II. Premiers jalons pour un enseignement universitaire
pour indigènes au Congo
La question universitaire congolaise a mis la scène
coloniale belge en ébullition et la bataille a été rude
entre les partisans du oui et ceux du non. Tous les arguments étaient
bons dans les deux camps pour expliquer le bien fondé de sa position. Ce
que nous allons faire ici, c'est de tenter une synthèse des avis qui
motivaient la controverse en cette matière.
18 SABAKINU KIVILU J., «
Paul-Gabriel-Dieudonné Bolya : de l'assistant médical à
l'homme politique » dans La mémoire du Congo, le temps colonial
sous la direction de Jean Luc Vellut, p. 238.
A. Les études universitaires pour Congolais
Cette perspective n'était pas populaire dans le milieu
colonial belge. Pour en juger, il suffisait de se référer
à la chronologie des faits. En effet, l'E.I.C devint une colonie belge
en 1908. Le Congo belge existait déjà depuis 46 ans quand la
première université pour autochtones ouvrit ses portes en 1954.
Si l'accès des Congolais à cette formation était un sujet
tabou, c'était surtout dû à la politique coloniale en
matière d'enseignement. Et lorsqu'une poignée d'hommes
estimèrent que, pour la continuité de l'oeuvre coloniale, il
fallait en arriver là, ils durent faire preuve de beaucoup de
détermination pour réussir à concrétiser cette
idée.
Le 20 octobre 1947 lorsque Mgr Van Waeyenbergh, recteur de
l'Université Catholique de Louvain, UCL, parle dans son discours
d'ouverture de l'année académique 1947- 1948 de
l'opportunité de faire accéder les indigènes à
l'enseignement universitaire, c'est avec beaucoup de réserves:
« ... il nous faut préparer les
générations capables de répondre à l'appel du Pays.
Le développement de l'enseignement secondaire implique (...) la
construction d'un enseignement universitaire. Mais il faut attendre qu'il y ait
des étudiants suffisamment préparés et
sélectionnés. (...) je ne crois pas que la
génération actuelle soit déjà prête à
recevoir un enseignement véritablement universitaire, mais elle doit
être conduite à un tel enseignement, car elle en a la
capacité »19.
Cet exemple illustre le climat de méfiance qui
régnait dans les milieux coloniaux belges vis-à-vis de
l'idée d'une instruction pas seulement universitaire mais aussi trop
élevée pour les Noirs. Ceux qui militaient pour cela, savaient
qu'il fallait user de beaucoup de précautions lorsque l'on abordait le
projet sous peine de voir ces efforts tomber en ruine. C'est pour respecter
cette réserve - qui permettait d'avoir droit à l'appui du
gouvernement et des sociétés coloniales - que pour parler des
écoles affiliées à l'Université de Louvain qui
existaient déjà dans la colonie, la FOMULAC et la CADULAC, les
promoteurs disaient « écoles professionnelles à un
degré supérieur » tout en précisant qu'il
n'était pas question dans l'immédiat de créer un
enseignement universitaire20.
De nombreux dirigeants belges estimaient que pour le
développement harmonieux du pays, il n'était pas
nécessaire de créer une petite élite indigène. Il
valait
19 « L'appel de la colonie à l'université
», la promotion honoris causa Juste Lipse, Mgr VAN WAEYENBERGH recteur
magnifique, Université catholique de Louvain, ouverture de
l'année académique 1947-1948. Aula, 20.X.1947,
20 MALENGREAU, G., « L'université
Lovanium: Des origines lointaines à 1960 », Kinshasa, Editions
universitaires africaines, 2008, p. 6
mieux se focaliser d'abord sur la formation d'un grand nombre
de cadres moyens qui pourraient efficacement seconder les autorités
coloniales.21 Il ne fallait surtout pas creuser un fossé trop
profond entre l'élite et la masse, mais s'assurer « que tous
les noirs étaient capables d'assimiler les matières de
l'enseignement primaire, la plupart d'entre eux d'assimiler les matières
de l'enseignement moyen du degré inférieur, et un certain nombre
d'aborder avec fruits les études moyennes du degré
supérieur, et même les études supérieures proprement
dites»22.
Cela permettrait de dégager progressivement de
manière harmonieuse une élite de la masse, sans que cette
élite ne perde contact avec la masse qui, elle-même, aurait
reçu une bonne formation23.
D'aucun pensait qu'avec les structures d'enseignement
supérieur, qui existaient au Congo depuis les années 20, la
promotion intellectuelle des Noirs allait déjà trop vite et qu'il
fallait se contenter des structures existantes avant de chercher à en
créer de nouvelles. La question qui se posait était celle des
débouchés que ces étudiants pourraient avoir après
la fin de leurs études. Il ne fallait pas créer une classe de
chômeurs mais « plutôt proportionner aussi exactement que
possible la préparation scolaire aux emplois susceptibles de s'ouvrir
aux élèves formés »24. Les coloniaux ne
voulaient pas créer une classe de contestataires qui pourrait à
la longue remettre en question leur légitimité et par la
même occasion contester leurs pouvoirs. Ils voulaient encore moins faire
face à une concurrence congolaise.
Heureusement pour ce projet que ce n'étaient pas tous
les coloniaux qui pensaient de cette manière. Pour certains, il
était impératif de penser à former la relève
congolaise qui prendrait le relais une fois que les Belges seraient partis. Car
la décolonisation ne manquerait pas d'arriver un jour ou l'autre. Le
professeur Van Bilsen l'écrivait en 1954 déjà : «
L'émancipation est inéluctable »25. Il
ne fallait pas, selon lui, chercher à freiner la transformation des
masses indigènes qui se poursuivait à une allure rapide. Pour
cela, il était dans l'intérêt de la colonie de
préparer des élites autochtones solides, des cadres sociaux
éprouvés capables de fournir l'armature d'un Congo, d'un
RuandaUrundi autonomes, si la Belgique voulait garder un certain ascendant sur
les Congolais.
21GILLON, L., Op. Cit.., p.75
22 MALENGREAU, G., Op. Cit., p. 44.
23 STENGERS, J., Congo mythes et
réalités (100 ans d'histoire), Paris, document Duculot,
1989, p. 198.
24 GELDERS, V., Quelques aspects de
l'évolution des colonies en 1938, Bruxelles, ARSOM, 1941, p.17
25 VAN BILSEN, A., « Pour une politique coloniale
de mouvement en Afrique » La revue Nouvelle, Bruxelles 1954, dans MUTAMBA
J-M., « L'histoire du Congo par les textes. Tome II : 1885-1955
», Kinshasa, éditions universitaires africaines, 2007, p. 249
: même si pour lui cette émancipation ne devait pas venir en 1960
mais beaucoup plus tard.
Un appel fut lancé par des partisans de l'enseignement
universitaire pour Noirs :
« Des problèmes que soulèvent la
politique indigène, ceux qui touchent directement à
l'évolution des Noirs, sont parmi les plus urgents. La transformation
des masses indigènes se poursuit à une allure rapide qu'il serait
vain de vouloir freiner. De ces masses en effervescence sortira demain une
classe dirigeante qui en fixera les destinées. Si nous voulons
éviter (qu'elle) ne sombre dans le désarroi et l'anarchie, nous
devons en préparer les cadres par la formation d'une élite ;
c'est là une nécessité admise par tous les esprits
clairvoyants, au Congo comme dans les territoires voisins (...). Il faut
dés à présent, donner aux Noirs l'enseignement
supérieur qu'ils réclament (...)26.
Pour tous ceux qui avaient participé à la
création de l'enseignement primaire puis supérieur au Congo
belge, former une élite était inéluctable. Les
Français et les Anglais l'avaient fait dans leurs colonies et les Belges
devaient faire de même. Car ainsi ils pouvaient former des dirigeants
qui, plus tard, pourraient devenir leurs plus chauds partisans en Afrique.
Cette étape n'était qu'une suite logique et inévitable
dans l'histoire de l'enseignement au Congo belge.
L'incapacité d'assimilation de toutes les connaissances
par les Africains figurait parmi les arguments avancés. Cette
thèse raciste soutenait que le Noir n'avait pas le même quotient
intellectuel que le Blanc ; l'on pouvait, selon eux, comparer son Q.I. à
celui d'un enfant d'une dizaine d'années. A cause de cela, il leur
serait impossible d'apprendre quoi que ce soit. Cet extrait tiré d'une
défense de mémoire de 1954, exprime assez bien cette idée
générale. L'auteur y fustige la création d'une
faculté de médecine pour indigènes :
« Les connaissances exigées à l'heure
actuelle (...) sont vastes, nombreuses et appuyées sur une formation
scientifique et mathématique très poussée, ensemble de
connaissances abstraites qui, à notre avis ne sont pas encore
accessibles au cerveau du Noir, à peine sorti d'une civilisation
élémentaire, qui est au stade que nous dénommons(...)
intelligence pratique.
N'oublions pas que quelle qu'en soit la raison, le Noir n'est
pas, ou si l'on veut n'est pas encore, doué pour les sciences
mathématiques ni pour le raisonnement logique et rationnel et nous
considérons que c'est pourquoi il serait erroné de le pousser
dès à présent, dans la voie des connaissances
universitaires pour lesquelles il ne semble pas être doué. (...)
En réalité, l'enseignement universitaire n'est pas
indépendant de la recherche scientifique et nous mettons fortement en
doute la possibilité pour les Noirs
26 MALENGREAU, G., Op. Cit., p. 11 : Ce
texte fut signé par : Mgr Van Waeyenbergh, P. Ryckmans, L. Van Hoof, V.
Antoine, prof G. Debaisieux, et F. Malengreau. Elle date du 20 août 1947,
et elle ne fut pas distribuée à cause de l'opinion coloniale
belge qui dans sa grande majorité était contre l'idée d'un
enseignement supérieur pour Noirs dans la colonie...
de passer dès à présent, tout de go
à ce stade de développement qui va à l'encontre de leur
tempérament qui n'a rien et n'a jamais eu rien de créateur
»27.
Ici on souligne que même si l'idée part d'un bon
sentiment, elle ne pourrait aboutir qu'à un fiasco car toute tentative
d'enseignement universitaire pour indigènes aboutirait à un
échec ou emmènerait à devoir revoir à la baisse la
qualité de l'enseignement, ce qui amènerait à l'obtention
d'un diplôme sans aucune valeur réelle. On ne voulait pas donner
de trop grands espoirs aux Noirs en leur faisant miroiter un niveau
d'instruction qu'ils ne pourraient pas atteindre. Pour cette raison il ne
faillait pas que l'enseignement laisse trop de jeunes gens préparer des
diplômes qu'ils ne parviendraient pas à atteindre28. De
plus ! La colonie ne pouvait pas se permettre de créer des
universités pour les Noirs car la préparation intellectuelle,
morale et sociale que cette formation demandait n'était pas atteinte au
Congo Belge29. L'extrait suivant traduit cette crainte :
«Il y a (...) une espèce de mystique scolaire,
qui voit dans la diffusion de l'instruction, et spécialement dans
l'instauration et l'extension de l'enseignement universitaire, le moyen de
réaliser l'égalité de civilisation avec les
européens. Les protagonistes ne se rendent pas compte que, si
l'école peut répandre la science, elle est impuissante à
conférer la sagesse fruit d'une expérience séculaire, sans
laquelle la conduite des sociétés humaines n'est qu'une
succession d'aventures »30.
Cet avis n'était pas partagé par tous. Nombre de
ceux qui étaient d'un avis contraire faisaient partie de
l'Université de Louvain. Il s'agissait de ceux qui s'étaient
déjà impliqués dans la formation supérieure des
Congolais dans des structures telles que la FOMULAC, la CADULAC et avaient
obtenus d'excellents résultats. Dans son discours, dont nous parlions
plus haut, Mgr Van Waeyenbergh, qui venait d'une tournée dans la colonie
et avait visité les fondations de l'Université de Louvain au
Congo Belge, expliquait que les centres existant déjà au Congo
belge, avaient formé de nombreux « indigènes de
premières valeurs »31. Les assistants
médicaux ont rendu de grands services à la métropole
durant la deuxième guerre mondiale. Comme le disait le professeur Louis
Bruyns : « pour ceux qui préconisaient un enseignement
au
27 ROBERT Maurice, extrait du mémoire
présenté le 16 janvier 1954 à l'Institut Royal Colonial
Belge. Repris dans MUTAMBA Jean-Marie, Op. Cit., document
n°69 : L'enseignement universitaire est-il accessible au Noir du
Congo-Belge ?, p.243
28 GELDERS, V., Op. Cit., p. 40
29 GILLON, L., Op. Cit., p. 75.
30 GELDERS, V., Op. Cit., p. 41
31 Mgr Van Waeyenbergh, Op. Cit., p.11
Congo, (...) les africains avaient déjà
montré leurs capacités d'assimiler et de réussir
brillamment (...)32.
Après la deuxième guerre mondiale, les partisans
de l'université pour les Noirs reçoivent une aide importante et
décisive de l'ONU grâce à la Charte de San Francisco du 26
juin 1945. L'article 73 du chapitre XI contient une déclaration relative
aux territoires non autonomes parmi lesquels se rangent les colonies. Il y est
écrit :
« Les membres des Nations Unies qui ont ou qui
assument la responsabilité d'administrer des territoires dont les
populations ne s'administrent pas encore complètement elles-mêmes,
reconnaissent le principe de la primauté des intérêts des
habitants de ces territoires. Ils acceptent comme une mission sacrée
l'obligation de favoriser dans toute la mesure du possible leur
prospérité, dans le cadre du système de paix et de
sécurité internationale établi par la présente
charte et, à cette fin :
- a) D'assurer, en respectant la culture des populations
en question, leur progrès politique, économique et social, ainsi
que le développement de leur instruction, de les traiter avec
équité et de les protéger contre les abus ;
-b) De développer leur capacité de
s'administrer elles-mêmes, de tenir compte des aspirations politiques des
populations et de les aider dans le développement progressif de leurs
libres institutions politiques, dans la mesure approprié aux conditions
particulières de chaque territoire et de ses populations et à
leurs degrés variables de développement
»33.
La Belgique ayant ratifié ce traité, elle se
trouvait contrainte de prendre des mesures vis-à-vis de sa colonie pour
y satisfaire et éviter ainsi une intrusion trop évidente de cet
organisme dans sa gestion de la colonie. Car l'ONU, en plus de ses
recommandations, demandait à tous les signataires de la Charte de «
Communiquer régulièrement au Secrétaire
Général de l'ONU(...) des renseignements statistiques et autres
de nature technique relatifs aux conditions économiques, sociales et de
l'instruction dans les territoires dont ils sont respectivement
responsables(...) »34. En 1948, le conseil de tutelle de
l'ONU fut saisi de l'opportunité de créer, à partir de
l'année 1952, une université commune en Afrique pour satisfaire
aux besoins de tous les territoires sous tutelle. La France, la Belgique et la
Grande Bretagne écrivirent un mémorandum pour protester. Chacun y
mit en avant les progrès qui avaient déjà
été accomplis en termes
32 BRUYNS, L., « les fondations FOMULAC Lovanium
à Kisantu », dans Recueil d'étude en l'honneur de Guy
Malengreau. Problèmes de l'enseignement supérieur et de
développement en Afrique centrale, UCL, groupe de travail en relations
internationales, Paris, Librairie générale de droit et de
jurisprudence, p.69.
33 MUTAMBA, J-M., Op. Cit., p. 29.
34 Ibidem.
d'enseignement universitaire dans leurs colonies respectives.
La Belgique expliqua qu'un établissement d'enseignement universitaire
était prévu à Léopoldville dans de bref
délai et qu'un collège universitaire avait déjà
ouvert ses portes à Kisantu en 1947. Cela a facilité les
démarches des promoteurs du C.U.L et le 21 février 1949 un
arrêté royal le reconnut comme établissement
d'utilité publique ayant pour objet l'enseignement supérieur et
tout objet pouvant directement ou indirectement favoriser cet enseignement.
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