§6. Vers un fédéralisme mondial
Dans son effort de réflexion sur le rôle mondial
des Etats-Unis après la Guerre froide, la revue Orbis est
allée rechercher la pensée de son père fondateur, Robert
Strausz-Hupé35. En 1957, celui-ci avait repris, pour la
première livraison d'Orbis, le thème de sa thèse
doctorale parue en 1945 : "l'équilibre de demain"36.
Strausz-Hupé écrivait sans ambages qu'il s'agissait pour les
Etats-Unis d'unifier le globe sous leur leadership en l'espace d'une
génération.
33Joseph S. Nye, Jr., «De nouveaux défis
pour l'Amérique»,Dialogue, n° 94, 1991-4, p. 34.
34Alberto R. Coll, «America as the Grand
Facilitator», Foreign Policy, n° 87, été 1992, pp.
47-65.
35Né à Vienne en 1903, il fut courtier
à Wall Street, écrivain, professeur, ambassadeur, conseiller
à la Maison blanche et apologiste prolifique de la politique
américaine durant la Guerre froide. Considéré comme un
«faucon» réaliste par les adversaires de l'engagement au
Vietnam, il fut aussi, à l'université de Pennsylvanie, un des
fondateurs de la discipline des «relations internationales».
36Robert Strausz-Hupé, The Balance of
Tomorrow : Power and Foreign Policy in the United States, New York, G.P.
Putnam's Sons, 1945 et «The Balance of Tomorrow», Orbis, vol. 1,
1957-1, pp. 10-27.
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L'établissement de cet ordre universel était
devenu la seule alternative à l'anarchie. Pour lui, l'Etat-nation
était une odieuse invention de l'idéologie française et
"la force la plus rétrograde du vingtième siècle". Elle
n'avait produit que violences et dictatures. Strausz-Hupé se faisait
l'apôtre d'un fédéralisme mondial. Il voyait l'histoire du
XXe siècle comme celle d'une lutte entre le "pouvoir
fédératif" et le nationalisme en tant que principes organisateurs
de la politique mondiale.
Les Etats-Unis étaient les seuls vrais
dépositaires du principe de la puissance fédérative. En
1957, Strausz-Hupé prévoyait que dans leur duel avec l'URSS les
Etats-Unis l'emporteraient grâce à la supériorité de
leur système. Le rêve américain allait devenir
universel.
Le pouvoir fédératif américain consistait
déjà en trois éléments : son centre, les Etats-Unis
eux-mêmes, avec son contrôle de facto sur
l'Hémisphère occidental et la région du Pacifique ;
ensuite l'alliance euro-américaine ; enfin le leadership à l'ONU.
L'OTAN, où Strausz-Hupé fut ambassadeur, représentait pour
lui le noyau du processus fédératif mondial37. La
mission du peuple américain était d'"enterrer" les Etats-nations.
Ainsi s'accomplirait le nouvel ordre mondial,novus orbis
terrarum38.
Il est étonnant que Strausz-Hupé, qui a fui les
Nazis et les a combattus, ne puisse s'empêcher de leur emprunter la
nécessité d'une représentation globale, une
Weltanschauung, pour que l'Amérique puisse exercer sa
poussée impérialiste au dehors. Il ne s'est pas contenté
de l'internationalisme libéral de Franklin Roosevelt. Il a fallu qu'il
articule une vision géopolitique. Ce qui est remarquable, c'est que
certains Américains sont capables de faire leur une telle conception
typiquement germanique. Pour Robert Strausz-Hupé, l'esprit d'ouverture
et d'accueil des Américains les rend aptes à devenir les
architectes d'un empire sans impérialisme. La culture anglo-saxonne peut
servir de pont idéal entre les anciennes cultures et la nouvelle culture
mondiale qui doit émerger39. L'idée d'un
fédéralisme mondial a été reprise par Strobe
Talbott dans la magazine Time40.
Pour lui aussi, d'ici une centaine d'années la
nationalité telle que nous la connaissons sera devenue "obsolète"
; tous les Etats reconnaîtront une seule autorité globale. Pour
lui aussi, l'OTAN a été l'expérience la plus ambitieuse,
la plus durable et la plus réussie de sécurité collective
et de dilution des souverainetés nationales. Les institutions
financières multilatérales, GATT et FMI, sont pour lui les
"proto-ministères" du commerce, des finances et du
37Robert Strausz-Hupé, «The Balance of
Tomorrow», Orbis,vol. 36, 1992-1, pp. 5-9.
38De là le nom de la revue Orbis
39Ibid., p. 20.
40Strobe Talbott est devenu le numéro deux du
département d'Etat dans l'administration Clinton.
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développement d'un monde unifié41. Le
fédéralisme mondial n'est pas encore, cependant, le concept le
plus surprenant de l'internationalisme triomphant de l'après-guerre
froide.
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