVIIème siècle. D'ailleurs, nous tirons le
traditionnel « entrée, plat, fromage et dessert » de cette
époque. Un grand nom du temps de Louis XIV, François Vatel,
instaure la « nouvelle cuisine française » et sera, par la
suite, considéré comme le précurseur de la gastronomie
française ; une grande école d'hôtellerie parisienne est
d'ailleurs aujourd'hui honorée en son nom. À partir du
XVIIIème siècle, le dîner bourgeois s'impose
dans les assiettes des
1 PITTE Jean-Robert. Gastronomie
française : histoire et géographie d'une passion
4
plus fortunés ; c'est également à cette
époque que naît l'engouement pour les restaurants et que se
développe le travail des alchimistes-cuisiniers ainsi que la
littérature culinaire qui participe à la transmission d'un
savoir-faire gastronomique à un public plus large. Notons que le
rayonnement culinaire français est allé de pair avec la diffusion
des valeurs culturelles, linguistiques et politiques du pays, lui permettant
ainsi d'étendre davantage son influence gastronomique. Puis, c'est au
tour des grands chefs Escoffier, Bocuse, Chapel et Ducasse de s'approprier et
de retranscrire, chacun à sa façon, notre cuisine à
travers le monde et de conférer à notre gastronomie une dimension
intemporelle.
La diffusion de la pensée française a donc
joué un rôle déterminant dans la reconnaissance de son art
culinaire et a sans doute contribué au développement et à
la renommée de sa cuisine aujourd'hui. Ainsi, la notion de
cuisine identitaire est essentielle dans la constitution de
l'identité française et forme partie intégrante de la
représentation de sa civilisation. Cependant, si aujourd'hui le
modèle alimentaire traditionnel français continue à
réguler nos repas, notamment lors de fêtes ou
d'évènements marquants, depuis les années 1970, nous
assistons à des changements importants dans nos habitudes de prises de
repas, sans pour autant que les fondations soient ébranlées.
Quant au passé culinaire américain il a, lui
aussi, connu des bouleversements majeurs qui ont déterminé les
habitudes alimentaires de sa population. La compilation de manuscrits rares
rassemblés dans un ouvrage intitulé Not by Bread Alone -
America's Culinary Heritage2 est
particulièrement enrichissant sur ce point puisqu'il retrace l'impact de
la colonisation sur les habitudes alimentaires du continent depuis 400 ans.
Qu'il s'agisse des méthodes agricoles des Amérindiens, des vagues
successives d'esclaves et d'immigrés à partir du
XVIIème siècle, ou encore de la révolution
agricole et industrielle du XIXème siècle, tous ont
contribué au façonnage d'un héritage culinaire complexe
aux États-Unis.
À l'arrivée des premiers colons européens
au XVIIème siècle, majoritairement d'origine
britannique, le peuple autochtone, les Amérindiens, possédaient
déjà leurs propres traditions culinaires et un savoir-faire
agricole, notamment la culture de maïs, qui est devenue aujourd'hui une
industrie clé du pays. Cependant, colonisation rime souvent avec
monopole et importation : les colons ont donc apporté avec eux leurs
2 Site de la bibliothèque
Carl A. Kroch de l'Université de Cornell. Not By Bread Alone:
America's Culinary Heritage
5
traditions gastronomiques et se sont efforcés de les
implanter sur leur nouveau territoire. En fonction de la nationalité des
colons et les produits qu'ils y ont trouvés, des
spécialités se sont développées dans les
différents États indépendamment les unes des autres. La
diffusion d'une culture alimentaire à l'image du pays dans sa
globalité a donc été difficile, étant donné
non seulement l'ampleur du territoire américain, mais aussi l'absence de
régime monarchique qui, traditionnellement, exigeait une certaine
richesse culinaire, comme c'était le cas en France par exemple. D'autre
part, l'influence des puritains au XVIIème
siècle n'ont pas encouragé le développement positif des
arts, et encore moins l'art de la cuisine. Benjamin Franklin,
élevé dans cet univers, est d'ailleurs connu pour avoir repris le
dicton « Eat to live, not live to eat » (« Il faut
manger pour vivre, et non pas vivre pour manger »).
L'art culinaire américain tel qu'on le connaît
aujourd'hui ne s'est développé qu'à partir du
XVIIIème siècle, lorsque le Nouveau Monde a
commencé à étendre ses propres traditions culinaires et
politiques, influencées de près ou de loin par la gastronomie
française, synonyme d'élégance et de finesse. Puis,
l'arrivée massive d'immigrés du monde entier a, à son
tour, renforcé la diversité culinaire américaine :
irlandais, chinois, mexicains, allemands ou italiens, tous ont apporté
leur culture gastronomique, leurs produits typiques, transformant ainsi le pays
en un véritable salad bowl culinaire.
À partir des années 1950, de nouveaux modes de
consommation ont vu le jour sur le continent, menant à la fois à
une abondance de nourriture et à une surconsommation et incitant la
population à manger des quantités bien plus élevées
que la moyenne préconisée, ce qui expliquerait en partie le taux
d'obésité élevé enregistré dans le pays
aujourd'hui. Ce sujet préoccupant est abordé dans un ouvrage du
psychologue et culinologue Christian Boudan3,
dans lequel il s'intéresse à la source des problèmes
d'obésité touchant les États-Unis.
Ainsi, il va sans dire que l'histoire culinaire complexe
américaine, entre colonisation, puritanisme, esclavage et immigrations,
explique la relation singulière qu'entretient la population à son
alimentation aujourd'hui. La cuisine américaine d'aujourd'hui se
caractérise principalement comme étant l'assemblage de
toutes les cuisines du monde, ce qui la rend difficilement
définissable. Néanmoins, selon Frédérique Martel,
auteur de l'ouvrage De la culture en
Amérique4, certaines recettes
traditionnelles des Amérindiens, protégées par un
patrimoine culturel, persistent aujourd'hui. Il est
3 BOUDAN Christian.
Géopolitique du goût. La guerre culinaire
4 MARTEL Frédéric.
De la culture en Amérique
6
intéressant de noter que, à l'inverse de la
France, qui jouit d'une histoire culinaire bien établie à travers
les siècles, les États-Unis ne possèdent pas de culture
culinaire fixe, et ont, de ce fait, adopté des traditions culinaires
d'ailleurs pour en faire les leurs. En témoigne le symbole le plus
représentatif de sa cuisine, le hamburger, qui puise son origine dans la
communauté des immigrés allemands.
Dans quelle mesure ces deux riches passés culinaires
sont-ils à l'origine de nos comportements alimentaires contemporains
?
ii) Spécificités et divergences des
habitudes alimentaires - la culture
donne le ton
Manger français rime avec convivialité,
plaisir et qualité
« Le repas gastronomique des Français est une
pratique sociale coutumière destinée à
célébrer les moments les plus importants de la vie des individus
et des groupes, tels que naissances, mariages, anniversaires, succès et
retrouvailles. Il s'agit d'un repas festif dont les convives pratiquent, pour
cette occasion, l'art du « bien manger » et du « bien boire
». Le repas gastronomique met l'accent sur le fait d'être bien
ensemble, le plaisir du goût, l'harmonie entre l'être humain et les
productions de la nature [...]5. » Tel
l'affirme l'UNESCO le 16 novembre 2010, lorsque l'organisme inscrit la
gastronomie française sur la liste représentative du
patrimoine culturel immatériel de l'humanité.
Dans un dossier de presse6, le sociologue
français Claude Fischler, spécialiste de l'alimentation humaine,
aborde, lui aussi, la question de la singularité de la cuisine
française : « Nul part la notion d'exception culturelle n'aurait
autant d'arguments à faire valoir que dans le domaine de l'alimentation
», affirme-t-il. Ainsi, en France, il existe depuis des siècles une
vision traditionnelle, culturelle et
sociale de l'alimentation. Le repas gastronomique est
perçu comme une pratique sociale et met particulièrement l'accent
sur le moment de partage et le plaisir du goût. Au-delà d'un
simple moment de plaisir, la gastronomie est devenue une véritable
institution et incarne l'un des symboles les plus représentatifs de la
France, reconnu mondialement.
Le modèle alimentaire typique des Français se
caractérise principalement par une rythmicité importante des
repas, ainsi qu'une synchronisation stable des prises alimentaires
journalières. Dans son cahier de recherche, le Centre de Recherche
pour
5 Site de l'UNESCO. Le repas
gastronomique des Français
6 Dossier de presse du colloque du
Fonds Français Alimentation & Santé. Le modèle
alimentaire français : adaptation ou disparition ?
7
l'Étude et l'Observation des Conditions de Vie
(CREDOC)7 met d'ailleurs en exergue ces mêmes
caractéristiques : « Cette synchronisation est le fruit de
l'association entre la nourriture et la convivialité : le fait de manger
à plusieurs nécessite que l'on s'accorde sur le moment, le lieu,
ainsi que sur un minimum de convenance favorisant la sociabilité. La
souveraineté du modèle alimentaire français se traduit par
cette synchronisation et le maintien de la convivialité aux
repas.». Le document de travail du Ministère de l'Agriculture, de
l'Alimentation, de la Pêche rédigé par Céline
Laisney viendrait appuyer ce point de vue. En effet, lorsque l'on
suggère le moment du repas, une grande majorité des
Français évoquent instinctivement deux notions principales :
celle de plaisir et de convivialité.
D'ailleurs, pour 67% des familles françaises, se retrouver ensemble
autour d'un repas est « l'élément le plus important lors du
dîner à domicile ». Ceci explique en partie le temps
passé à table particulièrement élevé en
France, qui s'élève à 135 minutes par jour en moyenne
(INSEE).
Pour tenter de comprendre ce « style alimentaire »
(Fischler), nous pouvons nous référer à Fons
Trompenaars8, consultant spécialiste des
questions interculturelles, qui, dans une interview, nous explique que les
Français ne sont pas individualistes comme le voudrait leur
réputation, mais sont très axés sur le groupe
et la communauté. Un autre expert dans le
domaine, Gilles Asselin, auteur du livre Au Contraire
!9 a accepté d'échanger avec moi
sur le sujet. Il m'a expliqué qu'en France, notre tradition
philosophique s'exprime par l'appartenance à un corps social, duquel
nous ne souhaitons pas nous détacher, et que cette pensée commune
se traduirait implicitement dans nos comportements alimentaires. Notons que le
catholicisme latin, régulé par
l'expérience collective et un certain degré
d'hétéronomie, a largement influencé la conduite
alimentaire française. Ainsi, la population entretient une relation
très singulière avec la nourriture, notamment en termes
d'affiliation et d'appartenance à un groupe. S'alimenter est
majoritairement perçu comme un moyen de bâtir des
relations solides et comme une action collective.
D'autre part, la qualité et les valeurs nutritionnelles
des aliments relèvent d'une grande importance pour les Français.
Notons que Claude Fischler a mis en avant que : « Dans l'esprit des
Français, « bien manger » c'est manger varié et
équilibré, des produits frais, en restant raisonnable sur le
gras, le sucre et le sel. La santé découle naturellement de la
qualité des aliments et d'une certaine modération. » Ainsi,
pour qu'un produit soit
7 Cahier de recherche du CREDOC,
Comparaisons des modèles alimentaires français et
étasuniens
8 Interview de Fons Trompenaars :
The French in a nutshell. Disponible sur :
https://www.youtube.com/watch?v=qs-VyZgdDGk
9 ASSELIN Gilles, MASTRON Ruth.
Au contraire ! Figuring out the French
8
considéré « de qualité », il
doit posséder à la fois des caractéristiques gustatives et
nutritionnelles, mais le consommer en trop grande quantité pourrait,
à terme, entraîner des problèmes de santé. En outre,
des historiens spécialisés dans la gastronomie tels que
Jean-Louis Flandrin, Peter Stearns, ou Stephen Mennell, observent unanimement
un contraste marqué entre les modes de consommation française et
anglo-saxonne, surtout l'attrait moindre des Français pour le
sucré et les aliments gras. Ainsi, pour les Français, la
corrélation entre valeur santé et valeur nutritionnelle est un
facteur clé de leur alimentation. Cependant, nous pouvons déceler
un paradoxe : les Français et les Américains ont sensiblement le
même apport calorique journalier (CREDOC), ce qui pourrait remettre en
cause nos idées préconçues.
Les enjeux sanitaires et agricoles
sont eux aussi au coeur des préoccupations des Français.
Ainsi, 71% d'entre eux sont conscients que les OGM présentent un risque
conséquent pour leur santé et 62% se soucient de la composition
des produits qu'ils achètent, selon l'étude du CREDOC. Cette
préoccupation a d'ailleurs été nourrie par les nombreux
scandales alimentaires, telles que la crise de la vache folle,
qui ont secoué l'industrie agroalimentaire et qui ont créé
un véritable climat de méfiance envers l'agriculture intensive
(comme la ferme des 1 000 vaches dans le Nord). Dans son ouvrage Pourquoi
cette peur au ventre ?b0, Patrick Denoux,
professeur de psychologie interculturelle spécialiste en alimentation,
s'interroge sur la défiance des Français vis-à-vis des
peurs alimentaires. « La défiance est désormais la
règle ; la confiance, l'exception », écrit-t-il. Il convient
que rappeler que les Français sont devenus les « champions du monde
de la défiance » (enquête Ipsos 2015). Pour apaiser ce climat
de méfiance, la marque Fleury Michon a lancé en 2014 la campagne
« Venez vérifier » permettant au consommateur de suivre le
processus de fabrication de son surimi dans son usine en Vendée, un
produit trop souvent perçu d'un mauvais oeil, dans le but de
réinstaurer une relation de confiance avec son public.
De fervents défenseurs des causes agricoles, les
Français entretiennent depuis toujours un rapport
privilégié avec leur terroir et leur
agriculture, qui se traduit par une nette
préférence à consommer des produits locaux Made in
France, plus rassurants, qui contribueraient à pérenniser
l'économie locale. L'omniprésence du patriotisme
économique dans la société française prend
tout son sens aujourd'hui. En effet, l'engouement pour les produits 100%
français bat son plein et s'inscrit dans une démarche de soutien
des conditions sociales et économiques. Le locavorisme,
l'action
10 DENOUX Patrick. Pourquoi cette peur au ventre
?
9
de consommer des produits locaux, permet ainsi aux
Français de renouer avec leur patrimoine agricole et de contrôler
la qualité et la provenance de leur nourriture.
Cet attachement repose sur des raisons historiques et
culturelles. Pour les Français, l'agriculture fait partie
intégrante de leur identité nationale dont les racines sont
rurales et paysannes. Dans un contexte d'insécurité culturelle,
provoquée par une mondialisation qui prend de plus en plus d'ampleur,
certains affichent un soutien sentimental pour le métier d'agriculteur,
perçu comme oeuvrant pour le bien commun.
Pour résumer les principales caractéristiques du
modèle alimentaire français, le traditionnel « trois
repas par jour » pris à des heures fixes et communes
à tous en serait l'élément le plus représentatif,
ce qui répond au besoin de convivialité imposé par la
culture groupale au sein de la société. Pourrait
s'y ajouter un temps de préparation et une durée des repas
relativement longs, des repas bien structurés et dégustés
dans un ordre précis ainsi qu'une importance toute particulière
accordée à la qualité des aliments et
à la cause agricole.
Et si la gastronomie française était en voie de
disparition ? Nous pouvons constater une pléthore de restaurants type
fast-food (Chipotle, Planet Sushi, Domino's...), des rayons entiers
consacrés aux plats préparés dans les supermarchés
et un taux d'obésité en hausse dû à un écart
de plus en plus prononcé entre les classes sociales. En effet, à
la lecture du livre de Michael Steinberger, critique gastronomique
américain, intitulé Au Revoir to All That : the Rise and Fall
of French Cuisine11, j'ai pu m'interroger sur
un potentiel repli identitaire de la cuisine française
face à la mondialisation et sur le déclin de l'empire
gastronomique français au profit de nouvelles tendances alimentaires.
D'autre part, certains spécialistes s'inquiètent d'un
éventuel appauvrissement du modèle alimentaire
français, notamment vis-à-vis des jeunes, de plus en
plus envahis par la propagation de produits alimentaires venus d'ailleurs.
L'avenir nous dira si la gastronomie française saura faire face à
ces menaces.
Pragmatisme, individualisme, capitalisme... et si les
comportements américains venaient à changer ?
De l'autre côté de l'Atlantique, aux
États-Unis, le rapport à l'alimentation est diamétralement
opposé à celui des Français. En effet, les
Américains possèdent une vision centrée principalement sur
l'aspect nutritionnel et scientifique de
l'alimentation.
11 STEINBERGER Michael, Au Revoir
to All That : the Rise and Fall of French Cuisine
10
C'est ce que nous explique Claude
Fischler12 : « Pour eux, bien manger implique
de comptabiliser les apports en protéines, glucides, lipides et
calories. Ils font du repas une affaire individuelle et ne parlent pas du tout
de plaisir. Manger est presque dangereux, ils n'y consacrent que 74 minutes par
jour », affirme-t-il. D'ailleurs, d'après Carolina Werle
et Olivier Trendel13, professeurs à
l'Université de Grenoble, pour les Américains les aliments «
savoureux » ou « ayant du goût » seraient davantage
associés à de la nourriture « mauvaise pour la santé
». Notons donc que la population américaine perçoit la
nourriture comme une tentation, quelque chose de « généreux
» mais pas forcément bénéfique nutritionnellement.
À l'inverse de la France où il est coutume de
partager le repas autour d'une table, y compris à la
demi-journée, les Américains ont souvent tendance à
déjeuner rapidement « sur le pouce » et respectent beaucoup
moins la synchronisation bien établie des repas. Ils ne seraient
guère en quête de convivialité ou de partage, mais
chercheraient davantage des produits pratiques et
fonctionnels qui réduiraient la durée de leurs
repas. La création du concept de livraison à domicile «
Amazon Fresh » témoigne de cette recherche de pragmatisme
alimentaire. Grâce à une étude menée par
l'IFIC14, nous apprenons que la majorité des
Américains consacrent en moyenne trente minutes par jour à la
préparation des repas et que 20% y passent seulement quinze minutes.
D'ailleurs, lorsqu'ils achètent des plats préparés, plus
de la moitié d'entre eux avouent y chercher avant tout la
facilité de préparation, suivis de la durée de
conservation et du prix, qui doit rester accessible. De cette façon,
nous comprenons que dans le pays de l'Oncle Sam, l'alimentation est surtout
perçue comme une nécessité, ce qui
l'éloigne des concepts de partage et de convivialité, facteurs
les plus représentatifs du « bien manger ». D'autre part,
l'entreprise américaine Nieslen dans son rapport Health &
Wellness in America15 précise que de
plus en plus d'Américains ont tendance à réduire la prise
de repas équilibrés et à heure fixe et à combler
cette insuffisance en grignotant entre les repas, une coutume qui s'est
largement répandue à travers le pays. L'approche
américaine serait donc plus individualiste. Elle donne
lieu à des comportements autonomes, permettant à l'individu de se
libérer de toute discipline. Autrement dit, l'Américain aura
davantage tendance à grignoter, à manger ce qu'il veut, quand il
veut.
12 FISCHLER Claude, MASSON Estelle. Manger :
Français, Européens et Américains face à
l'alimentation
13 WERLE Carolina, TRENDEL Olivier.
Unhealthy Food is Not Tastier for Everybody: The Healthy=Tasty French
Intuition
14 Etude de l'International Food Information
Council. Food & Health Survey: Consumer Attitudes towards food safety,
Nutrition and Health
15 Rapport de l'entreprise Nielsen.
Health & Wellness in America: The Consumer Perspective 2014
11
Certaines recherches16
menées par l'anthropologue américain Edward Hall semblent
corroborer ces observations. Il met en évidence la distinction entre le
rapport au temps de différentes cultures : d'une part les cultures
polychroniques, qui rassemblent la France et le sud de
l'Europe et d'autre part les cultures monochroniques, qui
regroupent les pays anglo-saxons et les pays d'Europe du Nord. Au sein des
cultures polychroniques, le temps paraît illimité et
élastique et il est rarement perçu comme « perdu ». En
revanche, les cultures monochroniques riment souvent avec « culture de la
rapidité », puisque le temps y est calculé minutieusement et
planifié à l'avance. Pour venir appuyer ces propos, nous pouvons
nous référer à un rapport17 du
professeur américain Gary R Weaver. Il explique comment cette perception
du temps est le reflet de l'individualisme prédominant au sein de la
société américaine aujourd'hui, qui trouve ses racines
dans le calvinisme qui prônait au
XVIème siècle « l'égalité de chaque
individu devant Dieu ». Cette « culture de l'individu »,
diffusée par la suite par le courant de pensée des
puritains qui défendaient l'esprit
d'indépendance, s'oppose donc instinctivement à la culture
groupale qui règne en France. Selon la pensée américaine,
le groupe est globalement porteur de contraintes. Jean-Paul Sartre a d'ailleurs
analysé ce comportement dans un article paru dans Le Figaro en
février 1945 : « Ainsi l'individualisme en Amérique, dans la
lutte pour la vie, est surtout l'aspiration passionnée de chacun vers
l'état d'individu. » En outre, l'étude de Hofstede
menée auprès des employés de l'entreprise IBM dans son
ouvrage Vivre dans un monde multiculturel révèle que les
États-Unis possèdent l'indice d'individualisme le plus
élevé au monde, de l'ordre de 91. Nous pouvons donc en conclure
que l'individualisme américain et le modèle alimentaire de son
peuple sont étroitement liés.
D'autre part, contrairement à l'Hexagone où la
population est bien informée des risques alimentaires et sanitaires et
tend à respecter les apports journaliers recommandés, la plupart
des consommateurs américains ne prêtent que très peu
d'attention aux quantités qu'ils consomment quotidiennement. Toutefois,
selon David Gould, représentant nord-américain de l'International
Federation of Organic Agriculture Movements (IFOAM) qui a accepté de
répondre à un questionnaire que je lui ai adressé, il
existe une préoccupation naissante d'adopter un régime
plus sain et équilibré, notamment
grâce à la sensibilisation aux effets néfastes de
l'obésité. Les Américains commencent à se tourner
vers une nourriture plus simple, surtout dans les grandes villes. À
titre d'exemple, l'urban farming, ces fermes et jardins urbains sur
les toits de New York ou de Detroit, attesteraient d'un profond
changement de mentalités. D'après
16 HALL Edward. Le langage
silencieux
17 WEAVER Gary. American Cultural
Values
12
l'étude menée par l'IFIC mentionnée plus
haut, une très grande majorité d'Américains se
préoccupent de près ou de loin de leur activité physique
et 67% affirment avoir réduit leur consommation de produits gras et
sucrés. L'étude témoignerait donc de cette nouvelle
volonté des habitants de s'éloigner de l'image
négative que véhicule leur pays.
Dans ce pays où le capitalisme est
roi, nous découvrons, d'après cette même étude de
l'IFIC, que 61% des Américains investiraient ou garderaient un surplus
d'argent plutôt que de le dépenser dans la nourriture. Il est
intéressant de souligner ici que les États-Unis se positionne
comme le pays où la population consacre le moins d'argent aux
dépenses alimentaires, deux fois moins que les ménages
français, selon Dorothy Gambrell, dessinatrice de presse pour le
magasine Business Week. Le rapport décomplexé et
singulier à l'argent des Américains expliquerait
en partie cette attitude, puisque l'argent constitue un pilier majeur du mode
de vie aux États-Unis et représente l'aboutissement de la
réussite, le succès financier n'ayant aucune connotation
négative. Ainsi, le fameux dicton « Time is money »
de Benjamin Franklin garde tout son sens aujourd'hui.
Faiblement préoccupé par les questions
sanitaires et nutritionnelles, toujours en quête de
rapidité et de facilité et peu
enclin à la convivialité, motivé par
l'individualisme, le consommateur américain se
distingue radicalement de son homologue français. Se dessine tout de
même un début de prise de conscience des
méfaits d'une mauvaise alimentation. Aujourd'hui, étant
donné que les grandes chaînes sont souvent jugées
responsables du problème de l'obésité aux
États-Unis, de plus en plus de fast-foods se voient obligés de
proposer des choix plus équilibrés pour
répondre à une tendance naissante de manger plus
sainement. Les consommateurs sont invités à se tourner
vers des produits meilleurs pour la santé, tels que les produits sans
OGM ou biologiques : en témoigne le développement fulgurant de la
chaîne de magasins biologiques Whole Foods Market. Malgré la
campagne de sensibilisation contre l'obésité infantile
menée par la Première Dame des États-Unis Michelle Obama
« Let's move », la route est encore longue pour les 90
millions d'obèses dans le pays.
Nous allons maintenant étudier la différence
entre la stratégie de communication française et
américaine de quelques grandes marques alimentaires afin d'identifier la
présence de valeurs culturelles au sein des messages publicitaires et
d'analyser leur influence sur le public ciblé. Nous verrons enfin dans
quelle mesure l'alimentation est sujette à une potentielle
uniformisation sous l'influence grandissante de la mondialisation et nous
tâcherons de démontrer le mouvement de résistance qui en
découle.
13
II/ La recette des marques pour se plier aux exigences
culturelles - la culture comme réaffirmation de soi face à
l'homogénéisation culinaire
i) Communication : vecteur des valeurs culturelles dans
la stratégie commerciale des marques françaises et
américaines
De façon général, la publicité,
comme l'ont défini Ladmiral et Lipiansky, est « un
arrière-plan de représentations, de valeurs, de codes, de styles
de vie, de modes de penser propres à chaque
culture18 ». Le langage publicitaire peut
être qualifié de « langage subalterne » selon le
linguiste De Mauro, c'est-à-dire « soumis au triple lien avec
l'expression visuelle, les usages linguistiques déjà
consolidés et les phénomènes structuraux de la
société ». Il s'agit d'une forme de communication de masse
dont l'objectif consiste à atteindre un public cible afin de l'inciter
à adopter un comportement souhaité. Autrefois, l'utilisation de
spécificités culturelles dans la publicité se
résumait souvent à la représentation de
stéréotypes très facilement identifiables pour
les consommateurs, tels que le majordome anglais dans la publicité pour
le chocolat After Eight. Aujourd'hui, la diversité culturelle
est omniprésente dans toutes les strates de notre société,
et tout particulièrement dans le domaine culinaire. Les publicitaires
doivent tenir compte de cette évolution sociétale et veiller
à intégrer dans leurs campagnes les
représentations culturelles des uns et des autres. Bien
souvent, la publicité constitue l'élément décisif
à l'achat car nous évaluons la qualité d'un produit
d'après l'image qui nous en est faite. Pour qu'elle soit efficace, le
message publicitaire doit être adapté en fonction des codes, des
moeurs et des valeurs culturelles spécifiques de la
société ciblée.
D'après ces éléments, nous allons
maintenant analyser plusieurs publicités télévisées
pour des produits alimentaires destinées aux consommateurs
français et américains. Lors de mes recherches sur diverses
marques grand public, j'ai observé des différences flagrantes
entre les stratégies de vente des deux pays. Nous verrons que,
plutôt que de baser leurs messages sur les caractéristiques des
habitudes alimentaires étudiées dans la première partie de
ce rapport, les publicitaires font appel à des
stéréotypes et des valeurs culturelles
pour transmettre leurs messages.
18 LADMIRAL Jean-René,
LIPIANSKY Edmond Marc. La communication interculturelle
14
Débutons cette analyse par l'étude d'une
publicité de la marque Kellogg's Corn
Flakes19 diffusée aux États-Unis en 2010.
Elle met en scène deux jeunes qui, à l'aube, arrivent en catimini
pour dresser une table de banquet pour le petit-déjeuner au beau milieu
de la route. Notons l'utilisation de nappes à carreaux rouges qui
renvoie à l'authenticité et à la tradition. Au fur et
à mesure que les réveils sonnent, les résidents des
maisons avoisinantes, issus de familles traditionnelles ou plus modernes,
accourent pour déguster les céréales Corn Flakes, sous les
rayons de soleil du matin. Afin de promouvoir son produit phare, Kellogg's
suggère que toutes les catégories de la population, jeune comme
âgée, homme d'affaires ou jeune maman, peuvent prendre plaisir
à manger ce petit-déjeuner et que la marque Kellogg's est en
mesure de leur procurer ce moment de joie. En représentant des personnes
d'ethnies, d'âges et de classes sociales différents, le sourire
aux lèvres, la publicité prône
l'égalité, l'importance de la famille
et la diversité du peuple américain. En
effet, aucune discrimination n'est faite autour de la table, tous sont
invités à partager ce moment ensemble, peu importe leur origine
ou la couleur de leur peau, plaçant l'interculturalité
au coeur de la publicité. De cette façon, Kellogg's met
en avant les avantages à consommer son produit, le tout
véhiculé par une musique de fond douce, accompagnée d'un
visuel apaisant. La marque mise donc sur des valeurs culturelles bien
identifiables par la société américaine pour sensibiliser
son public.
Passons maintenant au géant Coca-Cola
et à sa publicité20 phare
(notamment diffusée lors du Super Bowl) où la splendeur des
États-Unis est véritablement mise à l'honneur.
Historiquement, le leader du marché des sodas a utilisé comme
message le rassemblement des peuples autour de sa boisson, comme en atteste la
publicité de 1971 « We'd like to teach the world to sing
». À l'époque, la multinationale avait choisi de mettre
en scène un groupe de personnes d'ethnies différentes
réunies en « parfaite harmonie », mais quarante-cinq ans plus
tard, la marque se doit d'évoluer avec son temps. En l'espace d'une
minute, Coca-Cola a réussi son pari en évoquant tous les symboles
et les valeurs fortes qui représentent le pays aujourd'hui. Des
stéréotypes tels que le cowboy dans le Far West ou le sportif, en
passant par le trader newyorkais figurent en même temps que des produits
alimentaires faisant la réputation du pays, comme le pop-corn, le
chewing-gum, les pancakes ou encore le
19 Kellogg's: Big Breakfast :
https://www.youtube.com/watch?v=MtC7ZLjp89w
20 America the Beautiful :
https://www.youtube.com/watch?v=vUGDQo2Pb6g
15
traditionnel hot dog. Ainsi, Coca-Cola s'impose comme
vecteur de moments heureux pour tous : une famille partageant
un repas ensemble, des amis pratiquant le surf au coucher du soleil ou des
jeunes faisant du hip hop dans la rue. Ici, la composition du produit est
abandonnée au profit des valeurs culturelles de la population
américaine. La marque sous-entend qu'en buvant du Coca-Cola, le
consommateur, quel que soit son origine, peut réussir
dans la vie et accomplir ses rêves. C'est donc
l'idéalisation de l'Amérique qui prédomine. Le choix de la
chanson « America The Beautiful » chantée en sept
langues n'est pas anodin, car il témoigne non seulement du
patriotisme et de la fierté
d'être Américain, mais souligne également le fait
que tous les citoyens américains, de tous les horizons, peuvent
s'identifier avec ces valeurs. Le spot publicitaire est le symbole même
de la diversité des États-Unis, dans ses
ethnies, ses religions et ses paysages majestueux.
Étudions enfin le spot publicitaire de la marque de
biscottes et de céréales Honey Maid21
où la valeur prédominante est bel et bien la famille sous toutes
ses formes. Nous y retrouvons des structures familiales très
variées. Du couple homosexuel qui a eu recours à l'adoption,
à la famille traditionnelle, en passant par des couples mixtes, la
publicité fait l'apogée de la tolérance
et de l'acceptation de soi. De plus, elle fait
référence à l'éducation des plus jeunes par le
biais d'images représentant la vie familiale au quotidien : des parents
donnant le biberon à leur bébé, un père aidant son
fils à s'habiller avant d'aller à l'école ou encore une
promenade en famille. Tous ces symboles illustrent un mode de vie auquel les
Américains peuvent aspirer et s'identifier. La publicité, mais
aussi le slogan de la marque « This is wholesome » («
C'est ça l'équilibre ») se montrent rassurants en affirmant
que, même si certaines choses changent au cours de la vie, d'autres
restent immuables. Cette métaphore sous-entend que l'amour de la famille
et les bons produits sains et équilibrés wholesome de la
marque contribueront à la stabilité de la vie familiale. Ainsi
Honey Maid propose un éventail de valeurs culturelles auxquelles les
Américains peuvent s'identifier, parmi elles l'importance de la
famille et des relations
intergénérationnelles, la tolérance
et la diversité.
À l'inverse de leurs homologues américains, les
publicitaires français utilisent un tout autre angle d'approche pour
communiquer avec son public, en plaçant la provenance des produits
alimentaires au coeur du message. Gros plans sur les fruits et légumes
fraîchement récoltés dans les champs, des agriculteurs
labourant leurs terres
21 Honey Maid - This is wholesome
:
https://www.youtube.com/watch?v=2xeanX6xnRU
16
ou des animaux profitant de leur liberté en plein
air.L'association de tous ces éléments aide à renforcer
l'image de pureté et de fraîcheur des produits pour
répondre aux attentes du consommateur français d'aujourd'hui.
La marque Knorr22, pour vendre sa
sauce béchamel, nous emmène à la découverte de la
nature afin de remonter à la source du produit. Knorr
choisit de valoriser la relation entre l'éleveur et sa vache
Géraldine et ainsi rassure le consommateur quant aux
propriétés nutritionnelles de sa sauce. Le fait d'avoir
attribué un prénom à la vache, dont le lait est
l'ingrédient principal de la recette, est gage de
confiance. Pour renforcer son message, le publicitaire fait appel
à un chef cuisinier, Sébastien, chargé de réaliser
la sauce béchamel destinée à l'assiette du consommateur.
À l'image des grands chefs, le cuisinier n'utilise que des produits de
haute qualité. Remarquons tout de même que le produit
emballé que l'on trouve dans les supermarchés est
réservé pour les derniers clichés. Ainsi, la
gastronomie, fleuron du patrimoine français, tout comme
les valeurs du terroir et de l'agriculture
traditionnelle, occupent une place centrale. La marque suggère
au consommateur qu'en achetant de la béchamel de la marque, il contribue
à maintenir en vie une activité noble, celle de l'agriculture, et
à porter haut les coutumes de son pays. Nous pouvons donc supposer que,
grâce à l'association de tous ces éléments, la
marque fait preuve de transparence et
d'honnêteté vis-à-vis du consommateur. En
France, un tel engagement sera certainement récompensé,
l'authenticité et la qualité de la nourriture étant des
facteurs d'achat déterminants.
Dans le même esprit que Knorr, pour son camembert
le Rustique23, la marque Bongrain mise tout sur le
retour à la nature, un thème qui a très
bonne presse actuellement. Le fromage s'éclipse pour laisser place
à la terre, la pluie, le soleil, les plantes... autant
d'éléments qui rappellent en toute simplicité l'origine
des ingrédients du produit proposé. Ainsi, le consommateur
français renoue avec ses racines et peut se
féliciter d'acheter un produit noble qui lui permettra de
protéger son patrimoine agricole. La voix-off nous
raconte l'histoire de la terre, en employant des mots tels que, « riche
», « généreuse », « délicate » ou
« de caractère » pour la qualifier, des termes qui
s'appliquent aussi bien au camembert, décrit comme « authentique
». Le terroir, une des valeurs clé de la culture
française, donne naissance à des ingrédients de
qualité et le consommateur y associe tout naturellement le fromage
22 Knorr(c) sauce béchamel
:
https://www.youtube.com/watch?v=jtq1uTTT
Cs
23 Camembert le Rustique :
https://www.youtube.com/watch?v=FMQ7mLsJrd4
17
le Rustique. Les difficultés auxquelles sont
confrontés les agriculteurs (orage, chaleur, pluie) ne font que rendre
le produit plus fort en caractère. Le téléspectateur peut
donc faire le lien entre le caractère du produit et la force de
caractère de l'agriculteur car il exerce un métier rude, mais le
fait par choix et par amour de la nature. Dans la publicité,
l'agriculteur est fier de son produit. Il le déguste seul dans son champ
juste pour le plaisir ce qui atteste de ses qualités gustatives. Le
produit confère ainsi à celui qui l'achète la
possibilité de rester authentique et de renouer
avec les pratiques d'antan.
La France, référence gastronomique par
excellence, est réputée pour sa cuisine au beurre. Quelle
meilleure façon d'attribuer à ce produit de tous les jours une
touche d'élégance que de le confier à Eric Fréchon,
chef décoré de trois étoiles au Guide Michelin ? Entre ses
mains, le beurre gastronomique Président24,
couplé à un oeuf à la coque préparé minute,
devient quelque chose de raffiné. Nous rejoignons le chef dans sa
cuisine où il paraît quelque peu débordé lors d'un
service chargé. Il est vêtu d'une veste de cuisine
décorée au col du drapeau tricolore du Meilleur Ouvrier de
France, ce qui symbolise le patriotisme et l'excellence
gastronomique. Il nous confie que, lorsque l'on est stressé, il est
primordial de prendre du plaisir et de déguster un bon plat simple,
élaboré avec des produits de qualité. Notons que le slogan
de la marque est d'ailleurs « Prenons la vie côté plaisir
». Eric Fréchon devient l'ambassadeur du beurre gastronomique
Président. Grâce à son expertise culinaire, le consommateur
n'hésitera pas à lui faire confiance et, de ce fait, ne doutera
pas de l'authenticité et de la qualité du produit. L'image de la
gastronomie « à la française » est
omniprésente, ce patrimoine étant l'une des fiertés de la
population et une valeur qui lui a permis de recevoir les éloges du
monde entier.
Grâce à ces exemples, nous avons pu
démontrer l'approche diamétralement opposée des
publicitaires français et américains dans leur stratégie
de communication. Ainsi, pour persuader le grand public d'acheter leurs
produits, les marques s'appuient sur la transmission et la
diffusion des valeurs culturelles propres
à leur pays. Il est évident que nous ne pouvons pas
généraliser, en déduire que toutes les publicités
françaises sont axées sur le terroir et que toutes les
publicités américaines sont centrées sur la famille ou la
diversité culturelle, mais les publicités choisies pour illustrer
mon propos restent très révélatrices.
Toutefois, certaines campagnes publicitaires peuvent engendrer
des réactions négatives et totalement contraires à celles
espérées. Prenons l'exemple du spot Coca-
24 Beurre gastronomique
Président :
https://www.youtube.com/watch?v=KBaaAgcRRlY
18
Cola analysé ci-dessus. La
publicité a été vivement pointée du doigt par un
grand nombre d'Américains qui n'ont pas su s'identifier avec les valeurs
véhiculées. Est-ce parce que Coca-Cola a voulu aller trop loin
dans l'idéalisation de son pays ? Une telle concentration de valeurs
pourrait-elle être perçue comme « donneuse de leçons
» et provoquer un sentiment d'infériorité ? En effet, bien
que la diversité culturelle soit le fondement même de la
société américaine, la publicité a tout de
même entraîné une forte opposition,
notamment chez les plus conservateurs. L'auteur américain Michael
Patrick Leahy a d'ailleurs critiqué le fait que : « Un hymne
patriotique profondément chrétien, dont le thème est
l'unité, soit chanté en plusieurs langues
étrangères » et que « le spot présente de
manière évidente un couple gay. »
De même, en France, une publicité pour la marque
Perrier25 a suscité de vives critiques
à cause de sa connotation sexuelle. Intitulée « Une nouvelle
forme de plaisir », la publicité met en scène un groupe de
femmes enchaînant les sous-entendus sexuels pour finalement ne parler que
d'une nouvelle forme de canette Perrier, la « slim can ».
Cette gamme de produit a donc connu un échec, puisqu'elle a
été à l'encontre des principes
d'égalité et de parité,
très chers aux Français ; la publicité est a donc
été jugée sexiste. Perrier, en utilisant
une touche d'humour, a fait le choix de s'éloigner des valeurs
culturelles habituelles. C'était un risque qui ne lui a pas
réussi, ce qui prouve que la communication doit obéir à
certaines règles pour être acceptée de tous.
Mais que se passe-t-il lorsque les frontières de la
publicité s'effacent ? La mondialisation publicitaire
gagne de plus en plus de terrain, notamment depuis l'envahissement des
chaînes alimentaires américaines telles que McDonald's ou
Starbucks sur le continent européen. La nécessité
d'adapter la publicité est donc devenue incontournable aujourd'hui. La
publicité pour le sandwich McBaguette26
incarne parfaitement ce besoin. Pour promouvoir un sandwich conçu
spécialement pour le marché français, McDonald's
s'est écarté des valeurs culturelles américaines
pour mettre sur le devant de la scène la qualité et la
fraîcheur des ingrédients qui le composent. Conscient de
l'importance que les Français accordent à la qualité de
leur alimentation, le géant du fast-food se devait d'adapter sa
communication autour de ce produit pour se donner toutes les
chances
25 Perrier Slim Can :
https://www.youtube.com/watch?v=iUJmWEJ9ttY
26 McDonald's McBaguette :
https://www.youtube.com/watch?v=fURbmHdMF2E
19
de réussir. Les Français se sentent ainsi
rassurés et en confiance car McDonald's joue la carte de la
transparence, un critère essentiel à leurs yeux.
Nous l'avons démontré dans notre analyse : la
publicité est le reflet des valeurs culturelles et sociétales
d'un pays. Par conséquent, à travers ces messages publicitaires
se dessine l'identité même des populations ciblées, qui
aspirent à des valeurs culturelles bien différentes. Le discours
se voit ainsi fondé à la fois sur la valeur fonctionnelle du
produit et sur la promesse aux consommateurs d'accéder à des
valeurs culturelles symboliques en achetant ledit produit. Cependant, aller
à l'encontre des valeurs d'un pays donné ou ne pas suffisamment
s'adapter au marché local pourrait s'avérer risqué.
ii) La mondialisation, porteuse d'une potentielle
uniformisation des pratiques alimentaires - résistances et limites
Depuis environ cinquante ans, les frontières entre les
pays ainsi que les distances se sont effacées pour laisser place
à un champ de découvertes en termes de culture, de langues et de
traditions, mûr à la récolte. La mondialisation occupe
désormais une place prépondérante au sein de la
société, apportant avec elle des opportunités
d'échanges, non seulement commerciales, mais aussi interculturelles et
culinaires. Il va de soi que ce phénomène a largement
modifié nos comportements alimentaires et que
l'américanisation de notre alimentation est devenue une
réalité planétaire. Aujourd'hui, dans toutes les grandes
villes du monde, ce modèle alimentaire dominant est principalement
symbolisé par le hamburger. Mais nous pourrions alors nous interroger :
cette « McDonaldisation » ne renvoie-t-elle pas davantage à
une recherche de praticité et de rapidité, plutôt
qu'à une uniformisation des goûts alimentaires ? Le succès
des aliments mondialisés et standardisés repose surtout sur leur
utilité face aux attentes des consommateurs urbains et le mode de vie
exigé par notre société actuelle. Il est vrai que d'autres
cuisines sont tout aussi omniprésentes, parmi elles les sushis, les
pizzas ou les kebabs, et sont autant d'outils qui influencent les coutumes
locales.
Comme nous l'avons vu précédemment, bien que les
deux pays à l'étude divergent dans leur rapport à
l'alimentation, force est de constater que les deux cuisines
s'exportent mutuellement. Depuis les années 1980, la
France a vu arriver en masse sur son territoire des chaînes de
restauration américaines et a été confronté
à l'influence grandissante du mode de vie
étasunien, à la fois politique, culturelle, linguistique
et notamment culinaire. Ainsi, dans une même rue parisienne se
côtoient des bistrots typiquement français dont les cartes
proposent des mets purement traditionnels, et quelques numéros plus
loin, un diner américain servant hamburgers,
20
milkshakes et hot-dogs, ou encore l'un des 1 300 restaurants
McDonald's installés sur le sol français. Cette
américanisation culinaire est d'ailleurs très bien accueillie en
France, accompagnée par un désir d'adopter ce mode de vie de plus
en plus en vogue. Selon Anne-Claire Paré, directrice du cabinet de
tendances et marketing Bento : « Les produits US se portent très
bien, car ils allient la redécouverte de traditions culinaires - souvent
européennes - avec une grande modernité d'usage. Ils sont et
créent la tendance ». Désormais, les industriels
français suivent cet effet de mode pour répondre à une
demande toujours plus croissante de mets américanisés, en
multipliant les lancements de produits typiques du pays,
agrémentés d'une touche française. À titre
d'exemple, les ventes de pains à hamburger ne cessent d'augmenter
d'année en année (+15% en 2013), incitant l'entreprise Jacquet
à proposer de nouveaux pains nommés Brasserie Burger. De
plus, l'adaptation des recettes McDonald's en France, comme nous l'avons
évoqué plus haut, devient monnaie courante. L'apparition de
hamburgers garnis de fromage de chèvre ou de fromage bleu
témoigne du besoin d'adapter ces recettes au
marché français et aux systèmes de goûts existants.
L'ouvrage de l'enseignant chercheur Gilles Fumey27
a été particulièrement enrichissant sur ce point. Il
explique que, même si les aliments circulent librement entre les pays,
chacun va les réinterpréter pour qu'ils
correspondent aux goûts locaux, une étape nécessaire pour
contrer l'échec d'une adoption éventuelle par les populations.
Mais cela ne sera pas suffisant. Du fait de l'ancrage des systèmes
culinaires et alimentaires dans les cultures, c'est une question de temps
lorsqu'il s'agit de changer les habitudes. À titre indicatif, la cuisine
ne changera au sein des familles d'immigrés qu'au bout de trois
générations.
Qu'en est-il de l'autre côté de l'Atlantique ?
Certes la gastronomie française s'est bien exportée sur le sol
américain, mais dans une moindre mesure. Grâce à son image
véhiculant une cuisine saine et raffinée, notre gastronomie
attire désormais de plus en plus d'adeptes et encourage des
restaurateurs américains à s'approprier notre
cuisine. C'est le cas notamment à San Francisco où se
sont implantés, à partir de 1998, une quinzaine de restaurants
français haut de gamme. L'article des Échos intitulé
États-Unis : le grand retour de la cuisine française - San
Francisco donne le ton. Le business prend le
relais28 met en avant le désir naissant
de certains Américains de découvrir la bonne cuisine à la
française. Selon Erica Gruen, présidente de la chaîne de
télévision Food Network : « La nourriture n'est plus
simplement quelque chose qui se mange, c'est aussi devenu une source de
divertissement et d'enrichissement
27 FUMEY Gilles, La
mondialisation de l'alimentation
28 Boulet Marie-Dominique,
États-Unis : le grand retour de la cuisine française
21
culturel. » Grâce au tourisme, les
Américains accumulent toujours plus d'expériences culinaires et
se montrent plus attentifs au contenu de leurs assiettes. La chef
américaine renommée des années 1960 Julia Child dans son
livre de recette Mastering the Art of French Cooking avait d'ailleurs
joué un rôle déterminant dans la reconnaissance de la
cuisine française à travers le pays. Grâce à Child,
cette cuisine, jusque-là réservée à l'élite,
s'est démocratisée et est devenue accessible à la classe
moyenne. Aujourd'hui, de plus en plus de chefs français viennent
poser leurs casseroles outre-Atlantique pour faire
connaître et partager leur savoir-faire gastronomique, de New York
à Los Angeles en passant par Chicago ou Seattle. Malgré une
« fracture alimentaire » apparente entre les deux populations,
chacune possédant un contexte historique culinaire propre, des recettes
de chaque pays garnissent désormais les assiettes de part et d'autre de
l'Atlantique et parviennent à se faire une place à table
ensemble.
Cependant, il convient de s'interroger : cette propagation de
cuisines venues d'ailleurs, si elle devient trop envahissante, pourrait-elle
à terme contribuer à homogénéiser nos goûts
alimentaires ? « Le monde semble s'homogénéiser au fur et
à mesure que les processus de globalisation assurent son unité.
Passe encore que les marchés des biens et des capitaux connaissent une
intégration croissante. Mais est-il acceptable que celle-ci concerne
également ce qu'il est convenu de nommer la `culture', au risque de
compromettre son `authenticité' ? » s'interroge
Jean-François Bayart, directeur de recherche au CNRS dans son ouvrage
Vers un monde unique ? Comme nous l'avons déjà
mentionné, les voyages et les occasions de goûter à des
produits non autochtones ont élargi notre horizon culinaire, mais
jusqu'à quel point ? En réalité, l'uniformisation
alimentaire, au niveau mondial, semble très improbable, simplement du
fait de la disparité économique entre les pays et
l'accessibilité à une gamme infinie de produits rendue difficile
par la situation géographique et ou par le manque de ressources locales.
Ce que nous appelons ici uniformisation alimentaire ne peut s'appliquer
qu'à des nations possédant une culture assez proche et un niveau
de vie similaire. Dans ce contexte, la standardisation de nos pratiques
alimentaires semble envisageable, dans la mesure où elle pourrait,
à terme, remplacer partiellement nos plats traditionnels et
homogénéiser nos goûts.
Mais qu'en est-il vraiment ? Pourquoi la majorité des
Américains continuent-ils à s'alimenter de façon peu
équilibrée ? Pourquoi a-t-on tendance en France à
résister à cette vague envahissante de restaurants de type
fast-food ? Selon l'historien des pratiques culinaires Patrick
Rambourg29, nul ne peut ignorer le monde
uniformisé dans
29 Entretien avec Patrick Rambourg
par l'IRIS. Géopolitique de la cuisine, 16 octobre 2015
22
lequel nous vivons, notamment depuis la diffusion et
l'exportation mondiale de produits alimentaires identiques. Toutefois, des
différences entre les pays se font encore ressentir. En France par
exemple, la population garde un repas très codifié alors
qu'ailleurs, c'est tout autre chose. De cette façon, nous assistons
à la fois à une uniformisation des produits alimentaires
standardisés et à une certaine forme de
résistance des cultures alimentaire. L'identité
culinaire reste donc un marqueur important pour la reconnaissance de
l'identité culturelle.
Aujourd'hui, nous observons que dans l'Hexagone, plus que
jamais, les cuisines régionales tentent de se démarquer
de façon à conserver leur singularité. Ces
cuisines traditionnelles agissent comme une garantie d'authenticité et
restent des repères sociaux et
identitaires. Depuis 2003, l'UNESCO a créé la
notion de patrimoine culturel immatériel, où les cultures
alimentaires nationales et régionales occupent une place
légitime, l'objectif étant de conserver et de sauvegarder les
traditions héritées de nos ancêtres. La France, pourtant en
proie à l'américanisation, défend de plus en plus son
patrimoine gastronomique. En atteste la création de l'Institut National
de l'Origine et de la Qualité en 1935 qui protège les
appellations d'origine (AOC, AOP et IGP) et le signe national du Label Rouge
dans le but de valoriser les produits régionaux et de protéger la
qualité de leur production. Aujourd'hui, ces produits
labélisés sont de plus en plus plébiscités par les
consomm'acteurs et s'inscrivent dans un mouvement de protection du
terroir français. Cette forme de résistance existe dans
une certaine mesure aux États-Unis, avec quelques produits d'origine
protégée tels que le Tennessee Whiskey ou le jus d'orange de
Floride, mais les labels restent tout de même nettement moins
répandus qu'en France.
Pour conclure, même si la standardisation semble gagner
de plus en plus de terrain, elle ne représente pas forcément une
menace. En effet, nous assistons à un double mouvement, celui de la
« délocalisation et de la relocalisation
de l'alimentation », comme le défini Jean-Pierre
Poulain30. La délocalisation se
caractérise par l'apparition de produits transnationaux et
transculturels, tels que les sodas ou les hamburgers. Mais, face à cet
envahissement se manifeste une attitude de compensation par le biais de
laquelle nous revendiquons des produits très fortement marqués
par une origine géographique ou culturelle, afin de renouer avec une
tradition qui unit les hommes à un terroir ou à un milieu.
30 POULAIN Jean-Pierre.
Sociologie de l'alimentation - les mangeurs de l'espace social
alimentaire
23
V/ Conclusion
À travers notre analyse, nous avons mis en
lumière la façon dont la gastronomie française s'est
imposée comme un des éléments constitutifs de son
identité culturelle au fil des siècles, pour devenir aujourd'hui
une source de fierté nationale. La cuisine américaine, quant
à elle, tire ses origines des Amérindiens, des esclaves et des
vagues d'immigrés qui se sont installés depuis des siècles
sur le continent, apportant avec eux des pratiques alimentaires qui font
dorénavant partie intégrante du patrimoine culturel du pays. Nous
avons également établi que même si les comportements
alimentaires des deux pays diffèrent en de nombreux points car
façonnés par l'histoire, la religion, l'économie ou la
politique, le fait de rester objectif nous a permis d'aller au-delà des
idées préconçues pour identifier quelques décalages
de perception ainsi que des mutations réciproques dans les habitudes.
Cependant, depuis de nombreuses années, nous assistons
à une uniformisation incontestable des pratiques alimentaires des deux
côtés de l'Atlantique avec, d'une part, l'arrivée massive
de mets américains sur le marché français et, d'autre
part, l'introduction timide de la gastronomie française dans quelques
grandes villes américaines. Au sens large, la mondialisation alimentaire
peut être perçue à la fois comme une menace envers les
usages traditionnels, comme la réponse à un besoin exprimé
par la société moderne, comme une façon de
découvrir de nouvelles expériences culinaires, ou encore comme un
moyen de renouer avec son patrimoine culinaire, exprimé par le rejet de
ladite mondialisation ou par l'adaptation de ces nouveaux produits aux
goûts locaux.
Face à ces préoccupations, les agences de
communication ont tout intérêt à incorporer les valeurs
culturelles ancrées au sein de chaque pays dans l'élaboration de
leurs stratégies de vente, en veillant à éviter d'aller
à l'encontre des sensibilités de leurs cibles. Force est de
constater qu'à l'heure de la mondialisation, plus que jamais, la
publicité doit impérativement respecter les identités
sociales et culturelles propres à chaque marché et s'adapter
à l'évolution de la pensée commune, ainsi qu'aux attentes
des consommateurs.
Aujourd'hui, dans les quatre coins du monde, de nouveaux
phénomènes culinaires font leur apparition dans les
supermarchés et restaurants. Cosmétofood, régimes sans
gluten, sans lactose, végétalien ou crudivore, ces nouvelles
façons de se nourrir gagnent toujours plus d'assiettes et pourraient bel
et bien changer la donne quant à nos comportements alimentaires à
l'avenir et contribuer à élargir davantage la standardisation
culinaire dans le monde.
24
Mais le marché alimentaire le plus porteur actuellement
est sans conteste celui des produits biologiques. En effet, les produits bio
ont envahi les rues et ne cessent de gagner du terrain. Cet enthousiasme se
fait d'ailleurs ressentir des deux côtés de l'Atlantique, les
États-Unis et la France se retrouvant respectivement en première
et troisième position dans le classement mondial des pays les plus
consommateurs de produits biologiques (données statistiques du FiBL et
de l'IFOAM). Désormais, le secteur du bio ne se contente plus de l'image
traditionnelle d'un agriculteur isolé labourant ses champs pour cueillir
des fruits et légumes, mais se transforme en une industrie de grande
envergure qui se diversifie pour conquérir toujours de nouvelles cibles,
parmi elles, l'alimentation infantile, la nourriture pour animaux ou encore les
produits cosmétiques ou d'entretien. Pour de nombreux
spécialistes, ce marché a toutes ses chances de prospérer,
car il est en mesure de dépasser les barrières culturelles
culinaires, en proposant des spécialités qui s'adaptent à
chaque pays, telles que des hamburgers, des cassoulets ou des sushis bio.
Au-delà d'une homogénéisation alimentaire, nous assistons
à un rassemblement autour d'une seule et unique pensée, celle du
rejet de l'industrie intensive, trop souvent impliquée dans des
scandales alimentaires qui érodent, petit à petit, la confiance
des consommateurs. Le bio devient donc une philosophie de vie.
25
VI/ Bibliographie
ü Ouvrages
v 1PITTE Jean-Robert, La
gastronomie française : histoire et géographie d'une
passion. Éditions Librairie Artheme Fayard, 1991, 261p.
v 3BOUDAN Christian,
Géopolitique du goût. La guerre culinaire.
Éditions PUF, 2004, 453p.
v 4MARTEL Frédéric,
De la culture en Amérique. Éditions Gallimard, 2006,
640p.
v 9ASSELIN Gilles, MASTRON Ruth,
Au Contraire ! Figuring out the French. Intercultural Press Inc.,
2001, 304p.
v 10DENOUX Patrick. Pourquoi
cette peur au ventre ? Édition JC Lattès, 2014, 245p.
v 11STEINBERGER Michael, Au
Revoir to All That: the Rise and Fall of French Cuisine. Editions
Bloomsbury Publishing PLC, 2010, 256p.
v 12FISCHLER Claude, Manger :
Français, Européens et Américains face à
l'alimentation. Éditions Odile Jacob, 2008, 336p.
v 16HALL Edward, Le langage
silencieux. Éditions Seuil, 1984, 237p.
v 18LADMIRAL Jean-René,
LIPIANSKY Edmond Marc, La communication interculturelle.
Éditions Armand Colin, 1990, 318p.
v 27FUMEY Gilles, La
mondialisation de l'alimentation. Éditions Armand Colin, 2007,
98p.
v 29POULAIN Jean Pierre,
Sociologie de l'alimentation - les mangeurs de l'espace social
alimentaire. Éditions PUF, 2002, 293p.
v VIELAJUS Martin, SAUQUET Michel, L'intelligence
interculturelle. Éditions Charles Leopold Mayer, 2014, 408p.
v HOFSTEDE Geerte, Vivre dans un monde multiculturel.
Éditions d'Organisation, 1984, 336p.
v O'CONNELL Libby, The American Plate: A culinary History
in 100 Bites. Editions Unabridged, 2014, 352p.
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(Consulté le 10 mars 2016)
y' Témoignages et enquêtes
+ ASSELIN Gilles, fondateur de SoCoCo Intercultural, entretien le
30 janvier 2016
+ LUONG Julien, chargé d'études
géomarketing chez Biocoop, entretien réalisé par email le
30 janvier 2016
+ SAUQUET Michel, auteur spécialisé dans les
questions interculturelles, entretien réalisé par email le 5
février 2016
+ GOULD David, représentant nord-américain de
l'IFOAM, entretien réalisé par Skype le 2 mars 2016