VI- INTERET SCIENTIFIQUE.
Les enjeux de ce travail sont multiples. La réflexion
menée invite les critiques littéraires en général,
et ceux inscrits dans le combat féministe en particulier, à
reconsidérer leur perception de la place réservée à
la femme dans la tradition africaine. Ces derniers pensent
généralement que la culture africaine marginalise la femme. Cette
opinion est motivée par les traitements à la limite inhumains
auxquels les personnages féminins sont soumis dans la littérature
négro-africaine. Entre autres châtiments, les critiques
relèvent la pratique de la polygamie et notamment de la polygynie, la
sous-scolarisation ou l'analphabétisme, les sévices corporels,
l'absence des libertés et des droits... Au vu de cette investigation,
les dénonciations ainsi formulées n'indexent pas les Africains,
mais plutôt les Occidentaux et les Orientaux. Les critiques croient
s'attaquer aux traditions nègres alors qu'en réalité, ils
incriminent les influences des traditions étrangères sur les
peuples africains. Il faut interroger l'histoire et les structures textuelles
pour le comprendre.
VII- METHODE D'ANALYSE.
Notre analyse s'inscrit dans une démarche diachronique
et structuraliste en même temps. Car nous interrogeons concomitamment les
structures historiques et cosmogoniques qui ancrent le récit dans son
contexte génétique d'une part, et les structures textuelles pour
comprendre les différents rôles actantiels d'autre part. C'est
pour cette raison que nous convoquons le structuralisme
génétique. Cette orientation permet d'analyser l' «
explicite »23 en rapport avec le contexte
socio-historique qui est celui de l'Afrique. En d'autres termes, nous
interrogeons « les objets qui peuplent [la société du
texte] et les conventions qui la régissent. Qu'y retrouve-t-on de la
réalité ? [...] ; les combinaisons entre rôles actantiels
et rôles thématiques, surtout lorsque ces derniers sont
définis socialement »24.
Le questionnement de l'« implicite
»25, en examinant les traces de l'« inconscient
social »26 manifesté dans le récit, est
aussi opéré. Nous nous intéressons aux «»
contradictions textuelles» [car] `'le décalage, lorsqu'il est
flagrant, met en évidence une fêlure de type
idéologique» »27. Evidemment, il y a trop de
contradictions dans La Mémoire amputée qui ne sauraient
passer inaperçues : le contraste entre l'Afrique traditionnelle et
l'Afrique dite moderne, le contraste entre le féminisme et le
matriarcat, et surtout entre les idées répandues au sujet de la
place de la femme dans la tradition africaine et la réalité
authentique...
L'ironie se manifeste dans le récit comme une structure
très féconde dans le décryptage de l'intrigue. L'implicite
permet aussi de relever « les situations `'anormales»
»28 et l'accent dans ce cas est mis sur le personnage du
« fou » incarné dans l'oeuvre par Némy :
23 - Vincent Jouve, La Poétique du
roman, Paris, Armand Colin, 2001, p. 97.
24- Vincent Jouve, Ibid.., p. 97.
25- Vincent Jouve, Ibid., p. 97.
26- Vincent Jouve, Ibid., p. 97.
« Le statut de la déviance et de la
marginalité est également révélateur. Là,
explique Pierre Barbéris, se dit toujours quelque chose sur la norme en
vigueur et l'idéologie dominante. La figure du marginal doit être
analysée dans son discours, son être et son faire. Discours
aberrants, êtres inattendus, comportements insolites sont
généralement les vecteurs privilégiés d'une parole
du texte sur l'Histoire et les valeurs »29.
Enfin, l'analyse s'enrichit des « contestations
formelles »30 en ce qui concerne toujours les
interprétations de l'implicite. Cette analyse contribue à
comprendre le mélange de genres dont l'oeuvre fait l'objet puisqu'elle
est une compilation de récits créés, de chants, dix-huit
au total, de poèmes, proverbes et légendes. On y retrouve tous
les trois registres de langue. Les phrases sont parfois
détachées, comme pour traduire le ras-le-bol de l'écrivain
face aux énormités dont on accable injustement la tradition
africaine, protégeant et vénérant ainsi le
véritable bourreau, la tradition occidentale adoptée :
« La question des contestations formelles permet de
réintégrer l'analyse de la forme dans l'étude sociologique
et, ce faisant, de ne pas négliger la dimension esthétique du
texte. Refuser l'illusion psychologique, supprimer la ponctuation,
répudier les adjectifs ou déconstruire l'intrigue traditionnelle,
c'est s'opposer à une norme qui n'est jamais uniquement
esthétique »31.
Le premier signe de contestation formelle se lit dans le genre
littéraire de l'oeuvre. Werewere-Liking étiquette son ouvrage
comme un « chant-roman » ; ce qui est une pure invention de
sa part. Cette inscription qui figure à la première de couverture
annonce déjà au lecteur avisé les couleurs contestataires
de l'oeuvre. C'est vrai que nous qualifions par moments le texte de roman. Cela
pour rester proche de l'orthodoxie.
29- Vincent Jouve, Ibid., p. 100.
L'analyse de l' « oblique »32
n'est pas en reste puisqu'il renvoie aux relais à travers lesquels le
récit entretient un rapport avec le réel. On peut citer parmi ces
relais « l'idéologie, les discours en vigueur et les
institutions »33. Nous examinons par exemple l'influence
de la personnalité idéologique et spirituelle de Liking dans
l'intrigue et nous comprenons qu'elle est une traditionaliste hors pair, une
grande prêtresse initiée comme son personnage principal qui n'est
personne d'autre qu'elle-même : le narrateur est
intradiégétique et le récit autobiographique.
Le contexte textuel est celui de l'Afrique en
général et celui du Cameroun en particulier à cause des
dénominations et des faits qui rappellent ces parties du
monde34; en raison aussi des précisions faites par Michelle
Mielly35, l'auteur de l'Avant-propos :
« Dans La Mémoire amputée, le
silence est cultivé comme indice primordial sur l'histoire des femmes
africaines : ce roman n'est plus donc un tribut aux femmes de l'entourage
immédiat mais un chant pour toutes les femmes africaines qui se sont
tues [...]. C'est un Bildungsroman36 basé sur deux drames
parallèles : le processus historique de décolonisation au
Cameroun et l'évolution d'une jeune femme au sein de cet univers en
ébullition » (M.A., 9-13).
La référence à l'histoire la plus
ancienne de l'Afrique, à l'Egypte pharaonique et à la cosmogonie
africaine est féconde dans ce travail même si l'histoire dite
contemporaine retient également notre attention. La mythologie, mieux
l'oralité nègre, constitue aussi un grand vivier pour les
démonstrations. Etant entendu que le mythe ou la littérature
orale porte en son sein les
32 - Vincent Jouve, Ibid., p. 100.
33 - Vincent Jouve, Ibid., p. 100.
34- Halla Njokè, l'appellation de
l'héroïne par exemple. Dans le roman comme dans la langue du peuple
bassa' a du Cameroun, peuple auquel appartient Werewere-Liking, Njokè
qui viendrait de « Njock » signifie « l'éléphant
». Nous y revenons plus loin pour plus de détails.
35- Par moments nous désignons Michelle Mielly par
l'expression « le préfacier » parce que son Avant-propos tient
lieu de préface.
36- « Roman initiatique, en Allemand » (M.A.,
13).
fondements de toute vision culturelle, qu'elle soit familiale,
sociale ou même mystico-religieuse.
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