INTRODUCTION
En ce début du XIXème siècle,
les conditions de développement mondial évoluent
profondément. La montée en puissance des pays émergents,
la forte et rapide ouverture internationale de l'économie
sénégalaise et l'évolution des technologies amènent
les pouvoirs publics à se situer aux avant-postes de
l'innovation1. Dans le secteur de la pêche, l'innovation sous
toutes ses formes est devenue un facteur essentiel de
compétitivité et d'attraction des territoires. Pour autant les
acteurs de la pêche traditionnelle et notamment les petits producteurs
ont du mal à modifier leurs pratiques. Pour innover dans ce secteur,
l'administration ne devrait-il pas s'appuyer sur d'autres acteurs ?
L'instauration d'une culture d'innovation dans la pêche maritime
sénégalaise est une autre condition du succès menant
à l'implantation de nouvelles technologies ainsi qu'à la mise en
place de mesures répondant aux besoins du secteur. En ce sens, tous les
acteurs doivent être ouverts au changement en développant une
vision à plus long terme, et favorisant la relation de confiance entre
eux.
En effet, le Sénégal est situé dans l'une
des zones les plus poissonneuses de l'Afrique. La pêche y est une
activité ancienne et traditionnelle qui a une grande importance sur les
plans culturel, social et économique et joue un rôle primordial
dans l'alimentation humaine. Du fait de la résistance de ces acteurs, il
m'a semblé nécessaire d'aller à leur rencontre afin de
mieux comprendre les raisons qui les amenaient à ne pas aller dans le
sens de cette politique de développement local.
1/ Méthode et enquête auprès des
acteurs sociaux de la pêche
La méthode préconisée pour mener à
bien cet article est d'établir un panorama de la situation
générale de la pêche au Sénégal, son impact
socio-économique, en présentant les résultats
1 Dans son Guide de l'innovation sociale (2013), la Commission
européenne définit l'innovation sociale de la manière
suivante : « Le développement et la mise en oeuvre de nouvelles
idées (produits, services et modèles) pour répondre
à des besoins sociaux et créer de nouvelles relations ou
collaborations sociales ». La Commission ajoute que ces innovations «
sont sociales à la fois dans leurs finalités et dans leurs moyens
».
2
d'entretiens semi-directifs individuels et de groupe
menés dans le village de pêcheurs de Yoff2, terrain
d'étude de cette enquête3.
Pour cela, j'ai abordé plusieurs thèmes relatifs
aux perceptions, et aux pratiques vis-à-vis de la problématique
de moderniser le secteur de la pêche par l'introduction de nouvelles
technologies et l'abandon de certaines croyances et mysticismes. Les entretiens
ont été effectués par l'intermédiaire de
connaissances, ou bien selon une technique de porte à porte. J'ai dans
la mesure du possible essayé de diversifier les profils (âge,
sexe, activités socioprofessionnelles, origine géographique...)
des interviewés. Ces discussions étant constituées par des
entretiens semi-directifs ont visé également des personnes
travaillant dans l'administration publique des pêches et de la recherche
halieutique4.
Ainsi, ma question de recherche est :
Comment expliquer, compte tenu de la dégradation de la
ressource halieutique, et la volonté des pouvoirs publics d'apporter des
solutions innovantes au secteur que l'ensemble des professionnels de la
pêche reste toujours lié à leurs pratiques traditionnelles
?
Et comme hypothèse:
2 En effet, Yoff est la 16e commune
d'arrondissement de la région de Dakar et sa population est
estimée à 59675 habitants2.
3 Ces entretiens se sont déroulés au
niveau des centres de débarquement des poissons, des plages, des
marchés et des ateliers de transformation, etc. J'ai pour cela
réalisé neuf entretiens de membres de l'administration publique
des pêches chargés de faire respecter la réglementation en
vigueur et de mettre en oeuvre des programmes de développement du
gouvernement en matière de pêche maritime. J'ai aussi
réalisé douze entretiens auprès de pêcheurs,
mareyeurs et transformatrices, et ensuite, cinq entretiens auprès des
chercheurs dans le domaine des ressources marines. Les entretiens ont
ciblé les différentes catégories socioprofessionnelles
suivantes :
Entretien de groupe :
? les pêcheurs qui sont les professionnels de la
pêche
? les mareyeurs qui sont les professionnels de l'achat et vente
du poisson
? les transformateurs qui sont les professionnels de la
transformation des ressources halieutiques.
Entretiens semi-directifs :
? les fonctionnaires qui sont les experts politiques de la
pêche
? les chercheurs qui sont les experts scientifiques de la
pêche
Ces entretiens se sont déroulés sur rendez-vous,
dans les lieux de travail des personnes rencontrées et les interviews
ont été retranscrits afin de procéder à leur
analyse. Il est important de préciser que toutes les personnes
interviewées ont accepté sans réticence que leurs propos
soient retranscrits sur papier. Cependant, il n'existe pas d'enregistrement
sonore, faute de matériel adéquat pour les enregistrements.
En général, chaque entretien avait une durée
d'une demie- heure approximativement et quatre- vingt trois personnes furent
interviewées3.
4 Les entretiens ont été réalisés
dans la période du 20 janvier au 31 janvier 2014 et du 05 janvier au 30
janvier 2015 à l'occasion de deux voyages au Sénégal.
3
Je pense que la la réticence des professionnels
à l'introduction de nouvelles innovations dans la pêche au
Sénégal est motivée par l'absence de confiance ou absence
d'information et de moyen permettant de construire des liens de confiance
nécessaires à la prise en compte de la modernisation du
secteur.
Pour comprendre la question de l'innovation, il m'a
semblé que la sociologie de la traduction5
développée par Callon et Latour pouvait nous apporter des
concepts pertinents, notamment à partir de leur recherche
élaborée dans la baie de St Brieuc autour des coquilles
St-Jacques6.
Cette théorie a été
élaborée dans un contexte similaire en France à propos de
la surexploitation de la coquille Saint-Jacques ; l'essentiel de cette
théorie porte sur la prise en compte de l'innovation technique comme un
construit social. En fait, l'innovation est toujours le résultat
provisoire d'une interaction et d'une négociation entre les acteurs d'un
même réseau.
En effet, la mise en place au Sénégal d'une
nouvelle politique publique d'innovation du secteur de la pêche s'inspire
de la théorie de la sociologie de traduction. Cette théorie
considère l'innovation comme un construit social et technique.
L'originalité de cette théorie est la prise en compte, dans son
analyse, d'acteurs humains et non-humains (objets) contrairement aux
théories sociologiques classiques qui ne prennent en compte que les
humains. La prise en compte de ces entités non-humaines est importante
car, en raison de leurs propriétés, elles influencent le
processus d'innovation. D'autre part, acteurs humains et non-humains
interagissent entre eux au
5 La « traduction » est une métaphore pour
désigner la manière dont certains acteurs s'érigent en
« porte-parole » d'autres acteurs qu'ils cherchent à mobiliser
afin de les associer d'un réseau sociotechnique.
6 L'exemple emblématique de
la théorie de la traduction est celui des coquilles Saint Jacques. Au
début des années 1970, Michel Callon6 et Bruno Latour
ont fait une étude sur la surexploitation des coquilles Saint Jacques
due à une consommation importante de ces coquilles. Cette étude a
montré que ces coquilles sont pêchées en France, dans trois
endroits:
au large des côtes normandes, en rade de Brest et en
baie de Saint- Brieuc. Ce sont des espèces toutes différentes. A
Brest, certaines sont coraillées toute l'année, tandis
qu'à Saint- Brieuc, elles perdent leur corail pendant le printemps et
l'été. Les consommateurs préfèrent plus celles qui
ont le corail à celles qui ne l'ont pas.
Le stock de Brest s'éteint progressivement du fait de
l'action de l'homme et des prédateurs ( étoile de mer), du froid
imposé par plusieurs hivers rigoureux, et des marins-pêcheurs qui
pour satisfaire les consommateurs à longueur d'année sans laisser
le temps de se reproduire.
Par contre, à Saint- Brieuc, la production
décline régulièrement, les prédateurs y sont moins
abondants et la préférence des consommateurs pour les coquilles
Saint- Jacques coraillées contraint les marins-pêcheurs au repos
forcé pendant la moitié de l'année favorisant ainsi la
reproduction du stock.
Ce phénomène a permis d'organiser un colloque en
1972, à Brest, réunissant ainsi des scientifiques ainsi que des
représentants des marins-pêcheurs pour examiner ensemble la
possible maîtrise de la culture des coquilles Saint-Jacques afin
d'augmenter la production.
4
sein d'un réseau sociotechnique et développent
l'innovation. Dans le cas du secteur de la pêche, il s'agit de traduire
un réseau en trouvant parmi les acteurs des « traducteurs »
qui sont reconnus par tous comme légitimes pour mener des
négociations.
La modernisation du secteur a connu une farouche
réticence de la part des professionnels jusqu'à entrainer des
conflits politiques et économiques qui transforment l'innovation en
enjeux.
Cherchant à comprendre le concept de l'innovation, j'ai
utilisé cette citation de Philippe Bernoux7 : « une
innovation scientifique est le résultat d'une rencontre entre des
acteurs dont les enjeux sont différents et qui, pour une action
donnée, se sont mis en relation et ont agi ensemble sur un point
particulier. Ils ont constitué un réseau, création d'un
lien à travers des relations d'échange suffisamment fortes pour
faire vivre une sorte d'entité contractuelle. C'est un
intermédiaire entre la hiérarchie et le marché ».
Dans le cas de la pêche au Sénégal, le
passage du traditionnel à la modernité entraîne une
dépossession des croyances et mysticismes des pêcheurs. Il s'agit
alors de comprendre la configuration particulière des pratiques
traditionnelles de pêche pour appuyer les actions d'innovation dans ce
secteur stratégique de l'économie sénégalaise. En
effet, la littérature scientifique nous révèle bien des
situations où le passage de tradition à l'innovation entraine une
dépossession des pratiques rituelles et mystiques des pêcheurs,
des techniques et avantages économiques qui peuvent en découler :
la mouture en Afrique de l'ouest, quand elle passe de la meule au moulin ; la
cuisine en France quand elle sort de la maison ou de la production familiale
pour offrir des aliments marchands.
2/ Les enjeux de l'introduction de nouvelles innovations
au niveau de la pêche au Sénégal
Bien avant l'introduction des filets modernes
synthétiques et des pirogues motorisées, la pêche
artisanale maritime sénégalaise était et demeure encore de
nos jours une activité traditionnelle, un mode de production où
les rapports de production s'expriment à travers le langage de la
parenté. Dans les unités de pêche, le père travaille
avec ses enfants ou neveux auxquels seront destinés l'héritage.
Généralement le métier de pêcheur se transmet de
père en fils mais avec les
7 Philippe Bernoux, Comment innover et se comprendre ?
La théorie de la traduction. Théories sociologiques et
transformation des organisations, Cnrs-Université Lyon 2.
5
crises enregistrées ces dernières années
dans le monde rural, plusieurs agriculteurs se sont reconvertis dans la
profession, ce qui augmente l'effort de pêche et une rivalité
entre les anciens et les nouveaux venus.
Aussi, l'histoire de la pêche au Sénégal
est inséparable de la pêche piroguière qui utilisait la
voile ou la pagaie comme force motrice. Afin d'accroître la production de
la pêche artisanale qui pourrait fournir à la fois le
marché national et les entreprises européennes installées
au Sénégal pour le traitement du poisson, les pouvoirs publics
ont pris l'option de motoriser les pirogues. Cette motorisation est, en outre,
censée conduire naturellement l'adoption ultérieure
d'embarcations motorisées (de type européen) et faciliter
l'organisation des pêcheurs en coopératives contrôlables par
l'administration et les services techniques. Autre avantage, l'essor de la
pêche artisanale8 permet de vulgariser la technique
motorisée à moindre coût en faisant supporter l'essentiel
du financement aux pêcheurs par des prêts remboursables.
Photo 1 : La pirogue traditionnelle
sénégalais
Cependant, ce programme de motorisation des pirogues a permis
à l'Etat du Sénégal et aux pêcheurs, l'acquisition
de revenus souvent plus importants que ceux obtenus par la pratique des
activités traditionnelles. Alors que, traditionnellement, la pêche
utilisait des techniques locales dans le cadre d'une organisation domestique.
Elle était destinée essentiellement à l'alimentation
familiale.
8 Au Sénégal, la pêche artisanale est celle
pratiquée par une grande variété de groupes qui se
distinguent par certaines caractéristiques telle que le type d'engin, le
type de pêche, la catégorie professionnelle, les sources de
revenus, le statut de migrant, le genre, la culture.
6
En effet, la modernisation du secteur contribue de
façon importante au développement économique et social du
Sénégal. La pêche joue un rôle capital dans les
domaines vitaux tels que la sécurité alimentaire, la
création d'emplois et de richesses. Actuellement, elle fait occuper
directement et indirectement à plus de 600 000 emplois dont 400 000 dans
la pêche traditionnelle. Avec une production qui atteint un chiffre
d'affaire estimé à 278 milliards de francs CFA par an, la
pêche maritime sénégalaise joue un rôle crucial pour
les populations et l'économie nationale9.
Cette modernisation du secteur de la pêche s'est faite
avec les organisations socioprofessionnelles qui se sont constituées en
Groupement d' Intérêts Economiques (GIE)10 car toute
tentative de changement ou d'innovation passe par des porteurs de paroles. Ces
propos peuvent être étayés par cette citation de
Jean-Pierre Olivier de Sardan11 « Toute proposition
d'innovation, transite par des porteurs sociaux, qui occupent une place dans
une structure sociale locale ». Ces porteurs de paroles sont
chargés de négocier avec les pouvoirs publics et d'expliquer
à leurs mandants, toute politique publique d'innovation en
matière de pêche. Ainsi, à travers ces GIE, les
professionnels bénéficient des facilités de crédits
auprès des banques et subventions publiques pour l'achat du
matériel de production avec des facilités de remboursements.
Cette innovation permet aussi aux pouvoirs politiques de lutter contre la
pauvreté et le chômage par la création d'emplois.
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